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Full text of "L'Austrasie. Revue de Metz et de Lorraine"

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L'AUSTRASIE 


REVUE 


DE METZ ET DE LORRAINE 


.6 


—v%{s-— 


METZ. — IMPRIMERIE DE ROUSSEAU-PALLEZ. 


— SIT — 


L'AUSTRASIE 


REVUE 


DE METZ ET DE LORRAINE 


TLAIRI 35 — 


DEUXIÈME VOLUME 


 EUNDAIUR MITIS Y 
Q- “-DCC:-LX" . 





METZ 
Typographie de ROUSSEAU-PALLEZ , Éditeur, 


IMPAIMEUR DE MONSEIGNEUR L'ÉVÈQUE, 
libraire de l’Académie impériale, 
AUE DES CL&ACS, 45. 


1854 


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MÉLANGES 


D'ARCHÉOLOGIE ET D'HISTOIRE. 


Ottonville ‘. — Le calice de la Chartreuse de Rettel. — Le 
* manuscrit d’Henri Champson, curé 
d’Ottonville en 1635. 


Ottonville et Ricrange son annexe ne formaient, déjà au 
siècle dernier, qu'une communauté de la province française 
des Trois-Evéchés; leur territoire, enclavé dans les terres de 

” Lorraine, faisait même partie du pays messin ?. 

Le princier de la cathédrale de Metz jouissait du patronage 
de la cure d’Ottonville, en qualité de seigneur temporel du 
lieu “. Le voisinage de Boulay donna lieu à de fréquents 
débats entre le princier de la cathédrale et les sires de Bou- 
lay, auxquels succédérent les ducs de Lorraine *. 

Le samedi mi-carême de l’an 1312, le princier du cha- 
pitre de la cathédrale fait farre une enquête à Ottonville, au 
sujet des prises faites par Mre Arnoult de Boulay, à la requête 
de Geoffroy, seigneur de Boulay *. 

La même année , le samedi devant l’Annonciation , Mre Ro- 
hert, archidiacre de Trêves, et M. Paulail de Eishe font 





1 Arrondissement de Metz, canton de Boulay. 

2 Carte de Jaillot , 1743. 

S Pouillé du diocèse. 

# Eo 1503. - 

5 Inventaire des Litres ct papiers de Lorraine, manuscrit de la bibliothèque de 
la ville de Metz. Tome 3 , page 262. 


2 


également faire une enquête afin de savoir la vérité au sujet 
des dommages qui auraient été faits à Geoffroy, seigneur de . 
Boulay, et à ses pauvres gens en la ville et ban d’Ottonville, 
par Petre et Arnoull frères, de Chappeville ‘. 

Le jour de Sainte-Lucie de l’an 1321, les maire et esche- 
vins d'Ottonville, Guirlanges, Eblanges, et les hommes de 
Bockanges, Gomelanges et apartenances, étant dans la 
mairie dudit Ottonville, sujets à faculté de rachapt, recon- 
naissent qu’ils sont tenus de donner pour eux et leurs hoirs 
à perpétuité , à Jean, fils de Dlle Geoffroy de Boulay, à ses 
hoirs et successeurs, cent sols bonne monnoye et cent 
quartes d’avoine bien vannée, à payer chaque année le jour 
de la S'-Remy, ou dans la huitaine après, au lieu de Boulay, 
en la maison dudit Jean, sous peine de cinq florins d’amende 
pour ceux qui refuseraient ou seraient en défaut de payer, 
duquel défaut lesdits mayeur et justice seront crus à leur 
serment, sauf le droït du chapitre *. 

Le lundi après la mi-carême 1329, Jean du Pener, de 
Heldebrenge-sur-Sarre, fils de feu Jean du Pener, héritier de 
Mre Henry-le-Rode Xairiger, vivant chevalier, vend et trans- 
porte pour lui et tous les hoirs descendants dudit Rode, et 
pour lesquels il se porte fort, à noble écuyer Jean, sire de 
Boulay, chevalier, et à ses hoirs, tous et tels droits, actions 
et escheuites que ledit Henry Rodé avait et pouvait avoir à 
Ottonville ez bans, voucries et en toutes apartenances et 
seigneuries ‘. 

Le samedy devant la Saint-Mathieu 19338, Fourques Ber- 
trand, princier de Melz, s'engage à remettre dans la quin- 





! Inventaire. Tome 3, page 262. 

? Inventaire. Tome 3, page 262. Le nom de Gomelanges a été évidemment 
alléré par le copiste , on lit Olbelanges. H en est de mème de celui d’Eblgnges, on 
lit Euranges. La carte de Jaillot porte Eulange. 

3 Inventaire. Pume 3, page 262. 


3 
zaine de St-Remy, en la prison de Boulay, Vaultrin Dyon, 
eschevin d’Ottonville, comme il y était auparavant". 

Jean de Fresnau, protonotaire du princier de Metz, pré- 
sente une requête, le 2 mai 1520, à Antoine, duc de Lorraine, 
au sujet de la prise de quelques particuliers d’Ottonville par 
les officiers de Boulay *. 

En 1522, les doyen et chapitre de la ville de Metz pré- 
sentent une requête au duc de Calabre, Antoine de Lorraine, 
au sujet de quelques prises sur les particuliers d'Ottonville, 
faites par les officiers de Boulay. Le décret du duc, en ré- 
ponse à cette requête, est daté de Pont-à-Mousson, le 4 juin 
45929 ; il renvoie les parties par-devant les officiers de Boulay, 
auxquels il mande d'entendre la matière y mentionnée et de 
surseoir cependant toutes choses en l’état qu’il est, jusqu’à 
ce qu’il en soit par lui-même ordonné *. 

Le 43 mars 4531, Mre Nicolas Richard, princier de l'Eglise 
de Metz, adresse une requête au duc Antoine au sujet d’un 
nommé Hauzin, cordonnier, habitant d’Ottonville, lequel 
ayant été trouvé en certains bois prochains fondant billons 
et métaux meslés comme pour faire fausse monnoye, avait 
été appréhendé par la justice d’Ottonville comme faux-mon- 
noyeur et mis en garde à Boulay. Le décret du duc porte 
renvoi à ses officiers de Boulay avec avis de l’avertir plus 
amplement de la vérité du fait ‘. 

Un autre décret du duc Antoine, rendu le 21 avril 4534 
à la suite d’une requête présentée par le procureur du prin- 
cier, ordonne à ses officiers de Boulay de rendre les prison- 
niers d’Ottonville, détenus sous caution, et de les laisser aller 
jusqu’à ce qu’il en sera autrement ordonné *. 


f Inventaire. Tome 5, page 265. 
2 Juventaire. Tome 3 , page 264. 
3 Ibid. 

# Ibid. page 265. 

5 Ibid. 


4 


Le 15 novembre 1531 , une nouvelle requête est présentée 
au duc de Lorraine par le procureur du princier, au sujet 
de deux chevaux pris sur les particuliers d'Ottonville, pour 
raison de quelques dépens rappelés par ceux de Boulay. Le 
décret porte son renvoi au receveur de Boulay, avec avis de 
rendre les chevaux sous caution ‘. . 

Un décret du 20 décembre 1531, rendu à la suite d’une 
autre requête adressée au duc Antoine, ordonne à son off- 
cier de Boulay de rendre incontinent les chevaux pris et pri- 
sonniers mentionnés en ladite requête *. 

Le pouillé du diocèse de Metz mentionne ces diverses sai- 
sies de l’an 1531 comme attentaloires aux droits du prin- 
cier en sa qualité de haut justicier d’Ottonville. 

Un acte du 20 janvier 1532 mentionne la déclaration faite 
à la requête de M. Simon de Mvon, chanoine de l’église ca- 
thédrale de Metz, procureur de Mre Nicolas Richard, princier 
et chanoine de ladite église, par Nicolas de Rickranges et 
Guebel, leurs roturiers et eschevins de la justice d’Ottonville 
et Rickranges sans part d’autruy , avec autorité de substituer 
et destituer la justice dudit Ottonville, qu’il a les deux parts 
des amendes, et que l’autre Liers et autres droits y énoncés 
appartiennent au comte de Boulay en qualité de voué *. 

Par un décret du {er avril 1533, les présidents et gens des 
comptes de Lorraine reconnaissent que les habitants d'Otlon- 
ville ayant contribué pour leur part avec ceux de la seigneurie 
de Boulay, à fournir un impôt en argent au duc de Lorraine, 
il ne leur retournera à l’avenir à aucun préjudice, le tout 
sous le bon plaisir dudit duc *. 

Le 10 septembre 1555, Nicole Richard, princier de l’église 
de Metz, seigneur des ban et village d’Ottonville, donne pro- 





n.2 


* Inventaire. Tome 3 , page 265. 
2 Ibid. 

3 Inventaire. Tome 5, page 265. 
4 Inventaire. Tome 3, page 266. 


5 


curation pour en son nom faire convenir et assembler les 
maire, eschevins et officiers de la justice dudit ban et obtenir 
une déclaration exacte de tous les héritages d’Ottonville, 
pour la conservation de ses droits seigneuriaux *. 

Après l’occupation des Trois-Évéchés par Henri IT, Otton- 
ville se trouve au nombre des villages pour lesquels il y a 
litige entre le roi de France et le duc de Lorraine, au sujet 
de leur juridiction. Des commissaires sont députés de part 
et d'autre le 2 mars 1560 ; ils s’assemblérent à Nomeny le 
8 mai suivant ?. 

L'église d’Ottonville est moderne ; elle a été reconstruite, 
en 14846, sous le vocable de la Conversion de saint Paul. La 
cathédrale de Metz et le concours nommaïent à la cure. 

L'une des cloches à été fondue en 1783 ; elle eut pour 
parrain : Philippe-Charles Boursier de Mondeville, curé ; et 
pour marraine : très-noble demoiselle Marie-Catherine Moni- 
que de Montigny, demoiselle de Charles de Montigny , briga- 
dier des armées du roi très-chrétien de France, et de Marie- 
Monique de Ronville, de Metz. 

La sacristie de cette église possède une série de richesses 
venant de la chartreuse de Rettel, près de Sierck, qui lui 
furent léguées par Nicolas Gadé, dernier prieur de ce cou- 
vent. Lors de la dispersion des membres de toutes les maïi- 
sons religieuses par la révolution, le prieur Gadé vint se 
réfugier à Ottonville, où il était né et où il vivait en 1792. 

Ce trésor consiste en plusieurs reliquaires en argent avec 
pierres inscrustées, contenant une parcelle de la vraie croix, 
un fragment de la sainte éponge, un morceau du crâne de 
saint Sixte, une dent de saint Barthelemy et une dent de 
saint Laurent ; un trés-beau christ en ivoire et deux calices 
en vermeil dont l’un, d’une immense richesse et de la plus 


* Inventaire. Tome 3, page 264 et Pouillé. 
3? Joventaire. Tome 40, partic 2, page 57. 


6 


exquise élégance, est un chef-d'œuvre d’orfévrerie (fig. 1). 
D'une hauteur totale de 0®,985, il doit appartenir au dix- 
septième siècle. Les ornements accumulés sur le milieu et à 
la partie inférieure de la coupe se terminent par une ligne 
d’oves surmontés de fleurons ; trois rubis de 0,006 de dia- 
mêtre font saillie sur la ligne d’oves. Une charmante pein- 
ture sur émail, en forme de médaillon, est incrustée dans 
la coupe au-dessous de chaque rubis. Elles représentent : 

40 L’agonie de Notre-Seigneur au jardin des Olives ; 

20 Le couronnement d’épines ; 

3° La flagellation. 

Les dimensions de chaque émail sont de 0,03 de hauteur 
et 0,025 de largeur. 

Entre les émaux, trois têtes d’ange ailées se détachent en 
saillie sur la surface de la coupe. 

Sous chaque tête d'ange, un rubis de 0,008 de largeur. 

Sous chaque émail, une topaze de 0,006 de largeur. 

Sur le bourrelet supérieur du pied sont inscrustés trois 
émaux de 0,018 de hauteur sur 0,015 de largeur. Ils repré- 
sentent : 

40 Le buste de la sainte Vierge ; 

20 Le buste d’un saint, probab'ement saint Joseph, tenant 
un lis de la main gauche; 

3° Le Christ bénissant. 

Entre les émaux, trois têtes d'ange. 

Trois émaux de 0,038 de hauteur sur 0,03 de largeur 
sont incrustés sur l’évasement du pied. 

Ils représentent : 

40 La Vierge de douleur; 

20 Un évêque dehout crossé et mitré ; 

3° Saint Bruno. 

Entre les émaux, trois têles d'ange ailées en plein relief. 

Trois rubis de 0,009 de largeur, au-dessus des émaux. 

Trois topazes de 0,006 de largeur, sous les émaux. 


7 


À la partie inférieure et autour de la base, six rubis taillés 
à facettes. nn 

Les topazes sont laillées à facettes ainsi que les rubis du 
haut, les autres sont à faces planes. 

M. le curé d’Ottonville conserve dans ses archives un ex- 
trait de l’intéressant manuscrit de Henry Champson, curé 
d'Ottonville pendant la guerre de trente ans. Ce précieux 
document, plusieurs fois cité par les Bénédictins dans leur 
Histoire de Melz, est rédigé en latin. On m'a assuré que 
M. Régnier, médecin à Bouzonville, possède sinon le manus- 
crit original, au moins une copie du manuscrit de Champson 
retrouvée, il y a plusieurs années dans les archives de l’é- 
glise de Neunkircaen, canton de Bouzonville. Quoique la 
copie du manuscrit original qui se trouve à Ottonville laisse 
beaucoup à désirer, j’essaierai néanmoins d’en donner une 
traduction aussi littérale que possible, mais en recomman- 
dant de recourir au texte Jatin dont la vigueur et la poésie 
Si remarquables ne peuvent qu'être considérablement amoin- 
dries par la traduction’. 


Extrait du manuscrit de Ilenri Champson, 
Curé d’Ollonville. 


1635. 


« Cette année fut pour nous bien longue. Nous reçûmes 
l’ordre, dans toute l’étendue de l'évêché et de la domination 


messine, d'acheter le sel deux fois plus cher. 
Nous fümes tous invités et obligés à abjurer le duc de 


Lorraine et à prêter serment au roi. 





! Texte original du manuscrit de Champson. 
1635. 
Hic annus nobis fuit lentuosissimus ; salem in loto episcopatu et ditione me- 
teusi duplo carius emere jussi sumus. 


8 


Les villes et toutes les forteresses de la Lorraine furent 
rasées : Hombourg, Forbach, Lunéville, etc. 

Malgré un froid très-rigoureux qui régna cet hiver, un 
trés-grand nombre de Français furent dirigés vers le Rhin. 

Philipsbourg fut réduit par surprise au pouvoir de l’em- 
pereur. | 

Nicolas Maillard, par une attaque de nuit, se rendit éga- 
lement maître de Trêves, avec une très-petite troupe; il 
surprit dans cette ville le prince électeur. 

Il prit de même Sierck et Boulay. Mais Boulay, après un 
siège de trois jours, fut obligé de se soumettre, le 48 juillet, 
au trés-illustre prince de Condé, qui ordonna de raser toutes 
les murailles , lorsque déjà, avant le siége, une grande partie 
de la ville et en outre le temple avaient été incendiés par les 
feux lancés par le perfide. | 

À partir de ce moment ils commencèrent à dépouiller de 
jour en jour les citoyens de tous leurs biens. 

Dans le même temps, vers le mois de juillet, arrivèrent les 
restes de l’armée commandée par le duc Bernard Weimar, 





Omnes Lotharingiæ ducem abjurare et in verbo regis jurare moniti el coacti. 
Urbes et fortalitia omaia in Lotharingià solo æquata : Hombourg, Forbach. Lune- 
ville, etc. fuit hac hieme acutissimum frigus quo mulla gallorum millia ad Rheoum 
evecla. 

Philippi-Bargum ex insidiis in cæsaris potestatem redactum. 

Treviros etiam nocturnà agressione oblinuit Nic. Maillard, exiguà manu in eâque 
urbe principem electorem intercepit. 

Ilem cepit Siricium et Bolayum. Sed Bolayum cedere coactus fuit illustrissimo 
principe de Condé; post tridui obsidionem 48 julii, qui muros omnes dirui 
jussit, cum jam ante obsidium magna pars urbis adeoque templum immisso pro- 
ditoris igne conflagrassel. Atque ab illo die cives spoliare in dies exinque foriunis 
emnibus et præda esse ceperunt. Eodem tempore, circa julium mensem reliquiæ 
sub duce Bernardo Weimar, omnium hipedum sceleralissima colluvies, evocata 
a Naborensibus contra obsidionem Nicolai Maillard, qui urbem pro duce Lotha- 
ringiæ poslalabat, posteà detenti pro salvo conductu principum Sarre -pontani 
et Bipontani, Metas versus miserrimum in modum deprædata est, 


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G.Boulange . Mai. Lith. Efienne. 


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9 


troupe immonde et épouvantable d’êtres n'ayant d’humain 
que la forme, appelée par les habilants de St-Avold pour dé- 
livrer leur ville alors assiégée par Nicolas Maillard qui sou- 
tenait les prétentions du duc de Lorraine. Ils furent ensuite 
retenus pour sauf-conduit du prince de Sarrebruck et de 
Deux-Ponts. 

Les environs de Metz furent saccagés de la mamiëére la 
plus horrible. 

Contondant tout dans sa rage de destruction, le sacré et 
le profane , 1] n’épargna ni les hommes ni leurs habitations; 
enleva les calices, les aubes, les chasubles et les linges sa- 
crés, viola plus de six cents églises dans le voisinage, dé- 
truisit les reliques, renversa les autels et poussa la brutalité 
jusqu’à fouler aux pieds le corps adorable du Christ. 

Dans notre commune, un calice d’argent fut enlevé à 
Ricrange, deux très-belles aubes, un voile de calice brodé, 
quelques corporaux et tout ce qui fut trouvé dans le temple. 
Tous les paniers des paysans furent brisés, leurs meubles 
ravis, cent chevaux dérobés, les femmes et les jeunes filles 
pour la plupart violées , tellement que pendant un mois en- 
tier personne ne pouvait demeurer en sûreté sous un toit. 


b 





Omnia sacra ac profana confundens nec locis nec personis pepercit. Calices, 
albas , casulas, mappas abstulil, plusquam sexcentas ecclesias in vicinià violavit, 
sacra Omnia reliquiasque et allaria perfregit ipsum que adorandum christi corpus 
pedibus conculcavit. 

In hoc pago ablatus calix argenteus ex Ricringen, duæ albæ pulcherrimæ et 
velum calicis factum acupictoria, corporalia aliquot et quidquid in templo inven- 
tum est. Rusticis omnes cistæ perfractæ , ademta suppellex , abacti equi 400 mu- 
lieres et virgines pleræque violatæ , ila ut per integrum mensem sub teclo commo- 
rari nemini tuto liceret. Ju hieme extremum frigus sicut æstate summos calores 
sustinuimus. Messis tamen et vindemia felicem habuissent proventum , si iis frui 
licuisset. Cardinalis de la Vallelte copiis cum duce Weimar ex Suecis augusto 
Rhenum petieral. Calendis octobribas revertuntur re infeela , inedia , peste præ- 
liisque attrili, subsequente à tergo exercitu cæsario sub gencrali Gallas. Croa- 
torum, Hungarorum, Polonorum et nescio quorum hominum, quales sallem 
hæc ditio expecta est nusqnam. 


F5 


10 


Après avoir supporté de trés-grandes chaleurs pendant 
l'été, nous éprouvâmes pendant l'hiver les rigueurs d’un 
froid excessif. 

La moisson et la vendange eussent donné néanmoins d’a- 
bondantes récoltes s’il avait été possible d’en jouir. Au mois 
d'août, le cardinal de la Vallette ‘ avait gagné le Rhin avec 
ses troupes réunies aux Suédois commandés par le duc de 
Weimar. Aux calendes d’octobre, ils rebroussèrent chemin, 
consumés par les maladies, la disette, la peste et les combats, 
et poursuivis par l’armée impériale sous la conduite du géné- 
ral Gallas. Cette armée était composée de Croates, de Hon- 
grois, de Polonais et de je ne sais quels hommes que l’on 
ne se fût jamais attendu à voir dans notre pays. 

Que laissérent-ils comme traces de leur passage! O qui 
que tu sois, lecteur que le hasard pourra amener à par- 
courir ces lignes, n’oublie pas que les pécheurs ne sauraient 
jamais s’adonner impunément pendant longtemps à leurs 
penchants déréglés, et qu'être en butie pendant sa vie aux 
vengeances célestes est une marque de la grâce divine. 

Cette paroisse florissait par ses richesses , ses troupeaux et 
un nombre considérable de laboureurs courageux et robustes, 
lorsqu'une série interminable de malheurs vint fondre sur 





Quid his effectum! O ta quicumque has notulus aliquando lecturus es, cogita, 
non sine re peccatores longo lempore a sententia agere sed suo lempore ultiones 
adhiberi divini benefcii indicium esse. Parochia hæc opibus, pecoribus , uumcero 
fortium ac robustorum incolarum florebat el tota in eam versa est malorum moles. 
À succis jugulabamur, Lotharingii omnia deprædabantur. Cæsariani nos hostes 
judicabant , Metenses oullum ferebant auxilium, ac sic, cum neutrales esse cona- 
bamur, à Theonisvillanis et Sircensibus tamen prædones milites semper nobis 
erant infensi et maguum pecudum numerum in dies abigebant. Una marchionis 
Badensis cohors, unicä vice trecentos boves, sues quingentos el quinquagenta equos 
abduxit; pastorem boum interfecit et tandem non eliam pastorem hominum, me 
ipsum, pridie Sti-Michælis. Dein eadem cohors circa Martini alias sexaginta vaccas 
et viginti equos. Obtinui etiam ipse rogalu parochianorum a duce Carolo Lotba- 
riogiæ, Bolagi cam exercitu castrametato, confirmalionem protectionis nostri 
pagi nec tamen efficere potui , quin omnia frumenta nostra excuterentur, media 


* Alors gouverneur de Metz pour le roi de France. 


11 


elle. Nous étions égorgés par les Suédois, les Lorrains pil- 
laient tout, les Impériaux nous traitaient en ennemis, les Mes- 
“sins ne nous portaient aucun secours, et dans cette position, 
obligés à la neutralité, nous étions constamment en butte aux 
incursions des soldats pillards de Thionville et de Sierck qui 
nous enlevaient chaque jour une grande quantité de bétail. 
La veille de la fête de saint Michel, une cohorte du marquis da 
Bade ravit d’un seul coup trois cents bœufs, cinq cents porcs 
et cinquante chevaux, mit à mort le pasteur des bœufs et ce- 
pendant m’épargna, moi le pasteur des hommes. La même co- 
horte enleva ensuite, vers la St-Martin, soixante autres vaches 
et vingt chevaux. J'obtins moi-même , sur la demande 'de.mes 
paroissiens, du duc Charles de Lorraine campé à Boulay avec 
son armée , la confirmation de la protection de notre village, 
et cependant je ne pus empècher que nos récoltes ne fussent 
saccagées et que la moitié du village ne füt incendiée par les 
troupes du baron de Blainville, de Lenoncourt et de Mercy, 
qui, semblables à une nuée de sauterelles, anéantirent tout du- 
rant l’espace de dix jours. Ce qui avait échappé à la sauterelle 
fut ensuite dévoré par la chenille, c’est-à-dire par l’armée 
des Croates et des Hongrois qui séjourna pendant près de six 





pars pagi ineendio periret a cohortibus baronis de Blainville et Lenoneourt et de 
Messy, qui per dies 40 omaia sicut locustæ cousumserunt, Dein vero residuum 
locusiæ comedit bruchus , id est exercitus Croatorum et Hungarorum, qui justa 
Nidæ tractum fermè sex sepiimanas el ampliüs substilil, et omnes fere pagos in- 
cendio et populatione absumsit. Sacra omnia et profana promiscebat, non per- 
sonæ , non sexni, non ælati parcebat. Quod reconditum , quod retrusum, ubiqne 
eruebatur, quidquid usque pecorum erat reliquum aducebatur, viokari virgines, 
enecari maires, discrucisri viros ubique audiebatur. 

Haustus quidam diabolicus , quem suecum vocabant, sic propinabatur , ut su- 
pioo homipi aqua aut oleum aliquando sardes ad crepilum usque iofunderontar, 
ut pecunias, aut panem , ant suppellectilem indicaret. Nemo calceatus tuto fo. 
ribus egredi, nemo domi monere nudus audcbat. Viventibus auræ osura, mor- 
luis sepullura negabatur. Anle hæc pro extensione et possessionc agrorum lis 
eat, hoc auno pro sepulchri spatio summä contentione decertatum est. 

Omnia ubique cæmeteria repleta et aucia, Quamvis sæpe Bolagi 10, ant 42 in 
una scrobe condereutur, in pagis multi octo dies, mulli ipsos menses, in qui- 


lé 


12 


semaines et plus dans la vallée de la Nied et anéantit presque 
tous les villages par la dévastation et l'incendie ‘. Confondant 
tout dans sa rage, le sacré et le profane, elle ne tenait compte 
ni de la valeur personnelle, ni de l’âge, ni du sexe. 

Les objets cachés ou enfouis étaient partout découverts et 
enlevés, tout ce qui restait encore de bétail était emmené ; 
on n’entendait parler de tous côtés que de jeunes filles vio- 
lées, de mères assassinées et d'hommes mis à la torture. 

Ils donnaient la question en proposant au patient de boire un 
coup diabolique qu’ils appelaient le coup suédois. L’homme 
étant couché sur le dos, on lui introduisait de farce dans la 
gorge, jusqu’à rupture des parois de l'estomac, de l’eau ou 
de l'huile et quelquefois des ordures, pour l’amener à in- 
diquer les lieux où étaient cachés l’argent, les provisions ou 
les hardes. Vêtu hors de chez lui ou nu à la maison, nul 
n’était en sûreté. La jouissance de l'air était refusée aux 
vivants et la sépulture aux morts. Auparavant on pouvait 
acquérir et posséder des terres, cette année on se disputa 
avec acharnement l’espace nécessaire pour un tombeau. 

Partout les cimetières furent remplis et agrandis. Quoique 
souvent à Boulay dix ou douze corps fussent inhumés dans 
une seule fosse, dans les villages, un grand nombre atten- 
dirent pendant huit jours, beaucoup attendirent même des 
mois entiers, et dans quelques maisons quatre ou cinq cada- 
vres restérent sans sépulture. 


busdam domibus quatuor aut quinqne insepulla cadavera jacuerunt. Pestis, fames, 
febrisque Hungarica, aliæque calamitates omnia funeribus replebant, et quo quis 
erat robustior , eo cilius vel gravius decumbebat et necabatur celeriüs. Qui semel 
evasisse videbalur tandem tertio, quarto relapsi vivendi et ægrotandi faciebant 

* On peut remarquer sur le ban d’'Eblange, à 409 mètres da village et de chaque 
côté de la route de Boulay à Bouzonville , des jardins isolés dans la campagne et 
éloignés de toute habitation, dans lesquels on trouve de nombreux débris de 
constructions. Îls forment aujourd’hui tout ce qui reste de l’ancien village de Be- 
chingen , alors annexe de la paroisse d'Ottonville et complètement détruit par les 
Croates. Le pouillé, manuscrit du diocèse de Metz, écrit vers 1770, le men- 
togne cependant encore comme contenant un ménage. 


13 


La peste , la famine, la fiévre de Hongrie et d’autres cala- 
mités semaient la mort de tous côtés; le plus robuste était 
par cela même plus violemment atteint et plus rapidement 
enlevé. Celui qui paraissait avoir échappé une fois à la ma- 
ladie, ne lardait pas à succomber aprés trois ou quatre re- 
chutes , avec des alternatives de mieux et de plus mal. Nous 
avons inhumé la plupart de ceux de notre paroisse à Boulay 
et ailleurs, et nous avons célébré leurs services funèbres dans 
la chapelle du château, à une époque où nous n’avions ni 
calice sacré, ni autres ornemements, et où personne ne pou- 
vait demeurer dans le village; ce qui dura depuis la fête de 
Ja Toussaint jusqu’à la Septuagé:ime. 

Que leurs âmes et celles de tous les fidèles défunts reposent 
en paix! Amen. » 


Les successeurs d’Henry Champson suivirent son exemple, 
et M. le curé actuel d’Ottonville continue à enregistrer tous 
les faits intéressants pour sa paroisse ‘. 





finem. Hos ex parochià nostrà scpelivimas partim Bolagi et alibi eisque justa fune- 
ralia in sacello castrensi persolvimus , cum nec calicem domini , nec alia ornamenta 
haberemus, nec remanere in pago cuiquam licerel a festo omuium sanclorum usque 
ad Septuagesimam. 

Animæ eorum et omanium fidelium defunctorum requiescant in sanclà pace. 
Amen. 


* Ce registre, curieux à parcourir, contient entre autres documents, celui-ci : 
€ L'an 1724, le 47 avril, lundi de Pâques solennel , fut inhumé dans l'allée de 
« l’église de ce lieu d’Ottonville le corps d’un jeune garçon qui fut cruellement 
« assassiné le dimanche des Rameaux , à ce qu’on croit, ayant été trouvé et tiré 
< de l’eau du fossé au-dessus du pont de Guérin, au grand chemin allant à Téter- 
< chen, fut rapporté par ordre de la justice, à la réquisition da procureur d'of- 
€ fice, en ce lieu d’Ottonville, dont ils en dressèrent procès-verbal le mardi der- 
< nier 41 da courant, de la levée du cadavre fut porté et gardé pendant la nait du 
< mardy au mercredy au cimetière à un endroit prophane reprit une couleur 
« vivante et envermeille à nos grand étonnement et du public et ayant été soi- 
« gneusement gardé de jour et de nuit, ledit procureur d'office lava et frotta lui 
< même la face et visage dudit cadavre avec de l’eau chaude et lui essuya en notre 
< présence et de plusieurs autres personnes samedy dernier , veille des Pâques , 


14 


À 3 kilomètres d’Ottonville et à 2 kilomètres de Teterchen, 
est un confin nommé Guérin, traversé par la route impé- 
riale de Boulay à Sarrelouis , que la tradition désigne comme 
l'emplacement d’un village qui aurait été détruit en 1635, 
lors de la bataille qui eut lieu entre les Français réunis aux 
Suédois et les Impériaux commandés par Gallas. 

En un lieu dit Graloch (graf loch, trou du comte), situé 
sur le bord et dans la forêt d’Ottonville, à mi-distance d’Otton- 
ville à Éblange, on a découvert de nombreux débris de cons- 
tructions , et des objets antiques, tels que briques, vases de 
terre, médailles, etc. 

À peu de distance du Graloch et dans la même forêt, à droite 
de la route de Boulay à Bouzonville , on peut encore recon- 
naître les fondations d’une ancienne chapelle désignée par 
la tradition sous le nom de Lerchkapelle. 

La chapelle de Ricrange, annexe d’Ottonville, n'est pas 


< sur les cinq heures du soir, sans que cette rougeur eut voulu se changer, ayant 
« le visage, les lèvres et la langue des plas vermeilles , ce qui aurait obligé ledit 
< procureur d'office d'écrire ces circonstances avec d’autres au sieur substitut de 
« Bouzonville. Le maire de ce lieu, nommé Pierre Beltinger, et Michel Dor, échevin 
« d'église, ayant été le jour d’hier audit Bouzonville, on leur permit de parler 
«< au criminel qui aurait déjà avoué son crime. Il leur remit une petite image de 
« la sainte Vierge, mère de Dieu, taillée sur brique et enchassée dans un petit 
< eluy de bois semblable à un etuy à mctire des aiguilles, que ce meurtrier leur 
< dit avoir trouvé dans la poche du pauvre assassiné , ayant aussi eu deax cha- 
« pelets et ua livre de prières qui sont compris dans l'inventaire fait audit Bou- 
< zooville, laquelle image de Notre-Dame, nous curé d'Ottonville, syant fait 
« baiser au cadavre le jour d'uier et Hay ayant appliqué sur sa poitrine en présence 
« dudit de justice et plusieurs antres personnes, il reprit la couleur de mort étant 
« cependant sans aucune puanteur , mais a bonne senleur au moment de son en- 
< lerrement, ce que nous cerlifions tous pour l'avoir senti expressément et avons 
< signé et marqué audit Otioaville ledit jour : Humbouwrg, procureur d'office. 
€ Michel Vagaer. J. Kopp. Pierre Bettinger. Nicolas Lang. G. F. Klein, curé 
€ d'Ottonville. Pour copie littérate et eonforme à l'original, Bertrand, curé 
« d'Oltonville. » 

Le meurtrier s'appelait Jeaa , il fut roué sur ke Lhéâtre de son crime , d’où vint 
à cet endroit, la côte située au-dessus de Guérin et à droite de la route, le nom 
de Rad-hans, la roue de Jeas. 


19 


ancienne ; elle fut construite vers l’an 1780, sous le vocable 
de Ja Conception de la sainte Vierge. 


Beuvillers. ‘— Aniiquités romaines. 


L'origine du village de Beuvillers remonte , selon la tradi- 
dition locale, à la plus haute antiquité. Elle ajoute qu’il doit 
son nom, Bovis- Villa, à une ancienne idole qu’elle attribue 
aux druides, et que les habitants s’empressent de montrer 
aux étrangers. Ce monument consiste en un taureau ou 
bœuf sculpté en pierre du pays, incrusté à l’angle sud-est, 
dans la face extérieure du mur du cimetière (fig. 2). Il est 
de grandeur naturelle; sa partie postérieure n'existe plus, 
Cette intéressante antiquité, contemporaine de l'introduction 
de la religion romaine dans les Gaules, rappelle te culte de 
Cibèle et les sacrifices connus sons le nom de taurobolium , 
qui lui étaient offerts pour remercier la mére dés dieux de 
ce qu'elle avait appris aux hommes l’art de dompter les 
taureaux. | 

Piliscus nous apprend que ce sacrifice se faisait de la ma- 
niére suivante : € On creusait une fosse profonde dans laquelle 
on descendait le sacrificateur; on couvrait la fosse de 
planches percées de plusieurs trous par lesquels le sang 
de la victime égorgée coulait abondamment sur le prêtre 
qui s’en frottait le nez, les yeux, les oreilles et toutes les 
parties du corps. Il sortait de là horriblement défigure et 
croyait s'être régénéré par cette burlesque purification, 
comme le prouve une inscription rapportée par Gruter : 
Taurobolio in œlernum renatus. | 
» Le sacriice achevé, on consacrait les cornes du tau- 
» reau immolé *. » 


VE VvVYyEVvVS vw  % 


® Camton d’Audun-le-Roman , autrefois du Berrois. 

? M. V. Simon a cru voir ua lion dans la pierre sculptée du mur du cimetière 
de Beuvillers (Mémoires de l’Académic royale de Metz, 4852, page 40). Nous 
l'avons dessinée avec la plus sernpuleuse exactitude, et il résulte de celte étude 


LS 


16 


M. V. Simon a signalé, dans son intéressant Mémoire sur 
les antiquités de Beuvillers, un füt de colonne en granit des 
Vosges , servant de rouleau pour l’agriculture, dont l’origine 
est évidemment analogue à celle du bœuf du mur du cime- 
tiére et rappelle une splendeur complètement inconnue au- 
jourd’hui à Beuvillers. 

L'église est orientée, les murs de la nef et le chœur carré, 
avec contreforts à larmiers, établi sous la tour, sont anciens. 
Les chapiteaux des colonnettes d’argle du chœur (fig. 3) et 
l'arc triomphal en ogive rappellent le style roman de tran- 
sition du treizième siècle. Le chœur seul est voûté, mais la 
voûte a été reconstruite à une époque postérieure, proba- 
blement au seizième siècle, lors de la construction de l’abside 
polygonale qui sert aujourd’hui de sacristie. 

On distingue encore à la partie supéricure des murs de la 
nef des traces de créneaux qui indiquent la transformation 
de l’église en maison-forte, disposition adoptée presque. gé- 
néralement dans toutes nos églises de village aux quinzième 
et seizième siècles. On voit même, sur la face orientale, un 
moucharabys, désigné dans le pays sous le nom caracté- 
ristique de coup-morlel. 


Bas-relief romain trouvé à Metz, représentant 
un cavalier romain. 


Indépendamment du bas-relief représentant un cavalier 
assis sur son cheval, signalé récemment comme contredisant 
opinion que ces petits monuments étaient employés par les 
Romains pour indiquer les relais de poste, il en est un 
autre qui vient corroborer nos doutes sur leur destinalion 
(fig. 5). Il est actuellement encastré dans le mur gauche du 


que la tradition, qai veut que ce soit un bœuf ou un laareau, est conforme à la réa- 
lité. La tête faisant saillie est devenue très-fruste ; les cornes ont nécessairement 
été brisées; mais les jambes, le fanon , les muscles de l’épaule, les proportions 
du cou , ne peuvent laisser aucun doute à cet égard. 


17 


vestibule de la Bibliothèque de la ville de Metz, et provient, 
ainsi qu'un monument funéraire romain de grande dimen- 
sion placé dans la même galerie (fig. 4), des fondations de 
la maison occupée aujourd'hui par le café du Heaume. La 
forme de la pierre sur laquelle il est sculpté semble devoir 
donner raison à l'opinion qui attribue à ces bas-reliefs une 
destination funéraire, car elle porte à sa partie inférieure 
une partie brute évidemment destinée à être enfoncée dans 
le sol. La crinière du cheval est taillée en brosse ; le cavalier 
est assis et tourné, comme celui de Gutry, vers la droite. 
Ses pieds semblent devoir reposer sur un marchepied ana- 
logue à celui qui est encore usité pour les promenades à âne. 
H est coiffé d’une espèce de turban et vêtu d’une longue 
robe sur laquelle il porte un manteau descendant un peu 
moins bas et relevé sur chaque bras à la manmiére des {almas. 
Ce curieux petit monument est d’une conservation parfaite 
et d’une assez bonne exécution, il peut appartenir au troi- 
sième siècle. 


Antiquités gallo-romaines à Lexy. 


Des ouvriers travaillant à l’extraction du minerai de fer, 
sur le territoire de Lexy, ont trouvé, en 1848, à droite du 
chemin conduisant de Lagrandville à Lexy, à environ 2 kilo- 
mètres de Lagrandville , à 800 mètres de Lexy et à 2 mètres 
sous le sol, des restes considérables d’un monument funé- 
raire gallo-romain , dont l'importance pourrait être compa- 
rée à celle du magnifique monument d'Igel, situé sur la 
rive gauche de la Moselle, près de Trêves, et si connu de 
tous les archéologues. Malheureusement tout fut mutilé, et 
nous ne devons la connaissance de ces intéressants débris qu’à 
la sollicitude de M. le comte Lucien de Lambertye, qui fit 
recueillir avec soin tout ce qu'il put sauver du vandalisme 
des ouvriers. Il parvint à réunir une bonne partie des frag- 


ments de la corniche supérieure du monument, et l’un des 
2 


18 


trois coffrets d’urne en pierre qu'il contenait. Nous donnons 
(fig. 8) le dessin de l’un des angles de cette élégante cor- 
niche. La figure 7 représente le coffret d’urne , et la figure 
6 son couvercle. L’urne en verre qu’elle renfermait a été 
acquise par M. Bauchet, receveur des douanes à Lagrand- 
ville, qui a bien voulu nous permettre de la dessiner (fig. 9). 
Elle est en verre de la belle nuance aigue-marine , et d’une 
grande dimension, car elle a 0,28 de hauteur et 0,22 de 
plus grande largeur. On peut remarquer au fond de l’auget 
ou coffret en pierre qui la contenait, un léger refouillement 
qui en indique la place ; un petit orifice est ménagé au fond 
de l’auget. Deux autres vases complètement semblables ont 
été brisés par les ouvriers. Ces trois sépultures par inciné- 
ration étaient renfermées sous un monument garni de bas- 
reliefs, et surmonté de la corniche dont nous avons dessiné 
un fragment. On n’a trouvé ni armes ni médailles dans ces 
tombeaux , mais le bon style de la corniche semble indiquer 
le deuxième siècle. Le lieu où ces découvertes ont été faites 
est désigné dans le pays sous le nom de La Chapelle. Comme 
il n’exjste aucune chapelle dans le voisinage, cette dénomi- 
nation pourrait provenir du souvenir du monument funé- 
raire que nous venons de signaler. 


Georges BoULANGÉ. 





NOTICE 


SUR 


L'AQUEDUC ROMAIN DE GORZE À METZ, 


—L9-— 


PREMIÈRE PARTIE. 


Historique. 


A force d'efforts et de génie, César avait enfin soumis 
les Gaules à la puissance romaine (51 avant J.-C.); c'était 
un grand pas de fait, mais le but n'était pas encore atteint. 
Le général comprenait que ses fiers adversaires, bien que 
domptés par les armes, ne supporteraicnt pas longtemps le 
joug qui leur était imposé; qu’ils allaient se relever bien- 
tôt plus forts et plus vaillants que jamais ; aussi, pour con- 
server sa précieuse conquête, s’empressa-t-1] de déposer 
son épée. Il s’efforça de gagner les esprits par la douceur 
de son gouvernement, laissa aux peuples vaincus leurs lois, 
leur religion, leurs chefs. En échange de la liberté, il leur 
fit accepter les bienfaits de la civilisation. Îl ne quitta les Gau- 
les que quand elles furent pacifiées. 

Auguste était trop adroit pour ne pas continuer cette vaste 
entreprise. La part active que les légions avaient prise dans 
les derniers événements l’effrayait ; les discordes, les rébel- 
lions lui paraissaient inévitables si les soldats restaient oisifs ; 


20 


c'était une raison de plus qui le décida à occuper ses troupes 
« à des édifices dignes de la majesté et de la réputation ro- 
maine » ‘. Il envoya son fils adoptif Drusus dans la nouvelle 
colonie, et tandis que les frontières étaient gardées avec 
soin, on vit s'élever, comme par enchantement, sur presque 
tous les points de la Gaule, ces routes militaires, ces canaux, 
ces ponts, ces gigantesques travaux, en un mot, qui ont 
su braver les injures de dix-huit siècles et exciter encore 
aujourd'hui notre admiration. 

Les empereurs qui se succédérent sur le trône, ne pou- 
vaient manquer de suivre cette impulsion: ils accueillaient 
avec empressement les projets les plus grandioses, car 
l'esprit du soldat devenait chaque jour plus changeant et 
plus ombrageux *. De sorte qu’à la décadence, le flot des 
barbares, tout impétueux qu’il était, ne put renverser qu’en 
partie ces nombreux monuments qui l’arrétaient dans sa 
course. 

Notre contrée surtout montre, à chaque pas, les traces 
des Romains. Par sa position, Divodurum (Metz) était un 
centre digne d'attirer sans cesse l’esprit et les soins des con- 
quérants. Les Médiomatriciens sont regardés par César comme 
un peuple dont l'alliance ou la soumission était d’un puis- 
sant effet ; leur capitale ne devait pas tarder à devenir aussi 
romaine que la métropole : elle fut bientôt mise en commu- 





* Ant. de Metz. Dom Cajot, chap. INT. 

? Immédiatement après la mort d’Auguste, trois légions de Pannonie se 
révollent sans autre motif que la facilité qu’un changement de prince offre à- 
la discorde, et l'espoir de quelques profits dans une guerre civile. Mullis no- 
vis causis, nisi quod mulalus princeps licentiam lurbarum , el ex civil 
bello, spem præmiorum ostendebat, Leur lieutenant, Junius Blæsus, suspend 
les travaux accoutumés à cause du denil ou des réjouissances, le désæuvre- 
ment produit de suite l’insubordination. Æv principio lascivire miles, discordare. 

Presqu’en même temps, et pour les mêmes causes, se soulèvent aussi les lé- 
gions de Germanie, désœuvrées ou trop faiblement occupées. ..…. Habeban- 
lur per olium aut lœvia munia. Tacite. Aon. lib. 4. 


21 


nication avec les autres villes à l’aide de voies magni- 
fiques *. 

Elle eut des temples ; des thermes, un cirque, une nau- 
machie. Aux monuments publics comme aux maisons des par- 
ticuliers l’eau était nécessaire. Les Romains y amenèrent, à 
grands frais, les belles sources de Gorze au moyen d’un 
aquéduc, tantôt souterrain, comme de Gorze à Ars, tantôt 
extérieur, comme d’Ars à Jouy, et qui n’a pas moins de 
cinq lieues de longueur. 

« Les connaisseurs décident, à la vue des arches de Jouy, 
qu’elles sont absolument dans le goût romain: même 
forme , même assemblage de matériaux qu’à Paris et Ni- 
mes et autres villes qui possédent des monuments de pa- 
reille antiquité‘. » Mais à quelle époque précise, sous quel 
général, sous quel empereur ces vastes travañx ont-ils été 


Ù Vv Vv 





= 


* Une de ces routes conduisait de Metz à Reims, en passant par Scarpona, 
Tullam, Fines, Nasium, Caturices , Ariola et Fanum Minervæ. L’itinéraire 
” d’Antonin trace ainsi cette voie. (On sait que l'indication M. P. signifie dans 
nos Gaules une lieue, et que la lieue gauloise vaut un mille et demi romain 
ou 2210 mètres) : 


Alo itinere à Durocortoro. 


Divodurum usque........ M. P. LXXXWVII, 
Fanum Minervæ ...... °.. M. P. XIV. 
Ariolam.........,...... M. P. XVI. 
Caturigas...........0e M. P. IX. 
Nasiam............,.., M. P. IX. 
Tullum...... seb °... M. P. XVI. 
Scarponam ..........,. M. P. X. 
Divodurum.......5..... M. P. XII. 


Il y s une erreur dans cet itinéraire. L’addilion des distances donne 86,000 
pas, tandis que le total placé en tête est de 87. — Dom Cajot traduit Nasium par 
Nacey, comme l’avaient fait précédemment Bergier et Munster ; c'est également 
une erreur ; il paraît certain aujourd’hui que Nasiam était la principale ville des : 
anciens Leucois , dans la première Belgique, et qu’elle est entièrement détruite. 


2 Dom Cajot , Ant. de Metz, chap. III. 


22 


exécutés? C’est là une question qui jusqu'alors n’a pu être 
résolue d’une manière certaine. 

Deux opinions sont à cet égard en présence. 

Dom Calmet attribue à Drusus la construction de l’aqué- 
duc: « Quem Gorziam Vocari, ea dedit occasio quia Oc- 
lavianus imperator, indè usque ad civilatem aquæductum 
fieri instituit'. Et peut-être, ajoute dom Cajot, n’a-t-il 
prétendu autre chose, sinon que ce prince, envoyé plu- 
sieurs fois dans la Gaule-Belgique, l’avait élevé en con- 
séquence des ordres d’Octavien ; mais comme la pièce est 
assez défectueuse, et qu’elle adopte des traditions ridi- 
cules qui pourraient inspirer de fâcheux préjugés contre 
tout ce qu'elle renferme, je vais établir, par des argu- 
ments d’une notoriété plus avérée, que l’aquéduc, la nau- 
machie et les thermes de Metz ont été construits sous Au- 
guste *. » Dom Cajot se fonde d’abord sur ce qu’une 
entreprise d'aussi longuc haleine » n’a pu recevoir son 
exécution que « durant le calme d’un empire paisible ; » or, à 
quel autre règne qu’à celui d’Auguste sera-t-il permis de. 
la rapporter? On n’avait plus de guerre alors, excepté con- 
tre les Germains, encore était-ce plutôt pour effacer le hon- 
teux désastre de Q. Varus *. « Toutefois, ajoute-t-il, ce n’est 
» là encore qu’une simple présomption dont je vais faire 
» un raisonnement péremptoire en prenant à parie FPautel 
» que l’on a découvert, environ l’an 1724, au village de 
» Norroy près Pont-à-Mousson, en tirant vers Metz. J’oserai 
» même avancer que cet autel a été érigé en mémoire de la 
» construction des arches de Jouy “. » 


AVI YVYSS VS Y y 


‘ Hist. de Lor. T. [°", p. 95. 

2 Loc. cit. 

3 « Bellum eû lempestale nullum, nisi adversüs Germanos supererat : abo- 
» lendæ magis infamiæ ab amissum cum .Q. Varo exercilum. > Tacit. 
loc. cit. 

# Loc. cit. 


23 
Voici l'inscription gravée sur une des faces de l'autel: 


I0M' ET HER 
CVLI SAXA 
SACRVM 
P. TALPVDIVS 
CLEMENS. I. 
LEG. VIII. AVG. ‘ 
CVM MIL. LEG. EJVS 
V. S. L. L. M. * 


que Dom Cajot traduit de la sorte, sans donner atteinte à la 
teneur des termes: « A Jupiter très-bon, très-grard, et à 


Ù v y 


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Y® SV»  v 


Hercules-Saxan, cet autel a été consacré par Publius Tal- 
pudius Clemens, préfet de la huitième légion d’Auguste, 
de concert avec ses soldats pour s’acquitter de leur 
vœu. ) 

« Les travaux incroyables que les arches de Jouy ont 
exigés, ont pu suffire aux Romains pour honorer celui qui 
avait conduit l’ouvrage à une heureuse fin, du nom de 
Saxeus ou de triomphateur des rochers. 

» Îl n’est aucun monument de Hercules-Saxan où l’on 
ne voye des ruines d’anciens édifices, tels qu’à Cagliari et 
à Frescati, dans la campagne de Rome, par lesquels on 
juge à coup sûr des’motifs de ceux qui les ont érigés. Ni- 
colas Bergier fait la même réflexion, après Denys d’Ila- 
licarnasse, qu’il cite dans son Trailé des Chemins romains, 
pour prouver que Hercules n’a été nommé Saxanus que 
parce qu’il a fondé des villes en des régions désertes, dé- 
tourné le cours des rivières et ouvert des chemins nou- 
veaux à travers les mondes *. 


* Jovi Optimo, Maximo. 
2 Voto Suscepto, Libentes Liberi, Merentibus. 
3 Hist. des gr. Chem.; lom. 11, liv. IV. p. 782. 


24 


» L’autel de Norroy, sous l’invocation de Hercules-Saxan, 
» n’y a donc été fait qu'en conséquence de quelque entre- 
prise qui avait coûté de grands soins. 

» Or, à quel autre objet la rapportera-t-on, si ce n’est 
à l’aquéduc qui traverse la Moselle entre Ars et Jouy? La 
huitième légion, employée à la construire , était aux envi- 
rons du Rhin, selon Tacite, lorsqu'Auguste quitta les 
Gaules *. 

» En faut-il davantage pour conclure que Talpudius Cle- 
mens, préfet de cette légion, chargé comme tel de pré- 
sider aux ouvrages et aux évolutions qu’elle faisait, aura 
témoigné par un monument public sa reconnaissance en- 
vers Hercules-Saxan ? » 

” La traduction de dom Cajot et la conséquence qu’il en tire 
ne sont pas exactes : le passage de Tacite surtout a été sin- 
gulièrement forcé. « Octo legiones erant, elc. » ne veut pas 
dire « la huitième légion était, etc., » mais bien huit lé- 
gions , un corps d'armée composé de huit légions était, etc. 
D'un autre côté, la huitième légion n’était pas alors dans les 
Gaules; elle se trouvait en Pannonie, et avait pour lieute- 
tenant J. Blæsus. C’est elle qui, après la mort d’Auguste, 
donna la première le signal de la révolte ?. 

Néanmoins, malgré cette inexactitude, on peut encore ar- 
river, à l’aide de l’inscription de Norroy, à confirmer les 
conclusions du religieux de St-Arnould. Ne pourrait-on pas 
en effet traduire: « Get autel a été élevé par Talpudius Cle- 
» mens et les soldats de sa légion, une des huit légions 
» d'Auguste? » 

Cette interprétation serait conforme du moins à l’histoire. 


YO Y y y T 


5 S v% y 





_« Præcipuum robur Rhenun juxtà Commune in Germanos et Gallos. sub- 
» sidium , oclo legiones erant. » Tacit. Ann. liv. IV ($ 5). 


2 V. loc. sup. cit. 


25 


Auguste avait établi sur le Rhin un corps d'armée de huit 
légions. Cette armée du Rhin, comme on dirait de nos jours, 
s'était rendue célèbre sous le commandement de Drusus et 
de Germanicus qui avait succédé à son père. Tacite nous a 
parlé de ces huit légions à deux reprises différentes, et en 
même temps il parle aussi d’Auguste'. Quoi d’étonnant dès 
lors que l’autel de Norroy ait été érigé par ces huit lé- 
gions ? ne 

Resterait maintenant le point de savoir si, comme le pré- 
tend Dom Cajot, il se rapporte plutôt aux arches qu’à toute 
autre construction. La qualification de Saxans, donné au 
dieu en l'honneur duquel il a été érigé, est déjà une bien 
grave présomption, mais ce n’est pas tout ; la raison de dé- 
cider devient plus puissante, si l’on réfléchit que c’est pré- 
cisément des carrières de Norroy que les pierres des cor- 
niches et des moulures des arches ont été exclusivement 
tirées. 

L’aquéduc semble donc appartenir aux légions du Rhin; 
sa construction remonterait au règne d’Auguste. 

Dans ces derniers temps, cette opinion a été vivement 
contestée. Des considérations non moins graves que les pré- 
cédentes ont porté quelques archéologues à penser que l’a- 
quéduc n’était pas antérieur au siècle de Constantin. D’une 
part, on a fait observer qu’il y avait, soit dans la construc- 
truction même, soit dans l’emploi des matériaux, certaines 
imperfections qu’on ne rencontrait pas dans les travaux exé- 
cutés sous Auguste *. D’autre part, on a remarqué que les 
tuiles et briques qui se trouvaient en grande quantité sur 
les arches de Jouy, ne portaient aucune marque distinctive 


© 
Ÿ « Germanicum Druso orlum, octo apud Rhenum legionibus imposuit. » 
A0o. liv. I. (Voir encore le passage cité par Dom Cajot. Ano. liv. IP). 
3 Voir la Notice sur l’aquéduc romain qui conduisait les eaux de Gorze à Metz, 
par M. Victor Simon. Mémoires de Pacadémie de Mets, XXIII° année. 1841- 
1842. p. 151. 


26 


de fabrication; ce qui ferait croire que l’aquéduc n'est pas 
l'œuvre de légions, puisque les troupes romaines avaient 
soin de marquer d’un signe particulier les tuiles ou briques 
qu’elles fabriquaient. Un seul débris portant une partie de 
nom propre ....…. RINVS, vient encore corroborer cette 
hypothèse *. 

L’aquéduc, par suite, aurait été construit, non pas au 
début de la conquête, époque à laquelle les soldats seuls 
étaient Romains, mais dans un temps moins reculé et par 
une population qui, dans ses rapports continuels avec les 
vainqueurs, aurait fini par en prendre le caractère. 

Une découverte curieuse faite au mois de septembre 
4839, semble confirmer la justesse de ces considérations. 
En abaissant un chemin situé sur le versant de la côte de 
Jouy et reposant en partie sur l’extrémité du canal des 
arches , M. Parmentier jeune, entrepreneur à Jouy, trouva 
dans le ciment qui garnissait la conduite, une médaille 
de Valens (petit bronze) avec une victoire au revers. Or, cet 
empereur vivait au quatrième siècle après J.-C., d’où la con- 
séquence que les arches de Jouy remontaient à celte épo- 
que, et non au-delà. Sans doute il y a là une raison puis- 
sante de décider ainsi, mais cette raison est-elle péremp- 
toire? Si cette médaille de Valens avait été trouvée non pas 
dans le ciment du canal, mais dans les fondations, ce serait 
un fait qui ne saurait être séparé de la construction elle- 
même. Mais qui nous dit que sous l'empereur Valens on n’a 
pas cherché à réparer un canal qui pouvait fonctionner de- 
puis plus de quatre siècles, et que c’est en faisant cette 
réparation que la médaille dont s’agit se serait trouvée dans 
le ciment, soit par l'effet du hasard, soit par l'effet de la 
volonté? Sous Valens, on a travaillé aux arches de Jouy; 
mais est-ce à titre de construction ou de réparation? Tel est 


1 Mème notice. 


97 


le probléme. La maçonnerie des arches est faite à bain de 
mortier, le canal seul est recouvert de ciment, où, par 
suite du passage continuel des eaux, il a dù nécessairement 
s’altérer, se détériorer, exiger, en un mot, des réparations 
successives. Rien d'étonnant qu'un travail de cette sorte ait 
été exécuté au quatrième siècle. — Je dois ajouter qu’il n’est 
pas rare de trouver, dans le voisinage de l’aquéduc, des 
médailles bien plus anciennes. Ainsi, à Novéant , à différentes 
reprises, on a découvert dans les vignes des médailles de 
Germanicus. Ces médailles n’indiquent-elles pas le séjour 
dans cette localité, dont le nom d'ailleurs est tout à fait 
romain ‘, des légions commandées par ce général? 

Quoiqu'il en soit, la question n’est plus incertaine comme 
autrefois; elle est limitée par deux points fixes. Peut-être 
de nouvelles découvertes viendront-elles bientôt lever tous 
les doutes. . 

Longtemps on n’a connu de laquéduc romain que la 
partie extérieure: nos ancêtres ne pouvaient s'expliquer 
le but des arches de Jouy, aussi ne manquérent - ils 
pas de rapporter au merveilleux leur origine et leur des- 
tination. Tantôt c’est Asita, fille de Noé, qui préside à la 
construction des arches, sur le sommet desquelles elle 
pense trouver un abri contre un nouveau déluge. Jean-le- 
Chitellain *, dans sa chronique écrite en vers français au 
seizième siècle, adopte sérieusement celte version ct, sui- 
vant la forme du temps, ne manque pas de prêter à Asita 
un jeu de mots. Il lui fait dire : 

Grace a Deu, j’ay Ars et Ancy, 
De mon vouloir j’ay Jouy. 





* Nova via (Noviant ). 

2 « Îl était attaché à la porte de St-Thiébault en qualité de Chdtellain. Ce 
» n0OM, qui lui était commun avec les autres capitaines des portes de Metz, 
» provenait de la ressemblance imparfaile de châteaux qu'avaient toutes les 
» entrées de cette ville, comme il se peut encore voir par celle des Allemands. » 
(Dom Cajot, Ant. de Metz préface, p. vj). 


28 


Tantôt c’est le diable qui s’est fait architecte et maçon. 
« Les bonnes gens racontent que le diable ayant promis, 
sous certaine récompense, d'achever les arches de Jouy 
avant le chant du coq, fut prévenu de quelques mo- 
ments, et que cet animal ayant chanté, l'esprit immonde 
laissa. de désespoir une des arcades entr’ouvertes par le 
haut, ce qui entraîna la plus grande partie de l'édifice, 
d'où est venu le nom de Pont-au-Diable '. »  : 

Ces légendes ne sont d’aucun secours pour établir l’âge 
des monuments auxquels elles se rapportent, elles mon- 
trent seulement que nos ancêtres assignaient à la cons- 
truction des arches une origine fort ancienne, voilà tout. 

En est-il de même d’un récit bien populaire à Metz, 
qui veut absolument que César se soit baigné dans la cuve 
de porphyre qui sert actuellement de fonts baptismaux à 
la cathédrale ? D'où peut venir cette opinion”? Les thermes 
étaient situés sur l'emplacement appelé de nos jours 
Fosse - aux - Serpents *. Ils ont été évidemment construits 
en même temps que l’aquéduc ; or, c'est de ces bains que 
la cuve dont il s’agit a été tirée. La tradition ferait donc 
remonter aux premiers temps de la domination romaine 
la construction de l’aquéduc. Elle se rapprocherait singu- 
liérement de l’opinion des bénédictins. 

L'époque de la destruction est aussi inconnue. Il paraît 
toutefois certain que l’aquéduc n’a pas survécu aux Romains. 
Sigebert de Gemblours, qui écrivait au onzième siéclc, nous 
apprend que de son temps déjà la conduite s'était rompue 
par vélusté *. 


V VV SO VV 





1 Ant. de Mets, chap. UT, p. 405. (V. Traditions populaires sur l'ori- 
gine de la ville de Metz, par M. Emmanuel d'Huart. Revue d'Austrasie, 
1840 ; nouv. série, T. IT, p. 177). 


2 Entre la porte St-Thiébault et la porte NMazelle. 


d'isodosse Quid vidi operosius unqüam ? 
Ars miltebat aquas , quas tu nalura negabas, 


29 


Les arches, notamment celles qui sont du côté d’Ars, 
sont pour la plupart dépouillées de corniches. On a cru 
que cette singularité pouvait s'expliquer par la nature 
même de la pierre, qui, à la longue, aurait fini par s’exfo- 
lier à la manière du gré, et tomber fragment par frag- 
ment. Une autre explication en a été donnée. Les corni- 
ches étaient liées aux piles à l’aide de larges agrafes de 
bronze *. 

Quoi d'étonnant que ces pièces de métal, surtout dans 
les temps de troubles, aient excité la cupidité des habitants? 
que les pierres elles-mêmes, par leur qualité et leurs di- 
mensions, ne les aient engagés à la destruction du monu- 
ment? « Ce qui reste de ce fameux édifice, dit D. Cajot, 
dépérit de jour en jour par la liberté que se donnent 
les particuliers d’en sapper les fondements pour profiter 
des matériaux et pour débarrasser leurs champs de ces 
masses énormes. Les arches du milieu ont été renversées 
par les eaux, il y a plus de huit cents ans *. » 
Malgré ces profanations, ce qui reste des arches de Jouy, 
grâce aux belles réparations qui ont été faites il n’y a 
pas longtemps et à la protection que leur accordent les 
autorités locales, pourra encore braver bien des années. 
Les Romains, qui s'inquiétaient peu du prix des travaux, 
voulaient que leurs monuments <omme leur gloire res- 
lassent impérissables. 


SV Yv y vw 


Donec sola vias rupit /ongœva vetustas 
Laudem structuræ retincent hodièque ruine. 
Sigebert. Gemblacensis. 


(V. D. Calmet, His. Lor. T. I, p. 97). ; 


‘ C’est là un des signes caractéristiques des constructions romaines. Les 
murs de Rome étaient revêlus de larges pierres liées avec le bronze et lé 
plomb. (M. V. Simon. Mém. de l’Acad. 4840 , p. 353). 


2 (Ant. de Metz p. 97). 


30 
DEUXIÈME PARTIE. 


Tracé et nivellement :. 


« De toutes les sources qui fournissent l’eau à Gorze, 
les plus abondantes se trouvent dans une vallée au nord 
et au-dessus ‘de Gorze, nommées les Bouillons. Il est à 
présumer qu’on les rassembla dans un bassin, et qu’on 
empêcha les eaux pluviales de s’y mêler; peut-être même 
éleva-t-on dans cet endroit quelque bâtiment pour mettre 
à couvert le bassin. Nous sommes ici obligés de nous 
» tenir aux simples conjectures : les fouilles que nous avons 
» fait faire sur les lieux ont été sans succés, nous n’avons 
> rien découvert. » L'opinion de D. Tabouillot se trouve 
justifiée par l'existence d’une petite maison en moëllons 
taillés, située près de St-Ladre , et d’une autre située dans 
les terres entre Augny et Orly. Ces maisons étaient évi- 
demment destinées aux gardiens préposés à la conservation 
de l’aquéduc *. 

« Le canal souterrain pour conduire les eaux avait com- 
» munément dans œuvre 6 pieds de hauteur sur 3 de lar- 
» geur ‘. Le massif sur lequel 1l était établi était en moël- 
» Jons bruts posés à bain de mortier. L’épaisseur de ce 


YO SOS Ov y 


LE 





Les détails donnés dans celte deuxième partie sont à peu près tirés de 
l'Histoire de Melz, par des religieux bénédictins de la congrégation de 
Saint-Vannes: Dom Jean François et Dom Tabouillot. 6 vol. in-4°. Le 
4° volume renferme tout ce qui a rapport à l’aquéduc : il a été publié en 1769. 
Nancy, Claude Sigisbert Lamort. Il est l’œuvre exclusive de D. Tabouillot. 

2 « À Rome, la charge du soin des aquéducs, curator aquarum, était 
» très-importante. Ce fonclionnaire était escorté de trois licleurs, de trois es- 
» claves publics, d’un architecte et de plusieurs secrélaires. » (WVotice sur 
l'aquéduc romain de Gorze à Melz, par M. V. Simon, Mém. de l'Acad. 1842, 
p. 135). 

3 Il y a ici une erreur dans la hauteur de l’aquéduc qui, en moyenne, n’a pas 
plus de { m. 30. On peut, du reste, s’en convaincre en mesurant la section qu’on 
a faite lors de la construction de la nouvelle route de Gorze à Metz. 


VV YVES VU Y OS» y  v 


31 


massif était proportionnée à la solidité du terrain. Dans 
les endroits où le fonds était bon, il n'avait guère qu’un 
pied d'épaisseur. La face des murs en dedans était en 
moëllons taillés d’échantillon et posés par assises réglées. 
Ces moëllons, dont le parement formait un carré long 
de 7 à 8 pouces sur environ 3 de haut, avaient prés 
d’un pied de queue. Ceux de la face extérieure étaient 
simplement ébauchés. Le mur du côté de la montagne 
avait plus ou moins d'épaisseur , selon qu’il devait sou- 
tenir une plus ou moins grande pressée de terre. Dans 
les endroits moins sujets à cet inconvénient, il n’avait, 
comme celui du côté opposé, qu’un ou deux pieds d’é- 
paisseur. La voûte était en plein cintre. Les voussoirs, 
d'environ 1 pied en carré sur les joints, avaient 2 pouces 
d'épaisseur vers l’intrados et 3 à l’extrados. Cette partie 
était recouverte d’une maçonnerie épaisse de 7 à 8 pouces, 
et faite en moellons ordinaires. Pour empêcher les eaux 
de filtrer, l’intérieur des pieds droits du canal était re- 
vêtu , à la hauteur de 3 pieds, d’un ciment qui , pour l’or- 
dinaire , avait 2 pouces d’épaisseur, mais celui du fond 
en avait réguliérement 3. 
VicTor Jacos. 


(La suite prochainement avec le tracé de l'Aquéduc 
et de pluiseurs autres plans). 


cii 


ff ——— 





SAINTE-CLAIRE. 


CGI I 


JE. 


Joseph avait annoncé qu’il rentrerait à Paris avec M. Hervey 
pour assister au baptême du fils de Mwe la duchesse de Berry. 
Dans le principe, toutes les instances de M. Dupérier n’avaient 
pu le décider à ajourner son départ dont le jour était fixé. 
1] avait promis au nouveau ministre ‘ d’être de retour le 5 mai, 
et c'était, disait-il, un engagement d'honneur ; et maintenant 
il regrettait ses refus; les motifs de son premier projet avaient 
perdu leur force; sa volonté avait fléchi, et il attendait avec 
impatience l’occasion de se dédire. 

Cette occasion se présenta d'elle-même. Le banquier crai- 
gnait que son jeune ami, témoin de la conduite du maître 
des requêtes, n’emportät de son séjour à Sainte-Claire un 
pénible souvenir, et le prenant à part un matin sur la ter- 
rasse des espaliers : 

— Eh bien! Monsieur de Vigors, vous partez donc dans 
trois jours? lui dit-il, le bizarre entêtement ! Quitter la cam- 
pagne au moment où elle offre le plus d’attrait, au moment 
où la nature se réveille et se montre dans toute sa splen- 
deur! N’est-on pas mieux ici qu’à l'hôtel des Capucines ? 
n’est-on pas mieux sous les arbres de mon parc, ou bien au 
milieu des fleurs, qu’au fond d’un cabinet, en face d’une 
dépêche diplomatique à traduire? M. de Montmorency est 


* M. le vicomte Mathieu de Montmorency. 


33 
indulgent ; il sait d’ailleurs que vous êtes en sûreté chez 
moi, écrivez-lui et restez. On baptisera le duc de Bordeaux 
sans vous, mais nous célébrerons en famille cette fête de la 
monarchie. Vous vous occuperez, si vous le voulez, du Code 
et des Institutes. Le silence de ce lieu est propice à l'étude, 
et l’air qu'on y respire vous remettra des fatigues de l’hiver. 

— Je resterai, monsieur, répondit Joseph, et si je n’écou- 
tais que mon cœur, je demeurerais près de vous tout l’été, 
car je suis heureux dans cette charmante retraite en parta- 
geant votre paisible existence qui est vraiment digne d’envie. 

— Bien, bien, mon enfant, reprit l'excellent vieillard, nous 
vous garderons. 

Puis s’arrêtant à la pensée qui l’obsédait, il ajouta : 

— Vous n’avez encore vu que le revers de la médaille. 
Hervey est de trop parmi nous, cela n’est plus pour vous un 
secret... Quel singulier esprit et quel fâcheux caractère !.… 
Enfin, bientôt il sera loin d’ici, et alors seulement ma maison 
vous plaira. 

Et comme si cet aveu l’eût soulagé, sa physionomie, qui 
s’était assombrie, s’éclaircit et redevint riante. 

— Allons, mon ami, dit-il, amusez-vous à faire un bou- 
quet pour le salon ; j'ai quelques ordres à donner, et je vous 
rejoindrai au premier coup de la cloche du déjeuner. 

Il avait à peine achevé ces paroles, qu’il se dirigeait d’un 
pes leste vers une avenue de tilleuls où des ouvriers cons- 
truisaient une tente. 

Laissé seul, Joseph sentit en lui je ne sais quelle hésita- 
tion ni quelle inquiétude, et, tout en cueillant les plus belles 
branches d’un magnifique lilas, il réfléchissait à la portée 
de sa résolution nouvelle. C'était une femme qui le retenait 
à Sainte-Claire, et une femme doublement séduisante parce 
qu'elle était malheureuse. Il cédait à un entrainement péril- 
leux dont le détournaient les conseils de la raison, et le sen- 
timent du danger le remplissait d’un trouble qu'augmentait 
encore dans son âme le sentiment de sa faiblesse, car il est 

| 3 


34 


rare que la confiance en soi-même ne diminue pas à l’ap- 
proche de la lutte. 

— Je viens de faire une folie, pensait-il; le piége est 
tendu, je le vois et j'y tombe Cette sympathie que je res- 
sens aujourd'hui deviendra peut-être demain de l'amour, et, 
s’il en arrive ainsi, adieu mon repos et ma liberté ! adieu 
l’insouciance et le bonheur !... Comme tant d’autres, subi- 
rai-je l'empire d’un penchant invincible ?... Puissé-je ne pas 
m'égarer dans les voies trompeuses qui aboutissent au re- 
mords!... Puissent les inspirations qui m'’éclairent, m'é- 
pargner les angoisses et les supplices dont je suis menacé! 
Nous est-il donc réservé à tous de rencontrer au début de 
la vie le même écueil à côté du même abime?.… 

Et, tenant à la main son trophée de lilas, il reprit comme 
à regret le chemin du château. 

Accoudée sur l’espagnolette de la porte vitrée de la salle 
de billard, Mme Hervey attendait le retour de son grand-père, 
et ses yeux, dont le pinceau de Mme de Mirbel a si bien rendu 
la douce expression, suivaient quelques légers nuages qu’un 
souffle emportait vers le nord. 

Joseph l’aperçut et tressaillit. Pour la première fois depuis 
six mois qu’il connaissait Elisabeth, pour la première fois 
il éprouvait à sa vue ce frémissement indicible et cette étrange 
émotion. C’est qu’il venait aussi de s'interroger pour la pre- 
mière fois ; il avait cherché à étouffer dans son germe une 
inclination dont il se croyait déjà l’esclave ; le combat avait 
commencé dans sa conscience, et il était confus comme si la 
jeune femme eût pu lire dans son cœur. 

11 baissa la tête et gagna lentement l'entrée de l'habitation. 

Au moment où il en franchissait le seuil, Mme Hervey venait 
au-devant de lui. Toujours bienveillante et attentive, elle 
avait remarqué l'air soucieux et indécis du jeune homme, et, 
prête à lui donner un témoignage d'intérêt, elle lui dit en 
l’abordant : 

— Vous êtes préoccupé ce matin, Monsieur de Vigors; 
est-ce la monotonie de cette solitude qui vous attriste ? 


30 


— Oh! non, madame, répondit l’étudiant, j'aime Sainte- 
Claire et tous ceux qui l’habitent; et je l’ai prouvé à M. Du- 
périer en lui promettant de ne point partir encore. 

— Voilà une aimable et généreuse détermination, mon- 
sieur, et tous les miens vous remercieront avec moi d’avoir 
enfin renoncé à nous fuir. Mais alors votre chagrin est donc 
un mystère ? Quelle idée sombre a pu traverser votre esprit 
dans cette délicieuse matinée de printemps, et les premiers 
rayons d’un soleil de mai ne doivent-ils pas dissiper les peines 
imaginaires de votre âge ? Chassez ces vagues sensations et 
ces influences passagères qui vous enlévent sans raison le 
calme et la gaîté. 

— Je ne souffre point, madame, et tout ce qui m’envi- 
ronne me rendrail le bonheur si je l'avais perdu. Seulement 
tout à l’heure, pendant que Je cueillais ces fleurs, dit-il en 
disposant dans un vase les grappes de lilas fraîchement écloses, 
tout à l’heure je me reprochais une faute, et le remords m’a 
poursuivi jusqu’à l'instant où je vous ai vue. 

— Une faute commise ici? 

— Oui, sans doute ; et je ne vous la puis confesser. 

— Cest donc bien grave ? 

— Peut-être. L’avenir le dira. 

— Tout cela est assurément trés-capable de piquer ma 
curiosité, fit en souriant Mme Hervey ; mais si vous ne voulez 
pas m'en apprendre davantage, 1l me reste à vous demander 
pardon d’avoir été indiscrète à ce point. 

Joseph allait répliquer, quand le maître des requêtes parut 

et presqu’aussitôt on annonça le repas. 

Une heure après, Elisabeth retirée dans sa chambre jeta 
par hasard un coup-d’œil sur le parterre qui avoisinait la 
maison. L'étudiant était assis, non loin de là, sur un banc de 
jardin qu'ombrageaf un groupe d’acacias. Il était immobile, 
et quoique son visage fût caché par les bords d’un large cha- 
peau de paille, à son attitude on voyait qu'il était plongé 
dans une rêverie profonde. 


36 


Mne Hervey le regarda longtemps. Le spectacle de cette 
tristesse subite dont elle ignorait le secret, lui faisait faire 
sur elle-même un retour involontaire. Souvent, hélas! elle 
avait approché ses lévres du calice d’amertume, et souvent 
le monde et ses séductions, la nature et ses tableaux, l’ave- 
nir même et ses ressources et ses promesses avaient disparu 
à ses yeux dans ses jours de désillusion et de désespoir. La 
réalité des tourments qui désolaient sa vie avait eflacé jus- 
qu’au souvenir des joies de son enfance ; ses désirs les plus 
chers, ses désirs les plus légitimes n’avaient été ni écoutés 
ni compris. Conduite de bonne heure à s’isoler, elle n’avait 
trouvé dans l'exercice de son intelligence et dans l’exercice 
borné des facultés de son âme, que des distractions incom- 
plètes et sans durée, et les marques de tendresse que lui 
prodiguait son grand-père, en lui inspirant une reconnais- 
sance infinie, ne répondaient pas aux besoins intimes de son 
cœur, à ces besoins impossibles à définir, qui ne s’apaisent 
point sous le toit paternel. Ainsi l’a voulu la sagesse divine 
dans les combinaisons merveilleuses sur lesquelles la société 
repose : l'affection qui l’attache à la famille dont il est issu 
cesse bientôt de suffire à l’homme ; il lui faut d’autres liens 
qu’il veut choisir et resserrer lui-même, liens étroits qui, dans 
les premiers âges, étaient entourés, dit-on, d’une céleste 
poésie, mais que les intérêts du siècle et les exigences s0- 
ciales ont transformés plus d’une fois en une lourde chaîne, 
Unions exemptes de regrets, dont la Fable nous a représenté 
la touchante image, unions heureuses que l’Église à sa nais- 
sance sanctionnait à la face du ciel, les mortels vous connais- 
sent-ils encore, si ce n’est par les récits de quelque narrateur 
antique ?.… Pour son malheur, Élisabeth avait découvert peut- 
être tout ce qu’il y a de douceur dans un sentiment qui trouve 
de l'écho, tout ce qu’il y a d’harmoniê dans l’existence de 
deux êtres qui se chérissent, et quand elle comparañt à son 
idéal sa situation présente, le contraste lui paraissait affreux. 

Cette infortune, à laquelle les jours et les années n’avaiont 


37 


apporté jusqu'alors aucun adoûcissement véritable, occupait 
sans cesse la pensée de la jeune femme, et pendant qu’elle ob- 
servait Joseph dont la tristesse lui donnait en ce moment avec 
elle un trait de ressemblance , toutes les phases de sa propre 
destinée se reproduisaient à sa mémoire. Puis elle se rappela 
aussi comment elle avait lutté contre la douleur, comment 
elle avait puisé dans certains auteurs des consolations ines- 
pérées et bienfaisantes, quoique fugitives ; et se laissant aller 
au cours de ses réflexions, elle se tourna du côté de son 
alcôve où elle avait placé sur une étagére les cinquante vo- 
lumes qui composaient sa bibliothèque, cinquante volumes 
de chefs-d'œuvre, le glorieux héritage de cinq peuples. Au 
milieu des ouvrages impérissables que le dix-septième siècle 
a légués à notre temps comme aux générations futures, il y 
avait là deux petits livres élégamment reliés sur lesquels se 
fixa aussitôt l'attention de Mme Hervey; l’un contenait tout 
Vauvenargues, avec une notice biographique due à la plume 
de M. Suard ; l’autre avait pour titre : De l'influence des 
passions sur le bonheur des individus et des nations, par 
Me la baronne de Stael. Élisabeth avait fait de ces deux 
livres les compagnons de sa solitude; elle leur avait de- 
mandé bien des fois les conseils et l’appui qu’on attend de 
l'amitié la plus sincère, et toujours elle en avoit obtenu quel- 
ques rayons de cette lumière et de cette chaleur dont la vraie 
philosophie est le foyer. 

— Je suis sûre, se dit-elle, que M. de Vigors n’a pas lu 
Vauvenargues. Les jeunes gens ne savent pas ce que c’est 
que la méditation. En littérature, ils admirent les grands 
effets du drame et les élans de quelques imaginations sans 
frein ; en philosophie, les hardiesses de quelques théoriciens 
révoltés contre la raison ; mais ils n’apprécient guère les ex- 
hortations des esprits pénétrants et modérés qui se font les 
interprêtes de nos consciences. [ls s’endorment à ces sortes 
de sermons, au lieu d’en approfondir le sens et de chercher 
à en recueillir les fruits. Aussi sont-ils sans défense et sans 


38 
force contre les vicissitudes lés plus vulgaires. M. de Vigors 
n’est qu'un enfant , et quelle que soit la cause de sa mélan- 
colie, une bonne lecture le guérira. 

Elle prit le volume des Réflexions et Maximes , et fit une 
marque au chapitre intitulé: Conseils à un jeune homme ; 
puis elle appela un de ses petits cousins qui, dans une 
chambre voisine, copiait gravement une exemple d'écriture, 
et elle le chargea d’aller porter à Joseph le présent qu’elle 
lui destinait. 

Surpris de la sollicitude dont il était l’objet, Joseph reçut 
le livre des mains du messager d’Élisabeth ; il l’ouvrit ma- 
chinalement et essaya, mais en vain, de lire la première 
phrase de la page qui était sous ses yeux; sa vue était pour 
ainsi dire obscurcie; ses doigts tremblaient, il avait fris- 
sonné de plaisir. 

Agitation pleine d’un charme ineffable, un cœur pur peut 
seul te connaître et il ne te connaît qu’une fois!... Comme 
l'éclair, tu viens du ciel, mais tu es, hélas ! rapide comme 
lui et tu passes pour jamais. Délices d’une amitié à son 
aurore, d'une amitié qui se croit payée de retour, ose- 
rait-on vous préférer les violents triomphes d’une passion 
victorieuse ? 

Lorsqu'il eut recouvré l’usage de sa raison, lorsqu'il res- 
pira plus librement, l’étudiant se souvint qu'il avait en- 
tendu tout récemment, chez un député libéral de Bretagne, 
la lecture d’un éloge de Vauvenargues tracé par un avocat 
d'Aix. Ce député était M. Kératry, cet avocat était M. Thiers ; 
quant à l'éloge, il était en bon français, sans emphase, sans 
trop d’allusions politiques, et il renfermait une étude remar- 
quable sur Montaigne, Pascal, Larochefoucauld et La Bruyère, 
comparés à l’admirable et malheureux penseur dont la Pro- 
vence s’enorgueillit. 

La biographie, en général, a pour nous beaucoup d’attrait. 
Si l’histoire est l’école de la vie, suivant la parole de Ci- 
céron, la biographie l’est davantage encore; et l’apologie 


— 39 — 


surtout nous captive parce qu’elle présente l’humanité sous 
sa plus belle apparence, parce qu’elle met en relief le mérite 
et la vertu, parce qu’elle réveille les plus généreux instincts. 
La lecture à laquelle il avait assisté avait fait sur le fils de 
M. de Vigors une vive impression, et il était désireux d’ap- 
prendre à son tour tout ce que Vauvenargues enseigne dans 
son langage si simple et si loyal. 

Il parcourut d’abord la notice de M. Suard, et les affli- 
geants détails qu’elle contient sur la courte carrière de l’il- 
lustre moraliste, excitérent en lui cette tendre pitié dont le 
sentiment de l'innocence, dit l’auteur des Etudes de la na- 
ture, est le premier mobile. En effet, rien est-il plus émou- 
vant que l’adversité et l’injustice aux prises avec la patience 
et l’inaltérable sérénité d’une âme sans reproche ? L’état de 
maladie, l’obcurité et la misère au sein desquels se consuma 
sa vie, avaient presque fait de Vauvenargues un martyr, car il 
était né pour exercer une haute influence sur son siècle, et 
il avait écrit lui-même, avec le tact exquis dont il était doué, 
qu’il n’y a pas de bonheur ici-bas pour ceux que la fortune 
n’a point placés dans le monde à leur rang. Une secrète 
ardeur dévore les organisations d’un ordre élevé qui sont 
réduites à l'impuissance. 


L.-E. DE CHASTELLUX . 


(La suite à la prochaine Livraison.) 


OST . 





DÉCOUVERTES NUMISHATIQUES 


FAITES 


AUX ENVIRONS DE METZ. 


I. 


Au mois de septembre 1853, des maçons employés à 
l'élévation d’un mur destiné à maintenir les lerres supé- 
rieures d’une vigne située à mi-hauteur du mont St-Quen- 
tin, ont découvert, en creusant les fondations nécessaires 
pour asseoir solidement leur œuvre, un enfouissement nu- 
mismatique du seizième siècle. Les pièces qui le compo- 
saient présentent toutes le type ci-après. Quoiqu’elles ne por- 
tent pas de nom de prélat, l’écu des armes figuré au revers 
suffit pour faire reconnaître que ces bugnes en argent sont 
de Robert, cardinal de Lenoncourt, évêque de Metz (1551- 
1555). 

Ce prince de l’Eglise effectua, en 1553 ‘, le rachat du 
droit de monnaie, vendu à réméré à la cité par Théodoric de 
Boppart. Sous son administration , les ateliers monétaires de 
Metz et de Vic furent constamment en activité. Néanmoins, 
les différentes monnaies de Robert de Lenoncourt sont assez 
rares. 





* Histoire des Evèques de Metz, par Meurisse. 4634. Pages 624 et 625. 





STEPH METEN Entre deux grenetis. Dans le champ, 
saint Étienne à genoux, la tête surmontée d’une auréole avec 
étoile , et les mains jointes. 

ÿ MON EPI METENS Entre deux grenetis et entre les 
branches d’une croix cantonnée de quatre étoiles. L’ex- 
trémité de la branche supérieure de la croix est couverte par 
les armes de Lenoncourt: D'argent à la croix engrélée de 
gueules. 

Cette variété n’a pas été connue de M. de Saulcy. 


IE. 


Le 14 octobre dernier , l’outil d’un terrassier a déterré, 
aux abords de la porte de France, dans l’endroit où s’exé- 
cutent des déblais pour les constructions du chemin de fer, 
quelques monnaies d’Ademar de Monthil, évêque de Metz 
(1327-1361). 

Voici la description de la pièce provenant de cette trou- 
vaille , qui m'a été présentée : 





A. EPS (L’A initial en caractère gothique.) Grenetis ex- 
térieur. L’évêque, à mi-corps, à droite, la miître en tête, 
tenant de la main gauche la crosse épiscopale, et bénissant 
de la droite. 


42 


à METENSIS Grenetis extérieur. Dans le champ, une 
croix pattée, cantonnée de deux croissants et de deux étoiles. 

Ce denier en argent offre des différences dans le dessin et 
les lettres de la légende avec celui publié par M. de Saulcy, 
sous le n° 64, planche IT {Mémoires de l’Acadëmie de Metz, 
4832-1833). Le nôtre est d’un diamëtre un peu inférieur. 
Les mêmes observations sont applicables au denier d’Ade- : 
mar de Montbil, qui se voit dans la collection de la ville. 


JL. 


Dans un défrichement fait récemment sur le territoire de 
Saulny, ont été exhumées plusieurs pièces parfaitement sem- 
blables à celle dont nous donnons les figures exactes : 






. Ur nn, À À 


à eve 
A 77 









4. VL.S Entre deux grenetis. Tête de saint Paul tournée à 
gauche et portant une longue barbe. 

À B. VR Entre deux grenetis. Dans le champ une croix. 

Cette monnaie appartient au chapitre de la cathédrale de 
Metz ‘. Son style permet de supposer qu’elle fut des pre- 





* Les monnaies frappées par le chapitre furent d’abord à Peffigie de St- 
Paul, ensuite on substitua la figure de St-Etienne. 


43 


mières pièces fabriquées à Sarrebourg, après que les cha- 
noines de St-Etienne et de St-Paul eurent reçu de l’empereur 
Henry, troisième du nom, à la recommandation de l’évêque 
Adalberon III, le droit de frapper monnaie pour leur propre 
compte dans la ville de Sarrebourg, à la condition toutefois 
de donner à cette monnaie capitulaire le poids et le titre de 
la monnaie messine *. | 

Possesseur de vastes et riches domaines, le chapitre se 
mit sans doute aussitôt en possession de jouir de la puis- 
sance régalienne dont la munificence de l’empereur et la 
protection de l’évèque l’avaient gratifié. Cependant le petit 
nombre de monnaies capitulaires rencontrées jusqu'ici fait 
penser que, parmi les successeurs d’Adalberon III, plusieurs 
cherchérent , en différentes occasions, à restreindre le droit 
acquis aux chanoines de Metz. Ceux-ci soutinrent leur ma- 
gnifique privilége. Ils réussirent à conserver des vestiges de 
leur antique prérogative jusqu’en 1760, époque du décès 
de l’évêque de St-Simon. 

Dupré de Geneste, auteur estimé, rapporte qu’à chaque 
vacance du siége épiscopal, le chapitre, comme administra- 
teur à la fois au spirituel et au temporel, en souvenir du 
privilége qu’il avait exercé anciennement à Sarrebourg, fai- 
sait battre monnaie pour le cours de l’évêché *. Sur le revers 
de ces monnaies sont représentées le plus souvent 1e armes 
du chapitre *. 


Enfin, écrit le même numismate, on voit le chapitre de 





* Percussuram propriæ Monetæ apud Sareburt habeant liberè; sic lamen 
ut pondere et puritate argenti a Melensi non discrepet. La charle est datée 
du 4 des calendes de mars 1056. 

2 Manuscrit de la bibliothèque de la ville, n° 145. 

3 Ecusson ovale avec lambrequin porlunt deux besans el une dexlre armée 
d'une épée en pal. 


44 


Metz, depuis que les droits régaliens divisés et dispersés 
eurent été réunis à la puissance souveraine, au moment de 
la vacance du siége, attester l’ouverture de son règne quasi- 
épiscopal, par des médailles ou jetons ayant ordinairement 
cette légende : 


CAPITULO METEN. ADMINIS. SEDE VACANTE.... ‘. 


Ajoutons que l’année même qui précéda la mort de l’évé- 
que Georges d’Aubusson de la Feuillede (1696), le chapitre 
ayant régi le diocèse, il prit soin d'indiquer, en cette cir- 
constance, sur les jetons: SEDE QUASI VAC. (Sede quasi 
vacante). 

2. La deuxième monnaie dont la figure précède , se trouve 
dépourvue de toute lettre apparente ; à peine avons-nous pu 
découvrir la trace de deux ou trois caractères indéchif- 
frables. 

Le droit est occupé par le buste du saint * vu de face. 
Grenetis. 

Au revers, le portail d’une église * dont le fronton est 
surmonté d’une croix et accosté de deux tours. Cette pièce 
se rapproche beaucoup, pour l'exécution, des monnaies de 
Poppon, évêque de Metz (1093). M. de Geneste donne un 
revers identique à une monnaie du chapitre de la cathé- 
drale. Notre pièce doit-elle lui être attribuée? C’est un pont 
qu'il ne nous a pas été possible d’éclaircir. 


‘ M, de Saulcy a décrit trois de ces jetons, monuments de l'administration 
da chapitre. (Mémoires de l'académie de Metz , année 1832-1833.) Je possède, 
en cuivre et en argent, le jeton frappé après le décès de Georges d’Aubus- 
son de la Feuillade; mes exemplaires sont d’une conservalion rare. On en 
rouve les dessins avec ceux de plusieurs autres dans le recueil des manus- 
crils, monnaies et médailles des évêques de Metz, que nous a laissé M. de 
Geneste. 

2 Saint Etienne. 

3 Vraisemblablement l'église de Metz au temps de Charlemagne. 


45 
J'ai acquis derniérement le jeton ou mereau suivant qui 
se rapporte à notre localité. 





C’est une pièce de cuivre rouge. 
S. E. Saint Etienne, à genoux, la tête nimbée. 


F.-M. CHABERT. 


L'HIVER. 


Le temps est implacable et l'hiver nous éprouve : 
La brise de Noël hurle ainsi qu’une louve, 

Les arbres du jardin ont des têtes d’aïeul, 

Le cimetière est blanc sous la neige qui tombe 
Comme si chaque mort échappé de sa tombe 
Avait sur le gazon étendu son linceul ! 


Les toits ont leurs fardeaux. Heureux le toit qui fume 
Et sur lequel l'oiseau vient réchauffer sa plume! 

Le ruisseau dans le pré n’est qu'un bloc de cristal, 
Et la douce montagne où nous allions ensemble 
Cueillir les fleurs qu’avril faisait pour toi, ressemble 
Au glacier du Simplon, éternel piédestal. 


Le chien sur le perron grelotte, les fileuses 

Sentent trembler le chanvre entre leurs mains frileuses, 
Le sol sous la charrue est dur comme un pavé; 

Et ce matin, le front dans sa capuche grise, 

La vieille mendiante eut si froid à l'église 

Que sur son chapelet elle omit trois Æve. 


Et les petits bergers, d’un foyer de fougère 

Se disputent entre eux la flamme mensongère, 

A côté d’un vieux mur en cercle réunis : 

De leurs cheveux mouillés ils se forment un voile, 
Car sous leurs toits glacés on n’allume le poèle 
Qu’à l'heure des repas, qui sont tôt finis. 


41 


C’est l'hiver ! la saison des misères livides, 

Où les greniers sont nus, où les bûchers sont vides, 
Où la famille grimpe au bord d’un lit étroit, 

Où le lait pr tarit et gèle au seiu des mères, 

Où le peuple en haillons se nourrit de chimères, 

Où ceux qui n’ont pas faim , hélas! ont toujours froid! 


Toi, mon amour, pendant ces jours durs et moroses 
Demeure dérobée entre tes rideaux roses, 

Rève d'horizons gais, de soleil, de printemps, 

La bise a des baisers qui sont mortels : prends garde! 
Mais si, sous ta fenètre, un pauvre te regarde, 
Ouvre sans hésiter ta porte à deux battants. 


Des chétives maisons éparses dans la plaine 

Le hasard autrefois t’eût faite châtelaine : 

Tous ces abandonnés tournent vers toi leurs pleurs, 
Dépouille-toi pour eux durant l’hiver néfaste ; 
Là-bas où l’on t'attend, de ton front doux et chaste 
Chaque perle qui tombe, efface vingt douleurs. 


L'espérance est la sœur de la beauté, j'augure 

Que ton cœur est divin ainsi que ta figure, 

Car souvent je Lai vue au détour des chemins, 

Lorsque la gréle avait troué la moisson blonde, 
Tremper tes doigts charmants dans l’aumône, cette onde 
Dont les parfums pieux sont restés à tes mains. 


Suis donc joyeusement la pente qui t’entraine.… 

Du haut de ton balcon, comme fait une reine, 

Jette leur ton écharpe aux romaines couleurs : 
Donne tout sans compter, bijoux, colliers et bagues, 
Dentelle au fier dessin, opâle aux reflets vagues. 
Donne tes diamants, Dieu te rendra ses fleurs. 


Bientôt reverdira la flottante ramure, 
La source dans les bois reprendra son murmure, 


48 200 
Les oiseaux chanteront à l'Orient vermeil. 
L’éternelle nature a ses métamorphoses : 


La saison des amours unira sous les roses, 
Dans un hymen fécond, la terre et le soleil. 


Moi je n’ai pas besoin des rayons de sa flamme 

Pour avoir un printemps dans le fond de mon âme. 
Ton front est mon aurore, et ta bouche est mon miel : 
La brise chante en moi lorsque ton sein soupire, 

Le jour est assez pur s’il luit sous ton sourire, 

Et l’azur de tes yeux fait l’azur de mon ciel! 


Henri DE LACRETELLE. 





UN RIEN. 


BLUETTE 
adressée à l’auteur des Hsvunss D'aAuTazross. 


LE L — 


Un rien nous flatte et nous amuse, 
Un rien peut troubler la raison, 
Un rien, égarer notre muse, 

Un rien nous ouvrir la prison. 

Un rien nous mène à la lumière; 
Un rien intercepte son jet. 

Un rien nous refoule en arrière, 
Un rien dérange un doux projet. 


Un rien précipite les heures, 

Un rien en ralentit le cours ; 

Un rien décore nos demeures, 

Una rien tourmente au sein des cours. 
Un rien nous oblige au silence. 

Un rien rend notre esprit flottant, 
Comme sur l'herbe un rien balance 
L’aile du zéphyr inconstant. 


Un rien rend avare ou prodigue. 

Un rien nous présage un succès. 

Un rien des chagrins rompt la digue, 
Un rien chez les grands donne accès. 
Un rien nous invite à médire. 

Un rien sait plaire aux indigens; 

Un rien, un coup-d’œil, un sourire, 
Rendent envieux bien des gens. 


00 


Ua rien nous attache à la terre 
Ou nous fait maudire le jour. 

Un rien rend l’âme solitaire, 

Un rien voit éclore l’amour, 

Un rien le voit passer rapide 

_ Comme une trompeuse lueur... 
Dans la vie un rien sert de guide. 
Una rien nous promet le bonheur ! 


Ua rien nous fit aimer ta lyre; 

Un rien répand sa douce voix. 

Un rien nous engage à relire 
Souvent les Heures d'autrefois. 

Un rien peut exalter ta verve, 
Qu'on voudrait voir couler gatment, 
Car des trésors sont en réserve 

Dans ton esprit souple et charmant. 


EpoOuARD CARBAULT. 





CHRONIQUE. 





Sépulture gallo-romaine à Villette. — En labourant une pièce de 
terre située sur la hauteur près du chemin de Villette à Villancy, et à 
environ 1,500 mètres du premier point, on a mis au jour une sépul- 
ture gallo-romaine. 

Elle consistait en une sorte de caveau en pierres de taille contenant : 
quelques ossements, un plat en terre rouge à surface très-lisse (fig. 2), 





uo petit vase en terre grise d’une grande finesse, de 0,05 de hauteur 
et 0,09 d'évasement (fig. 1); une soucoupe en terre grise, sur laquelle 
était placé un second petit vase en tout semblable au premier posé 
sur le plat; une fibule ou agrafe (fig. 4) en bronze; un quinaire 
d'argent très-fruste ayant assez l'aspect d'une monnaie consulaire ; 
une pièce, moyen bronze, d'Auguste; une pièce, moyen bronze, 
de Magnence, et enfin quelques charbons. 








{ Canton de Longuyon, département de la Mosclle. 


02 


Le plat dessiné figure 2 est d’une fort bonne exécution ; il présente 
un certain intérêt archéologique en ce qu'il porte le nom du potier 
DASSOS (fig. 3) quatre fois inscrit dans l’intérieur. I] a été imprimé . 
sur la terre avant Ja cuisson, de la même manière qu'on le ferait 
avec un cachet. L’une des empreintes est au centre du plat, légère- 
ment bombé en ce point ; les trois autres sont disposées suivant des 
rayons convergeant au centre, et entre deux cercles concentriques 
dont le plus grand a 0,125 de diamètre. Le plat a lui-même un dia- 
mètre de 0,25. Les lettres du mot Dassos sont en relief, elles sem— 
blent accuser le quatrième ou le cinquième siècle ; la date du qua- 
trième siècle élait d’ailleurs déjà indiquée par la monnaie de Mag-— 
nence trouvéc dans le tombeau. 


La vignette dont nous avons décoré la couverture et le titre de notre 
premier volume, représente un jeton de présence de la Société royale 
des sciences et des arts établie à Metz, en 1760 , par lettres-patentes 
du roi Louis XV. Nous extrayons à ce sujet les lignes suivantes du 
Journal de l’Académie royale des sciences et des arts de la ville de 


Metz, pour l'an de grâce 1766. 


< Feu M. le maréchal duc de Belleisle, gouverneur général des 
Evéchés, invariablement attaché à la gloire de son Souverain, au 
bien de ses peuples et de cette province en particulier , saisissant 
toujours les occasions d’être utile à sa patrie et de favoriser tout ce 
qui peut contribuer au bonheur de la France, ne s'est pas borné à 
procurer des lettres-patentes pour cette société formée dès l'année 
1757, sous le titre de société d'étude des sciences et des arts; il a encore 
voulu donner à cette ville et à cette province, depuis longtemps té- 
moins de ses bienfaits, une nouvelle preuve de sa bienveillance et de 
sa générosité en se déclarant protecteur de cette Académie et en lui 
assignant, par donation, une somme de 60,000 liv. pour fonder 
annuellement des prix, fournir des jetons destinés à maintenir l'as- 
siduité et subvenir aux dépenses indispensables. 
> Sa Majesté a approuvé les statuts qui lui furent présentés par 
M. le maréchal: et pour inarquer combien elle est satisfaite des ser- 
vices importants ct continuels de ce grand ministre, elle veut que 
> l'effigie de ce fondateur illustre soit empreinte à perpétuité sur les 


VUE VIN UV NY 


Vv vw 


sd v 


VU VvYu 


03 


prix ou grandes médailles que la société distribuera annuellement, 
et sur les jetons qui sont distribués aux présents dans les assemblées. 
> Les jetons auront à perpétuité, d’un côté l'effigie de son fon- 
dateur, et de l’autre seront gravés trois génies, dont l’un figurera 
les fortifications, le second, la décoration intérieure de la ville, et le 
troisième, les arts de premier besoin, caractérisés plus particulière- 
ment par leurs instruments, et pour devise : UTILITATI PUBLICÆ ; 
à l’exergue : FUNDATUR METIS 1760. > 


G. B. 





LES 


FRÈRES ENNEMIS, 


Épisode des premières guerres de la République. 


II. 
CURTIUS—-HANNES. 


Au moment où Ludwig arrivait sur le théâtre du drame dont nous 
avons raconté la première scène, Karl, à bout de force, cédait à sa 
destinée , et le loup furieux allait achever son œuvre de mort. 

Mais le brave Ludwig s'était rué d’un bond sur le monstre qui, se 
sentant blessé, se retourna contre l’agresseur... Alors commença une 
courte lutte que les acteurs de cette scène terrible considéraient avec 
cet épouvantement de rage insensée qu’excite le sentiment de l'im- 
puissance. Après des efforts surhumains, le comte de Glucksberg était 
parvenu à se dégager, et il s’élançait au sccours de Ludwig au moment 
où celui-ci, plongeant son bras gauche tout entier dans la gueule de 
l'animal féroce , lui donnait le coup de grâce de la main droite qui 
tenait la hache. 

La lutte était finie ; la victoire était complète. 

— Merci, Ludwig, dit le comte... Je n’oublierai jamais ce que vous 
avez fait pour moi. 

— Tu m'as sauvé la vie, ce qui est peu, mais tu as aussi sauvé ma 
sœur et mon maître, dit Karl en se relevant à son tour. Tu es plus que 
mon ami, tu es mon frère! 

Et les deux jeunes gens s’embrassèrent en pleurant. 

Dans les dernières convulsions de la mort, le loup raidissait encore 
ses énormes pattes et faisait grinéer ses dents aiguës et blanches. Une 
détonation retentit. C'était Hannes qui, s'étant laissé couler à terre, 


99 


s'était sournoisement emparé du fusil du comte et avait tiré à bout 
portant sur le fauve expirant.… 

— Tu l’as commencé, Ludwig... dit-il en prenant une .pose de 
triomphateur... mais c’est moi qui l’ai achevé. Vous entendez, Gredlé, 
vous avez deux sauveurs ! .… | 

Quelques instants après, nos héros s’acheminaient vers le château, 
Hannes portant sur ses robustes épaules la dépouiile du monstre, à 
l'instar d’Hercule se drapant dans la peau du lion de Némée. 


Franchissons maintenant par la pensée les deux tiers de cette année 
fatale qui vit sombrer, dans la tourmente révolutionnaire, l'antique 
monarchie de saint Louis. Depuis le mois d'octobre 1791 jusqu’au 
mois d’août 1792, bien des changements s’étaient opérés dans la 
société francaise qui commencait à trembler sur ses bases au souffle 
des passions déchainées. Les fureurs allumées à Paris, ce grand foyer 
des idées nouvelles, rayonnaient déjà dans toutes les directions et 
remuaient les provinces les plus éloignées du centre, les hameàux, un 
an auparavant, les plus paisibles. Bien des cœurs honnêtes s’étaient 
laissé prendre à l'éclat des théories du jour, partout colportces; inca- 
pables de discerner le vrai du faux dans l'élan d’émancipation qui 
emportait la France, bien des gens couraient en aveugle vers Îles 
catastrophes prochaines!... Ludwig, comme tant d’autres, s’était laissé 
éblouir par le mirage trompeur des illusions révolutionnaires et avait 
embrassé avec ardeur les principes nouveaux, Obéissant à cet instinct 
de liberté, qui est impérissable dans la conscience de tous les hommes, 
parce que Dieu lui-même en a déposé le germe dans tous les cœurs, 
il suivait d’un œil attentif et sympathique le mouvement de l'esprit 
public et s’y associait au gré de ses désirs et de ses espérances. Il ne 
pouvait savoir quelles déceptions l'attendaient dans la carrière où il 
s'engageait si résolument ; à la lueur des premiers éclairs sillonnant 
les nuées qui s’amoncelaient à l'horizon, il ne lui était pas donné de 
prévoir les terribles coups de foudre que l'orage devait sitôt dégager. 
L’œil fixé vers l’image de la liberté, il allait droit au fantôme en lais- 
sant derrière lui la réalité! 

Les opinions embrassées par Ludwig n'avaient nullement affaibli les 
sentiments d'affection qui l’unissaient à Karl. Celui-ci, n’étant pas 
français, n’avait pas voulu prendre parti dans les luttes qui commen- 
çaient à diviser les citoyens et les familles. D’ailleurs son dévouement 
pour son maître , sa tendresse pour sa sœur lui tenaient lieu de prin- 
cipes politiques et absorbaient toutes les facultés de son âme. Il ne 


06 


savait qu’une chose, c’est qu’il était prêt à donner sa vie pour ceux 
qui lui étaient chers. Cette nature simple et énergique dans sa fierté 
ne dépensait pas ses forces dans le domaine des idées, il les réservait 
tout entières pour l’heure du sacrifice et du dévouement. 

Nous savons que Ludwig nourrissait une passion profonde pour la 
sœur de son ami, et Karl, de son côté, faisait des vœux ardents pour la 
réalisation des projets d'union dont Ludwig l’entretenait souvent. L’ex- 
trême jeunesse de Gredlé avait jusqu'ici empêché le jeune patriote de 
se déclarer ouvertement à la jeune fille toujours affectueuse, mais plus 
réservée encore avec lui. Karl, au reste, avait souvent parlé à sa sœur 
de l'affection que Ludwig lui avait vouée, ne cachant pas les encou— 
ragements fraternels qu’il croyait devoir lui donner... Mais Gredlé 
n’accuecillait qu'avec froideur les confidences de son frère, tantôt se 
retranchant dans un silence que Karl ne pouvait guère interprèter 
favorablement , tantôt se jetant à son cou en l'assurant que son affec- 
tion pour lui suffisait à son bonheur. Souvent aussi, pour rompre 
un entretien qui semblait l’embarrasser, la gracieuse enfant commen- 
çait une de ses plus mélodieuses chansons , improvisant des strophes 
câlines où elle exaltait les bontés fraternellés et l’union et la paix de 
leur tranquille foyer. Que vouliez-vous qu? Karl, désappointé négo— 
ciateur, répondit à la malicicusce fille qui le prenait par son faible et 
étouffait sa plainte sous des cascades ruisselantes de fioritures?... 

À son tour il embrassait Gredilé de tout son cœur, et tout était dit. 

Au jour où notre récit recommence, on élait arrivé au mois d'août. 
Un matin, Ludwig, plus grave que de coutume, vétu de ses plus beaux 
habits, entra chez Karl qui habitait les communs du château, les- 
quels étaient séparés par une vaste cour des murs antiques du manoir. 

—- Karl, dit Ludwig à son ami, tu sais combien j'aime Gredlé et 
quel est mon désir de voir se resserrer encore notre amitié en deve- 
nant ton frère devant Dieu? Ne m'interromps pas. Je ne puis douter 
de tes sentiments. tu approuverais de grand cœur le choix de Gredlé 
s’il m'était favorable, mais je n'’ignore pas aussi que ta sœur, soit 
éloignement pour moi, soit insouciance des réalités de la vie, ne paraît 
pas disposée à me confier le soin si doux de son bonheur sur la terre. 
Aussi, je ne vicndrais pas l’entretenir de mes projets si je n’y étais 
poussé par un molif plus sérieux que les intérêts de mon amour. Les 
circonstances sont graves, Karl. Des jours difficiles, des épreuves 
pénibles se préparent, et il me semble qu’unis tous les trois nous 
serions plus forts pour résister aux malheurs qui, peut-être, vont 


57 


fondre sur la France et sur nous. Je ne te parlerai pas, Karl, des évé- 
nements politiques qui s’accomplissent, de ceux qu’il est possible de 
prévoir, car les sentiments de mon cœur en cette matière ne sont pas 
les tiens, et je ne veux pas qu'il y ait de froissements entre nous; 
mais les opinions mêmes que tu n’approuves peut-être pas et que je 
partage, peuvent être pour toi, pour ta sœur une égide et une sauve- 
garde. En ne formant qu’une même famille, nous serons plus forts 
pour résister aux coups du sort, et j'éprouve une joie pure et sereine à 
me dire que ma tendresse est ici d'accord avec ma raison, et qu’en 
venant, Karl, te demander la main de ta sœur bien-aimée, je ne suis 
ni un orgueilleux Ni un égoïste. 

— Tu as raison, ami, dit Karl en tendant la main à Ludwig, tu 
as raison de croire que je n’ai pas de désir plus ardent que celui de te 
voir l'époux de Gredlé. Mais, ce que je lui ai dit bien souvent, il faut 
te le répéter : ma sœur est sinon maîtresse de ses actions, au moins 
libre de son choix. 

— Aussi, Karl, c’est l'agrément du frère de Gredlé, de celui qui 
lui tient lieu de père, que je viens réclamer ici, me réservant de faire 
tous mes efforts pour obtenir de Gredlé la confirmation de mes espé- 
rances qui sont aussi les tiennes. Aujourd’hui même, je parlerai à 
Gredlé, je lui peindrai l’excès de mon affection et peut-être. 

En ce moment la jeune fille entrait en fredonnant chez son frère ; 
ses joues, animées par une course matinale, avaient l’éclat tendre du 
calice d’une rose; ses grands yeux, légèrement relevés comme ceux 
d'une gazelle, brillaient comme les perles de rosée où vient se jouer un 
rayon du soleil... À la vue de Karl, un léger nuage vint troubler la 
serénité de son front, et ce fut avec un embarras ingénu qu’elle alla 
à lui et confia sa petite main toute fraîche à la main frémissante du 
jeune homme. 

Karl, en frère bien appris, décrocha son chapeau appendu au 
mur, s'empara du premier instrument aratoire qui lui tomba sous la 
main, et d’une voix émue qui contrastait fort avec la vulgarité de ses 
paroles : 

— Je vais, dit-il, sarcler mes laitues. Allons!... enfants, causez 
à l'aise. 

Gredlé, prise au piége, eut une petite moue significative et fit miné 
de suivre son frère, mais Ludwig l’arrèta par un geste suppliant.… 

— Gredlé, dit-il avec un regard où le reproche était éloquent, pour- 
quoi me fuyez-vous quand votre frère vous permet de rester avec 
moi ?.….. 


O8 


Gredlé resta silencieuse et pensive, 

— Est-ce donc, Gredlé, que vous avez pour moi plus que de l’in- 
différence ?.… ‘ 

— L'ami de mon frère ne peut m'être indifférent, Ludwig... dit 
la jeune fille dont le regard était vague et l’accent froid. 

— Écoutez-moi, Gredlé.. dit Ludwig avec une hésitation anxieuse 
qui se lisait sur son front aux veines saillantes, sur ses lèvres blanches 
qu’agitait un tremblement convulsif... écoutez-moi, de grâce... J'ai 
l'aveu de votre frère pour vous demander d’être à moi pour la vie. le 
voulez-vous ?.….… 

Gredlé ne trouva pas un mot de réponse; cepenÎant sa poitrine vir- 
ginale se soulevait sous l'effort d’un trouble inconnu. La pourpre de 
son front révélait son agitation, son angoisse, peut-être. 

— Un mot de vous, Gredlé, ce sera la félicité de ma vie entière, 
ce sera, j'ose le dire, le bonheur de Karl. 

— Et si ce mot prononcé faisait mon malheur pour toujours, 
Ludwig? dit enfin la jeune fille avec un accent profond et une sorte 
de ricanement amer. Ludwig est un excellent ami, et Karl est un 
bien bon frère, mais faut-il dire adieu à mon rève pour Karl et 
pour Ludwig ?.… 

Gredlé avait accentué ces paroles étranges avec une sorte d’exalta- 
tion et en regardant Karl avec une fixité fiévreuse. 

— Gredlé, mon amour, dit Karl en se imettant à deux genoux 
devant la jeune fille... le ciel m’est témoin que je ne vis qu'en vous, 
pour vous et par vous. Il suffit, je vais vous quitter pour mourir où 
je pourrai ; mais, ma Gredlé, en échange du sacrifice de ma vie, lais- 
sez-moi vous dire une fois les tendresses insensées de mon cœur, lais- 
sez-moi m'anéantir devant vous dans le sentiment de mon impuissante 
folie... Ç’en est assez!... J'ai vu dans l'éclair froid de votre regard qui 
se baisse sur moi, le reflet des glaces de votre cœur. Oh! je le sais, 
rien ne saurait les fondre, non pas même les rayonnements de mon 
cœur qui brûle... Je ne vous demande donc pas votre secret et je vous 
dévoile le mien. Mon secret, c’est que vous étiez le but de ma vie, 
c'est que vous éliez sa poésie, c’est que votre indifférence est ce qui 
la lue comme ferait l'acier d’une épéc. Je révais d’être pour vous un 
père, un amant et un époux tout ensemble, et de mettre ma poi- 
trine au devant de tous les coups qui auraient pu vous atteindre. 
Gredlé, comme toutes les filles d’Eve, vous passez à côté du bonheur 
qui vous tend les bras pour courir à l'illusion qui doit vous perdre !.… 


99 


N'importe, je vous aime avec une frénésie qui m'épouvante ; vous 
avez, Gredlé, cet égoïsme féroce de l'indifférence qui ne cherche pas 
même un mot de consolation pour une douleur comme la mienne, 
et pourtant, j'adore cette naïve cruauté qui veus fait plus belle et 
plus attrayante... Gredlé, Gredlé.… j'ai des sanglots dans la voix et 
l'enfer dans le cœur, et je vous aime, vous qui me tuez, je vous aime 
follement , comme un vieillard, comme un enfant... Je vous aime 
assez, enfin, pour m’humilier devant vous et-pour chérir mon hkumi- 
liation ! 

Et Ladwig pleurait, pleurait. Gredlé pleurait aussi. 

— Mon bon Ludwig, dit-elle avec un joli petit sanglot bien amené, 
consolez-vous... votre douleur sera l’un des chagrins de ma vie; mais 
enfin , je vous dois la vérité... je ne vous aime pas, Ludwig, et ne 
puis vous appartenir. ° 

Cela dit, elle serra gentiment la main de Ludwig et quitta l’appar- 
tement non sans adresser un regard au pauvre amoureux courbé sous 
l'arrêt qu'il venait d’entcndre. 

Ce regard avait une saisissante éloquence. Gredlé était bonne comme 
les anges, compatissante comme cux, mais Gredlé était femme, et 
toutes les femmes sont friandes des larmes qu’elles font répandre, 
méme quand clles sont bien décidées à n’en pas tarir la source. Il y 
avait comme une fugitive lueur de satisfaction orgucilleuse dans le 
regard de Gredlé. | 

Ludwig se retira sans voir Karl. 


Le soir du même jour, une assemblée populaire avait licu dans un 
bourg voisin du château de Glucksberg. Tous les patriotes des envi- 
rons s’y étaient donné rendez-vous et la réunion étail assez nombreuse. 
Elle se tenait dans la grande salle de la maison d'école transformée 
pour la circonstance en prétoire politique. La chaire du professeur, 
devenue la tribune aux harangues, était occupée par un orateur avec 
lequel nous avons déjà fait connaissance. Hélas !... oui, le brave 
Hannes avait, lui aussi, sacrifié aux dieux du jour, et nous voyons en 
lui l’un des meneurs en vogue du club campagnard. Posé carrément 
sur l’estrade, il attendait tranquillement que le silence se fit pour 
commencer sa brillante improvisation. Son énorme têle était coiffée 
du bonnet phrygien duquel s’échappaient les ondes roussâtres de sa 
longue chevelure, Sous l’influence d’une température sénégalienne ct 
aussi des libations patriotiques dont il avait cru devoir arroser son 
éloquence , son visage avait des tons cramoisis en parfaite harmonie 


60 


avec les nuances rouge sur rouge de sa tête herculéenne. II était clair 
que des miracles de prose patriotique allaient électriser les auditeurs 
de notre Mirabeau rural. 

Le silence ne se rétablissant pas assez vite, Curtius-Hannes, car le 
fougueux patriote avait cru devoir se donner un prénom romain, 
prit, sous la table à laquelle il s’appuyait, une bouteille à demi- 
pleine et en but sans façon une gorgée ou deux en manière d’exorde 
insinuant. 

Il paraît que cette libation était le signal par lequel l’orateur était 
accoutumé de réclamer l’attention de son public; ce qu'il y a de sùr, ” 
c'est que les conversations cessèrent à peu près, et que l’orateur se 
leva enfin, dessinant une pose majestueuse appropriée à la circons— 
tance. 

— Citoyens, dit-il, le moment est venu d’imprimer une salutaire 
terreur aux ennemis de la liberté. Autour de nous, sans que vous 
vous en doutiez, les amis du tyran préparent dans l'ombre de perfides 
machinations et méditent de nous ramener à l’antique esclavage. 

Curtius, très-satisfait de ce début qu'il avait appris mot pour mot 
dans unc brochure jacobine, crut devoir se témoigner à lui-même sa 
satisfaction en ingurgitant une nouvelle rasade. 

L'auditoire l’avait, du reste, beaucoup applaudi. Il reprit, en pas- 
sant avec un geste olympien le revers de sa large main sur son 
énorme bouche : 

— Faisons un exemple autour de nous, punissons les traîtres qui 
osent attenter à la majesté du peuple souverain. 

— Bravo! cria l'auditoire; les traîftres où sont-ils? 

— J'entends demander où sont les traftres?... accentua l’orateur 
en roulant formidablement dans leurs orbites ses petits yeux gri- 
sätres..… JÎls vous entourent, ils vous crèvent les yeux !... Citoyens, je 
ne vous dis que ca... la patrie est en danger... Caracalla est à nos 
portes |... 

— Catilina!... dit le mattre d'école confondu dans Ja foule, mais 


dont l’érudition se révolta. 
— Caracalla!... Catilina!... le nom ne fait rien à l’affaire, dit Cur- 


tius-Hannes qui ne se déconcertait pas pour si peu. Qu'il vous suffise 
de savoir, citoyens, que vous nourrissez des suspects dans votre sein 1. 
Je dénonce à la vindicte du peuple le ci-devant comte de Glucksberg 
qui, dans son château, conspire contre la révolution , en entretenant 
des correspondances suspectes, en continuant à porter un titre qui 


61 


est une insulte à la sainte égalité, en conservant dans ses salons l’image 
des tyrans passés et présents... Je n’en finirais pas, citoyens, si j’é- 
numérais ici tous les attentats dont ce ci-devant se rend journelle- 
ment coupable envers la nation régénérée ; qu'il me suffise de vous 
dire qu’à l’heure actuelle il médite un crime plus grand encore que 
tous ceux dont vous avez entendu le récit... Le traître veut quitter le 
sol sacré de la patrie pour rejoindre les aristocrates qui l’ont précédé 
à l'étranger, et ce projet il doit l’accomplir.. cette nuit même. Nou- 
veau Régulus, il part pour porter les armes contre son pays! 

— Coriolan.. dit l’intraitable maître d'école. ) 

— Coriolan?... fit Hannes en se grattant l'oreille... au fait, c’est 
possible. Eh! bien, citoyens, laisserons-nous fuir l’ex-satellite du 
tyran, de braves patriotes comme nous im permettront-ils de fran- 
chir la frontière, quand leur devoir est de le livrer à la justice du 
peuple ?.… 

— Mais es-tu bien sûr, citoyen orateur, de ce que tu avances ?.… 
hasarda un patriote équivoque que le brillant réquisitoire de Curtius 
n'avait pas suffisamment convaincu. 

— Si j'en suis sûr? apprenez donc, citoyens, que le carrosse du 
ci-devant a été nettoyé ce matin, préparé, muni de tout ce qui est 
nécessaire à un départ; que le cocher est averti, que les chevaux sont 
prêts et que c’est dans une heure que le traître doit franchir la fron- 
tière.. Sommes-nous oui ou non des patriotes ?.… 

— Oui, oui... à bas les ennemis du peuple! 

— Eh! bien, dit solennellement Curtius-Hannes en montrant la 
porte du prétoire avec un geste d’empereur, qui m'aime me suive |. 
à Glucksberg ! 

— À Glucksberg !.. hurla la foule qui en un instant se répandit 
dans le bourg, où le tocsin faisait entendre son glas sinistre. 

Chacun s’arma au hasard de ce qui lui tomba sous la main, fusils 
rouillés , hallebardes vermoulues, instruments aratoires, socs de char- 
rue. Hannes, en sa qualité de général en chef de l’expédition, ceignit 
un énorme sabre de cavalerie qui lui battait les talons et qu'il faisait 
résonner sur tous les cailloux du chemin. 

La troupe, torches en tête, se dirigea sur le château de Glucksberg. 

Mais qui donc avait pu allumer, dans le cœur de notre paisible 
Hannes, cette haine ardente contre le jeune comte?... Ceci demande 
un mot d'explication. 

Quelques mois avant la journée du 10 août, Hannes, qui brülait 


62 


toujours d’un feu indiscret pour la belle Gredlé, et qui n'avait pu lui 
persuader qu'elle le payait de retour, avait cru faire merveille en se 
présentant au château pour demander officiellement au comte la main 
de la sœur de son intendant. Il augurait bien de cette démarche et 
disait à qui voulait l’entendre qu'il deviendrait bientôt l'époux de la 
perle de Glucksberg. 

— Eh! c’est toi, Hannes, avait dit le jeune homme en apercevant 
le futur tribun... quelle bonne pensée t’amène ?.… 

— C’est un projet à moi... monsieur le comte... Vous n’êtes pas 
sans avoir entendu dire que Gredlé et moi, vous savez, Gredlé, la 
sœur à Karl, votre intendant, nous nous adorons, c’est le mot... 

— Tu m'en apprends de belles!... dit le jeune homme que son 
valet-de-chambre accommodait devant un miroir à facettes latérales, 
chef-d'œuvre de l’art vénitien. 

— Mais, vous savez... poursuivit Hannes, les femmes sont fantas- 
ques, et c’est quand elles aiment le plus qu’elles l’avouent le moins. 

— Peste!... mon cher, tu as de la rhétorique! il est donc bien 
convenu que Gredlé t'aime fort, mais ne veut pas en convenir ?.… 

— Juste, mais elle souffre intérieurement , que c’est une pitié. Ma 
foi, je me suis dit qu’il n’y avait qu’un moyen d'en finir, et que c'était 
de la rendre heureuse malgré elle. 

— Puissamment raisonné! 

— Si bien, que je viens vous prier, en votre qualité de scigneur 
du lieu et de maître de Gredlé, de lui ordonner de m'épouser de- 
main... sauf vol’bon plaisir. | 

— Ta logique est pressante, sais-tu ? 

— Ainsi, c'est convenu... 

— N’allons pas si vite en besogne ; il me vient un scrupule.….. Sais- 
tu que ton raisonnement pourrait bien pécher par sa base?... Es-tu 
bien sûr , par exemple, que Gredlé a pour toi la tendresse que tu lui 
supposes ?. | 

— Douter d'elle, Monsieur le comte, je douterais plutôt de moi- 
même... 

— Mais encore ?.… | 

— Et pourquoi, s’il vous plaît, Gredlé ne serait-elle pas éprise de 
moi ?... 

En ce moment, la coiffure du jeune homme était arrivée à son point 
de perfection; il se leva, pirouetta sur les talons avec une grâce 
goguenarde, prit Hannes par la main et le fit asseoir sur le fauteuil 
qu'il venait de quitter. 


63 


— Tu demandes pourquoi ? dit-il avec un petit éclat de rire gra- 
cieusement modulé.. Eh bien! mon pauvre Hannes, regardes-toi.… 

— Mais, Monsieur le comte... 

— Allons!...si tu te vois comme tu es, c’est-à-dire fort laid, tu 
dois comprendre pourquoi Gredlé ne veut pas de toi pour mari. 

Et le comte , riant toujours, rentra dans son appartement en disant 
adieu à Hannes du bout de son mouchoir de batiste ambrée. 

Le pauvre amoureux, en se mirant, faisait une mine si piteuse, et 
sa laideur éclatait avec une telle évidence, qu'un pressentiment de 
la vérité lui traversa pour la première fois la cervelle. El se douta 
qu’il pouvait bien ne pas étre un modèle achevé de beauté et de grâce 
viriles. Cette découverte avait fait éclore instantanément en lui les 
germes de la haine et de l’envie!.… | | 

Devant le miroir du comte, Hannes était devenu tout-à-coup un 
fougueux jacobin. 

La nuit commençait à tomber; il était sept heures et demie du soir, 
on était à la fin d’août. La troupe des patriotes , d’après les recomman- 
dations de son chef, s’avançait en silence dans un chemin de la forèt 
qui conduisait au château. À cent pas de l’enceinte extérieure , une 
dizaine d'hommes se détacha du groupe principal , et bientôt toutes 
les issues du château furent gardées. Hannes, avec un tact qui lui 
faisait honneur, s’était élancé vers l’habitation occupée par Karl et sa 
sœur, et avait enfermé, à leur insu, l’un et l’autre dans leur ap-— 
parlement en mettant à leur porte deux sentinelles chargées d'empé- 
cher leur fuite. 

Cette précaution prise, et elle n’était pas inutile, Hannes avait re- 
joint sa troupe et les patriotes invisibles , mais prêts à agir, se grou- 
pèrent à quelques pas de la porte d’entrée du château. 

Le judicieux Hannes ne s'était pas trompé. Commençant à pres- 
sentir le sort qui l’attendait, le comte de Glucksberg s'était décidé à 
quitter la France pour demander à l’étranger un séjour plus tranquille. 
Tous ses préparalifs étaient faits, comme l'avait dit notre tribun, 
mais il n'avait communiqué son projet à personne, pas même à 
Karl, qu'il ne voulait pas compromettre inutilement, D'ailleurs il 
était sùr que son fidèle serviteur ne tarderait pas à le rejoindre sur 
la terre de l'exil. Il'avait fallu la surveillance active qu’exerçait Hannes 
et aussi cette lucidité divinatoire qu’inspire une haine profonde, pour 
lui faire découvrir les projets du comte. 

Au moment où l'horloge du château sonnait huit heures, les portes 


\ 


64 : 


du manoir s’ouvrirent sans bruit, et une voiture dont les armoiries 
étaient mal effacées sur les panneaux, s’engagea sur le pont-levis. 

Au même instant, une douzaine d'hommes s’élancérent le sabre 
aux dents, s'attachèrent à la bride des chevaux et firent reculer l’at- 
telage.… 

La portière de la voiture s'était ouverte. 

— Ci-devant comte de Gluksberg, dit Hannes, je t’arrête au nom 
du peuple !.… 

— Qu'est-ce que c'est, drôles? dit le comte en armant ses pis- 
tolets.. Place L... faites-moi place , ou je fais feu. 

Et le jeune homme quitta la voiture, les deux bras tendus, les ca- 
nons de pistolets brillant à la lueur sinistre des torches. 

— Mort au ci-devant !... hurla la foule. 


Auguste GIRONVAL. 


(La suite à une prochaine livraison.) 


L'administrateur-gérant de l’Austrasie, 


A, ROUSSEAU, 





Metz , Imp. de Pallez et Rousseau. 


NOTICE 


sur 


L'AQUÉDUC ROMAIN DE CORZE À METZ. 


MON IY I 


DEUXIÈME PARTIE :. 


(Suite.) 





8 Î. — PARCOURS ENTRE GORZE ET ARS. 


Ce qui nous reste du canal commence au moulin de 
Gorze À ; ce canal est conservé en entier depuis le moulin . 
jusqu'aux tanneries, à l’autre extrémité du bourg, et passe 
sous toutes les maisons qui forment la droite de la rue prin- 
cipale. « À 43 pieds du point de départ, à environ 4 pieds 
» au-dessus du fond de l’aquéduc, on voit une gargouille 





Comme les recherches sur l’aquédac ont été faites avec le plas grand 
soin par l'auteur du 1‘ volume de l'Histoire de Melz, nous avons pensé 
qu'il devenait intéressant de reproduire les principaux passages d’un livre qui, 
blen que peu rare, ne se trouve plus cependant depuis longtemps dans le 
commerce. Ces extraits pourront peut-être éviter les recherches ct remplir 
par saile le but que nous nous proposons dans un arlicle auquel de récents 
projets donnent le simple mérite de l'actualité. 


D 


66 


qui fournit à peu près # pouces d’eau par minute. Il est 
hors de doute qu’elle a été posée , lors de la construction 
de cet aquéduc, pour y introduire les eaux que fournit 
la montagne de St-Blin, attention qu’il paraît que les Ro- 
mains ont toujours eue dans la construction de leurs aqué- 
ducs, lorsqu'ils ont rencontré des eaux propres à augmen- 
ter le volume de celles des sources principales. » 
L’aquéduc prend ensuite sa direction sur la croupe de la 
montagne, du côté de Ste-Catherine, et va couper le che- 
min de Gorze à Metz, au point B; il est à peu près entière- 
ment ruiné en cet endroit. « On remarque que le massif est 
» là presqu’au niveau de la chaussée, preuve que les terres 
» y ont croulé considérablement, et que la montagne est 
» diminuée, dans cette partie, au moins de 6 à 7 pieds. » 
Arrêtés probablement ici par quelques plis de terrain, les 
Romains ont été obligés de faire un grand détour; l’aqué- 
duc suit la rive droite d’un ruisseau qui coule dans une pe- 
tite vallée appelée Parfondval, traverse ensuite ce ruisseau, 
et, se repliant sur lui-même, vient de nouveau couper la 
route de Gorze à Metz, au point D, peu éloigné du point B. 
Les sources de Parfondval ne sont peut-être pas étrangères 
à ce détour. La voûte, en effet, qui subsiste encore en quel- 
ques endroits, est presqu’entiérement remplie par les sables 
que charrie la source qui sort au point D. « Il y a lieu de 
» croire que cette fontaine ct loutes celles qui coulent dans 
le vallon, augmentaient le volume d’eau tirée de Gorze. 
Elles sont si considérables, que M. de Creil, intendant de 
Metz, y fit autrefois faire une tranchée, dans le dessein 
de découvrir le réservoir que l’on soupçonnait être dans 
cet emplacement ; mais sa curiosité ne fut point satis- 
faite. Ces eaux, selon toute apparence, se jetaient dans 
l'aquéduc par de simples gargouilles, ainsi que celles de 
St-Blin. À gauche du ruisseau, et vis-à-vis le point C, 
se trouvait un regard de 6 pieds en carré. Il y en avait 
sans doute de semblables, de distance en distance, pour 


ES VYSE Y% 7 


5 OS ESS VS ST % . 


67 


e » entrer dans l’aquéduc et y faire les réparations néces- 
» saires. » 

«L’aquéduc dirige de là son cours vers le fief de Ste-Ca- 
» therine. On remarque ici, comme au point B, que le 
» ciment du fond est présqu'au niveau de la chaussée, in- 
» dice certain que les terres y ont également croulé ; » puis 
il suit et tourne la montagne, et vient couper le chemin de 
Novéant à Gorze, au point H, « à environ 95 toises de la grande 
» croix de pierre au-dessus du château. » 

Dans tout ce trajet, sa conservation est merveilleuse. Le 
ciment qui le recouvre intérieurement est lisse comme du 
porphyre , et la maçonnerie a acquis un tel degré de dureté, 
que la pioche ne peut l’entamer qu'avec beaucoup de diff- 
culté. 

De Novéant, il continue toujours à mi-côte vers Dornot ; 
mais il est loin d’être aussi bien conservé dans cette partie. 

En faisant fouiller au point I, nous avons trouvé les murs 
entiérement dérangés, ils avaient tellement perdu leur 
aplomb, qu'ils se joignaient par le pied et formaient un 
angle três-obtus, position qui indique quelques tremble- 
ments de terre, ou du moins quelqu’éboulement consi- 
» dérable arrivé dans ce canton. » Et cependant les Romains, 
qui avaient bien reconnu la mobilité du terrain, avaient pris 
des précautions extraordinaires; car, un peu au-delà de 
Dornot , le mur du côtè de la montagne n'avait pas moins de 
« 7 pieds d'épaisseur. La pente de la montagne, extrème- 
» ment rapide, demandait sans doute un mur de cette force 
» pour soutenir la poussée des terres. » 

L’aquéduc passe ensuite derrière Ancy. Le mur opposé à 
la côte avait « 9 pieds d'épaisseur », ce qui ne l’a pas empêché 
de glisser sur le massif, « et de descendre, suivant la pente 
» du coteau, d’au moins 12 toises. » Il va aprés tourner 
dans une gorge, au-dessous d’une maison de campagne ap- 
pelée la Joyeuse, pour revenir ensuite sur Ars. Les murs 
sont encore ici renversés sur le massif. Au point N, toute- 


S YA 


68 


fois, on l’a trouvé bien conservé « à la hauteur de 2 pieds 
sur 3 de largeur dans œuvre. Le ciment surtout est aussi 
entier que s’il venait d’être mis, mais il n’est pas si beau 
que celui que l’on a trouvé du côté de Gorze. Là, 1l est 
trèés-fin, très-poli, au lieu qu'ici il est très-grossier , ra- 
boteux et mêlé en partie de sable de Moselle. Ce qui pour- 
rait faire soupçonner que les Romains, ennuyés de la 
longueur du travail, avaient pris moins de précautions à 
mesure qu’ils avançaient. 

» En suivant le cours de l’aquéduc, depuis le moulin de 
Gorze jusqu’au pont, il a 6286 toises, distance sur la- 
quelle nous n'avons trouvé que 29 pieds 5 pouces 41 li- 
gnes de pente; ce qui fait que la pente, par toise, n’est 


que de #27, qui est à bien peu de chose près ? de ligne.» 


US VE US % Y 


VU OV x  v% 


$ I]. — PARCOURS ENTRE ARS ET JOUY. 


Avant de se relier à l’aquéduc extérieur, le canal venait, 
en traçant une courbe assez prononcée, aboutir dans un 
bassin, entiérement ruiné aujourd’hui, dont la partie ap- 
puyée à la montagne formait un arc de cercle, tandis que 
k partie opposée était rectangulaire. Ce réservoir avait « 28 
pieds ‘/, de longueur sur 21 pieds ‘/, de largeur dans 
œuvre.» Les murs se composaient, à l’intérieur, de moëllons 
bruts posés à bain de mortier; les faces internes ou exter- 
nes, de moëllons appareillés et posés par assises réglées ; 
« l’épaisseur variait de 3 à 3 pieds ‘/,. » 

Au milieu de ce réservoir se trouvait un autre bassin de 
« 14 pieds de longueur sur 9 pieds ‘/ de largeur et de 1 pied 
de profondeur, » destiné probablement à recevoir le dépôt 
formé par les eaux. 

L’embouchure de l’aquéduc s’ouvrait au milieu de la par- 
tie circulaire; « sa hauteur sous voûte était, en cet en- 
droit, de 5 pieds 8 pouces sur 3 pieds de largeur dans 


69 
œuvre.» À peu de distance, on voyait aussi l’orifice d’un canal 
de décharge qui prenait sa direction vers Ars. Enfin, en face 
de l'embouchure principale, commençait le double canal qui 
régnait sur toute l’étendue des arches. 

La voûte du réservoir était « en arête et avait ses ogives 
» en pierre de taille. Ses reins avaient au moins 4 pieds 
» d'épaisseur. L'intérieur, révêtu d’une couche de ciment 
» de 3 lignes d'épaisseur, » était, chose étrange, couvert 
de peintures à fresque. Malheureusement, à l’époque des 
fouilles, ces peintures étaient trop dégradées pour permettre 
de distinguer les sujets qu’elles représentaient. 

Au-dessus de la voûte existait un toit formé de tuiles rec- 
tangulaires avec des bords relevés, et d’autres tuiles roñdes 
(à peu près comme celles dont on fait usage aujourd’hui), 
qui servaient à recouvrir les joints que les tuiles plates 
laissaient entre elles. Ces tuiles avaient communément « 14 
à 15 pouces de longueur sur 1 pouce d’épaisseut. » 

Au sortir du bassin, l’aquéduc s’appuyait sur le pont dont 
nous voyons encore les débris. 

« Lé dessus de ce pont avait 10 pieds 10 pouces de lar- 
» geur et était divisé, en deux parties à peu près égales, par 
» un mur de briques triangulaires tellement disposées qu'elles 
» s’engrénent pour ainsi dire les unes dans les autres. Ce 
» mur, de 18 poucés d'épaisseur et recouvert d'environ 
» À pouce de ciment, régnait sur toute la longuëtf 5 et 
formait un double canal (celui du côté d’Ars avait « 2 picts 
» 8 pouces de largeur dans œuvre, et celui du côté d’Ancy 
» 2 pieds 4 pouces »). L’utilité de ce double canal consistait 
apparemment à pouvoir laisser couler les eaux d’un côté 
tandis qu’on réparait l’autre. 

« Les murs des deux côtés, parallèles à celui du milieu, 
» avaient 2 pieds 3 pouces d'épaisseur, et étaient construits, 
» en dehors, de briques de 2 pieds ‘/, de longueut, et, en 
» dedans, de briques triangulaires de 5 pouces de queue. » Le 


10 


fond du canal était plat et formé de briques rectangulaires 
qui, placées bout à bout, le garnissaient exactement *. 

Quant à la hauteur et à la couverture du double canal, 
on en est réduit aux suppositions, puisque depuis longtemps 
il n’en reste plus aucun vestige. Pierre Divée, cité par Gérard 
Mercator *, assure que, de son temps, « les habitants de 
» Jouy rapportaient que le plus haut de ces arcades était 
» enduit d'un ciment de rouge couleur , et qu’à son milieu 
» y avait une maisonnette, mesme encore vue, n’a pas long- 
» temps, ouverte des deux côtés. » 

Le corps de l'édifice est en moëllons bruts, les faces en 
moëllons taillés d’échantillon, différant toutefois dans leurs 
dimensions, « car les uns ont 3 pouces de hauteur et les 
autres 4. Leur longueur est tantôt de 5, tantôt de 6 ou 
» 7 pouces, et leur queue de 40 à 12 pouces. Les voussoirs, 
» à double rangée, sont faits de même pierre et réguliers : 
» ils ont 1 pied de longueur du joint à la tête, et 3 pouces 
» 4 ligne d’épaisseur à l’intrados. » 

La pierre de ces moëllons et voussoirs venait probable- 
ment des carrières situées au-dessus d’Ancy. D. Tabouillot 
rapporte, en effet, qu’un particulier « assure avoir trouvé, 
» dans une fondrière, une grande quantité de ces moëllons 
» tout préparés, parmi lesquels un instrument de fer fait d’un 
> côté co e un pic, et de l’autre comme une hache. » 

Les impostes sont en pierres de taille et viennent des car- 
rières de Norroy. | 


| -J 


* Lors des dernières réparations faites aux arches, ou trouva quantité de 
ces énormes briques, dont chacune pèse, en moyenne, environ 20 kilogram- 
mes. Elles sont sillonnées , dans le sens de la longueur , par des raies ondu- 
lées et assez profondes. Ces raies avaient pour but de les faire adhérer inti- 
mement au ciment qui les recouvrait, et , dans certains endroits, cette adhérence 
est telle, que, en enlevant le ciment, on enlève en même temps des fragments 
de la briqne. 


2 Atlas, T. 4, page 220. 


71 

« Toutes les arcades sont de même bâtisse et dans les mêmes 
» proportions, celle sous laquelle on passe à Jouy, est de 
» 57 pieds de hauteur. Elle a 17 pieds ‘/, d'ouverture au dia- 
» mèêtre de sa voûte, et 14 pieds ‘ /, au raiz-de-chaussée. Ses 
» piles ont en bas 13 pieds de face sur 12 d’épaisseur. » 
D’après la hauteur qui vient d’être donnée , les arches qui se 
trouvaient au milieu de la vallée devaient avoir une élévation 
très-grande ; d’un autre côté, ces massifs de piles considé- 
rables et très-rapprochés gênaient nécessairement le cours 
de Ia Moselle. Ne peut-on pas déès-lors supposer, avec l’au- 
teur de l'Histoire de Metz, qu’il y avait là deux rangs d’ar- 
ches posées les unes sur les autres, comme celles du pont 
du Gard, ou tout au moins que les massifs n'étaient pas 
aussi rapprochés qu’au bas de Jouy? 

Ce pont joignait deux montagnes séparées par un vallon 
de « 560 toises ; » il avait « 12 pieds 10 pouces 7 lignes 
» de pente; ce qui donnait un peu plus de 3 lignes de pente 
>» par toise. » 


$ IT. — PARCOURS ENTRE JOUY ET METZ. 


Le double canal des arches venait se rendre dans un ré- 
servoir de même construction que le précédent, mais en- 
tiérement circulaire. H formait une espèce de puits dont le 
diamètre dans œuvre était « de 12 pieds ‘/,.» Au milieu se 
trouvait un autre bassin, également circulaire, « de 6 pieds ‘/, 
de diamëtre. » 

Les murs mitoyens des canaux avançaient « de 2 pieds‘, » 
dans l’intérieur du réservoir. Sa partie inférieure était con- 
struite en moëllons ordinaires; le haut était formé d’une 
pierre de taille se reliant, de chaque côté, à la voûte qui 
terminait là les deux canaux. Cette voûte avait « 9 pieds 
6 pouces de hauteur. » Peut-être les canaux étaient-ils 


72 


voûtés et avaient-ils la même élévation sur toute l'étendue 
des arches°? 

En face, on voyait une autre ouverture destinée proba- 
blement à amener dans le réservoir les eaux d’une source 
voisine. 

Le canal qui prenait les eaux pour les conduire à Metz, 
faisait angle droit avec la double conduite des arches. Il 
avait, en cet endroit, « 5 pieds 3 pouces » de hauteur sous 
voûte, sur « 3 pieds 2 pouces » de largeur dans œuvre. Vis- 
ä-vis ce canal était l’entrée du réservoir, dans lequel on 
descendait à l’aide d’un escalier dont on voyait encore les 
vestiges il n’y a pas bien longtemps. « La forme circulaire 
» de ce réservoir s'explique. L’aquéduc devant former là un 
» angle droit pour prendre son cours vers Metz, on y aura 
» bâti un puits, afin que les eaux y puissent tournoyer et 
» prendre plus facilement leur direction. » 

L’aquéduc gagnait ensuite les bois voisins de la ferme 
d'Orly. Mais autant on avait mis de soin à sa construction 
entre Gorze et Jouy, autant ici on a mis de négligence. Les 
murs n’ont plus de parements en moëllons appareillés: tout 
est construit en moëllons bruts placés les uns sur les autres 
sans la moindre précaution, aussi est-il entiérement ruiné 
dans ce parcours. Ce n’est qu'avec les plus grandes difficultés 
que les Bénédictins purent le suivre jusqu’à la lisière des bois 
d'Orly. A partir de ce point, ils n’en trouvèrent plus aucune 
partie ; et, pour continuer les traces du canal, ils ont été 
obligés d’avoir recours aux débris de matériaux romains 
qu'ils trouvèrent en grande quantité dans les terres: « L’a- 
> quéduc, disent-ils, passe ensuite le long du bois d’Au- 
» gny; il est ruiné entièrement dans ce canton, aujourd’hui 
cultivé et mis en terres de labour. On suit ses traces le 
long du sommet de la montagne de Frescati, à 80 toises 
au-dessus de la ferme de St-Ladre, devant l’église de St- 
Privat, et le long du chemin qui conduit à Metz. Arrivé 
au chemin de Montigny, à la ferme de la Horgne, il se 


5 VS v vw 


Carre pucours pe L Aquepuc 


DE GonzE À Merz. 








Echelle métrique 


| À 
(56555) 





Metz. LA. Chers 


4 
% 


Le 


Digitized by Google 


73 


» perd. Cela ne paraît pas étonnant si l’on fait attention qu’il 
» ya eu là autrefois des faubourgs considérables. » 

Cette destruction complète, ces imperfections dans un 
travail qui, jusqu'à Jouy du moins, avait exigé tant de pa- 
tience et d’efforts , restaient incompréhensibles. En 1841, le 
hasard se chargea d’en fournir l’explication. L’entrepreneur 
de la route de Metz à Cheminot ayant besoin de matériaux, 
avait acheté le droit d'utiliser des maçonneries enfouies dans 
un champ. Ces maçonneries n’étaient autre chose que la base 
d’une pile construite à bain de mortier et en moëllons ap- 
pareillés sur les faces, exactement comme celles de Jouy. 

M. Victor Simon se rendit tout de suite sur les lieux, et, 
à 3e 47 du parement de cette pile, découvrit un autre massif 
semblable au premier. Ce massif avait 4m de hauteur, 1m 85 
de largeur sur %® 50 de longueur. Les recherches furent 
continuées, et des débris de piles, trouvés à des distances 
réglées, permirent de suivre la direction de l’aquéduc jus- 
qu'à environ 1 kilomètre 5 hectomètres d’Augny ‘. 

Il devenait dès-lors évident que l’aquéduc, dans cette par- 
tie, n’était pas souterrain, mais qu’il reposait sur une série 
d’arcades qui se continuaient jusqu’à Metz *. 

Cette disposition, d’ailleurs, devait être en tout point 
conforme au but qu’on s'était proposé. Il est en effet à 
présumer que l’aquéduc se rendait au point le plus élevé de 
la ville; qu'il y avait là un réservoir pour la distribution, 
suivant l’usage romain, aux fontaines, aux bains, à la nau- 
machie et aux maisons des particuliers moyennant rétribution. 





‘ Notice sur Paquéduc romain, par M. Simon. (Mémoires de PAcadémie, 
1842, p. 131). 


3 D’hutres piles ont été également signalées à M. V. Simon par un vieillard 
qti travailla à leur destruction il y a plasieurs années. « Elles étaient placées à 
> droîte du chemin de Meiz à Augny, dans des vignes entre Montigoy et la la- 
> selle d’Arçon, à moins d’un kilomètre de celle-ci. » (Méme notice.) 


74 


On se rend, du reste, compte de cette hypothèse, en son- 
geant à l'élévation considérable du pont de Jouy au-dessus 
du niveau de la Moselle. Or, à supposer, ce qui est loin 
d’être réel, que l’aquéduc ait suivi la pente de la Moselle de- 
puis Jouy, on aurait encore à Metz un point de niveau supé- 
rieur au terrain de l’Esplanade ‘. 

La longueur totale de l’aquéduc, depuis le moulin de 
Gorze jusqu’au ban St-Arnould, est, suivant les Bénédictins, 
de « 11,373 toises, plus de 4 lieues ‘/, communes »; la 
pente serait « de 68 pieds 5 pouces 8 lignes ; ce qui donne 
» environ + de ligne de pente par toise. » 

M. Le Brun, professeur de mathématiques à l’école d’ar- 
tillerie de Metz, a calculé, d’après des expériences faites en 
1757 et 1767, que la vitesse du courant était, en moyenne, 
de 26 toises 8 pouces, ou 156 pieds 8 pouces par minute. 
La surface moyenne de quatre profils pris sur le canal, s’est 
trouvée de 6 7 pieds carrés, laquelle, multipliée par 156 pieds 
8 pouces, donne 1,067 © pieds cubes pour le volume d’eau 
par minute (36m 59 mètres cubes, et, par 24 heures, 52,689 
m. c.). En tenant compte des années de sécheresse, il a 
trouvé une moyenne de 875 4 pieds cubes d’eau par minute. 

Un jaugeage, fait en 1852, a donné un volume de 14,824 
mètres cubes par jour , dont 42,096 fournis par les Bouillons 
et 2,728 fournis par Parfondval ‘. 

Depuis longtemps les eaux de Gorze ont été rendues à 
leur destination première ; la ville n’est plus alimentée au- 
jourd’hui que par des sources voisines, insuflisantes et de 
qualité inférieure. Aussi, dans ces derniers temps, a-t-on 
songé à reprendre le travail des Romains. Cette heureuse 
inspiration répond au désir général, elle répond surtout 





‘ La source des Bouillons est à 48 mètres au-dessus du niveau de la place 
. Ste-Croix, celle de Parfondval n’en est qu'à 11",60. — Voir le Projet d’une 
distribution d’eau dans Metz, par M. Vandernoot, ingénieur de la ville. 


? Mème projet. 


_ 7 — 


aux prescriptions de l'hygiène publique, Il ne suffit pas, 
en effet, qu’une eau soit limpide et fraiche, qu’elle cuise 
bien les légumes et qu’elle dissolve le savon pour être dé- 
clarée une frès-bonne eau potable : il faut qu’elle contienne, 
avec de l'air atmosphérique, une certaine proportion de gaz 
acide carbonique pour faciliter la digestion ; qu'elle tienne 
aussi en dissolution certains sels, tels que le chlorure de 
sodium et surtout le carbonate de chaux. « Le carbonate de 
chaux sert non-seulement à dégager dans l’estomac une. 
plus forte proportion d’acide carbonique qui stimule les 
forces digestives, mais aussi à fournir une partie de l’élé- 
ment calcaire qui entre dans la composition de nos tis- 
sus et principalement du système osseux. Et ne serait-ce 
point à son absence dans les eaux provenant de la fonte 
des neiges qu’il faudrait attribuer en grande partie le 
nombre considérable de crétins, de rachitiques et de scro- 
fuleux qu’on trouve dans certaines contrées ‘ ? » 

L'analyse chimique des eaux de Gorze y démontre préci- 
sément la présence à doses convenables de ces qualités pré- 
cieuses, 

Ainsi, l’abondance et la salubrité, ces deux éléments ca- 
pitaux dans les eaux de soufte qui doivent suffire aux be- 
soins d’une population, sont ici réunis. Que peut-on deman- 
der de plus? Les remarquables études qui ont été faites, 
les projets actuellement préparés, les vœux unanimes, la 
nécessité, enfin, donnent aujourd’hui l'assurance que l’exé- 
cution ici viendra sanctionner l’idée. Metz sera fiére alors 
de graver son nom sur un monument qui surpassera l’œuvre 
romaine et témoignera aux siècles futurs du génie de notre 


époque. 


UV YS SV S v% 


Victor Jacos. 


* Extrait d’an Rapport fait à la société de médecine de Lyon sur le projet d’a- 
mener en celle ville l’eau de source. 





LES 


MATINÉES DE FRESCATL 


XIL. 


Le lendemain, le chevalier de Béthune et ses officiers 
s’en retournaient à Metz et venaient de passèr le village de 
Dieulouard , quand ils aperçurent, dans un pré longeant la 
route, un vieillard de haute taille, monté sur un cheval 
pie , tenant à la main une épée nue et regardant avec gra- 
vité un troupeau d’oies paître et se dandiner devant lui. À 
cet étrange aspect, le premier mouvement fut un rire fou et 
une envie démesurée d’égayer la journée aux dépens de ce 
grotesque personnage. Mais les rires s’arrétérent soudain et 
les visages devinrent graves ; ua étonnement profond, effrayé 
presque , glaça la raillerie sur ces lèvres déjà ouvertes, et 
une même question se lut dans tous ces yeux fixés sur oe 
vieillard à l'air pensif et morne, s’agitant doucement sur 
son vieux cheval endormi. 

C’est que les officiers de Condé aväient vu, sur un vieil 
uniforme, les épaulettes de maréchal-de-camp; sur cette 
poitrine affaissée, le cordon bleu ; et quand, au bruit de 
leurs chevaux, le vieillard leva la tête, ils purent suivre, 
sur son front chauve et large, le sillon glorieux d’une bles- 
sure que tous eussent enviée. On eût dit que tout le sang du 
vieillard s’y était concentré, car il se détachait seul et en 
ligne d’un rouge vif sur la päleur terne , mortelle , qui blan- 
chissait le reste du visage. 


77 


— Ah! üit enfin M. de Saluces en serrant le bras du che- 
valier de Béthune et en regardant autour de lui, messieurs, 
c'est le marquis de V”**. 

On était arrivé tout prés du marquis. À ce nom, M. de 
Béthune tressaillit, ta son chapeau galonné et, ralentissant 
le pas de son cheval, salua profondément. 

— Vous aussi, messieurs, dit-il, nous tous! 

Et chacun de ces jeunes gens, sans savoir pourquoi, sans 
même se le demander, mais obéissant bien plus encore à 
une pensée intime qui leur disait: c’est juste! qu’à l’ordre 
de leur chef, salua avec respect ce vieillard pour lequel ils 
aiguisaient tout à l’heure les pointes les plus aiguës de leurs 
ratllertes. 

Pour lui, c’est à peine s’il eut Pair de les voir. Rien n'a- 
nima l’immobihté de son pâle visage, aucun rayon ne traversa 
le nuage de ses yeux fixes et voilés. Il demeura tranquille 
encore quelques instants, puis, ayant piqué son cheval, il 
le fit trotter doucement sur lherbe du pré, suivi de loin 
par deux laquais, montés aussi, et dont les chevaux jeunes 
et vigoureux devaient atteindre facilement, en cas de danger, 
la monture âgée et d'ailleurs fort pacifique de leur maître. 

— M. de Saluces, dit enfin le chevalier de Béthune, est- 
ce donc là, en vérité, le marquis de V**'? Le connaissez- 
vous donc ? Nous seuls, je crois, savons ce nom-là... Sau- 
riez-vous point aussi son histoire ? 

— C'est bien lui, monsieur, reprit M. de Saluces, je le 
connais, l'ayant vu, 1l y a deux ans déjà, au château de Bale- 
lemont avec Mme de Laval. Et son histoire, je la sais par 
M. d’Apchon, mon oncle, qui a vu toute cette aventure. Je 
vous la puis conter , si cela vous plaît, en toute vérité. | 

La route était longue et allongeait à perte de vue son 
horizon de poussière; le ciel bleu souriait au voyage, mais 
Pont-ä-Mousson, où l’on devait coucher, était encore loin. 


Aussi M. de Béthune acquiesça-t-il vivement à la proposi- 


18 


tion de M. de Saluces. Les chevaux rassemblés se rappro- 
chérent, le cercle se rétrécit autour du conteur, et chaque 
cavalier, l'oreille tendue, le corps penché sur le cou de sa 
monture pour mieux entendre, sans plus songer à la route 
poudroyante et à la couchée lointaine, attendit qu’il plût à 
M. de Saluces de donner l'explication de l'étrange scène qu’ils 
avaient vue. 

— C'était, messieurs, commença M. de Saluces, dans la 
campagne de 1761, en Westphalie. On allait se battre contre 
M. le prince Ferdinand — un rude champion , vous le savez, 
— et comme le plan de la campagne était de l’inquiéter vers la 
Hesse afin d’agir vigoureusement en Westphalie, on fit deux 
armées. Celle de Hesse, la moins considérable, fut donnée à 
M. le maréchal de Broglie ; l’autre advint à M. le maréchal de 
Soubise, lequel, en homme sensé, prit pour son maréchal- 
des-logis le marquis de Castries. 

À cette occasion, M. de Soubise alla faire sa cour à M. le 
auc de Choiseul, et en prenant congé de lui ne manqua pas 
de lui demander ses dernières instructions. 

— M. le maréchal, dit le ministre, en finissant laissez-moi 
résumer notre affaire. Vous devez opérer rudement et avec 
avantage contre M. le prince Ferdinand, puisque je vous 
confie l’armée la plus forte. Aussi bien, je vous donnerai — 
que cela vous plaise ou non, mais parce que je vous aime — 
un conseil d'ami. 

M. de Soubise salua en regardant d’un air un peu étonné. 
Vous connaissez, messieurs, cette politesse hautaine, exigeante 
de M. le maréchal. Un Choiseul donnant un conseil à un 
Rohan !... Cela lui semblait une énormité. Mais c’était pour 
le Roi! 

— Mon Dieu, oui! reprit M. de Cnoiseul en lui rendant 
son salut avec cette grâce fine et narquoise qui ne le quittait 
jamais, un conseil d'ami, monsieur le maréchal. Aussi je 
suis bien persuadé que vous ne le suivrez pas... Oh! ne vous 
en gênez point, je vous prie, les amis n’en font point d’autres ! 


79 


Mais enfin c’est un avis qui intéresse et les affaires du Roi, et 
votre gloire particulière. 

— Les affaires du Roi, monsieur le duc ! dit le maréchal, 
mais Je vous écouterais à bien moins !.… 

— Eh bien! donc, reprit M. de Choiseul souriant à demi et 
regardant en face M. de Soubise dont il se rapprocha, n’ayez 
rien de commun avec M. le maréchal de Broglie; autrement 
— laissez-moi dire! — vous ferez piètre besogne; il en- 
rayera vos affaires, rejettera la faute sur vous, et se remuera 
de telle façon qu'il trouvera le moyen de se faire donner la 
bonne moitié de vos troupes, vous laissant avec une poignée 
de gens, ce qui vous mettra hors d'état de rien mener. 

— Eh! dit M. de Béthune, M. de Choiseul connaissait 
bien le maréchal de Broglie ! 

— M. de Soubise, continua M. de Saluces, ne crut le mi- 
nistre qu’à moitié, et néanmoins en parla le soir à M. de 
Castries , à l’hôtel de Guéménée. 

— Pardieu! dit le fougueux marquis, M. de Choiseul en 
parle à son aise! C’est bon pour lui à qui tout réussit... 
Deux bras valent mieux qu’un, mon cher maréchal , et quand 
on en a deux, n’en remuer qu'un me paraît une sottise. D’ail- 
leurs, laissez faire M. de Broglie; allât-il au diable, je vous jure 
qu'il me trouvera toujours avant lui! 

— Oh! fitM. de Soubise convaincu, je sais, mon cousin, que 
la journée ne suffit pas à votre ardeur , et que vous voudriez 
dormir plus vile…. 

— Je l'ai dit à M. d’Apchon, c’est vrai, continua le mar- 
quis, mais ici, à ne considérer que la gloire du Roi, je vous 
dis encore : foin de M. de Choiseul et de ses visions, et voyez 
M. de Broglie ! 

Les deux cousins oubliaient trop, ce me semble, la conduite 
de M. de Broglie à la journée de Minden. 

Enfin, M. de Soubise, entrainé par M. de Castries, s’en alla 
trouver M. de Broglie à Francfort, s’y laissa déterminer, oublia 
l'avis du duc de Choiseul, et partit pour Dusseldorff après qu’il 
eut été convenu que l’on se joindrait à Souest. 


80 


De la première marche, M. de Soubise se porta sur Dorte- 
monde et sur Unna, où, appuyant sa droite au corps commandé 
par M. le prince de Condé, le même que nous avons salué 
hier, il campa sur des hauteurs, tandis que sa gauche était 
couverte par le petit ruisseau de la Sisex, dont les abords, 
entiérement plantés de bois et marécageux, ne laissaient, 
d'Unna à Dortemonde, qu’un seul passage qu’il était facile de 
masquer avec peu de monde. 

M. le prince Ferdinand parut vers midi sur les coteaux 
opposés à ceux de M. de Soubise, et s’y déploya en bataille. 
Mais jugeant bientôt la position du maréchal trop bonne, il fit 
un de ces coups de tête audacieux qui lui réussissaient si sou- 
vent et qui étaient bien dans sa nature. L’ennemi était sur 
une hauteur, lui aussi ; l’enhemi s’y trouvait bien, lui de 
même. Pourquoi, après tout, n’aurait-il pas fait comme lui ? 

Il assit bel et bien son camp vis-à-vis du camp français et 
dressa ses tentes à une demi-portée de canon. 

M. de Soubise n'eut garde de bouger, le prince non plus, 
et la Journée se passa ainsi, sans le moindre coup de fusil, 
à se regarder les uns les autres, ce qui devait bien donner la 
plus drôle comédie du monde. 

Le soir venu, M. de Chevert, qui commandait à la gauche, 
fit garder, par le baron de Besenval, la grand’route d’Unna à 
Souest, et s’alla coucher de fort méchante humeur de ce que 
l'on perdit ainsi le temps. 

À minuit environ, un grand bruit s’entendit dans le camp 
des ennemis, et l’on jugea qu’ils faisaient un mouvement vers 
leur droite. M. de Soubise se porta de ce côté-là, et à la pointe 
du jour il apercut les dernières troupes de l’arrière-garde du 
prince Ferdinand s’enfonçant derrière les bois qui couvraient 
sa droite , masquaient hotre gauche et nous cachaient en 
même temps ce qu'il faisait. 

Il avait jugé la politesse assez longue, et sa visite faite, 
s'était retiré. 


: 81 

L'avis général fut qu'il se retirait vers Ham. 

JL y avait dans l’arméc de M. de Soubise un ancien domes- 
tique du maréchal d’Armentières, du nom de Ficher, né dans 
un village des environs de Metz. S’étant jeté dans le métier des 
armes, il se mit à faire la guerre en partisan : quelques enfants 
perdus comme lui se joignirent à sa fortune. 

Ficher avait tout ce qu’il faut pour aller au grand ; à une 
intelligence extrême il joignait un grand fonds de courage et 
de franche audace, une énergie à toute épreuve, une verve, 
un élan, une décision inébranlables et d’une netteté absolue. 
Aussi sa fortune grandit rapidement. Il avait fini par réunir 
autour de lui une légion de deux mille volontaires qui avaient 
pour lui un véritable attachement, une confiance aveugle; et, 
à cette campagne de 1761, il en était arrivé à être fait briga- 
dier et à se trouver de plus chorgé du détail des espions. 

Il faut bien avouer, maintenant, qu’à ces brillantes qualités, 
Ficher unissait le caractère et les habitudes des partisans. .… 

— Bah! dit M. de Béthune, où diable voulez-vous trouver 
un homme parfait ? Avez-vous seulement jamais rencontré un 
cheval complètement noir ni un chien qui ait les deux yeux 
exactement pareils ? Et voilà certes deux bêtes qui valent 
mieux que nous |. 

— Ce n’est pas moi qui dirai non, reprit M. de Saluces 
en riant de la boutade du chevalier, mais laissez-moi mon 
Ficher tel qu’il était. Apre au gain, querelleur, filant toujours 
entre Dieu et diable, il se conduisait trés-honnêtement avec 
l'un sans que l’autre y perdit rien. Ce naturel goguenard et à 
califourchon n’était à saisir que sur un point : un profond 
amour de son pays, et à l’endroit de cet honneur, d’une sensi- 
bilité singulière, ainsi que sa fin, d’ailleurs, l’a fait voir. 

Je vous disais donc que l’on croyait généralement le prince 
Ferdinand en retraite sur Ham. Mais Ficher veillait. 

Se trouvant cette nuit-là sur la Sisex avec ses espions et un 
détachement de cavalerie commandé par M. d’Apchon, duquel 
faisait partie le marquis de V***, comme colonel, il s’en vint 

| 6 


82 


près d'eux, les pria de se tenir tranquilles ct sur leurs gardes, 
ét, prenant une centaine de ses hommes avec lui, s’élança 
dans les bois derrière les ennemis. 

Ils marchérent ainsi tout le reste de la nuit, sans savoir où 
ils allaient, s’aventurant dans un pays inconnu, se guidant 
avec un instinct de bête fauve au milieu des bois obscurs et 
des marais où plusieurs trouvérent une morttriste ct horrible. 
Ils arrivèrent sur les talons des ennemis sans avoir été vus ni 
même soupçonnés. Pas un cri n’était sorti de la bouche de 
ceux qui mouraient ainsi ; la fange des marais était montée 
à leurs lèvres et les avait fermées pour jamais sans qu’un seul 
eùt manqué à l’ordre de Ficher, qui leur avait dit de se taire 
et de savoir mourir... 

Il était environ une heure du soir quand Ficher revint près 
de M. d’Apchon, et lui donna l'avis que le prince Ferdinand, 
bin de se retirer sur Ham, tournait notre gauche et se portait 
sur Dortemonde, d’où il menscerait fort nos derrières. 

— Merci, lui dit le marquis de V***, mais où allez-vous à 
cette heure? Vous n’en pouvez plus! 

Ficher était déjà loin ct ne lui répondit que par un éclat 
de rire : c'était à peine s’il avait fait dix lieues dans sa nuit! 

— Ne vous inquiétez de rien, monsieur, lui cria-t-il. Allons 
donc ! Je vais à M. de Soubise. 

Et sautant au milieu des taïllis , il disparut dans les bois 
comme un chat sauvage. 

M. d’Apchon fit monter à cheval et se porta, avec le mar- 
quis de V“**, vers ce scul point de la Sisex où l’on pouvait in- 
quiéter l'ennemi d'Unna à Dortemonde. Maïs rappelez-vous, 
s’il vous plaît, que ce point, presque perdu dans les bois et 
les marécages de la rivière, était facile à masquer et à tenir 
avec peu de monde. Comme M. d’Apchon le faisait remarquer : 

— Pardieu ! dit le marquis de V°**, tâtons-en toujours ! 
C’est ennuyeux, après tout, de se promener ainsi depuis deux 
jours nez à nez sans se batlre un peu; n’est-ce pas M. d’Apchon? 

Mon oncle élait déjà dans l’eau jusqu'au ventre, et le mar- 


83 
quis, laissant son cheval, en fit autant. Mais l'endroit était bien 
défendu et l’on perdit assez de monde sans avoir rien fait. 

— Allons, dit le marquis de V‘** en sortant du marais et 
essuyant le sang qui coulait de son cou éraflé par une balle, 
cet enfant gâté de Ficher a tout l’honneur de la journée! 

Le marquis avait tort de se plaindre, car cinq jours plus 
tard il devait payer d’un prix terrible l’honneur qu'il enviait 
aujourd'hui à Ficher. 

Le partisan était arrivé à M. de Soubise et lui avait appris 
la manœuvre du prince Ferdinand. Le maréchal, très-indécis 
de coutume, s’en trouva singulièrement étourdi. Il était à peu 
prés quatre heures du soir, et il y avait trois heures déjà que 
Ficher avait quitté M. d’Apchon. 

— Et que fait-il? avait demandé M. de Soubise. 

— Mais, répondit le partisan en étendant le bras vers l’est, 
écoutez , monsieur le maréchal. 

On entendait dans le lointain , vers Dortemonde, le canon 
et la fusillade dont le bruit affaibli par les bois n’arrivait ne 
sourd murmure. 

— C’est lui, reprit Ficher, il se bat sur la Sisex en compa- 
gnie du marquis de V”*. Mais c’est du temps perdu, le prince 
passera. 

Ficher entre autres bonnes qualités, avait celle de dire vite 
les choses et de les faire encore plus vite. 

Cela fat, 1l prit congé du maréchal et retourna vers 
M. d’Apchon comme il était venu. 

M. de Soubise savait à quoi s’en tenir. Sa position était 
excellente, aussi bonne par la nature du terrain et les forti- 
fications naturelles, en arrière qu’en avant. Il jugea que le 
meilleur était encore d’y rester. Se bornant à faire faire demi- 
âour à droite à son armée, il porta sa droite sur la Sisex et 
chargea M. le prince de Condé de la défense des hauteurs où 
s’appuyait sa gauche. Puis on ne bougea plus jusqu’au lende- 
main à trois heures du soir, que M. de Soubise se détermina 
à marcher sur Souest. 


84 


Aprés avoir encore bivouaqué toute la nuit, on se remit en 
marche dés le jour. Mais au milieu d’une fausse manœuvre de 
la colonne de droite de M. le prince de Condé, l’arrière-garde 
se vit chargée par le prince héréditaire de Brunswick avec 
vingt-cinq mille hommes : c'était l'avant-garde du prince 
Ferdinand. 

Nous n'avions là que quatre mille hommes commandés par 
M. de Voyer: c’est vous dire qu’on s’y batlit comme des diables. 
M. de Voyer fit une manœuvre superbe. Lançant sa cavalerie 
dans la plaine, il arriva à fond de train sur l’ennemi et y fit 
une telle trouée que son infanterie, dégagée, trouva moyen de 
filer par les bois sur les hauteurs ; quant à lui, il se conduisit 
de si belle façon que le reste de l’armée étant couvert par lui 
se mit en bel ordre de bataille, tout le canon en batterie, et 
que le prince héréditaire nous ayant voulu tâter dans les bois 
y trouva tant de coups de fusil, sans compter le canon qui le 
taillait dans la plaine, qu’il se tint pour content et s’arrêta 
sans plus rien tenter. 

Alors, M. de Soubise fit passer l’ordre de revenir à une demi- 
lieue en arrière en tirant vers Souest , qui n’était plus qu'à 
deux lieues, et prit encore une position si forte que les ennemis 
qui nous avaient suivis par les bois et s'étaient mis en bataille 
à moins d'une portée de fusil, n’osèrent pas nous y inquiéter. 
On demeura de rechef ainsi deux jours et deux nuits se tou- 
chant presque et ne se voyant pas, tant le pays était couvert 
de bois. 

La comédie recommençait. On se mit à chansonner M. de 
Soubise qui devait toujours se battre , tout comme les pares- 
seux du marquis de Vauvenargues qui ont toujours envie de 
faire quelque chose. 

Le comte de Broglie , qui était maréchal-des-logis de son 
frère dont l’armée arrivait à Souest , aiguisait sa méchante 
langue et lardait ce pauvre M. de Soubise de quatrains et de 
* couplets au vinaigre où il mélait les lanternes de Rosbach au 
cotillon de Madelon Friquet. Enfin l’armée enrageait ; et con- 
venez qu’il y avait bien de quoi. 


85 


Le soir du deuxième jour , M. le maréchal de Broglie vint 
enfin trouver M. de Soubise et s’aboucher avec lui. A l’armée 
on adorait M. de Broglie. Vous savez qu’il a peu d'esprit, mais 
son éducation de soldat , sa rudesse, ses façons de giberne et 
surtout son intelligence militaire et sa valeur le rendaient 
l'idole des officiers particuliers et des soldats. Et dans l’armée 
mécontente de M. de Soubise, on ne se faisait pas faute de 
songer à lui. 

À son arrivée dans les lignes de M. de Soubise, il se trouva 
justement devant la maison du Roi. Le chevalier d’Amfreville, 
chef de brigade des gardes du corps, le reconnut aussitôt. 

— Messieurs! cria-t-il, messieurs! nous allons nous battre, 
soyez tranquilles ! Voici M. le maréchal de Broglie ! 

Et dans sa joie, aussi bien que par attachement pour M. de 
Broglie , il s’avisa de battre des mains. 

Ce fut comme l’étincelle à une traînée de poudre. Toute la 
ligne, répondant au chevalier d’Amfreville, reçut le maréchal 
avec un tapage d'enfer auquel il salua sans sourciller. 

Le comte de Broglie se pâmait de rire et alignait des rimes. 

Mais il ne rit pas le dernier. 

M. de Soubise demeura impassible devant une aventure 
aussi mortifiante que celle-là. Il reçut le maréchal de Broglie 
au pied d’un petit tertre où était son quartier-général et l’at- 
tendit sans faire un seul pas en avant. Et dès qu’il en fut Joint: 

— Monsieur, lui àit-il, vous voyez avec quels applaudis- 
sements mon armée vous reçoit: vous lui devez de vous faire 
voir à ceux dont vous n’avez pas encore été aperçu. 

Et cela dit avec cette polilesse que chacun sait, superbe, 
dédaigneuse, qu’à la cour on appelle la politesse des Rohan, 
il entraîna M. de Broglie sur le tertre où il le campa de telle 
façon, affectant de le laisser tout seul à la belle place et en 
vue de tout le monde, que le pauvre maréchal, qui n’a pas le 
moindre usage et que cette bonne petite vengeance désar- 
çonnait, demeura ainsi fort empêché dans sa gloire de Niquée, 
rongeant sa colère et faisant fort piteuse figure avec tout son 
orgueil. 


86 


Et M. de Soubise, toujours plus calme, toujours plus hau- 
tain, redoublant de politesse à mesure que M. de Broglie s’a- 
bimait, tenant à distance le comte de Broglie qui étouffait de 
colère et n’osait bouger, acheva la discussion avec une hau- 
teur et un sans-gêne magnifiques, jusqu’à ce qu'il fut décidé 
qu'à l'entrée de la nuit il marcherait sur Souest et termi- 
herait ainsi sa jonction avec M. de Broglie. 

La conférence enfin terminée, le maréchal de Broglie des- 
cendit, comme en courant, de ce malheureux tertre où il 
enrageait depuis une heure, et, montant à cheval, partit au 
galop, après avoir été reconduit jusqu’à la sortie des lignes 
par M. de Soubise qui le priait cependant, avec toutes les ins- 
tances du monde, de rester jusqu’à la nuit avec lui. 

Ce que le pauvre maréchal, berné et plumé, se serait bien 
gardé de faire. Il en avait assez comme cela. 

Et quand M. de Soubise, en le quittant, le remercia avec 
mille empressements de la visite qu’il lui avait faite, il lui ré- 
pondit comme un dogue et l’eût étranglé de tout son cœur. 

Aussi, le chevalier d’Amfreville oublia d’applaudir, et de 
colère, le comte de Broglie manqua ses rimes. 

— Et convenez, messieurs, acheva M. de Saluces, après 
un moment de silence , convenez que pas un, peut-être, ne 
se füt tiré de ce mauvais pas de plus belle façon que M. de 
Soubise. 


À. TouTaIN. 
(La suite prochainement.) 





LA MORT 


D'ANDROUIN ROUCEL. 


2€ pe r— 


Dans toutes les histoires on rencontre certains faits vivement 
caractérisés, que l'opinion commune distingue au milieu des 
autres et qu'elle popularise en s'attachant avec prédilection à leur 
mémoire. L'esprit de critique, on le comprend, ne préside guère 
à l'appréciation des motifs qui déterminent cette faveur; les consi- 
dérations qui en décident sont plutôt de sentiment, et donnent 
malheureusement peu de garanties au respect de la vérité. L'histoire 
de Metz, moins riche, peut-être, que d’autres en traits de cette 
Dalure, n’en est cependant pas tout à fait dépourvue; un des plus 
connus est celui qui concerne la mort d’Androuin Roucel. 

Pour le grand nombre, Androuin Roucel est le dernier des 
Maîtres-Échevins élus dans les Paraiges, conformément aux anciennes 
constitutions de Metz; et il mourut, dit-on, de douleur le jour 
où le roi Henri Il, foulant aux picds les priviléges de la vieille cité 
impériale , la mit dans sa dépendance et lui imposa pour magistrats 
des hommes nouveaux, dévoués aux intérêts de sa domination. 
Dans de pareilles circonstances, le vieux patricien prend la physiono- 
mie héroïque d’une victime succombant glorieuscment avec la 
patrie ct sous le coup même qui l’a frappée. S'elonnera-t-on que 
son souvenir ait rencontré de vives sympathies au sein d'une 
populaiion généreuse , dans une cité qui, maintenant encore , 
conserve comme un secret sentiment de son ancienne indépendance? 

Le récit de la mort d’Androuin Roucel, accueilli par nos bistoricas, 
a été placé par eux au printemps de l’année 1554, lors du renou- 
vellernent des magistrats par M. de Vieilleville, second gouverneur 
français de Metz ; nos romanciers s’en sont emparëès à leur tour et 
ont étendu sa popularité; dernièrement enfin, un de mes amis, 
peintre distingué, me confiait le projet qu'il avait de lui emprunter 


88 


le sujet d’un tableau, et me demandait quelques renseignements à 
cette occasion. Je fus ainsi conduit à examiner de près ce fait au- 
quel je ne m'étais pas encore arrêté; ce sont les résultats de cette 
étude que je veux exposer ici. 

Je ferai d’abord observer que l'opinion généralement accréditée 
touchant la mort d’Androuin Roucel n’est pas fondée, comme on 
serait tenté de lecroire, sur une tradition populaire remontant jus- 
qu’à l’époque à laquelle appartient le fait qu’elle concerne. Le fait 
est vieux de trois siècles; l'opinion apparaît il y a cent ans seule- 
ment pour la première fois. Jusque-là, en effet, les historiens messins 
s'en taisent complètement; ce qui serait inexplicable , si la connais- 
sance de cet événement eût été toujours aussi répandue qu’elle l’est 
aujourd'hui. 

L'auteur de la chronique en vers‘, qui était contemporain, n’en 
dit rien, quoiqu'il se montre en maint passage animé du vieil esprit 
messin et formellement hostile aux Français. Eot-il pu négliger, 
s’il l’eût connu, un épisode dont le récit entrait si bien dans les 
conditions générales de son œuvre, et dont le caractère répondait 
parfaitement aux dispositions dans lesquelles il écrivait? Son silence 
porte à croire qu’il ignorait l’événement, et son ignorance à cet 
égard doit paraître au moins étrange. 

Paul Ferry, qui vivait au commencement du xvn° siècle, n'en 
parle pas non plus dans ses Observations séculaires 2. La dernière 
mention qu'il fait d'Androuin Roucel est relative à l’année 1553. 





La chronique en vers est l'œuvre de plusieurs auteurs appartenant à diverses 
époques. Celui qui a écrit la période relative au milieu du seizième siècle était 
contemporain des événements qu’il a décrits. Il existe un très-grand nombre 
d'exemplaires manuscrits de celte chronique, mais tous ne sont pas également 
complets. Des fragments assez considérables en ont été, outre cela, imprimés à 
deux reprises différentes : la première fois, par la veuve Bouchard, à Metz, 
en 1698, en un petit volume qui ne donne les événements que jusqu’en 1471; 
la seconde fois, par dom Calmet, dans les preuves de son histoire de Lorraine, 
où il omet le commencement de la chronique qui forme la plus grande partie de 
l'édition précédente , et où il s’arrète à l’an 4550. Tout ce qui est postérieur à 
cetle date est entièrement inédit. 


3 Les Observations séculaires de Paul Ferry sont inédites ; elles existent en 
manuscrit à la bibliothèque de la ville de Metz, où elles forment 3 volumes in- 
folio. (Fonds histor. n°* 34, 35, 36). 


89 


L'épisode de sa mort, en 1554, paraît avoir été ignoré de lui; 
et, ce qui est plus extraordinaire, il semblerait d'aprés cela qu'il 
l'était aussi des arrière-neveux eux-mêmes d’Androuin que Paul 
Ferry connaissait , et de qui il témoigne avoir reçu quelquefois des 
mémoires et des renseignements sur leur famille. 

La Hyère, contemporain et ami de Paul Ferry, avait réuni un 
grand nombre de matériaux historiques sur lesquels principalement 
ont été dressées les Annales qui portent son nom‘. Il ne paraît pas 
non plus avoir connu ce qu'on raconte de la mort d’Androuin Roucel; 
ses Annales n’en disent pas un mot. Même silence chez Meurisse, qui 
écrivait à la même époque son histoire des Evêques et celle de 
l’Hérésie à Metz’, dans lesquelles le récit de la mort d’Androuin 
Roucel eût trouvé naturellement-sa place. Le P. Benoît, qui a com-— 
posé , au commencement du xviIe siècle, une histoire de Metz, restée 
manuscrite®, n’en dit pas plus que ses devanciers sur le fait qui nous 
occupe ; Dom Calmet, dans son histoire de Lorraine #, Baltus dans ses 
mémoires inédits pour l'histoire de Metz, sont également muets sur 
cet événement. 

Baltus rédigeait ses mémoires vers l'année 1752. Ainsi, au milieu 
du xvsr1° sièele, personne ne pensait à la mort d'Androuin Roucel 





‘ Les Annales qu'on attribue à La Hyère sont une compilation faile tant 
sur les collections qu'il avait formées au commencement du dix-septième siècle, 
que sur d’autres monuments historiques. Le manuscrit original de ces Annales 
est à la bibliothèque d'Épinal. La bibliothèque de Metz en possède une belle 
copie qui date du dernier siècle (Fonds histor. n° 29). M. le comte d'Hunols- 
tein en a aussi une çopie moderne qui vient de la collection Emmery. 


? Histoire des évêques de l'Église de Melz, par le R. P. Meurisse, évêque 
de Madaure, in-folio, Metz, 1654. — Histoire de la naissance du progrès et 
de la décadence de l’hérésie dans la ville de Metz, par le R. F. Meurisse, 
évèque de Madaure , in-4°, Metz, 1670. 


$ Histoire ecclésiastique et civile de la ville et du diocèse de Metz, par le 
R. P. Benoit, capucin de Toul. Cette histoire n’a jamais élé imprimée. La bi- 
bliothèque de Metz en possède deux exemplaires manuscrits. (Foads histor. 
n° 44 et 197). 


‘ Histoire de Lorraine, par le R. P. dom Calmet, abhé de Senones, 1°° édition 
en & tomes in-f°; Nancy, 1728.—2* édition en 7 tomes in-f°; Nancy, 4745-1757. 


“ Mémoires pour servir à l’histoire de la ville et cité de Melz, par Baltus 
(Manuscrits de la bibl. de Metz, fondshistor. n° 158). 


90 


dans les circonstances où on nous la raconte aujourd'hui. Vers cette 
époque, le P. Griffet, fureteur d'archives et de bibliothèques, dé- 
eouvrit au château de Duretal, au fond de l’Anjou, des mémoires 
originaux, écrits au xvi® siècle, et restés jusqu'alors à peu près 
inconnus ‘, Ces mémoires racontaient la vie du maréchal de Vieille 
ville, el ils avaient été rédigés par son secrétaire, Vincent Carloix, 
sous le règne de Henri III. Carloix avait été, pendant une grande 
partie de la viedu maréchal , le témoin de ses actions, le confident 
de ses secrets, et, après sa mort, il était resté dépositaire des papiers 
qui lui avaient appartenu. L'ouvrage était remarquable au point de 
vuc littéraire, et riche en renseignements historiques; il fut publié 
par le P. Griffet en 1757, sous le titre de Mémoires du maréchal de 
Wieilleville, et fut accueilli avec beaucoup de faveur. Cependant les 
critiques ne lardèrent pas à y relever de nombreuses inexactitudes 
mêlées à des traits de vérité, et il finit par être attaqué très-vivement 
par Garnier, dans un mémoire où il le traite avec beaucoup de 
rigueur, et où il l’accuse de n'être qu'un tissu de bévues grossières 
el de faussetés manifestes ?. 

C'est dans les mémoires du maréchal de Vieilleville que la mort 
d'Androuin Roucel est racontée , et leur publication, en 1757, la fit 
connaître pour la première fois au public. Les Bénédictins, qui 
commencérent peu de lemps après leur grande Histoire de Metz, 
empruntèrent l’anecdocte à cette source”. La version qu'ils en 
donnent, a été adoptée après eux par la plupart des écrivains qui ont 
suivi ; la popularité dont elle jouit ne remonte pas plus loin. 

Pour nous faire une idée du cadre dans lequel se place l’action, 
rappelons-nous qu’au milieu du seizième siècle, Metz, cité impé- 
riale et indépendante, se vit tout d’un coup aux mains des soldats de 
Henri IL, introduits dans ses murs par la ruse et par la trahison, et 





* Au commencement du xvuf siècle , Fr.-Ant, da Paz, auteur d’une histoire 
généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne, imprimée en 1620, avait 
eu entre les mains ces mémoires et en avait publié un exlrait assez étendu, mais 
depuis lors on les avait perdus de vuc. (Notice des éditeurs des Mémoires de 
Vicilleville, en 1787.) 


2 Le travail de Garnier est imprimé dans le tome xuir des Mémoires de laca- 
démie des inscriptions. (Biographie universelle de Michaud, article : Vieilleville.) 


8 Histoire de Melz par des religieux Bénédiclins de la Congrégation de 
St-Vannes, cle. — 6 vol. in-6°; Metz 1769-1790.—Voir au Tom. III, page 60. 


» 


91 


qu’elle perdit alors pour jamais son antique liberté. C'était au mois de 
mars 1553, le roi Henri II, en lutte avec Charles-Quint, s’avancçait 
vers l'Allemagne , où 1! allait donner la main aux princes de la ligue 
protestante, ses alliés naturels dans ce grand débat. Ceux-ci pré- 
tendaient faire la guerre à Charles d'Autriche au nom de l’Empire, 
opprimé, disaient-ils, par lui. Dès le mois d’octobre précédent, ils 
avaient conclu avec le roi de France un traité qui leur assurait son 
important appui, et qui, par un article formel , accordait en retour 
à celui-ci, l'occupation de quelques villes impériales situées en- 
deçà du Rhin; l’une d'elles était Metz. En vertu de ces conven-— 
tions, Henri II, au commencement du printemps de 1552, avait 
mis en mouvement son armée vers l'Allemagne. Ll s'était dirigé sur 
Metz et s’y était annoncé comme ami, en demandant le passage dans la 
ville et des vivres pour ses soldats. 

La cité était gouvernée par les Paraiges, corps aristocratique 
jadis nombreux , alors fort réduit ', qui y était seul en possession de 
l'autorité. Au-dessous d’eux , s’élait formée une bourgeoisie com- 
merçante et riche, jalouse d’une supériorité qu’elle enviait, et impa- 
tiente du joug qui pesait indistinclement sur elle et sur les dernières 
classes de la population, avec lesquelles elle se trouvait confondue, 
Celles-ci , depuis longtemps façonnées à l’obéissance, ne mauifestaient 
plus guère d'émotion qu’au nom des intérèts religieux ; elles étaient * 
chaudement catholiques et dévouées à l'Empereur, en qui elles 
voyaient le défenseur de l'Eglise. Les doctrines nouvelles avaient 
des adeptes dans la bourgeoisie et dans l'aristocratie elle-mème. Les 
soigneurs des Paroiges, que la considération de leur infériorité 
nemérique aurait dà porter à l’union et à la concorde, étaient divisés 
entre eux. Les dissidences religieuses, les haines de familles les 
tenaient en état d’hostilité les uns contre les autres. Outre cela, 


\ 





‘ Nous n'avons pas de rôle des Paraiges pour l’année 1532.Parmi ceux que nous 
possédons , les plus rapprochés de cette époque sont de 1553 et de 1537. Le pre- 
mier est imprimé dans les preuves de l’hist. de Metz par les Bénédictins (T. If, 
page 207); le second se trouve dans un recueil manuscrit de la bibliothèque de 
Metz (fonds histor. n° 84, page 283). L'un et l’autre ne nomment que 25 iudivi- 
dus comme composant alors le corps des Paraiges. Leur nombre n'a pas dù varier 
beaucoup pendant les quinze années qu'a duré encore celle antique institution 
abolie après 4552. D’après un rôle de la fin da XIV* siècle, les Paraiges com- 
prenaient à celte époque cent cinquante-cinq individus. 


92 


quelques-uns étaient attachés aux souverains étrangers, et recevaient 
des pensions de ces princes, habiles à se ménager ainsi d’utiles 
intelligences. Du reste, la jalousie des bourgeois et la convoitise des 
voisins n'étaient pas les seules causes de danger qu'eut à redouter 
la Seigneurie messine. Une ambition qui la menaçait de plus près 
avait trouvé des partisans jusque dans ses rangs. Robert, cardinal de 
Lénoncourt, évêque de Metz, rêvait l'établissement, à son profit, 
d’une petite souveraineté dans sa ville épiscopale, et il avait réussi à 
disposer en sa faveur quelques-uns des hommes qui y étaient 
le plus influents. On a dit que la trahison avait ouvert à Henri II 
les portes de Metz; le fait n’est pas prouvé, mais il est vraisemblable 
en présence des tiraillements de tous ces éléments divers. 

La ville, une fois au pouvoir des soldats adroitement introduits 
dans ses murs par le connétable de Châtillon, Henri II s’y présenta 
en qualité de protecteur de l’Empire. Il y fut reçu avec le cérémonial 
usité pour l'entrée des empereurs; le Maître-Échevin, Jacques de 
Gournay, à la tête du corps des magistrats, alla au-devant de lui, et 
reçut son serment de respecter les anciens priviléges de la cité. Ce— 
pendant le roi ne la quitta qu'après y avoir installé une force militaire 
capable de la contenir, et un gouverneur, M. de Gonnor. Quelques mois 
plus tard, Charles-Quint, après avoir fait la paix avec les princes alle- 
mands, reprenait l'offensive contre le roi de France et arrivait devant 
Metz avec une formidable armée. Le duc de Guise, chargé de défendre 
la ville, l’y attendait à la tête d’une garnison nombreuse, renforcée 
d’un corps de volontaires fourni par l'élite de la noblesse française. 
Se défiant avec raison des dispositions des habitants, le duc les avait 
contraints à sortir de la ville et y avait gardé seulement quelques ec- 
clésiastiques, et des artisans dont les services élaicnt indispensables. 
De tous les magistrats, il n’était resté à Metz que deux membres du 
tribunal des Treizes : Androuin Roucel et Andreu Travalt;s encore 
leur autorité se trouva-t-elle bientôt annuléc; pendant le siége, 
la police était faite par les Français et administrée par leur prévôt 
des maréchaux. 

Tout le monde connaît l'issue de la brillante défense du duc de 
Guise et la retraite de Charles-Quint avec les débris de son armée, au 
commencement du mois de janvier 1553. Après le siège, les Messins 
revinrent peu à peu dans la ville ; l'évêque y arriva lui-même vers la 
mi-carême. Tout y était dans la plus grande confusion, ct le prélat 
crut le moment venu de réaliser ses projets de souveraineté. C'est 


93 


contre l'aristocratie, investie jusque-là de l'autorité, qu’il dirige ses 
premières attaques. L'époque habituelle du renouvellement des ma- 
gistrats approchait ; le cardinal de Lénoncourt réunit les membres des 
Paraiges qui se trouvaient dans la ville, et leur remontrant qu'ils étaient 
trop peu nombreux pour remplir les deux siéges’ de justice des Treizes 
et du conseil du Mattre-Échevin , il leur demande de consentir à y 
admettre avec eux quelques bourgeois. Les patriciens repoussent avec 
dédain cette proposition. Le cardinal passe outre ; il fait élire par les 
habitants, réunis indistinctement dans les paroisses, des candidats 
parmi lesquels il choisit les Treizes; pas un seul n’appartenait aux 
Paraiges ‘. En même temps il ordonne à Androuin Roucel et à Andreu 
Travalt, anciens Treizes restés jusque-là à leur poste, d'avoir 
à s'abstenir de toute pratique de justice ou de gouvernement dans 
la cité; puis, en vertu d’une ancienne constitution promulguée, à 
la fin du douzième siècle, par l’évêque Bertram, mais annulée de fait 
depuis longtemps, il réunit les cinq abbés de Bénédictins et le Prin- 
cier de la cathédrale, et leur fait nommer le Mattre-Échevin, auquel 
il donne un conseil de quatorze membres appartenant exclusivement, 
et contre tous les usages, au clergé et à la bourgoisie?. Le Maitre- 
Échevin, nommé alors par les électeurs ecclésiastiques, appartenait ce- 





* Voici les noms et qualités des membres du tribunal des Treizes, choisis pour 
la première fois dans la classe des bourgeois, en 1553 - 4554: — Pierron de la 
Maxe, l'écrivain; Collignon Malgras, hôte de la Tète-d'Or; Jean Hutin, l'écrivain 
(mort au bout de quelques jours et remplacé par Pierron Coppat); Jean le Brac- 
quenier l’ainé; Wiriat Buortin, le grainetier; Humbert le Raile, le marchand ; 
Nicolas Vichery , l'écrivain; Jean Guillaume , le marchand ; Mengin le Bachelet, 
l’'orfèvre ; Michel Praillon, l’orfèvre ; M° Louis Lalleman, homme docte el savant; 
Etienne , le marchand; Jacomin Remion, l'écrivain. (Paul Ferry, obs. sécul. XVI. 
360. Manuscrit de la biblioth. de Metz. Fonds histor. n° 35). 

2 Les quatorze conseillers donnés au Maître-Echervin pour l’année 4553-1554, 
par l’évêque Robert de Lénoncourt, étaient: Le Princier de la cathédrale; S' Ni- 
colas Lescues, chanoine de la cathédrale ; M° Jean Bidart , chanoine et official de 
la petite cour de Metz; M° Picrre de Laitre, official de la grande cour de Metz; 
M° Hugues, licencié en droit; Mathelin Lefèvre, l'écrivain; Jean Martin dit 
d’Inguenheim ; Claude Drouin, l'écrivain ; Jean Carchen, le marchand ; François 
Jeoffrois, le marchand ; Louyot Etienne, le marchand ; Françnis Thomassin, le 
marchand; Jean Fabelle, maître de la monnaie; M° Daniel, le marchand. (Paul 
Ferry. Obs. sécul. XVI, 362. Manuscrit de la bibliothb. de Metz. Fonds histor. 
n° 35). 


94 


pendant encore aux Paraiges: il se nommait Jean Soultain, On 
s'étonne que l'évêque ait permis cette infraction à la règle de 
conduite qu’il semblait avoir adoptée contre l'aristocratie messine, et 
qu’un membre de ce corps, qu'il venait de dépouiller de ses privilèges, 
ait consenti à suivre son parti. Mais Jean Soultain ne sortait pas di- 
rectement d’une des anciennes familles de la Seigneurie; son pire 
était un simple bourgeois, et c'était à sa mère, fille de Paraige, qu’il 
devait d’avoir pu entrer dans le corps privilégié, conformément aux 
constitutions de la cité ‘. Cette affiliation récente fournit peut-être 
l'explication de sa conduite dans celte circonstance. 

L’évêque s’était fait prêter serment par les nouveaux magistrats. 
Ses entreprises étaient sans doute favorisées par les Français, alors 
tout puissants à Melz, où rien ne pouvait se faire qu'avec leur tolé- 
rance sinon avec leur permission formelle. On comprend, au reste, 
qu'ils vissent volonticrs tout ce qui était de nature à y briser les tradi- 
tions et les usages anciens. Il pouvait leur convenir que le cardinal s’y 
cmployät, mais sans admettre pour cela, dans ses conséquences, la 
réalisation de ses ambitieux projets. On surveillait de près ses ma 
nœuvres, ct le prélat ayant osé adresser au roi une requête pour obte- 
nir une déclaration de ses prétendus droits régaliens sar Metz, Henri II 
lui fit répondre « qu’il entendait ne rien innover ct voulait que tout 
» restât comme il était quand il prit la ville en sa protection. » 

Il n'était guère permis de compter sur les dispositions favorables 
que le roi croyait devoir manifester à cet égard ; tout montrait, au 
contraire, qu'il ne cherchait qu'à affermir son autorité dans la cité. 
Un mois environ après la nomination des magistrats, il avait envoyé 
à Metz M. de Vieilleville pour y remplacer M. de Gonnor. Le nou- 
veau gouverneur était un homme résolu et éncrgique; en pcu de 
tonaps il rétablit l’ordre matériel dans la ville, encore profondément 
troublée par la crise qu'elle venait de traverser. Son initiative vigou- 
reuse se fil promptement sentir parlout. L'évêque dut ouvrir les yeux; 
ses intérêts compromis le rapprochèrent sans doute de l'aristocratie 
qu’il avait frappée d'abord; et par un accord dont nous ne connaissons 





! Jean Soultain, Maïtre-Echevin en 1553 et en 1560, était fils de Jean Soultain 
ct d'Isabelle de Gorze , et celle-ci était fille de Jean de Gorze, aman de Saiate- 
Croix, et de Marguerite d'Outre-Seille. (Histoire manuscrite des anciennes 
familles messines, par M. le président d'Hannoncelles ; article: Soultain). 


95 


pas les termes, mais que les faits ne permettent pas de méconnaître, 
il renonça, pour le printemps de 1554, à la prétention de faire 
nommer le Maître-Échevin par les six électeurs ecclésiastiques, ct 
promit aux Paraiges de ne pas s’opposer à cé qu'ils procédassent à 
l'élection de ce magistrat comme ils avaient coutume de Ie faire, 
moyennant que l'élu choisi dans leur sein serait noloirement de ses 
amis personnels. En effet, le choix indiqué à l'avance devait tomber 
sur Robert de Heu, depuis longtemps dévoué au cardinal de Lénon- 
court, qui lui avait fait épouser une de ses nièces ‘. 

La difficullé était de faire agréer cetle combinaison par M. de 
Vicilleville. Agir sans son autorisation était s’exposer à un de ces coups 
vigoureux d'autorité dont il avait déjà donné plusieurs exemples. 
Lui demander la permission de passer outre, était reconnaître qu'il 
pouvait l'empêcher, ce qu’on ne devait pas admettre en principe. On 
imagina un moyen-terme pour pressentir ses dispositions. La veille 
de l’élection, les membres des Paraiges se rendirent chez lui pour le 
prévenir de l'intention où ils étaient de la faire suivant les anciens 
usages, et pour l'inviter à honorer de sa présence la cérémonie. Le 
gouverneur répondit à celle provosilion en déclarant que le projet lui 
paraissait contraire à l’aulorité du roi, lequel avait, dit-il, à cœur 
de faire oublicr aux Messins l’empereur et les institutions d’origine 
impériale; ajoutant qu’il ne pouvait d’ailleurs reconnaftre Île privi- 
lège usurpè par quelques familles de gouverner la cité à l'exclusion 
des autres hebitants. Enfin, il Jeur annonça qu'il voulait se charger 
lui-même de la nomination du Mattre-Échevin, et qu'il instituait en 
celte qualité Michel Praillon, fort bonnète boargcois et très-affectionné 
au service du roi. Michel Praillon était an simple orfèvre, ct il avait 
fait partie du Conseil des Treizes, établi l’année précédente par l’é- 
vêque. Les scigneurs messins, conslernés, ne surent que répondre, 
et se relirèrent en silence. 





* Robert de Heu, seigneur de Malleroy , veuf de sa première femme Phi- 
ligne Chaverson, laquelle appartenait à une ancienne famille messine, avait épousé 
en secondes noces Claude du Chastellet, veuve elle-mème du sicur de Clervant, 
et fille d'ane sœur du cardinal de Lénoncourt. Claude du Chasteliet, après la 
mort de Robert de Heu, son second mari, contracla une troisième union avec 
Jean, S' de la Boullay. (Paul Ferry. Table géaéalogique de la famille de Heu, 
jadis dans la collection Emmery , aujourd’hui dans celle de M. Paul de Mardi- 
gny). Quant au prajet concerté d'avance de nommer Robert de Heu, Maïtre-Echevia 
au printemps de 1554, voir les Mémoires de Vieilleville. Liv. VE, chap. 7. 


96 


Le lendemain, Michel Praillon fut proclamé Maître-Échevin, à 
l'extrême satisfaction des bourgeois, charmés de se voir à la fois 
vengés de l’orgueilleuse aristocratie qu'ils voyaient abaïissée, et ins- 
tallés à sa place dans la jouissance des premières dignités de l'Etat. 
Aucun des membres des Paraiges n’assista, on le comprend, à cette 
cérémonie; le cardinal refusa aussi d’y paraître, et le jour même il 
quitta Metz pour se retirer à Vic. La domination du roi de France 
était dès-lors assise définitivement sur la cité. 

C'est dans ces circonstances qu'on place le récit de la mort d’An- 
drouin Roucel, donné pour le dernier Maître-Échevin appartenant 
aux Paraiges, et présent, dit Carloix, à la terrible allocution de Vieil- 
leville, après laquelle il aurait été saisi d’une si vive émotion qu'il 
serait tombé presque sur le coup, et qu’emporté chez lui il serait 
mort, ajoute-t-il, au bout de deux jours. Le tableau général des 
faits, tel que je viens de le présenter, montre suffisamment qu’An- 
drouin Roucel n’était pas Maftre-Échevin en 1553-1554, et qu’il n’est 
pas non plus, comme on l'affirme, le dernier seigneur de Paraige 
qui ait exercé la suprême magistrature à Metz. C’est Jacques de 
Gournay qui l’occupait en 1552, quand le roi Henri IT entra dans la 
ville, ct c’est Jean Soultain qui, sous l'influence de l’évêque Robert 
de Lénoncourt, en fut investi depuis le printemps de 1553 jusqu’au 
jour où M. de Vieilleville y nomma pour la première fois un bour- 
geois, Michel Praillon , en 1554 !. 

Cette double inexactitude dans la version empruntée à Carloix est 
incontestable. I] en est une autre bien plus grave, que je suis en 
mesure de démontrer : c’est qu'Androuin Roucel n’est pas mort en 
1554, mais dix ans plus tard seulement. La remarque en a été 
faite pour la première fois par M. le président d'Hannoncelles ?. J’ai exa- 


! Les documents abondent pour justifier que c’est Jean Soultain et non An- 
drouin Roucel qui fut, comme nous l'avons dit plus haut, Maître-Échevin de 
1553 à 4554. Je n’en citerai qu'un seul, il est décisif. Nous possédons encore 
le registre des sentences du Maïître-Échevin pendant l’année 1553-1554. Toutes 
sont signées par Jean Soultain. Ce registre est aujourd'hui aux archives de la 
cour impériale de Metz, il y est joint à la première liasse des registres de sen- 
tences des Treize depuis 4553. 


3 M. le baron Gérard d'Hannoncelles, ancien premier président de la cour 
royale de Metz, a laissé à sa famille une collection considérable de travaux his- 
toriques sur la province. La plupart ont été remis au net par lui dans les der- 


97 


miné avec soin les arguments qui peuvent servir à justifier son obser- 
vation à cet égard, et ils m'ont para décisifs. 

11 faat donc que Carloix, historien original du fait, aît commis dans 
ce qu'il nous raconte plusieurs erreurs, parmi lesquelles la dernière 
surtout semble d'abord presque inexplicable. C'est une chose délicate, 
je le sais, que de vouloir démentir, à trois cents ans de distance, le 
témoignage d'un contemporain qui dit : J’étaislà, et j’ai vu. Cependant, 
même dans ces conditions, on peut encore se tromper. Carloix lui- 
même nous en fournit la preuve , puisqu’une de ses assertions , celle qui 
concerne l’échevinat d’Androuin Roucel en 1553-1554, est, nous 
venons déjà de le reconnaître, d’une fausseté irrécusable. Avant d’aller 
plus loin, faisons connaitre son récit : 

<«... Un mercredy après disner, dit-il ‘, dont le lendemain se 
» devoit créer le maistre-eschevin, tous les gentils hommes des sept 
» paraiges se vindrent présenter devant M. de Vieilleville, qui pouvoit 
» faire nombre de soixante ?, en assez brave équipage, mais approchant 
» plus de la grossière mode de la Germanie que du garbe français, 
» auquel le maistre-eschevin qui sortoit d'année, parla de ceste fa- 
pcon: — Monseigneur, nous sommes venus vous supplier très- 
» bumblement de nous tant honorer que de vous trouver demain au 
» palais à l’election que nous avons deliberé faire d’un maistre- 
» eschevin de Metz, suivant nostre coustume et les anciens statuts 
» à nous octroyez il y a plus de sept cents ans par spécial privilege 
» du Saint-Empire, et confirmez par Îles très-sacrez empereurs qui 
» ont regné depuis ce temps-là, n’ayants voulu entrer en ceste créa-. 
» tion sans estre favorisez de vostre assistance, de laquelle le maistre- 





nières années de sa vie, et forment deux séries principales : l’une sur l’histoire 
de Metz, laatre sur l’hisloire de Lorraine. La série des études sur l’histoire de 
Metz contient, entre autres, des travaux généalogiques du plus grand intérêt sur les 
anciennes familles de la cité; c’est dans l’article qui concerne la famille des 
Roncel et en regard du nom d’Androuin Roucel qu'est consignée la remarque 
dont il est ici question. 

t Mémoires de Vicilleville. Livre VI, chap. 6. 

2 Ce que j'ai dit précédemment (page 91, nole 4) de la condition des pa- 
raiges au XVI° siècle, montre que l'indication donnée ici par Carloix est très- 
probablement inexacte. Il y a tout lieu de croire qu'en 1554 le nombre des seigneurs 
des Paraiges n'’atleignait pas mème la moitié du chiffre cité par Carloix. Je men- 
tionne ceci en passant comme un témoignage de plus en faveur de mon assertion 
que Carloix n’est pas toujours exact dans les détails de ses récits. 


98 


» eschevin qui doit estre csleu s’en trouvera plus honoré, et en con- 
» duira plus heureusement sa charge. 
» À quoy M. de Vicilleville respondit ainsi : — Il me semble mes 
» amis que vous devez plustost me demander si j'ay agréable ceste 
#» création, et si elle préjudicie en rien à la grandeur du Roy et à son 
"» service, que de me prier d’y assister; car sa Majesté ne trouve nul- 
» 1lement bon qu'il se fasse aucune chose en ceste ville qui contre- 
‘» vienne ou qui rabbaisse son authorité; ce que faict directement 
» cesle vostre entreprise, puisque vous la voulez tenir des empereurs 
» avec lesquels il n’a rien de commun, principalement avec Charles 
» d'Austriche qui luy est mortel ct capital ennemy, ayant tasché par 
» tous les moyens qui ne vous sont incognus, de rendre la protection 
» qu'il avoit embrassée de l’Empire, odieuse à toute la ehrestienté, 
» el faict oultre ce tous ses cfforts de luy ravir ceste ville, de laquelle 
» les princes électeurs et tous les estats de la Germanie luy avoient 
» faict présent pour le remunérer en partie de la liberté qu'il leur 
» avoit acquise par la force de ses armes, les mettant hors de la ser- 
» vitude en laquelle ils estoient réduicts par la tyrannic de celuy que 
» je viens de nommer. Doncques ne trouvez estrange si je’ casse et 
» annulle tout ce qui se faict de par luy et en son nom. Et vous deffends 
» sur la vie, de passer plus oultre en ceste vosire eslections; car tout 
» presentement j'en veux cslire cl nommer un qui tiendra son estat 
» de l’authorité du Roy, et luy feray prester, en vos présences, le 
> serment de fidélité à la couronne de France. Daultre part vous 
» alléguez qu'il y a sept cents ans que ce privilege vous est confirmé 
» par les empereurs. Quelle apparence y a-t-il que sept lignées 
» jouyssent perpétucllement de cest estat et que cent ou six vingts 
» honnestes familles qui sont de toute ancienneté en ceste ville, en 
» soient, par vostre tyrannique usurpation excluses et privées? A ceste 
» cause j’ordonne que Michel-Praillon qu'est un fort bonneste bour- 
» geois, ct très-affcctionné au service du Roy, soit maistre-eschevin 
» de Metz pour ceste année, et dès à présent je le nomme ct cstablis 
> pour tel, Que si demain vous venez au paluis pour veoir procéder 
» plus ampleinent à sa créalion, vous y serez receus comme nobles 
» citoyens de la ville, simplement et sans aultres présidents de qua- 
» lité, et m'y trouverayÿ pour cest effect; aussi que je veux désormais 
» vous faire perdre à tous le goust et l’appetit de ces mots de très- 


» sacré Empereur, très-Saint Empire et Chambre imperiale de 
» Spire, que vous avez si souvent en la bouche, et y mettre en leur 


99 


» place ces braves noms de Roy trés-chretien, très-redvutable Majesté 
» Royale, l'invincible couronne de France, et la cour souveraine du 
» parlement de Paris; et sur ceste conclusion qui est irretractable, 
» et qui ne se peut furcer relirez-vous en vos maisons jusques à 
s demain que vous orrez sonner la Muette. 

» Il est impossible d'exprimer de quelle angoisse cest arrest trans- 
a percea le cœur de toute ceste trouppe, mais de telle force et violence 
» qu'ils devindrent comme muets; car un seul d'eux ne sceust ad- 
» vancer une seule parole pour servir de rephque: ce qu'il ne falloit 
» trouver estrange, veu le grandissime subject qu'ils avoient d'en 
» tomber malades jusques à la mort, se voyant ainsy perdre en moins 
» d’un sixte d'heure, la possession si authentique d’un tel privilege, 
> duquel ils avoient jouy l’espace de plus de sept cents ans sans aul- 
» cun contredict, et se retirerent avec un merveilleux silence, sans 
» faire bruict fors que des pieds, en prenant cougé. Alors je dis au 
» maistre-eschevin, nommé Androuyn, desja fort ancien, qui avoit 
» esté nourry assez longtemps en la cour de l'Empereur, qu’il devoit 
» bien amener avec luy le grand doyen de l'Eglise de Metz, Brime- 
» val, qui est imperial pour la vie, pour plaider sa cause; mais il me 
» respondit que le chancellier de l'Empereur, Granvelle, n’y eust de 
» rien servy, et qu’il cognoissoit M. de Vieilleville et ses résolutions ; 
» aussi qu'il ne pensoit pas qu’il cassast ces vicux slatuts de luy- 
» même, mais qu’il en avoit commandement exprès du roy. Et sur 
» l’asscurance que je luy donnai.du contraire, et que de soy-mesme 
> et de sa seule authorité il faisoit cesle translation de l’eschevinage 
» sans en avoir aucun commandement, il broncha; et sans ceux qui 
» le cotoyoient, il fust tombé par terre; si bien qu'il le fallust porter 
» en son logis et mettre au lict, où au bout de deux jours il mourut 
» en bon et vray patriote, zelateur de la manutention des statuts de 
» sa cité... » 

On remarquera d'abord que Carloix donne au héros de son histoire 
le simple nom d’Androuin, qui n’a jamais été celui d’aucune famille 
messine. C'est un prénom, et, par une circonstance digne de remarque, 
il est fort rare à Metz, où Androuin Roucel est le seul individa 
signalé par l’histoire, qui l’ait porté, non-seulement au seizième 
siècle, mais encore dans tout le cours de nos annales. Les rôles 
de Paraiges au seizième siècle ne donnent ce prénom qu’à lui 
seul. Androuin Roucel est, du reste, un personnage parfaitement 
connu; il élait, en 155#, un des doyens du corps de la noblesse 


100 


messine ; nos historiens n'ont pas hésité à lui appliquer le récit 
de Carloix ; et c’est lui, selon toute apparence, qu'il a voula désigner. 
On ne peut même pas alléguer que, parlant du Maitre-Échevin qui 
sortait réellement de charge en 1554, toute son erreur consiste 
à le nommer, par inadvertance, Androuïin au lieu de Soultain, comme 
il aurait dù le faire. Son anecdote ne serait pas plus admissible 
pour cela, car elle ne peut pas se rapporter à Jean Soultain qui 
n’est pas mort, nous en sommes certain, en 1554, puisqu'il a été 
de nouveau Maitre-Échevin en 1560. 

D'ailleurs, Carloix échapperait directement à la responsabilité de 
l'erreur, qu'elle retomberait sur les historiens qui l'ont propagée 
après lui, et qu’on ne serait pas pour cela dispensé de la réfuter. 
Mais c’est bien Androuin Roucel que Carloix désigne dans ses 
Mémoires: c'est à lui qu’il a parlé, c’est lui qu'il a vu tomber. 
Il ajoute qu'il est mort deux jours après; c'est là seulement ce que 
l’on conteste. Pour apprécier convenablement les preuves qu’on peut 
produire contre son assertion, il importe d'établir avec précision 
l'individualité d’Androuin Roucel. Cela est d'autant plus facile que 
notre histoire fait souvent mention de lui, et que la généalogie de sa 
famille ne présente dans ses traits généraux aucune obscurité à l’époque 
où il vivait. | 

La famille des Roucel, au seizième siècle, appartenait tout entière 
à la descendance directe de Nicole Roucel des Changes, mort en 
14751. Ce Nicole occupe dans la série généalogique de sa race 
le sixième degré environ, à partir d’un Henry de Champel qui en 
est le chef, et qui avait été surnommé le Roucel à cause de la couleur 
de ses cheveux. Henry de Champel, dit le Roucel, tige de la fa- 
mille à laquelle il a transmis son surnom, vivait, dit-on, au com- 
mencement du quatorzième siècle. Nicole Roucel , dont nous venons 
de parler, était un de ses descendants, et il eut six enfants: cinq fils 
et une fille. Sa fille entra dans la famille des Perpignant ; de ses cinq 
fils deux furent prètres, les trois autres eurent Hgnée. L'un, Perrin, 
n'eut qu'une fille qui épousa un Gournay ; l’autre, Wirial, cut un 
fils, Nicole , dont la fille unique épousa un de Heu; l'aîné, Wairy, 
est le seul dont la descendance masculine se soit prolongée. Wairy 
avait été marié deux fois, et chacune de ses deux femmes lui avait 
donné trois enfants. Ceux de la première étaient morts sans hoirs 





1 J'ai dressé d’après différentes sources le tableau suivant qui aidera le lecteur 


101 


avant la fin du quinzième siècle. Ils n'existaient même plus quand 
leur père se maria pour la seconde fois. Sa nouvelle épouse, Anne de 
Barbay, appartenait à une famille d’ancienne chevalerie lorraine; 
nos chroniques racontent longuement ses noces pompeuses avec Wai- 
ry, en 4481 ‘, et nous apprennent qu’elle mourut en 1489 2, après 
avoir donné le jour à trois fils: Collignon, Androuin et Jean. 
Collignon mourut en 1502 sans avoir. été marié *; Jean mourut en 





à se rendre compte de la descendance de Nicole Roucel des Changes : 


Collignon R. da 
der lit. + 4473 
Sans hoirs. 
Poince R. du 4°" 
lit. t 4078. Sans 
hoirs. 
Catherine R. du 
M RETON 
udo- : 
be, + 474, 9) Colligoon R. du 


Anne de Barbay.| nt + 2007 
t 4489. Androuin KR. du 
2° lit, t Sans 
hoirs. Wairy R..,. PbhilippeR.econti- 
nue la descen- 
Benriat R., chan.| Jean R. du 2° lit. dance mascali- 
+ 41524. Ep. ne des Roncel. 
Jeanne Chaver- | Livier R.Ep.Ger- {| Anne R. 
son. nn de Be- : 
me Marguerite À. 
Nicole ERA Pierre RÀ., chanoine LH 
Case Wiriat R. . Nicole R..... MargoeriteR.Ep. 
J. de Heu, s' de 
Bletiange. 
Dietrich deGour- 
pay, s' do Ta- 
Perelle R. Ep. Claude de G res d 
PerrisR. ..... reue Hi. Ep. ude de Gour- } Ermengarde de 
Perris R RATE psy. Gourssy. Ep.4° 
pay. h , 
Georgette : E Alisette Perpi- de Chesuy. 2er. 
Gerard nue -  gnant. Ep.Jean de Barisey. 
gaant. le Gronaix. lis 
\ meurent sans i. 
hoirs. 


* Chronique dite de Praillon, dans tes Chroniques de Metz, publiées par 
Haguenin , page 446. 

? Chronique inédite de Jacomin Husson. (Manuscrit de la bibliothèque im- 
périale, Cangé 9861 - 1 , folio 50 , r°). 

5 Reprises failes au duc de Lorraine , en 4493 , par Wiriat Roucel, che- 
valier, comme Maimbourg de Collignon, Androuin et Jean, enfants mineurs 
de fea Wairy Roucel , son frère. (Collection lorraine à la bibliothèque impériale, 
vol. 724, folio 276 , r°). 

# Chronique inédite de Jacomin Husson. (Manuscrit de la bibliothèque impé- 
riale, Cangé 9861 - 1, folio 75, r°). 


102 


45941 ‘ laissant deux fils : l’un, nommé Wairy, comme son aïeuf, 
continua la race par son fils Philippe ; l’autre nommé Livier, n'eut 
que des files. Androuin , frère de Collignon et de Jean, survécut à 
tous les deux; c’est de lui qu'il s’agit ici. 

La première mention historique que nous ayons d’Androuin Roucel 
est de 4505 ; elle concerne son élévation au Maître-Échevinat en cette 
année ?. Il avait alors environ vingt ans, puisqu'il était le second 
fils d'Anne de Barbay, mariée en 1481 et morte en 1489. Les monu- 
ments originaux de notre histoire parlent souvent de lui. 11 était 
Aman et Échevin, et fut plusieurs fois Treize et deux fois Mattre- 
Échevin, en 1505 et en 1525. Il portait le simple titre d’écuyer, 
avec la qualification de seigneur d’Aubigny. Androuin Roucel a 
joué un rôle important à Metz pendant la première moitié du 
seizième siècle; malheureusement nos chroniques, à peu près muettes 
pendant une portion notable de cette période, hissent en partie dans 
l'ombre la figure de ce personnage intéressant. On sait cependant 
qu'il était en quelque sorte le chef du parti catholique à Metz. Il 
se montre, dans certaines circonstances, doué d’un esprit résolu et 
séricusement dévoué aux intérêts de la cité ; vers 4540 , pendant 
une pesle qui affligea la ville, il était du petit nombre des mem- 
bres de la Seigneurie qui fussent restés à leur poste ; et lors du siége 
de 1552, il y était demeuré encore presque seul des gens des Pa— 
raiges, au milieu des désordres causés par l'occupalion d’une armée 
étrangère. Il avait à cette dernière époque près de soixante-dix ans, 
Les généalogistes, sans mentionner la date de sa mort, nous disent 
qu'il ne laissa pas d'enfants *, fl avait été marié cependant ; mais ce 
que nous savons sur ce point ne peut que confirmer leur assertion, Je 
me bornerai à rappeler ici ce malheureux mariage qui unit, vers 1505, 
Androuin Roucel à Pérette Baudoche, et qui se dénoua quelques années 
après par un scandaleux procès porté en cour de Rome. Ce procès eut 
pour issue la séparation des époux; et l’on vit bientôt après Pérette 


Pom 





* Notice manuscrile sur la maison des Roucel, par M. le président d'Han- 
noncelles. 

2 Listes manuscrites des Maitres-Échevins. Bibliothèque de Metz, fonds histor. 
N° 81 folios 46% vw°, el 177 v°. 

5 Paul Ferry, en ses tableaux généalngiqaes des Chaverson et des Heu. Ces 
tableaux, de la main du célèbre ministre, se trouvaient dans la collection Emmery ; 
ils appartiennent aujourd’hui, le premier à M. d’Attel, le second à M. de Mardigny. 


105 


Baudoche contracter solennellement une seconde union du vivant de 
son premier mari, et paréc publiquement des attributs que les usages 
du fcinps n’accordaient qu'à la jeunc filie marchant à son premicr 
hyinen !. On comprend qu’Androuin Roucel n’avait pas eu d'enfants 
de ce moriage, et que l'Église ne pouvait plus lui permettre d’en 
contracier un anire, en vertu des motifs pour lesquels elle avait cassé 
le premier. Cela suffirait pour justifier ce que les généalogistes disent 
d’Androuin Roucel à ce propos, si nous ne savions d’ailleurs qu'à sa 
mort sa succession a clé recueillie par ses neveux. | | 
Reste à préciser l'époque de la mort d'Androuin Roucel. A-t-elle . 
eu lieu , comme on le raconte, en 1554? Pendant dix années encore, 
de 1554 à 1564, dit M. le président d'Hannoncelles, on trouve 
le nom d'Androuin Rouccl, écuyer s° d’Aubigny, dans les registres 
des sentences du tribunal des Treizes. Ces registres sont conservés 
avec les archives de l’ancien parlement de Metz; je dois à l’obligeance 
de M. Rogei, greffier de la cour impériale, d’avoir pu les examiner 
à mon tour, el d'avoir constaté ainsi la vérilé des renseignements 
donnés par le savant magistrat 2. J’ai reconnu que la dernière mention 
judiciaire de ce personnage, comme partic aclive dans un procès, est 
du 29 février 1564 (1563 ancien style}, et que le 25 août suivant, 
il est question d'une affaire suscitée entre ses hériliers pour sa succes- 
sion ; il est donc mort pendant la période assez courte que circons- 
crivent ces deux dates *. 1 faut maintenant, pour résoudre le problème, 


* Chroo. de Phil. de Vigueulles dans les Chroniques de Metz publiées par 
Hoguenin, page 708. 

2 Les registres du tribunal des Treizes, depuis 1555, sont déposés aujourd’hui aux 
archives de la cour impériale de Metz. Hs forment la partie la plus ancienne des 
documents judiciaires conservés dans ce riche dépôt. 


3 Oa peut encore resserrer celle période en faisant remonter sa limite infé- 
riegre au-dessas du 24 juin, jour de la St-Jean, 1564. En effet, une sentence 
des Treizes, du 30 septembre suivant , donne gain de cause à un légataire d’An- 
drouin Roucel, qui réclamait contre son héritier le premier terme, échu à la 
St-Jean (24 juin) 156% , d’une pension que lui avait assignée Androuin par son 
leslament. La sentence porte qu'il aura à reccvoir unc partie de ce terme, pour 
. le temps écoulé depuis le jour de la mort du testateur jusqu’à la St-Jean (24 juin) 
1564. Androuin Roucel est donc mort avant celte dernière date. (Registre des 
sentences du tribunal des Treizes , de 1562 à 1564, âax archives de la cour im- 
périale de Metz.) 


104 


démontrer que cet Androuin Roucel s'° d’Aubigny, mort en 1564, 
est bien le même que celui qui vivait avant 1554. 

La plupart des affaires dans lesquetles on voit figurer Androuin 
Roucel, de 1554, à 1564, sont des procès entre lui et des étrangers; 
et ils ne donnent aucun renseignement sur ses rapports de parenté 
avec les autres membres de sa famille. On n’en trouve que dans 
celle qui concerne sa succession , le 25 août 1564. Voici à cet égard 
quelques-uns des termes de l’arrêt porté par le tribunal des Treizes dans 
cette circonstance : 

« Du xxv aoust (1564), entre damoizelle Gertrude de Bameïlbourg, 
» vefue de feu Sr Livier Roussel, en son vivant Sr de Werneville, 
» come maïinbourse (lutrice), et pour et ad cause de Anne et Mar- 
» guerite, ses deux filles. … d’une part, et S’ Philippe Roussel, aussy 
» Sr de Werneville.…. d’aultre, Veue la requeste présentée par ladite 
» damoizelle, par laquelle elle a remonstré que combien que par le 
» décès de feu S Androyn Roussel S° d’Aubigney, il soit hérédita- 
» blement et légitimement escheute aus dites Anne et Marguerite; 
» ses deux filles, la moictié de la succession dudit deffunct Sr An- 
» droyn Roussel... Sy est ce que ledit S° Philippe Roussel, héritier 
» pour l’aultre moictyé de ladite suceession, etc... Ledit S’ de Wer- 
» neville remonstre veu que le dit feu Sr d’Aubigney, son oncle, 
» auoit par son testament, ordonnez, etc....". 

Gertrude de Bemelbourg est la veuve de Livier Roucel, second fils 
de Jean, et Anne et Marguerite sont ses deux filles; Philippe 
Roucel, seigneur de Verneville, est fils de Wairy, qui, lui-même, 
est le fils aîné de Jean. Ce Jean est frère du vieil Androuin Roucel 
que nous connaissons. Ainsi, Anne, Marguerite et Philippe sont les 
petits-enfants de Jean, frère d’Androuin, et ce dernier est par con- 
séquent leur grand-oncle *. Cependant Androuin Roucel, seigneur 
d’Aubigny , mort en 1564, dont la succession est ici en litige, est, 
comme nous le voyons ci-dessus, qualifié simplement oncle et non 
pas grand-oncle, comme il le faudrait, d'Anne, de Marguerite et de 
Philippe, 

M. d'Hannuoncelles cite encore un autre document pour justifier 





1 Registre des sentences da tribunal des Treizes , de 14562 à 15646. (Archives 
de la cour impériale de Metz), 


2 Voir le tableau généalogique donné ci-dessus , page 100, note 1. 


105 


la prolongation de l'existence d'Androuin Roucel après 1554. C'est 
une série de procès-verbaux relatifs aux opérations qui eurent lieu 
à Metz, de 1561 à 1567, pour rétablir dans de nouveaux lieux les 
abbayes dont les maisons avaient été détruites à l’époque du siége 
de 1552 et lors de la construction de la citadelle. Dans le nombre, 
quelques-uns concernent l'acquisition d’une maison nécessaire 
à l'installation de l’abbaye Saint -Symphorien :, et appartenant 
aux héritiers d’une Alixette Perpignant, parmi lesquels figure 
Androuin Roucel, seigneur d’Aubigny. J'avais vu, il y a quelques 
années, à la bibliothèque d’Epinal, une copie de ces procès-verbaux, 
mais je n'avais sur leur contenu qu’une note insuffisante; M. Clerex, 
bibliothécaire de la ville de Metz, qui connaît si bien le dépôt confié 
à ses soins , a pu mettre entre mes mains deux autres exemplaires de 
ces documents intéressants ?. 

La maison dont .il s’agit était siluée devant l’église St-Martin ; clle 
avait été habitée autrefois par Jehan le Grosnaix et par sa femme 
Alixette Perpignant, qui étaient morts sans enfants. Cette Alixette 
Perpignant était fille de Georgette Rouccel, la sœur de Wairy, de 
Wiriat et de Perrin Roucel, et son hérilage avait dù naturellement 
passer aux enfants de ces dernierss. Ceux de ces enfants qui exis- 





* L'abbaye St-Symphorien, située primitivement hors de la ville dans le voisi- 
page de la porte Serpenoise, avait été ruinée en 1444 et rétablie dans l’intérieur 
de la cité, sur un emplacement qui est aujourd'hui occupé en partie par l'Espla- 
nade, Lors de la construction de la citadelle, au milieu du xw° siècle, l’abbaye 
fut de nouveau détruite, et dut céder la place au fossé lui-même des fortifications, 
qu'on a comblé depuis pour planter la promenade. On logea alors les moines de 
St-Symphorien dans un corps d’édifices auquel a succédé de nos jours la maison 
de détention dite de la Magdeleine. Ces édifices furent achetés à des particuliers. 
Les uns, du côté de l'hôpital, dépendaient de l’ancien hôtel de Pierre Baudoche; 
les autres, du côté de l'église St-Martin, formaient l’ancien hôtel de Jean le Gros- 
paix, possédé alors par les héritiers de sa femme Alixette Perpignant. On y joignit 
une grange qui était derrière l’hôtel de Grosnaix et qui appartenait à Ant. de Rai- 
gecourt, seigneur d’Ancerville. L'abbé de St-Symphorien prit possession de ces 
nouveaux logis le 4°" avril 1566. | 

3 Procès-verbaux de relogement des abbayes et monastères dont les maisons ont 
été détruites tant-par les opérations du siége de 4552 que pour la construction 
de la citadelle ; 1561-1567. — (Manuscrits de la Biblioth. de Metz: fonds histor. 
n° 78 et n° 58. — Mannscrits de la Biblioth. d’Epinal tom. V des Miscel- 
lanea Metensia. Mss. n° 35.) 


5 Voir le tableau généalogique donné ci-dessus, page 100, note 1. 


106 


taient encore en 1561, élaient: Philippe Roucel, sr de Verne- 
ville, et ses deux cousines Anne et Marguerite, tous trois petits— 
enfants de Jean, troisième fils de Wairy, et leur oncle Androuin 
Roucel, sr d'Aubigny ; Marguerite, dame de Blettange, petite-fille 
de Wiriats et enfin Dietrich de Gournay, seigneur de Tallange, 
et sa sœur Ermengarde , dame de Chesny, arrière-petits-enfants de 
Perrin Roucel. Ces héritiers d’Alixette Perpignant ne possédaient 
que les cinq sixièmes de l'hôtel de Jehan le Grosnaix; le dernier 
sixième appartenait à la succession d’un Jean Monnez, à qui il 
avait pu échoir aussi par droit d’héritage, car il y avait des liens de 
parenté de lui aux Gournay et aux Perpignant‘. 

En 1561 , les commissaires du roi font demander aux propriétaires 
communs de l'hôtel de Jehan le Grosnaix leur consentement à la 
cession qu’on voulait obtenir d'eux; voici un passage d’un procès- 
verbal qui est relatif à cette circonstance ; c'est le seul de toute la sé- 
rie dans lequel soient indiqués les rapports de parenté d’Androuin 
Roucel, sr d’Aubigny, avec le reste de sa famille : 

« ...Auquel jour de Vendredy, 12 dudit mois de décembre 1561, 
est comparu par-devant nous (Antoine de Senneton, président de la 
justice de Metz, et Didier de Viller, conseiller du Mattre-Echevin).. 
ledit sieur Philippe Roussel S' de Varneville, tant pour lui que 
pour ses dittes cousinnes filles de feu S' Livier Roussel, des 
quelles il dit ètre tuteur, lequel a déclaré n’avoir ancun droit en la 
ditte maison qu'après la mort dudit Sr d’Aubigny, son oncle, 
ct u’y veut rien faire ny consentir sinon et ainsi qu’il plaira au dit 
S" d'Aubigny. Ledit sieur de Tallange..… et la ditte Dell de 
Chesny..….. et la ditte dame de Blettange..…. ont accordé et consenti 
l’apprétiation et vente de la ditte maison pour leurs parties et por- 
tions... et quant aux enfants dudit Monner Sr de Luttange, 
n'y est personne comparu, encore qu’assignalion leur ait été 
baillée....? » 

Ici encore , nous le voyons , le sieur d'Aubigny , Androuin Roucel, 


BEST EE EEE ET 





‘ Cette famille Monnez et ses alliances nous sont connues, grèce à un travail 
généalogique exécuté au seizième siècle, par un de ses membres , Jehan Mon- 
nez, qui s’intilule artiste el varlet de chambre de l’empereur Charles cinquième. 
Ce travail est contenu dans un maouscril sur vélin, d’une exécution magni- 
fique , qui est aujourd’hui en la possession de M. baron de Cressuc. 


* Manuscrit de la bibliothèque de Metz , fonds historiques , n° 78 , page 41. 


107 


figure avec la simple qualification d’oncle de Philippe, d'Anne et de 
Marguerite; et cependant, suivant la généalogie de la famille, le hé- 
ros de l’anecdote de 1554 devait être leur grand-oncle. N’y a-t-il 
là qu’une simple négligence de langage, oa bien le vieil Androuin, 
le fils de Wairy, le frère de Jean, le grand-ongle des petits-enfants 
de ce dernier, serait-il mort réellement à cette époque, comine nous 
le dit Carloix; ct celui dont nous trouvons depuis lors le nom dans les 
registres du tribunal des Treize, de 1553 à 1564, et dans les procès-ver- 
baux de 1561, serait-il un autre individu jusqu’à présent ignoré, 
auquel il faudrait faire une place dans la généalogie admise précédem- 
ment? Aucune des pièces citées jusqu'ici ne démontre péremptoire- 
ment qu'il n’en soit pas ainsi, car elles établissent seulement 
qu’après1554, et jusqu’en 1564, a vécu un Androuin Roucel, sr d’Au- 
bigny , oncle de Philippe, d'Anne et de Marguerite; et son existence 
ne prouve pas que le vieil Androuin Roucel, qui était, non pas leur 
oncle, mais leur grand-oncle, ne soit réellement mort en 1554. 
Pour expliquer cette situation , il suffirait d'admettre que le nouvel 
Androuin est le frère de Wairy, père de Philippe, ainsi que de 
Livier, père d'Anne et de Marguerite, et qu’il est comme eux le fils de 
Jean Roucel, frère du vicil Androuin. 

Cette hypothèse, contre laquelle je n'avais à faire valoir que des 
arguments insuffisants, ne m'avait permis d'accepter qu'avec réserve 
l'assertion de M. d'Hannoncelles, lorsqu'une heureuse découverte est 
venue, en dissipant mes doutes, confirmer celle-ci d’une manière 
“éclatante. Outre les registres de la justice des Treizes après 1553 , les 
archives de la Cour impériale possèdent aussi quelques cahiers épars, 
dans lesquels on retrouve des arrêts prononcés en appel par le Maître 
Echevin et son conseil à la même époque, En parcourant un de ces 
cahicrs mutilés, j'ai rencontré, sous la dale du 27 novembre 1564, un 
jugement de ce tribunal supéricur, touchant la succession d'Androuin 
Roucel , objet de débat entre ses hériliers, lesquels avaicnt déjà com- 
paru à celte occasion, comme nous l'avons vu , devant le tribunal des 
Treizes. Jui cité plus haut un fragment de la sentence portée par les 
premiers juges le 25 août précédent. Gertrude de Bemelbourg, une 
des parties , en avait appelé au Mattre-Echevin, ct, trois mois après, 
celui-ci prononçait dans l'affaire un nouveau jugement, qui, en re 
produisant la plupart des termes du premicr, y introduit heureusc- 
ment quelques expressions nouvelles, d’où ressort pour nous la solu- 
tion de la difficulté restée jusqu'ici indécise. Voici un extrait du 


108 


jugement prononcé par le Maître-Echevin et son conseil dans cetle 
cause, le 27 novembre 1564 : 

a .....À raison de ce que ladte damoizelle, audit nom et comme 

» mère et tutrice de sesdts enffans, Anne et Margueritte, présenta na- 
guère requête à Messrs les Treizes de la Justice , par laquelle elle re- 
» monstroit que combien que par le décès de feu S' Androyn Roussel 
S' d'Aubigney , il soit héritablement et légitimement escheutes 
ausdtes Anne et Margueritte, ses filles , la moictié de la succession 
dudt deffunct S' Androyn et que d’icelle elles debuoient jouyr par 
le droict et coustume dont la mort saisit le vif, son proche héritier, 
à la représention de.leur dit feu père, nepueu paternel dudit sieur 
Androyn, sy est ce que ledt S' Philippe Roussel, héritier pour 
l’aultre moictié de ladte succession, etc.....* » 
Ainsi, Anne et Marguerite représentaient, en 1564, leur père Livier 
Roucel, neveu paternel, on le dit ici formellement, du sieur An- 
drouin dont la succession venait de s'ouvrir. Il ne peut plus rester 
désormais aucun doute sur la condition de ce dernier. Il est l’oncle 
paternel de Wairy et de Livier , et par conséquent le grand-oncle , 
proprement dit, de leurs enfants Philippe, Anne et Marguerite ; il 
est le frère de leur père Jean Roucel; it n’est autre enfin que le vieil 
Androuin lui-même, lequel n’est évidemment pas mort en 1554, 
comme le dit Carloix, mais en 1564 seulement, comme le fait 
observer M. d'Hannoncelles. 

Si on veut se rappeler ce qui a été dit jusqu'ici, on verra ce 
qu'on doit penser maintenant de l'opinion communément admise : 
qu'Androuin Roucel serait le dernier Maftre-Échevin appartenant au 
corps des Paraiges ; qu’il aurait exercé cette charge en l’année 1553- 
1554; et qu’enfin il scrait mort de douleur le jour où, dans l'intérêt 
de la domination française, celte éminente magistrature a été livrée 
à la bourgevisie. 

En finissant, je dois déclarer que j'aurais dépassé le but que je 
me proposais d'atteindre, si on devait tirer de mes conclusions 
une imputation formelle de mensonge contre Carloix , ou un injuste 
dédain pour le caractère digne de toute sympathie d’Androuin Roucel. 

Carloix dit: J'ai rencontré Androuin Roucel au sortir de l’audience 
de M. de Vieilleville ; je lui ai parlé; j’ai été témoin de sa douleur ct 


5 


TE vu EU ET 


* Liasse de sentences du Maitre-Échevin et de son conseil depuis 1563 jusqu’en 
1579 , aux archives de la cour impériale de Metz. 


109 


de son émotion ; je l'ai vu chanceler et tomber ; je l'ai vu emporter 
chez lui, En tout cela son témoignage n’a rien que de vraisemblable, 
et il est inattaquable, Le narrateur ajoute qu’Androuin Roucel est mort 
deux jours après. Ici ce n’est plus le témoin qui parle; il ne s’agit 
évidemment pas d’une chose qu’il a vue, mais d’une nouvelle qu'il 
a entendu rapporter. À voir ce qui se passe tous les jours autour 
de nous, on ne doit trouver que très-naturel le bruit qui a pu 
se répandre de la mort d’Androuin Roucel, à la suite de la scène 
qui avait eu lieu chez le gouverneur. Carloix, écrivant longtemps 
après l'événement, a conservé le souvenir de ce bruit qui avait dû 
le frapper et qui se rattachait si bien à ce qu'il se rappelait avoir 
vu; il a pu oublier que plus tard on avait démenti la nouvelle, 
et il a ajouté, un peu légèrement peut-être, ce dernier trait à son 
récit ; là est tout son tort; on peut le relever aujourd’hui sans 
avoir à mettre en suspicion sa bonne foi. 

Quant à Androuin Roucel, la considération qui lui est due ne 
saurait dépendre du plus ou moins de gravité d’un accident. Ce 
qui honore le noble vieillard, ce sont les sentiments que l’outrage 
a soulevés en lui ; et il n’est pas permis de les mettre en doute, 
n’en eût-on pour garant que le témoignage de Carloix dans la 
partie irrécusable de son récit. 

Je ne sais si je me fais illusion, mais dans les vagues perspec- 
tives où elle nous apparaît, la figure passionnée du vieux patricien 
m'attire et m'intéresse. Je voudrais me sentir assez instruit de ce 
qui le concerne pour tracer l’histoire de sa vie. Au peu que nous en 
connaissons, il me semble qu'on verrait s’y dessiner un de ces nobles 
caractères comme en produisent parfois, à leur déclin, les races 
vieillies qui s’effacent. Loin de moi la pensée de disputer à Androuin 
Roucel une popularité que je voudrais plutôt affermir et étendre. 
Je suis de ceux que touche particulièrement le prestige des choses 
passées; mais pour lui conserver son autorité, je le veux fondé sur 
des titres légitimes et sur des témoignages authentiques. L’admiration 
pour un sujet qui en est digne ne peut que gagner à étre éclairée. 


AUG, PRoSrT. 


LATINE 





 L'AN DERNIER. 


Ce CC de Éd 


L'an dernier, heureux, gai, mon fusil sur l'épaule, 
Je parcourais ces bois, ces plaines et ces champs, 
Je reprenais haleine à l'ombre d’un vieux saule, 
Et poursuivais ma chasse avec de joyeux chants. 
Si je voyais de loin, à travers le feuillage, 
S’entourant de verdure, adossée au coteau, 
S’'élever au-dessus des murs gris du village 

Cette blanche maison qu’on nomme le château, 


Je disais, m’arrêtant de nouveau dans ma course : 

Le bonheur, à mon Dieu, vous me l’avez donné, 

Il ne faut pas au loin en rechercher la source, 

Elle est presque toujours aux lieux où l’homme est né! 


Le bonheur, il est là derrière la charmille, 
Derrière ce sapin aux bras rudes et verts, 

Sous ce bleu toit d’ardoise, au foyer de famille 

Où, comme un jour rapide, ont passé tant d’hivers! 


Le bonheur, il est là, près de la cheminée 

Où tantôt nous serons réunis tous les trois ; 

C'est près de ceux qu’on aime achever sa journée, 
Les voir à ses côtés et répondre à leur voix; 


C’est sentir auprès d'eux sa tendresse élancée, 
Dès qu’à son rideau blanc vient jouer le soleil; 
C'est à leur porte errer rempli de leur pensée, 
Et craindre au moindre bruit de troubler leur sommeil, 


— 111 — 


Tout est doux et charmant: le troupeau sur la route, 

La première gelée ou la première fleur, 

La neige, le printemps, la pluie à large goutte, 

Tout, près de ceux qu’on aime, est un nouveau bonheur: 


Tout semble s’éclairer de cette amitié vive, 
Soleil intérieur qui dore chaque objet, 

On ne désire rien qu’un autre jour qui suive 
Et répète le jour qui finit son trajet. 


Maintenant, abattu, mon fusil sur l'épaule, 

C’est d’un pas vif, hâté, que je parcours ces champs; 
Je ne prends plus haleine à l’ombre du vieux saule, 
Et l’écho du vallon ne redit plus mes chants! . 


5 


À L'ESPÉRANCE. 


Eblouissant nos yeux par de riants mensonges, 
Tu nous fais oublier le moment qui s’enfuit ; 
Notre esprit fasciné s’élance après des songes, 
Le rayon était là, nous courons à la nuit. 


Mais il vient un instant, au milieu de la vie, 
Où l’on ne veut plus croire au trompeur avenir, 
Où, lassé de t'avoir si longtemps poursuivie, 
L'homme s’arrête enfin pour se ressouvenir. 


Alors, on le comprend, ce que l’on cherche encore 
On l’a laissé s’enfuir pour ne plus le trouver ; 

Le passé déjà loin a l'éclat de l'aurore, 

L'avenir est sans but où l’on veuille arriver. 


Tourné vers ce passé dont jadis, Espérance, 
Nous avons à plaisir pour toi troublé le cours, 
Avec un sentiment de suave souffrance 

Nous aimons à revoir au fond des anciens jours. 


112 


Souvent d’un vaste bois et par une clairière 

Le voyageur découvre un charmant horizon, 

Une fraîche vallée, une vive rivière 
Scintillant au soleil dans ses bords de gazon. 


Autour du voyageur tout est sombre, les branches 
Forment à ses côtés un labyrinthe obscur, 

A peine un rayon d’or sur les écorces blanches 
Vient darder en tombant du ciel joyeux et pur. 


Le voyageur regrette alors les pas rapides 
Qu’à travers la vallée il a faits le matin; 
Mais il avait marché, fixant des yeux avides 
Sur le sommet boisé que voilait le lointain. 


Îl croyait y trouver des lieux plus beaux encore. 
N se voit égaré dans la sombre forêt ; 

De ces mille sentiers, lequel suivre? — Il l’ignore. 
Où va-t-il? — L’horizon devant lui disparaît. 


Hélas ! ce voyageur, c’est nous tous. La clairière, 
N'est-ce pas la mémoire, et le bois l’avenir ? 

La vallée embaumée et pleine de lumière, 

Ce sont les jours passés si doux au souvenir. 


1845. TH. DE PUYMAIGRE. 





LES 


FRÈRES ENNEMIS, 


Épisode des premières guerres de la République. 





INT. 
LE DÉVOUEMENT INUTILE. 


Hannes, on le sait, n’était pas d’une bravoure éprouvée, et le nom 
de Curtius, qu'il avait ajouté au sien, n'avait infusé en lui aucune des 
qualités stoïques qui ont rendu célèbre le romain auquel il l’avait em-— 
prunté. Les deux pistolets dont le jeune comte le menaçait et dont les 
canons brillaient à la lueur des torches, firent donc reculer le généra- 
lissime de l'expédition patriotique, et il en résalla un mouvement de 
retraite prononcé parmi les siens. Le jeune homme en profita pour 
rentrer au château, dont il fit fermer aussitôt et barricader les portes, 

Hannes, n'ayant plus devant lui les gueules d'acier béantes qui 
avaient produit sur lui une si désagréable impression, reprit courage, 
et s'’emparant d’un pieu à pointe de fer que portait un de ses 
compagnons, il en frappa rudement la porte du château qui gémit 
- sous ce choc formidable. 

Après le troisième coup, il s'arrêta, rendit le pieu à son voisin, 
et se faisant un porte-voix avec ses deux mains réunies en accolade 
autour de l’antre qui lui servait de bouche, il hurla la sommation 
suivante : | 

— Ex-comte de Glasksberg, la magnanimité du peuple souve- 
rain l'accorde une heure pour Le livrer à sa justice; si, l'heure 
écoulée, tu ne t’es pas rendu à merci, nous livrerons assaut à 


8 


114 
tori repaire et nous nous emparerons de ta personne à force ouverte et 
au péril de ta vie, J'ai dit! 

Un immense hourra accueillit cet ultimatum si galamment formulé. 
Quant au jeune comte, il se contenta de crier du haut du balcon 
qui surplombait le fossé à droite de la porte d'entrée : 

— À votre aise, citoyens! Je vous attends! 

Quelques instants après, les patriotes allümaïent leurs pipes et 
se couthaient çà et là sur le gazon, attendant le nioment d’éxécuter 
la menace de leur chef, tout en surveillant les abords du château, 

Hannes, il faut lui rendre cette justice , était capable de constance 
en amour, Malgré les rebuffades que sa tendresse pour Gredlé lui 
avait attirées, il n’en avait pas moins conservé pour elle les plus 
tendres sentiments, et n’était pas du tout persuadé de l’indifférence 
de la jeune fille à son endroit. Son excessive confiance en ses mérites 
lui avait facilement persuadé que Gredlé subissait une contrainte 
qui l’empéchait d’avouer ses véritables préférences. C'était son frère 
Karl, c'était lecomte, peut-être, qui lui étaient contraires et défendaient 
à Gredlé de répondre à ses feux. 

Hannes, donc, en attendant l'heure de l’assaut , déposa un instant 
le fardeau du comntandement et se dirigea discrètement versla partie 
extérieure du château qui servait de logement à Gredlé et à son 
frère. Il n'avait pas de résolution arrêtée, et c'est presque sans Île 
savoir qu'il se trouva à l'entrée du jardin qui s'élendait devant 
la maison des jeunes gens. Un mur assez peu élevé le défendait 
mal contre l’escalade, et, en un clin-d’œil, Hannes eut franchi l'obs+ 
tacle qu'it opposait à ses désirs. L'amoureux patriote voulait se 
livrer à la contemplation des lieux qu’habitait sa belle et, qui sait? devi- 
ner peut-être sa gracieuse silhouette derrière la geze de ses rideaux 
jatoux. Des pensées plus téméraires s'agitaient aussi, sans doute, 
confuses et indéterminées dans son esprit... Quoiqu'il en fèt, it s'était 
avancé lentement le long du mur, évitant de faire crier sous ses 
pas le sable des allées, et se trouvait sous les fenétres de la maison 
de Karl, retenant sa respiration et aspirant pour ainsi dire les 
bruits qui pouvaient venir de l'intérieur. 

D'abord, les battements précipités de son cœur Fempéchièrent de 
rien entendre de ce qui se passait dans la maison ; ses oreiHes bour- 
donnaient parce que le sang affluait à sa tête; ses genoux flagéolaient 
sous lui, tant étaient impérieuses les émotions qui le dominaient, 
émotions de toute nature, il faut le dire... D'abord, les dangers de 


415 
l'expédition qu’il conduisait, ensuite le remords peut-être de l’avoir 
entreprise étaient bien capables de l’émotionner plus qu’il n'aurait 
voulu , sans parler des illusions amoureuses qui l'avaient amené 
dans ce lieu. 

Un banc rustique, adossé au mur de la maison, se trouvait heureu- 
sement à sa portée; il s’y laissa tomber plutôt qu'il ne s’y assit, et 
bientôt il eut repris à peu près son sang-froid. Il vint un moment 
où un bruit de voix, ou plutôt un murmure confus frappa son 
oreille devenue attentive. À grand’peine d’abord, il put saisir quelques 
mots au passage, mais il avait reconnu l’organe de Karl ct de Gredlé, 
et le cou tendu , les yeux dilatés par un effort d'attention énergique, 
il s’efforçait, très-indiscrètement, il faut en convenir, de saisir le 
sens de la conversation cornmencée. 

Ce qui le génait surtout, c'était le pas cadencé des sentinelles 
chargées de garder .le frère et la sœur prisonniers dans leur propre 
maison. Plusieurs hommes, en effet, se tenaient en dehors du jardin, 
faisant si bonne garde que Hannes avait été obligé de se montrer 
à eux pour s’introduire dans Je jardin. Hannes quitla son poste 
d'observation et ordonna aux sentinelles de se tenir immebiles, prètes 
à accourir à son appel. Il revint ensuite sous la fenêtre de la pièce 
où se trouvaient le frère et la sœur, et écouta avec cette puissance 
d'attention qui semble concentrer les facultés vitales dans le tube 
auditif... 

Il ne put entendre d’abord que des mots sans suite, sans liaison 
entre eux... Puis, absorbant, par un effort de volonté, les moindres 
sons produits, il parvint à.comprendre quelques lambeaux de phrases... 

— Le sauver... ma vie... que faire? disait Karl avec une angoisse 
“haletante.., gardé... je ne puis. la clef... le passage souterrain... 

Un élan de douleur, en dépit de la prudence, vint accentuer 
les baroles.-du ;panvre Karl. 

— Tout m'arrive à la fois!..,.s’écria-t-il... mon maître va mourir, 
Peut-être, .et je n’ai,plus un défenseur, plus un ami... il faut que, 
Par une fatalité inouie, tu aies aujourd’hui même refusé la main 
de Ludwig... Pauvre Ludwig! il nous eut protégés, lui... Ah! 

Un bruit sec, le bruit des deux mains de Karl qui frappaient désespé- 
rément son front, termina la phrase commencée; un sanglot étouffé 
Jui répondit, un sanglot de Gredlé. 

Hannes était radieux. 

— Elle a refusé Ludwig, se dit-il... Je ne me trompais donc pas |. 


116 


elle m'aime, c’est clair; pauvre mignonne, cet dire que c’est moi qui aï 
emprisonné mon doux chérubin !... Elle m'aime! victoire sur toute 
la ligne !.… 

Dans l'excès de sa joie, Hannes se laissa aller à un geste qui 
éveilla un écho sonore. Gredlé mit la téte à la fenétre. 

— C'est moi... Gredlé, dit notre amoureux. Ne puis-je vous 
parler? 

— Vous, Hannes... osez-vous bien? dit la jeune fille avec un élan 
indigné.. Mais se ravisant tout-à-coup, elle ajouta : Silence, Hannes, 
mon frère est là... quittez le jardin, venez m'ouvrir la porte et 
nous causerons.. faites vite. 

— Je vole sur les afles de l’amour, adorable Gredlé.… 

Hannes s'éloigna aussilôt, léger comme une bergeronnette. 

__ — Karl, dit la jeune fille à son frère, Karl, je sauverai le 
comte! je paierai notre dette de famille... Cette clef, c’est peut- 
être le salut! 

Et Gredlé, les yeux brillants, le front épanoui, cachait dans son 
corsage une clef qui paraissait avoir été récemment frottée et conser- 
vait cependant les traces d’une rouille indélébile. 

— Frère, ajouta la jeune fille, Hannes va me rendre la liberté... 
Tu l'as entendu... je sauverai notre maître, je le sauverail On frappe 
à la porte. 

— Que Dieu te conduise, sœur f... 

Gredlé alla ouvrir à Hannes et s’élança hors de la maison, prenant 
sans facon le bras que lui offrait l’amoureux jeune homme. 

— Vous ne m'en voulez donc pas, Gredlé, pour ce que j'ai 
fait ce soir? 

— C'est selon, Hannes... Je vous dirai cela plus tard. 

— Ainsi, ce Ludwig vous a demandée à votre frère? mais vous 
avez pensé à Hannes qui vous aime comme la prunelle de ses yeux, 
et vous l’avez refusé? Voilà un beau trait, mademoiselle 1. 

— Monsieur Hannes, vous faites la demande et Ia réponse tout à 
la fois... n'importe!... Parlons de choses plus séricuses. Est-il vrai 
que vous voulez mettre mon maître en prison, que c’est vous qui 
avez ameuté tous les vauriens du pays contre lui? 

— Écoutez donc, Gredlé.…. il m’a offensé, votre maitre... il 
m'a traité comme le dernier des derniers. 

— Est-il vrai qu’il n’a qu'une heure pour se rendre et que 
l'heure une fois passée. 


117 


— Dam! j'ai voulu me venger... Et puis, entre nous, je soup= 
çonne le comte d’avoir pour vous... Enfin, suffit! 

Ici Hannes sentit le petit bras de Gredlé frissonner sous le sien 
comme la feuille da jeune tremble au souffle de mai. 

— Comme vous m'aimez, bonne Gredlié! dit-il en englou- 
tissant la petite main de la joe fille dans l’abime osseux de 
ses doigts arrondis, 

— Écontez, Hannes, dit la courageuse enfant, le comte est notre 
maître et notre bienfaiteur, à Karl et à moi... je ne veux donc 
pas qu’il meure, et je veux qu'il reste libre... Laissez-le fuir, et 
demain... je snis à vous, demain je deviondrai votre femme... 

Un sanglot inutilement arrêté au passage accompagna ces géné- 
reuses et désespérées paroles. 

Hannes se grattait l'oreille... 

— Hé bien! Hannes, acceptez-vous ? 

— Il est trop tard, dit-il, le branle-bas est commencé !.…. 

En effet, des explosions d'armes à feu retentirent tout-à-coup 
dans la nuit; d’horribles hurlements remplirent les airs, et des 
rayonnements de torches, trouant çà et là les ténèbres, laissèrent 
apercevoir les assaillants courant comme des fantômes dans les éclaircies 
rouges. 

— Curtius, où est Curtius? criait la foule. En un instant le 
général fut reconnu, entouré, entraîné... 

Gredlé s'était enfuie dans la direction de la forêt. Elle en connaissait 
tous les sentiers, tous les détours. Son pas était ferme parce que sa résolu- 
tion était inflexible. Le terme de sa course nocturne était d’ailleurs 
prochain. À moins d’un quart de lieue du château, la jeune fille 
s'arrêta et parut consulter ses souvenirs. Des roches contournées 
présentaient leur profil sombre et semblaient opposer à sa marche 
un obstacle de granit... Elle en suivit lentement et attentivement 
les détours, étendant les bras, se meurtrissant les mains aux ronces 
et aux épines, Après une courte recherche, un cri de joie lui échappa ; 
elle étreignait un arbre au tronc rabougri, l'arbre qu’elle cherchait 
et qui était bien connu d'elle. Sure désormais de ne pas s'être 
trompée, elle écarta résolument le feuillage, tâtonna les ondulations 
du roc et rencontra enfin l'issue désirée. C'était l’entrée d’un 
souterrain qui communiquait avec le château , et qui, au moyen- 
âge, avait été construit pour les besoins de la défense du castel. 
Bien souvent dans son enfance elle avait joué avec son frère en ce lieu 


118 


et avait parcouru avec lui les détours de cet asile prêparé jadis pour 
les heures de crise et de danger suprême. Elle s’engagea sans 
hésiter dans l’étroit conduit pratiqué dans le roc à son ouverture, 
puis continué sous la terre à une grande profondeur. Après un quart 
d'heure de marche, un nouvel obstacle s’offrit à elle, c'était la 
porte du souterrain aboutissant près des caves du château. Heureu- 
sement cette porte s’ouvrait dans Île sens de la sortie et elle put 
avec ses mains déblayer la terre et les pierres qui obstruaient le libre 
passage de la lourde porte de chène. Il y eut là pour elle un 
moment d’horrible angoisse! La serrure rouillée permettra-t-elle 
Je libre jeu de la clef dont elle a pu se servir autrefois? C’est 
en tremblant qu'elle essaie l'ouverture de cette voie qui peut être 
le salut du comte... La porte résiste d’abord, et la pauvre enfant 
croit tout perdu! mais non, le désespoir décuple sa furce, et le 
lourd appareil roulant sur ses gonds, lui donne enfin passage... 
Elle court, elle s’élance sur les escaliers qui conduisent aux appar- 
tements. 

Les retentissements de la mousqueterie frappent son oreille ; 
une épaisse fumée commence à envahir les cours et les corridors..… 
Haletante, éperdue, elle entre dans la salle d'honneur au moment 
où le comte, l’épée nue au côté, les pistolets aux poings, se précipite 
vers la cour envahie pour mourir dans la mêlée... 

— Gredlé!., vous ici, malheureuse enfant! 

— Pas un mot, monsieur le comte, venez, fuyons ; au nom da 
ciel, suivez-moi !.… 

— Ils ont enfoncé la porte d'entrée, ils ont mis le feu au château. 
je suis en leur pouvoir... je vais mourir, mais je veux vengér 
ma mort... 

Les pétillements de l'incendie devenaient de plus en plus intenses, 
la fournaise envahissait la grande salle, et les clameurs des assaillants 
se rapprochaient d’instant en instant. 

— Le souterrain... venez... dit Marie défaillante... Au nom 
de votre mère, fuyez.… 

— Moi, fuir? Non, non, il ne m’auront pas vivant... Fuir devant 
ces drôles... Je mourrai en gentilhomme, en soldat... 

— Vous voulez donc que je meure aussi? dit Gredlé en tombant 
à genoux et en pleurant sur la main du comte... 

Le jeune homme, impassible jusque-là, pâlit et laissa tomber 
sur Gredlé un regard ineffable. 


119 

— Non, non, Gredlé, je veux vivre maintenant... Montrez-moi 
le chemin. L 

Radieuse , elle se releva, prit le comte par la nrain et l’entraina 
dans le souterrain dont elle referma la porte derrière elle. 

Il était temps!.,: 

Le château était complètement envahi, et les patriotes cherchaient 
le comte dans tous les appartements que l'incendie n'avait pas 
encore gagnés. 

Revenons maintenant dans la maison où Karl était resté seul 
après le départ de sa sœur. Au moment même où le château de 
Gluksberg devenait la conquête de l’émeute, un homme, couvert 
d’un large manteau, entrait précipitamment chez le frère de Gredlé. 
Cet homme était Ludwig, l’ami de Karl. 

— Tu savais bien, n'est-ce pas, que je ne t'abandonnerais pas, 
mon ami, mon frère, dit le noble Ludwig... Une des sentinelles 
du jardin est un homme qui m'est dévoué... Prends mon manteau 
et fuis sans perdre une minute... 

— Merci, Ludwig, mais ma sœur, ma pauvre sœur... puis-je 
l’'abandonner.…..? 

— Ta sœur est une femme, on l’épargnera... D'ailleurs, ne suis-je 
pas là pour la protéger... ? 

— Oui, tu es bon, je le sais... Mais les autres, mais les hommes 
féroces qui assiègent en ce moment le château, écouteront-ils la pitié, 
t’écouteront-ils toi-même ? 

— Ils obéiront du moins à la crainte que leur inspirera un homme 
de cœur, un bomme résolu... Ah! tu as raison, Karl, ce n’est 
pas ainsi que je comprenais la liberté !.. Mais, encore une fois, 
pe perdons pas une seconde... Tu es Prussien, Karl, et tes compatriotes 
font la guerre à la France, ils ont violé son territoire... Ainsi, 
pour toi c’est la mort!.. 

— C'est vrai, dit Karl en revétant le manteau de son ami; je ne 
puis rester ici car j’ai des devoirs à remplir et je n’y faillirai pas. 

Les deux amis sortirent sans bruit de la maison, gagnèrent le 
jardin, puis la campagne, sans qu'aucun cri d'alarme se fût fait 

— Maintenant, adieu et merci, Ludwig... 

— Je ne te quitte pas encore. 

— Jliefaut. La frontière est à une lieue, j’y serai bientôt , et 
toi tu as juré de protéger ma sœur. 


120 


— Adieu donc, souviens-toi de Ludwig qui t’aimera loujours. 

Mais Karl, qui savait où était Grédlé, nee dirigea pas du côté 
de la frontière, il marcha droit à l'entrée du souterrain que lui 
aussi connaissait depuis l'enfance, Il voulait prendre sa part du 
dévouement de sa sœur !.. 

En proie à des émotions qu'il est facile d'imaginer, Karl ne 
prètait aucuno attention à ce qui l’entourait, ou plutôt les bruits 
sinistres qui venaient du château aiguillonnaient le désir qu'il avait 
d'arriver à l'entrée du souterrain, et ne laissaient en lui aucune 
place pour d’autres préoccupations. 

S'il avait interrogé cependant avec une attention soutenue et clair- 
voyante les bruits de ia forêt, son oreille eût été frappée d’un bruit, 
bien léger sans doute, mais qui, dans les ciroonstances extrêmes 
où il se trouvait, pouvait avoir une inquiétante signification. De temps 
en temps, derrière lui, les branches des arbres frémissaient dans 
les sentiers, le bruissement sec des feuilles foulées par un pied 
humain venait répondre à ceux qu'il éveilait lui-même dans 
&a course. Pour un observateur, il était évident que des pas cir- 
conspects se réglaient sur les siens, que des hommes, amis ou 
adversaires, le suivaient à distance. 

Voici ce qui était arrivé. La sentinelle dévouée à Ludwig avait 
laissé passer le proscrit et son sauveur, mais l’un des autres paysans 
chargés de garder le logis de Karl, s'était facilement aperçu de. 
l'évasion et avait donné l'éveil aux autres. Après s'être consultés, 
tous avaient décidé qu'il était de leur devoir de suivre le fugitif 
pour surveiller ses mouvements.ou s'emparer de sa personne , si cela 
était possible. Ils le suivaient donc, prêts à s’élancer sur lui au moment 
favorable. 

Karl était loin de sc douée du danger qui Je menaçait. 

Tandis qu'il accourait au secours de son maître, celui-ci, guidé 
par Gredlé, parvenait à l'entrée du souterrain et respirait à pleine 
poitrine l'air de la liberté. 

Le jeune gentilhomme fléchit le genou et rendit grâce à Dieu qui 
avait protégé ses jaurs, mais il le remercia peut-être plus de Ja 
tendresse que la jeune fille avait montrée pour lui que de sa vie 
miraculeusement conservée... 

— Gredlé, dit-il d’une voix émue et solennelle, cette nuit 
commenc£ pour moi une nouvelle existence... La lueur de l'incendie 
qui dévore le château de mes ayeux a éclairé mon cœur et m’a permis 


121 


d'en sonder tous les replis. J'y ai vu ce que, dans un misérable 
orgueil humain, je voulais me cacher à moi-même... Ah! soyez 
bénie, noble et pure enfant qui avez changé les horreurs de cette 
puit sinistre en délices inconnues, et m'avez révélé les joies saintes 
de ce monde au moment où je sentais J’atteinte de ses plus san- 
glantes catastrophes... Vous m'avez protégé contre la mort, je veux 
étre votre protecteur dans la vie!.. 

— Je n’ai fait qu’acquitter la dette de mes pères envers la famille 
de leur maître, monsieur le comte... balbutia Gredlé cachant dans 
ses mains son visage tout inondé de larmes de bonheur. 

— Ne me dites pas, Gredlé, que j'ai été sauvé par un dévouement 
ordinaire... Il n’y a plus ici ni maître ni servante... il y a deux 
cœurs unis pour toujours... Voulez-vous donc rétracter le cri échappé 
tout à l’heure à une sainte tendresse... ce cri qui m'a fait tomber 
les armes des mains et qui a changé en un invincible désir de vivre 
le morne et coupable élan qui me jetait en désespéré sur les piques 
mortelles ?.. 

— Mon Dieu, je ne sais ce que j'ai pu dire... mais ce que j'ai 
dit, je l’avais dans le cœur... Que Dieu me le pardonne !.. 

Et confuse, la virginale enfant baissa la tête comme une cou- 
pable.… 

— Gredlé, relevez la tête et regardez le cicl que je prends à 
témoin du serment que je fais sincèrement et librement de vous 
dévouer ma vie, si elle m'est conservée... 

— Enchaîner votre avenir! jamais... dit la noble fille avec une 
courageuse résolution. Ce serment qu’une vaine reconnaissance vous 
arrache, je ne puis, je ne dois pas l’accepter.… 

— Avenir!.. reconnaissance!.. dit le jeune homme avec un amer 
sourire... Ai-je devant moi l'avenir d’un jour, d’une heure ? Recon- 
naissance ? non, Gredlé, ce n'est pas la reconnaissance qui me lie 
à vous pour toujours, c’est l'admiration que m'inspire votre jeune 
courage, c’est l’orgueil d’avoir pu vous inspirer cette sublime abnéga- 
tion à qui je dois tant... c’est plus encore, ne comprenez-vous 
pas que c’est par dessus tout l'ivresse du bonheur entreva avec 
vous et que c’est avec toute mon äme, toute ma raison, tout mon 
honneur, que je vous jure devant Dieu de vous aimer toujours ? 

Gredlé pleurait ces larmes uniques que le ciel tient en réserve 
pour les suprèmes félicités... 

Le comte ouvrit les bras, et Gredlé, éperdue, chancelante, laissa 


122 


tomber sa tête sur l'épaule du bien-aimé qui ralifia san serment 
dans l’enivrante et fugitive étreinte des chastes amowrs. 

En ce moment, la lueur d’une torche éclaira cette saène qus 
d'ange de la pudeur eût pu abriter de son aile... Une face grimaçante 
æt contractée par la ‘fureur se dressa à quelques pas des amants. 

— Ah! ab! seigneur comte, ricana Hannes qu'on a -déjà -ans 
doute reconnu... vous ne perdez pas de Lemps, il me semble. 
deureusement, je suis là. 

— Fuyons... monsieur le:comte... dit Gredlé revenue au sentiment 
terrible de la réalité... 

Le jeune ‘horome n'avait pas ‘quitté san épée. 

— Arrière, misérable! dit-il d’une voix tonnante, ou je te claue 
à cet arbre. 

Un éclat de rire farouobe et sirident lui répondit. 

— Je n'ai pas peur de toi, ci-devant de-mon qœur !.. fit Hannes 
dant les dents s’entrechoquaient dans l'excès de sa rage. 

— Allons, place! 

Œt le comte s’élança en avant, snivi de -Gredlé. 

— À moi!l.. à moil.. hutla Hannes. ÆEt.sa voix formidable ébranla 
Jes échos de la forêt... 

Aussitôt cinq ou six de ses compagnons se rangèrent en cercle 
autour de lui en :brandissant leurs armes. 

Au même instant, un nouvel acteur vegait se méler.à.ceke sûnc:: 
c'était Karl, qui s'étant enfin aperçu qu’on.le suivait, avait fait ua 
détour pour dépister ses paursuivants. Quant à Hannes, voici ce 
qui Favait amené sur le passage dos deux jeunes .geus. 

Peu désireux de braver le désespair du -comte traqué dans an 
‘château comme un lion dans son antre :et terrible comme lui, il 
s'était tenu prudemment à l'écart, :atlendant que l’arrestation ‘dy 
jeune ‘homme s’accomplit. Mais des cris de désappointement et de 
Colère lui ayant fait connaître l’inutilité des recherches entreprises 
dans le.manoir-embrasé, il avait compris.que le camtesiétait.échappé.…. 
mais ‘par où? mais comment ?.… 

Tout-à-coup un.éclair avait traversé son-esprit... A1 s'était rappelé 
an «mot prononcé par Gredlé dans sa conversation avec son frère, 
un mot dont il n’avait pas d'abord compris le sens... Elle avait 
parlé .de souterrain... de clef... Ce fut un trait de lumière. .Ses 
fréquentations avec le frère et la sœur, dès:leur plus has âge, lui 
avaient rovélé le secret du passage conduisant dn:château .à la forèt. 


123 


Aussitôt # réunit quelques hommes et sc précipita avec eux dans 
la forêt pour atteindre les fugitifs s’il en était temps encore. Il 
arriva À lentrée da souterrain au moment où les jeunes gens le 
quittæient , et sans entendre leur conversation , il eut le désagréable 
spectacle de la tendre scèñe qué noûs avons racontée, Il comprit 
enfin qu'il avait été dupe de la jeune fille, et dès lors il dut être 
impitoyable !.. 

En route, il avait grossi sa troupe des hommes qui suivaient 
Karl, et il se trouvait à la tête d’une vingtaine de patriotes, les 
plus déferminés de la bande, 

Mais Ludwig, lui aussi, prévoyant un nouveau danger pour Karl 
ou pour Gredlé, avait suivi Hannes pour continuer à ses amis ses 
bons offices, Lui et Karl accoururent chacun par un chemin différent. 

— Toi encore?.. dit-il à Karl avec un geste désespéré. 

— Toujours moi!.. dit Karl en se rangeant près du comte et 
de Gredié et en brändissant une épée nue... Oui, toujours moi, 
pour déferidre mon maître ow suceomber avec lui. 

… ABons, ci-devant... rendez-vous, dit Hannes, ou sinon... 

Et il s’avança vers le comte, devenu immobile. Karl, levant son 
épée, allait en frapper Haunes qui, se reculant vivement, fit avancer 
ses hommes; la lutte était imminente, le sang allait couler... 

— Bas les armes!... dit le comte avec autorité. Je ne veux 
pas, mon brave Karl, que tu t'exposes pour moi... Allons, ta 
main... protège la sœur, mes derniers vœux seront pour toi et 
pour elle. 

Et par un brusque mouvement , il cassa son épée sur ses genoux 
et se livra aux sicaires, Le gentilhomme n'avait pas voulu livrer 
son arme à ses indignes bourreaux, 

Il fut aussitôt saisi et chargé de liens. 

— Adieu Gredlé, adieu Karl... adieu tout ce que j'aimel., dit-il. 

Gredlé ne répondit pas, elle tomba sur le sol, privée de sentiment... 

— Je veux suivre mon maître! criait Karl que Ludwig avait 
grand’peine à contenir... Ludwig, mon ami, laisse-moi le rejoindre. 
ils l’entrainent... je veux, je veux le suivre! 

Et il s’efforçait de s’arracher à la vigoureuse étreinte de Ludwig. 

— Tu as parbleu bien de la bonté... dit méchamment Hannes; 
depuis quand un frère défend-il l’homme qui a séduit sa sœur ? 

— Tu mens, infâme!.. 

— J'ai tout vu, mon brave. Ce n’est pas son maître qu’elle 


124 


a été chercher au château, c’est son amant! Tu n’as pas deviné 
cela, toi ?.. | | 

Karl devint pâle comme un spectre; les paroles de Hannes 
répondaient à une inquiétude inavouée, à une impression secrète 
du frère de Gredlé... Les refus de la jeune fille de prendre un 
mari n'’étaient-ils pas un indice révélateur ? 

Cependant il voulait douter encore. Les yeux hagards et écar- 
quillés, la voix étranglée et sourde, il dit à son ami: 

— Est-ce vrai, Ludwig ?.. | 

Ludwig, qui avait assisté de loin à la scène interrompue par Hannes, 
baissa la tête sans répondre. 

Ua cri furieux, ou plutôt un râle d’agonie sortit de la ‘poitrine 
de Karl. 

— Je n'ai plus de maître! je n’ai plus de sœur! dit-il... la 
malédiction de Dieu est sur moi! 

Et il s’enfuit en se Jlabourant la poitrine de ses ongles et sans 
adresser un regard à Gredlé, toujours étendue sur le sol. 

Une heure après, Karl avait gagné la frontière, car Ludwig avait 
empêché qu'on le poursuivit. 

à | Auguste GIRONVAL. 


(La suite à une prochaine livraison.) 


L'administrateur-gérant de l'Austrasie, 
À, ROUSSEAU, | 





Metz , Imp. de Pallez et Rousseau. 





LA TOUR AUX PUCES. 


ÉENe 4 


Étude sur le siége de Thionville en 1558. 


Pris nosce palridæ. 
| Ons. 


Les Français avaient à cœur de prendre une éclatante 
revanche de l’échec éprouvé dans la journée du 7 juin; la 
nuit venue, une nouvelle tranchée est creusée à la droite des 
premières , en face de la Tour aux Puces, sur l'emplacement 
actuel du Fort de la double couronne. Une batterie de 46 
canons s’y organise. Dès le jour naissant, les assiégeants 
furent en mesure de répondre au canon de la place; et toute 
la journée du 8 juin se passa à lancer des boulets contre la 
Tour aux Puces et la courtine voisine. Remarquons-le bien, 
la tour flanquait la courtine, mais ne lui était pas réunie *. 
C'était une plate-forme élevée en dedans des murs qui défen- 
dait la courtine aux encoignures de droite et de gauche. La 
Tour aux Puces faisait double emploi avec la plate-forme 
de gauche, du côté de Hanom. 

Voyant que la batterie, quelque furieuse qu’elle füt, en- 
dommageait bien peu le rempart, le duc de Guise tt de 
nouveau consetl. Le système de Strozzi ne trouva plus per- 
somme qui l’appuyât. Vreilleville triomphait. Les généraux, 
d'un avis unanime, éngagérent le prince à enlever l'artil- 
lerie du coteau d'Ilange, puis à faire filer vers Manom 


* Voir l'Austrasie, asnée 1853, pages 425 ei 538. 
! Bassanr, Relation du siége , 1558. 


126 


l'infanterie française et la cavalerie allemande pour com- 
mencer les tranchées au plus prés des remparts, de l’autre 
côté de la Moselle. Le lit de cette rivière, qui était, sous 
les murs de la forteresse, large de 70 pas, était considéré 
comme un obstacle à l’approche des canons. 

Cet avis reçut l’assentiment du auc de Guise. Néanmoins, 
il se garda bien de le metire complètement à exécution. Il 
lui en coùûtait d'abandonner le plan de son favori. Les canons 
continuërent à vomir leurs projectiles de la rive droite de la 
Moselle. Les troupes d'infanterie restèrent campées sur le 
coteau d’Illange. Seulement, à la faveur de la canonnade, 
bon nombre de pistoliers français passèrent la Moselle à 
la nage au-dessous de Thionville, suivis par plusieurs pion- 
niers qui se mirent aussitôt à creuser une tranchée au pied 
du coteau de la Malgrange, à deux kilométres au nord de 
la ville, dans la direction de la Porte-du-Milieu ou de 
Luxembourg. 

Pendant ce temps, les pistoliers s’échelonnaient en vedette 
dans la plaine de Manom pour protéger les travailleurs contre 
la surprise d’une sortie. Les travaux furent entravés dés le 
principe par le peu de consistance du sol. Les eaux stag- 
nantes l'avaient converti en marais. Il fallut recourir aux 
planches, aux pilotis, aux claies d’osier, pour rendre ces 
endroits accessibles aux travailleurs. 

Le 9 juin, un retranchement était formé. On y amena 

quelques pièces de campagne, mais au prix de quelles fati- 
gues ! A bras d'hommes et en traversant toute la plaine de 
Manom sur des tonneaux et des ponts de bois ! 
… Les pointeurs s’attaquérent aussitôt à la courtine qui réu- 
nissait le bastion droit de la porte de Luxembourg à la plate- 
forme de la Tour aux Puces. Cette dernière ne défendait pas 
bien cette partie de la place; elle s’avançait trop sur la Mo- 
selle et ne faisait pas assez saillie du côté de Lagrange pour 
éclairer le fossé de la porte de Luxembourg. 

A la vue des travaux, les Espagnols, l’arquebuse au poing, 


127 


se rendent en foule sur le bastion de la porte de Luxem- 
bourg , mais l’artillerie française cut l’avantage. La journée 
ne se finissait pas que le bastion s’écroulait à moitié ruiné, 
etles Espagnols comptérent quarante officiers parmi leurs 
morts. Cet incident les porta à se servir de ruses. À deux 
heures de l’après-midi ‘, les Français virent sortir par la 
porte de Luxembourg uné pelite troupe de cavalerie compo- 
sée d'une soixantaine de chevaux. Ils s’avancent vers Lagrange 
en parlementaires et demandent à entrer en pourparlers. Le : 
duc de Nevers va accéder à ces ouvertures, quand on re- 
marque que cette démarche n’était qu’une feinte pour par- 
venir à Jeter dans les bois de Lagrange « un homme garni 
de lettres mandant secours à Luxembourg. » 

. Aussitôt les Français montent en selle, exécutent une 
charge à tond de train et ramènent les Espagnols jusqu’à la 
porte de la ville. Quant à l’émissaire, il se plongea dans 
les marais jusqu'aux épaules pour échapper à la poursuite des 
cavaliers, et 1l parvint de la sorte à rentrer dans Thionville. 

Qui croirait, en traversant les plaines de la Malgrange, 
aujourd’hui si bien cultivées, qu’il n’y a pas trois siècles tout 
ce terrain était un marécage assez profond pour engloutir 
hommes et chevaux ? 

À la tombée de la nuit, les Français reprirent le long et 
pénible travail de leurs tranchées. « Les boulets y greslaient 
» innumérablement — dit Rabutin — ce qui était cause que 
» l’on ne pouvait besoigner que deux ou trois heures. Les 
» nuits étaient courtes — ajoute Montluc; — dès que le 
» jour venait, les Espagnols nous foudroyaient dans les 
» tranchées. 1] n’y avait ordre d’y travailler que la nuit. » 

Pendant ce temps, les Français ne restaient pas mactifs 
du côté d’ Yutz. Le duc de Guise avait transporté son quartier- 
général dans ce village. « H se logea, nous dit Montluc , en 


‘ Monsren. Cosmog. universelle. 1558. 


128 


» une pelite maisonnelte basse, là où il n'y avait qu’une 
» petite chambre qui avait la fenêtre qui sortait sur la porte, 
» à cause que l'artillerie l'avait tiré de son premier logis. » 

Une nouvelle tranchée fut établie tout au long de la rive 
droite, pour servir de parapets aux arquebusiers', sur l’em- 
placement de l'arsenal du génie actuel. Le feu des batteries 
de siége ne ralentissait pas contre la Tour aur Puces. 

Au milieu de la nuit, le duc de Guise s’entretint avec 
Montluc, dans la vieille expérience duquel il avait pleine 
eonfiance. Il le chargea d’envover reconnaître l’effet des bat- 
tenies de la rive droite sur la Four aux Puces et sur la cour- 
tine de la rivière. Cet ordre était à petne donné que Mont- 
luc prend avec lui Sarlahouz de Cardaillac, Maillac, tous 
deux ses compatriotes , enfants des bords de la Garonne, 
Saint-Esteve , Cypierre, de la garnison de Metz, et son fils, 
ke capitaine Montiuc, tous officiers d’un baut mérite. Hs 
passent la Moselle à la hauteur de Macquenon, et à laide de 
petits ponts de bois jetés sur les marais, les voilà bientôt 
près de la Tour aux Puces. 

« À laquelle étant arrivés — dit Montluc — nous trouvas- 
mes une palissade de hots comme la cuisse, qui allait de- 
puis la tour Jjusques à sept ou huit pas dans. la rivière. » 
Nous connaissons ainsi en quoi consistait la défense de la 
tour. Tous, à l'exception de Montluc, s’avancérent dans 
l’eau , tournèrent la palissade, précédés de deux piquiers. 
Hs purent, à leur aise, eontempler la brèche supportée par 
la tour et, bien plus, ts y firent descendre un soldat avee 
une pique. « On trouva que dans la tour y avait eau jusques 
au-dessus des aisselles *, » ce qui est une preuve bien nette 
que cette tour n’est pas celle que l’on contemple amjourd’hui 
sur ke rempart de Thronville; cette dernière est loin d’avoir 


1 Barzano. Relation du.siège. 1558. 
2 Monriuc. Mém,. hist. de France. 


129 


ses fondations au niveau de la Moselle, comme celle dont 
parle Montluc. 

Comment ces militaires ontls pu s'approcher d’une ville 
assiégée sans êlre aperçus ? Montluc répond à cette objec- 
tion : « Parce que, dit-il, la rivière faisant bruit en cet en- 
» droit-là à cause de la palissade, leurs sentinelles n’en- 
» tendaient rien, encore que la tour fût à quatre pas de la 
» muraille de la ville. » Le mugissement des eaux courantes 
contre la palissade faisant digue, couvrait le bruit. 

Montluc et ses compagnons se retirèrent sans encombres, 
après avoir constaté la solidité de la muraille de la Tour 
aux Puces et une brèche de plus de quarante pas, ouverte 
Le long de la courtine de la rivière. 

Quand, dans la matinée , il lui fut rendu compte de la 
reconnaissance de la nuit, le duc de Guise contesta l’exis- 
tence des palissades près de la Tour aux Puces. « I] me dit 
» — raconte Montluc — qu'il savait bien qu’il n’y en avait 
> point, et que des gens qui naguëres étaient sortis de là 
» l'en avaient asseuré , et qu’il fallait, la nuit ensuivante, la 
» mieux faire reconnaître. Je fus fort fâché de cette réponse, 
> et lui répondis que puisqu'il ne se contentait du tesmoi- 
» gnage des capitaines, on la recognaitrait mieux la nuit 
>» ensuivante. » 

Le duc de Guise tenait à être bien renseigné sur les flancs 
qui demeuraient aux assiégés, « et le moyen que l’on aurait 
de loger au pied de leur rempart en leur otant lesdits flancs. » 
C’est ce que nous apprend la relation imprimée à Paris par 
Ballard, en 1558, et que nous regardons comme étant le 
compte rendu officiel du siège. 

. «Le dixiéme jour du mois de juin‘ se passa en canonnades, 

et, la nuit venue, fut continué l’advancement des tranchées 
de delà la rivière, tirant de la porte de Luxembourg jusque 
à la susdite tour, où, par la briéveté des nuits et la difliculté 





1 Basrano. Relation du siège. 1558. 


130 


qui s’y trouvait, d'autant qu'elles se faisaient dans une plaine 
raze, veue de tous costés de la ville, il ne se pouvait la- 
bourer que deux ou trois heures pour le plus. » 

Nous avons vu l’humeur gasconne de Montluc aux prises 
avec le prince de Lorraine, au sujet de la reconnaissance 
de la veille. Dés que les ombres de la nuit le permirent, 
Montluc rassembla, non plus quelques officiers, mais 
un petit corps d'armée composé de 400 piquiers , tous 
armés de corselets, et de 400 arquebusiers sous la con- 
duite des mêmes capitaines : Cypierre, Saint-Estève, Jac- 
ques, Sarlabouz de Cardaillac et Maillac. 

Dans son dépit, Montluc convertit le désir d’une recon- 
naissance en un ordre d'assaut véritable, et il prit ses me- 
sures pour s'emparer de la ville de sa propre autorité. En 
conséquence , les 400 piquiers passent la Moselle à Mac- 
quenom. Puis viennent se placer en avant des tranchées de 
la Malgrange, ventre à terre, cachés derrière les accidens 
de terrain; ils se postent à cent pas de la porte de Luxem- 
bourg, pour s’opposer à une sortie des assiégés. 

À deux heures du matin, les arquebusiers quittent leurs 
retranchements d’Fulz, et au travers de la Moselle, se lo- 
gent sous les remparts de la forteresse. Arrivés au pied de 
la bréche, ils montent sur les éboulements de terrain en 
criant : Escalle! Escalle ! tuant, assommant tout ce qui se 
présente sur leur passage, et ils gagnent le parapet du rem- 
part. Montluc arrive du côté de Manom à la tête de sa com- 
pagnie , droit à la palissade de la Tour aux Puces. 

Les Espagnols avaient été avertis de la reconnaissance 
effectuée la nuit précédente, et toute la journée avait été 
employée à élever un petit ravelin ou réduit, à la gauche de 
la Tour aux Puces, pour y placer un corps-de-garde de 25 
hommes, et surveiller les abords de la tour, du côté de 
Manon. 

Montluc fut donc reçu à coups d’arquebuse par cet avant- 
poste ; mais bientôt décimés et accablés par le nombre, les 


131 


Espagnols battent en retraite et rentrent dans la ville en pas- 
sant par la poterne qui conduisait de Thionville à la Tour 
aux Puces. 

Les soldats français se jettent sur le ravelin à la poursuite 
des fuyards, jusqu’à la poterne. « Mais la porte du ravelin ‘ 
qui entrait dans la ville était fort petite; il n’y pouvait passer 
qu’un homme, ce qui fut cause que nos gens s’arrêtérent. » 

L’alarme est bientôt donnée dans Thionville; tout ce qui 
est capable de supporter le poids des armes accourt en toute 
hâte sur les remparts. Les officiers français, heureux de se 
distinguer et de relever le défi qui leur avait été jeté par le 
duc de Guise, font des prodiges de valeur ; mais l’entrée de 
la brèche était peu * grande, il n’y eut que six soldats qui 
purent suivre leurs chefs et gagner avec eux le terre-plein 
du rempart. Les échelles manquaient. « Si nous eussions — 
dit Montluc — porté avec nous cinq ou six échelles de la hau- 
teur de sept ou huit pieds seulement, nous étions dedans. 
Notre artillerie qui avait battu de là la rivière, avait singulié- 
rement abaissé la muraille. » 

Enveloppés par les Flamands et les Espagnols, plusieurs 
cfficiers français paient chèrement l’audace de l’entreprise: le 
capitaine Jacques est tué, Saint-Estève reçoit un coup de 
pique qui le transperce, l'enseigne du capitaine Cypierre roule 
assommé sur le corps de ses frères d’armes. 

Le combat dura plus d’une heure. M. de Guise, qui ni 
tout de l’autre côté de la Moselle , ne pouvait contenir sa 
fureur. Strozzi riait à gorge déployée en disant : « Voulez- 
» vous mieux reconnaître une brèche qu’en donnant un 
» assaut ? C’est un trait de Gascogne que vous ne savez pas. » 

Cependant l’idée de Montluc ne déplaisait point entière- 
ment au duc de Guise, qui aurait été bien aise d’en finir. 





1 Monrzuc. 
2 Rasurix. 
5 Moxrcuc. 


132 


Si nous en croyons Vieilleville, M. de Guise et Strozzi 
étaient dans une peine extrême. Quoi qu'il dût arriver, ils 
firent passer le canon au travers de la Moselle, à force de 
pionniers, soutenus de 300 arquebusiers, qui le placèrent 
sur les débris des premiers retranchements parallèles à la 
courtine de la rivière, où l’on avait roulé des gabions rem- 
plis de terre. L’artillerie espagnole répondit vigoureusement à 
cette approche, et à plusieurs reprises démonta les pièces des 
assiégeants. « Mais une fois bien organisée, notre artillerie 
— ajonte Vieilleville — commença à jouer; il n’y avait plus 
à tenir pour ceux de dedans. » 

Thionville aurait succombé infailliblement dès ce jour s1 
les Français n’avaient pas été tenus à distance par la profon- 
deur du fossé qui régnait le long de la courtine. Il avait 49 
pas de hauteur. Ï] était en outre fort large, et sa largeur 
démesurée avait permis d’y construire, outre un ravelin 
prés de l’église Saint-Maximin, des moineaux et des case- 
mates qui, par leur position, étaient à l’abri du canon des 
Français. « Ce qui fut cause qu’on tint bride‘, car c’était au- 
tant d'hommes de perdus si on se füt basardé à l’assaut, ce 
qui ne pouvait se faire sans double esralade. Il eût fallu des- 
cendre quarante pas et en remonter autant, ce que le maré- 
chal Strozzi n’avait pas reconnu. Chose fort étrange que notre 
canon est sur la muraille en une bresche gaignée et toute- 
fois on ne peut entrer dedans la ville. » 

C'est ainsi qu’on atteignit le 11 juin. Le duc de Guise 
commença à comprendre qu'il ne s’emparerait jamais de 
Thionville par la courtine de la rivière, et qu'il fallait se 
décider à abandonner la rive droite. De grand matin il monte 
à cheval pour donner un dernier coup-d'œil à la ligne de 
circonvallation ; suivi de son cortége d'officiers, il vient re- 
connaître toutes les avenues du camp. Partant de Fuz, il se 





 Vinizcsvirze. Mém. par Carloix. 


133 


dirige sur Meulbourg, Illange ; descend par le pont de bateaux 
à Daspich, à Florange; passe à Weimerange, à Volkrange ; 
revient par Guénetrange au camp du comte de Nevers, situé 
à Lagrange; de là il s’avance jusqu’à Garsch puis rentre à 
Manom pour organiser un pont de chevalets sur la Moselle. 
Ce pont fut posé dans la journée , au-dessous de la ville ‘, à 
demi-portée d'une grande couleuvrine, en face de Macque- 
nom et d°’Fuéz. 

Ordre fut aussitôt donné de transporter le matériel de siége 
et de faire passer les troupes d'infanterie française, le plus 
tôt possible, dans la plaine de Manom, comme l'avait de- 
mandé le conseil de guerre quelques jours auparavant. 

« L’empressement fut tel que les Français passèrent — dit 
Montluc — par dessus le pont, encore que les ais ne fussent 
pas cloués. Nous campâmes, ajoute-t-il, en un village qui 
pouvait être à cinq ou six cents pas de Thionville ; et du vil- 
lage jusqu’à la ville tout plan et descouvert de façon qu'un 
oiseau ne pouvait paraitre qu’il ne fust veu. » Ce village se 
nomme Manom, en allemand Monhoven. Il ne tarda pas à 
devenir le point de mire des canons espagnols. « Pas une seule 
maison ne resta debout *. » Les Français se tenaient blottis 
dans les caves. « J'avais mis — dit Montluc — mes pavillons 
entre deux murailles, mais ils me rompirenñt et les murailles 
etles pavillons. Jamais je ne vis plus furieuse contre-batterie. » 

La nuit fut occupée à pousser les tranchées vers le pied 
de la Tour aux Puces. Et le lendemain, 42 juin, la matinée 
se passa à tirer ‘ force arquebusades et canonnades d’une 
part et d’autre. Mais le ravelin de l’église tenait bon. Il pou- 
vait, en cas d'attaque de la Tour aur Puces, inquiéter les 
assaillants. Le duc de Guise voyant l’artillerie de la forteresse 
tout occupée du côté de Lagrange, fit établir une nouvelle 


Relation du siége, 4558. 
2 Monrcuc. 
3 Relation du siége , 1558. 


134 


t'anchée presque sur le bord de la Moselle, en avant des 
précédentes, (sur l'emplacement de l’hôpital militaire actuel), 
pour battre le ravelin du milieu de la courtine. 

Les munitions des assiégés s’épuisaient. Leurs inquiétudes 
augmentaient en ne voyant pas de secours poindre à l’hori- 
zon. Du haut du donjon du château, lieu le plus élevé de 
la ville, ils lançaient dans les airs, depuis plusieurs nuits, 
force signaux enflammés et pièces d'artifice pour réclamer 
du renfort de Luxembourg. Picrre-Ernest, comte de Mans- 
feld , avait été envoyé dans cette ville pour inquiéter les tra- 
vaux du siége, et il ne tenta rien. 

Entre trois et quatre heures de l’après-midi, sortirent de 
Thionville, par la porte de Metz, 400 fantassins et 120 cava- 
liers qui se déployérent dans la plaine de Guénetrange, non 
loin d’une briqueterie créée par Charles-Quint pour restau- 
rer le mur d’enceinte de la forteresse, et d’un ancien cou- 
vent de religieux Augustins. Ce hameau a conservé le nom 
de la Briquerie. 

I s’y livra quelques escarmouches. L'un des combattants 
commença à crier et demander le duc de Lunebourg pour 
parlementer avec lui de la reddition de la ville. Le combat 
fut interrompu; mettant à profit la trêve accordée, les Es- 
pagnols cherchaient à gagner la route de Luxembourg ; 
mais la ruse ne tarda pas à être découverte, «et ils furent‘ 
ramassés de telle sorte qu’ils furent rembarrés jusques dans 
les portes de Thionville. » 

Pendant ce temps, la plaine de Manom était sillonnée en 
tous sens par les boyaux des tranchées dont la tête s’appro- 
chait des remparts. 

Le moment était venu de tenter un dernier effort. Sans se 
laisser décourager par l'échec de la veille, les assiégés sor- 
tent de Thionville de très-grand matin, par la porte de 
Luxembourg, au nombre de 50 chevaux et 700 hommes de 


1 RasurTin. 


135 


pied, à l’heure « où les gardes ont ordinairement accous- 
tumés se diminuer. » Ils se jettent à corps perdu dans les 
boyaux de la tranchée, passent au fil de l'épée tous les pion- 
mers et culbutent tout sur leur passage. 

Montluc avait imaginé de laisser aux arriére-coins des 
tranchées , un espace assez large qui servait de place d’ar- 
mes pour y abriter 15 hommes avec leurs arquebuses et 
hallebardes. Cette invention a été depuis perfectionnée; mais 
il est bon que l’on sache qu’elle date du siége de Thionville 
et qu’elle a vu le jour dans la plaine de Manom. 

« Je les y faisais entrer — dit Montluc — en avant le jour, 
afin que les ennemis ne s’en aperçussent pas. C’estait une 
embuscade. » Ce matin même, Montluc put s’applaudir de 
son invention. Il reconduisait Strozzi près du pont de Ma- 
nom; arrivés à l’entrée du village, près d’une croix en pierre, 
il s’apprêétait à donner son cheval à Strozzi pour regagner 
le camp d’Yufz, quand il entend l’arquebusade des Espa- 
gnols , et voit le massacre des pionniers. 

Montluc enfourche son cheval et accourt. Le capitaine 
Lago, qui occupait les places d'armes avec sa compagnie, 
s'était empressé de sortir des tranchées et de prendre les Espa- 
gnols en flanc. « Et ainsi les menasmes — dit Montluc — 
battant et tirant jusques auprès de la ville qui était à main 
droite. » 

Les Français se retirèrent devant l’arquebusade des rem- 
parts. « Toute la journée se passa en canonnades si con- 
tinuelles *, que ladite ville et les tranchées paraissaient 
en feu. » 

Cela n’empêcha pas de continuer les travaux de terrasse- 
ment. Dés que la nuit fut venue, on y amena des gabions 
pour monter une batterie de siége. La tête de la tranchée 





* Monrcuc. 
1 Barrano. Relation du siége. 


136 


n'était encore qu'à deux cents pas de la ville‘, « mais la 
batterie était devenue nécessaire, parce qu'estant veue * 
par le côté de l’une de leurs principales. plate-formes, 
(celle de la Tour aux Puces) et de la plupart de la cour- 
tine de la ville qui était toute couverte de grosses pièces 
d'arüllerie, on estoit forcé de se remparer grandement 
pour se deffendre et couvrir. » 

Cette batterie avait pour but de rompre le ravelin que 
nous avons vu joignant la Tour aux Puces, à l’encoignure 
de la courtine du côté de Manom. Ce réduit avait été fortifié 
depuis le jour où les Français l’avaient escaladé. Il renfer- 
mait des casemates ou souterrains voûtés avec embrasures 
par lesquelles l'artillerie portait un grand désordre dans le 
camp de Nevers. | 

Le travail de la tranchée et de la gabionnade se continua 
dans la journée du 44 juin; ce n’est que dans la nuit que 
furent amenées six pièces de gros calibre, avec tout le ma- 
tériel de siége qu'’allait réclamer l’attaque de la Tour auf 
Puces. Pendant toute la journée du 15 juin, il fut tiré au rave- 
lin et à ses casemates avec une telle vigueur que ce boulevard 
ruiné ne larda pas à être abandonné par les Espagnols. 

Les batteries de la rive droite ne ralentissaient pas leur 
feu pour rompre le côté et le flanc de la plate-forme de de- 
vers Metz, (le bastion du Belvéder) « qui pouvait connaître et 
voir jusques aux pieds de ladite tour ‘. » 

Protégés par cette canonnade, six cents arquebusiers choi- 
sis parmi les meilleurs tireurs se déploient sur le bord de la 
Moselle, se couchent sur le ventre, s’abritent derrière quelques 
tertres de gazon, s’en font des créneaux « par dedans les- 
quels ‘ils prennent leurs mires et tirent si justement que il 


VU y VV Y 





* Monriuc. 
3 Barcano. Relation du siége. 
$ 4 PF, ns Rasurix. 


137 


n’y avait homme des assiégés qui s’osast présenter ni seule- 
ment se descouvrir sur le hault de la Tour aux Puces ni de 
la plate-forme , à qui ils ne fissent faire le sault. » 

Cette arquebusade bien nourrie permit aux pionniers de la 
plaine de Manom de pousser plus avant leurs tranchées et 
d'amener le canon jusqu’en vue de la Tour aux Puces. 

La soirée du 16 juin vit s’écrouler la crête de la muraille 
de cette citadelle sous l'effort multiplié des boulets. Une partie 
du parapet et des machicoulis s'étant abattue, le due de 
Guise envoya des arquebusiers à neuf heures du soir ‘ pour 
tenter l'escalade. Ceux-ci s’attaquent d’abord aux palissades 
qai fermaient l’un des bouts de la contrescarpe *, les arra- 
chent et s’en font un abri contre la mousqueterie des rem- 
parts. Dans le fossé même ils élévent un petit retranchement. 
Les palissades avaient quatre pieds de largeur sur un pied 
d'épaisseur. Elles jouérent le rôle de mantelets. 

Le ravelin y joignant était à demi-ruiné. Les Français s’en 
emparent. Les voilà contre la Tour aux Puces. Rabutin 
nous apprend qu'ils étaient si près des ennemis, « qu’ils se 
pouvaient de main à main tirer des eoups de pierre et de 
pique. » 

Les arquebusiers fixent les échelles contre la muraille et 
gravissent le rempart; mais l’huile bouillante, les pierres, 
les poutres lancées du haut des machicoulis épuisent le cou- 
rage des assaillants. Brûlés, aveuglés , transpercés, les assié- 
geants roulent les uns sur les autres. Leurs cadavres servent 
de marchepied aux arrivants. Quoique le duc de Guise les 
fasse remplacer d'heure en heure par des troupes fraîches, 
les Espagnois ont le dessus. Ce deuxième assaut, comme le 
premier, fut fatal aux Français, qui se ralhèrent dans la 
tranchée et se remirent avec plus d’ardeur aux travaux de 
la sape. 


1 PF, pe Rasurinx. 
2 {d. 


138 


Après un parcours de trois mille six cents pas, la tran- 
chée était amenée contre le ravelin. Sur ses ruines, les 
Français élévent une plateforme capable de renfermer qua- 
rante hommes. ‘ Pendant que l’on travaille à ce cavalier sous 
le feu de l’ennemi, une galerie souterraine conduit cinquante 
mineurs et pionniers au pied de la Tour aux Puces * « pour 
en saper et desrocher les fondements. » Mais l’épaisseur de la 
maçonnerie, la cohésion du ciment rendent impuissants les 
pics et les marteaux. 

« Nous demeurasmes trois nuits — dit Montluc — à pouvoir 
percer cette muraille. » Pendant que les mineurs travaillaient 
sous terre, la plate-forme du ravelin s’agrandissait et s’éle- 
vait. Quand Montluc fut parvenu à entamer les fondations de 
Ja tour, les soldats de la plate-forme se trouvérent, après trois 
journées de travail, abrités derrière un terre-plein aussi élevé 
que la muraille de la Tour aux Puces. Tel fut le résultat 
obtenu par le travail des journées et des nuits écoulées du 
16 au 19 juin. 

De leur côté, les habitants de Thionville élevaient à la hâte 
une nouvelle muraille avec meurtrières, derrière celle battue 
en brèche, et construisaient, comme contremine des souter- 
rains voûtés, des casemates. 

Strozzi vint, dans la Journée du 19 juin, visiter et presser 
les travaux de la sape. Il retourna au quartier-général d’ Futz 
pour changer ses vêtements souillés par un long séjour. dans 
les galeries. Le duc de Guise le fit souper avec lui. « Ce fut son 
malheur — dit Montluc — car M. de Guise l’arresta pour le 
lendemain voir où ils mettraient quatre couleuvrines du côté 
où ils étaient (à la hauteur d’Yutz), pour battre aux défenses 
quand nous donnerions le lendemain l'assaut. » 

Dés le point du jour, le duc de Guise avait fait recommen- 


‘ Relation du siège. BaczanD, 1558. 


2 RasuTix. 


139 


cer le feu avec vingt-huit canons, sur la rive droite de la 
Moselle, pour anéantir les batteries espagnoles établies sur 
le rempart et les travaux avancés. I] fallait à tout prix éteindre 
le feu de l'artillerie du ravelin de l’église qui rendait impos- 
sibles l'approche et l’assaut de la Tour aux Puces. 

Les artilleurs français tirérent sans désemparer jusqu’à 
midi. Au sortir de table, le duc de Guise voulut examiner, 
avec son favori, l'effet des couleuvrines. Arrivé aux tran- 
chées sur le bord de la Moselle, à l’opposite du ravelin (où 
est l'hôpital militaire), le prince s’appuie familièrement sur 
l’épaule de Strozzi d’une main, tandis que l’autre désigne 
les désastres de l'artillerie. Un éclair luit du haut du bas- 
tion du Belvéder. Un coup de fauconneau se fait entendre, 
et Strozzi tombe, mortellement blessé, dans les bras du duc 
de Guise. Frappé au creux de l'estomac, au-dessous du sein 
gauche, il expira sur l'heure. 

Sa tombe se voit dans l’église d’Épernay, avec ses armoi- 
ries. [l était seigneur de ce lieu. | 

La mort du favori valut à Vieilleville de rentrer en faveur. 
I vint à Manom prendre le commandement général de la 
tranchée. 

Nous avons vu que la sape n’avait pas prise sur les assises 
de la Tour aux Puces, sur ces fondations qui dataient de 
Charlemagne et peut-être même des Romains. On dut renon- 
cer à faire sauter la muraille à l’aide de la mine. Le duc de 
Guise fit approcher un canon au fond du fossé , et il fit 
continuer la brèche par deux heures de‘*tanonnade. 

Dans la nuit, une galerie en bois est jetée depuis le rave- 
lin jusqu’au parapet de la tour. Tout est donc prêt pour 
l’assaut. Les Français n’attendent plus que le signal. 

Dans la matinée du 24 juin, le clairon sonne, le tambour 
bat, les Français sortent des tranchées et enveloppent la 





1 Rasurix., — Moxtiuc. — Relation du siége. 


140 


Tour aux Puces, soutenus par l'artillerie d’Yutz que surveille 
le duc de Guise. « Poton , sénéchal d’Agenois, qui comman- 
dait l’une des quatre couleuvrines , nous faisait grand bien 
— dit Montlue — car il tirait toujours au haut de la cour- 
tine et à la plate-forme. » Les soldats que Montluc avait éche- 
lonnés le long de la Moselle, au pied de la tour, sont écrasés 
à coups de pierre du haut de la courtine, et leurs mante- 
lets sont mis en pièces. Les arquebusiers se remplaçaient de 
quart d'heure en quart d'heure. On se tirailla ainsi pendant 
plus de cinq heures. 

Deux fois les Français montent à l'assaut sur les ruines 
de la tour, deux fois ils sont repoussés avec perte. Le capi- 
taine Léonor de la Bourdaisiére, Hansclauer, fait capitaine 
de reitres par Vieilleville, sont tués sur la brèche, à la tête 
de leurs compagnies que décime la mitraille. C'était une 
véritable boucherie, que Montluc, un des acteurs principaux, 
nous raconte en des détails saisissants. Quoique établis sur 
la muraille de la tour, les Français ne pouvaient tenir devant 
le feu et la mitraille que vomissaient de toutes parts les 
casemates construites dans l’intérieur de la tour. 

Voyant l'effet désastreux de ces casemates, Montluc jette 
dans la tour une compagnie d’arquebusiers qui prend par 
derrière les casemates et met les Espagnols entre deux feux. 
Les assiégés battent en retraite sur le rempart de la ville. 
Seulement alors les Françats purent en vainqueurs planter 
leur drapeau sur la tour. Les Flamands jetaient des pierres 
aux Espagnols du laut des remparts pour les forcer à ren- 
trer dans les :casemates. Mais les Français s’y étaient rués, 
ayant de l’eau jusqu’au-dessus des aisselles. Ils combattaient 
à coups de pique. Enfin ils se rendirent complètement maîtres 
du terrain. Les casemates furent brisées, Peau s’écoula et 
les troupes purent entrer à l’aise dans la citadelle. Montlue 
appela un gentilhomme et lui dit : « Courez à M. de Guise 
» lui porter la nouvelle que la Tour des Puces est prise, et 
» qu'à cette heure il prendra Thionville, mais jusqu’ici je 
» ne l'avais Jamais cru. » 


141 


« De mémoire d'homme et au jugement de tous ceux qui 
ont longuement suivi et pratiqué les armes, il ne se vit jamais 
chose si bien défendue ni plus furieusement assaillie et com- 
battue'. » « Ce combat est le plus périlleux où je me suis trou- 
vé, dit Montluc ; plusieurs y demeurérent. À cinq heures de 
l'après-midi, la tour était prise. Nous avions combattu depuis 

es dix heures et comptions que le combat avait duré de six 
à sept heures. » 

Toute la nuit du 21 juin fut occupée à se fortifier dans 
la tour contre la mousquetade du rempart; et l’on commença 
aussitôt les sapes et mines nécessaires pour la ruine de la 
plate-forme , du donjon qui était à l’encoignure dans l’inté- 
rieur de la ville, notre magasin à poudre actuel. 

Les assiégés étaient découragés de la prise de la tour; le 
feu de leur arüllerie se ralentissait. Le lendemain matin, 
22 juin, à huit heures, les galeries de mine étaient termi- 
nées, quand un trompette sonna en chamade à la porte de 
Luxembourg. C'était le gouverneur de Thionville qui deman- 
dait à parlementer. Une capitulation fort honorable lui fut 
accordée, ainsi qu'à la garnison qui sortit par la porte de 
Metz avec les honneurs dé la guerre. Les Français entrérent 
dans la place. Trois jours après ils marchaient sur Arlon 
dont ils s’emparérent sans coup férir. 


Ch. ABEL. 


Nota. Dans celte étude nous nous sommes proposé de suivre jour par jour les 
travaux du siêge, ce qui n’avait pas encore été essayé jusqu'ici; nous avons sur- 
tout cherché à coordonner tous les renseignements contradictoires fournis par les 
écrivains contemporains , tels que Seb. Monster, Montluc, Rabutin, Lachastre, 
Tavaones , duc de Guise, Wieilleville, et par les auteurs qui se sont inspirés de 
ces mémoires, tels que de Thou, Garnier, Tessier. Nous avons été ainsi conduit à 
nous écarter du récit fait par Carloix, rédacteur des mémoires de Vieilleville, 
récit dont l’Austrasie a déjà entretenu ses lecteurs dans une remarquable notice 
biographique da maréchal de Vieilleville, d’après Schiller, publiée dans l’année 
1838, page 3555. 





! Relation du siége. Barran». 10 





ÉTUDE 


LES MAIRES DU PALAIS 


D'AUSTRASIE. 


I. 


Ïl est très-probable que, même avant l’époque où les peu- 
ples du Nord s’établirent par la force des armes dans les 
provinces méridionales de l'Europe, les rois ou chefs de 
tribus avaient près d’eux un confident, un ami qui les accom- 
pagnait et les représentait dans toutes les occasions impor- 
tantes. Cet homme devait être naturellement un des plus 
distingués de la tribu par ses grandes qualités et par son 
courage. Lorsque les Francs eurent pris possession de la 
Gaule, leurs rois habitérent dans des palais qui devinrent le 
centre des affaires publiques. Le personnage privilégié, appelé 
alors à exercer près d’un roi les fonctions d’agent principal, 
reçut un titre nouveau, créé par les circonstances actuelles : 
on le désigna sous le nom de maire, qui voulait dire le plus 
grand du palais (major palatii). Il n’eut pas seulement la 
haute intendance de la demeure royale, mais il fut aussi le 


144 


premier ministre d'état, l'intermédiaire officiel entre le roi 
et la nation. 

La dénomination de maire du palais, appliquée à ce fonc- 
tionnaire supérieur, dut naître et se populariser déjà pen- 
dant le règne des enfants de Clovis. Les quatre royaumes 
formés des provinces qu’il avait soumises, eurent chacun 
leur maire du palais, mais ce n’est que sous les petits-fils du 
conquérant que cette qualification est formulée, en propres 
termes, par notre historien Grégoire de Tours. Les premiers 
maires du palais dont il soit fait mention, appartiennent, en 
effet, à cette troisième époque de l’histoire franque, c’est- 
à-dire à la seconde moitié du sixième siècle. L'année 561 sera 
donc notre point de départ dans la recherche des souvenirs 
qui se rattachent à la mairie austrasienne. 

Cette année avait vu se terminer le règne de Clotaire Ier, 
dernier survivant des enfants de Clovis. Clotaire, comme on 
«sait, avait successivement ajouté à son royaume de Sois- 
sons les autres états de la Gaule qui formaient le partage de 
ses frères. Lorsque la monarchie franque, réunie tout entière 
sous sa domination, dut se diviser de nouveau et consli- 
tuer, pour ses quatre fils, des royaumes séparés, ce fut Sige- 
bert qui obtint celui d’Austrasie. Ce prince amena avec lui, 
dans la ville de Metz, son nourricier (gouverneur), nommé 
Gog, probablement originaire du territoire de Soissons, ou 
peut-être de la partie de la Champagne qui touchait à ce 
royaume. Gog acheta ou reçut en présent du roi Sigebert une 
maison dont il nous est parlé dans les récits du temps, et 
qui, au témoignage même de ce seigneur, était peu éloignée 
de la demeure épiscopale. On pourrait donc placer, avec une 
certaine vraisemblance, la nouvelle habitation de Gog parmi 
celles qui s’élevaient autour du palais austrasien , sur la col- 
line que baignent la Seille et la Moselle. 

1 y avait alors, parmi les chefs du royaume de Metz, un 
duc nommé Chrodinus, qui habitait lui-même une des de- 
meures voisines de la résidence royale. Riche et instruit, 


145 


pieux et d’une bienfaisance qui dépassait les limites ordi- 
naires, Chrodinus tenait, sans contredit, le premier rang 
dans l'opinion de tous les autres seigneurs ‘. Soit que par 
le passé il ait eu l’occasion de connaître Gog, soit que ce 
dernier, après son arrivée à Metz, eût été le visiter, comme 
cela était naturel, il se forma bientôt entre ces deux hommes 
des liens d’estime et d'amitié. 

Gog était, en effet, un de ces Francs distingués qui avaient 
déjà pris une teinte de civilisation romaine et pour qui la 
littérature même n’était plus étrangère. Il avait appris la 
langue grecque et la langue latine : il avait étudié ensuite 
l’art de bien dire à l’école du rhéteur Parthénius, et s'était 
même un peu exercé à la dialectique; enfin, il connaissait 
les poëtes, il avait lu l’Enéide *. Bien qu’il avouât, par mo- 
destie, qu’il déchirait un peu la langue latine, il passait 
néanmoins pour charmer, par son éloquence, les oreilles 
des Gallo-Romains comme celles des hommes de sa propre 
nation. Îl possédait aussi une profonde connaissance des lois; 
et si l’on ajoute à tous ces mérites de l'esprit celui d’une 
âme religieuse, d’un cœur droit et sensible à l’amitié, on 
comprend qu’il avait dû, en effet, donner de lui à Chrodi- 
nus une haute idée. 

Un des soins les plus sérieux dont Sigebert, devenu roi 
de Metz, eut bientôt à s’occuper, fut le choix d’un maire du 
palais. Le prince désirant consulter préalablement les chefs 
austrasiens, les invita à se rendre à sa cour pour lui donner 
leur avis *. Les seigneurs lui désignèrent aussitôt Chrodinus. 
Mais Chrodinus refusa l’honneur qui lui était offert. Attaché 
par les liens du sang à presque toutes les grandes familles 
de l’Austrasie , il n’awrait pas cu, disait-il, la liberté néces- 
saire pour faire régner une bonne et sévère justice, et il ne 





! Grég. Tur. |. vw. c. 20. 
? Gogonis epist. apud D. Bouquet. 1. 1v. p. 70 et 71. 
3 Fredegaire. Epitom. cap. 58 ct £9, 


146 


voulait pas s’exposer au préjudice qui pouvait en résulter, 
devant Dieu, pour son âme. I] fallut donc chercher un autre 
maire du palais qui réunît toutes les conditions exigées pour 
de si hautes fonctions. Après que l’on eut longtemps délibéré 
sans rien conclure, le roi chargea Chrodinus de réfléchir sur 
cette question, et de lui faire connaître ensuite l’homme qui 
lui paraîtrait à lui-même le plus digne de la mairie. 

Chrodinus se retira sans rien dire ; mais ayant songé dés 
la nuit même à la prière du roi, il lui sembla que personne 
ne pouvait mieux, que l’ancien gouverneur de Sigebert, 
répondre aux vœux du prince et du peuple austrasien. Il se 
leva de grand matin, et, prenant avec lui duelques-uns des 
dignitaires de la cour, il se rendit à la maison de Gog, qui 
était, comme la sienne, très-proche du palais. Chrodinus 
détachant alors l’écharpe qu’il portait nouée sur l’épaule 
droite, en signe d'honneur, la passa autour du cou de Gog, 
et la tenant avec ses deux mains : « Je vous donne ainsi, dit-il, 
le gage de votre domination future sur l’Austrasie ‘. » Les 
autres seigneurs présents firent de même, et ceux qui n’a- 
vaient pas assisté à l'élection confirmérent ensuite les suf- 
frages des premiers. 

Sigebert ne pouvait être que satisfait d’un tel choix, et 
Gog alla recevoir du roi, son ancien élève, le titre de maire 
en présence des grands de la cour. 

Peu après son élévation nouvelle, le ministre eut à rem- 
plir une importante mission. En 566, le monarque l’envoya 
en Espagne demander au roi visigoth Athanagilde la main 
de Brune, sa fille. Gog s’acquitta avec succès de son ambas- 
sade et amena heureusement la fiancée de son maître dans 
le palais de Metz, où Sigebert célébra son mariage avec la 





‘ In crastino primus ad ejos mansionem perrexit Chrodinus ad ministerium , 
bracile Gogoni in collo tenens , quod reliqui cernentes ejusdem sequuntur exem- 
plam. (Fredeg. epitom. cap. 59.) 


147 


plus grande magnificence. Ce fut alors que, suivant la vo- . 
lonté du roi, on ajouta au nom de Brune la finale hild ou 
child qui, dans la langue des Francs, signifiait une héroïne. 

Avant d'aller plus loin, arrêtons-nous un instant devant 
les ruines vénérables de ce palais où s’abritérent plusieurs 
de nos premiers rois. Si le temps ne l’a guère épargné, il 
ne faut pas du moins abandonner à l’oubli ce qu'il en a laissé 
subsister jusqu’à nous. Ici nous prendrons pour guide un 
homme que l’on aime toujours à suivre dans les explorations 
de l'antiquité historique. 

« À l’époque romaine, dit M. Victor Simon ‘, la ville oc- 
cupait l’éminence de Sainte-Croix, les deux versants dont le 
pied est baigné par la Moselle et par la Seille, et s’étendait 
vers la plaine du Sablon. Il existait, sur le point culminant 
de la ville, une vaste construction qui occupait l'emplacement 
situé entre les rues Chévremont, de la Bibliothèque, des Tri- 
nitaires et de la Boucherie-St-Georges. » 


Aprés avoir établi, par des preuves tirées de l’histoire, 
l'existence authentique, dans ce lieu, d’un palais romain 
devenu celui des rois d’Austrasie, M. Victor Simon remet au 
jour les traces de ce monument, visibles encore sur tous les 
points du vaste pourtour qu’il occupait. Ce sont des voûtes 
solides ou de fortes murailles régulièrement bâties, comme les 
arches de Jouy, et ornées de cordons de briques tracées de dis- 
tance en distance à leur surface. Des niches arrondies se voient 
encore dans quelques places des anciens appartements. Nous 
avons visité nous-même une salle basse d’une étendue im- 
mense , entourée de murs semblables aux premiers et parta- 
gée par des colonnes qui supportent des arceaux cintrés, 
comme dans les nefs de nos églises. 





* Recherches sur l'emplacement du palais des rois d’Austrasie à Metz, par 
M. V. Simon, conseiller à la cour impériale de Metz. 
(Revue d’Austrasie, 1842.) 


148 


Essayons maintenant de ranimer un peu, s’il est possible, 
ces faibles débris ; représentons-nous un moment ces vastes 
salles, ces cours, ces galeries autrefois intactes, et au sein 
desquelles se déployaient les grandeurs de la monarchie fran- 
que avec tout le mouvement d’une administration royale. 


Rendons aussi à ce palais, avec ses anciens souverains, le 
ministre qui, après eux, y tenait la première place. 


I. 


Devenu le représentant du prince austrasien dans la capi- 
_tale et dans les provinces, Gog remplit avec zèle et activité 
ses hautes fonctions. En qualité de maire, il devait prendre 
connaissance des affaires les plus graves, juger les causes 
portées devant la cour du roi, apaiser les querelles des sei- 
gneurs, donner son avis quand une faveur ou une grâce était 
demandée. Il avait autour de lui des conseillers choisis 
parmi les ducs et les comtes, mais distingués des autres par 
le titre de Palatins, qui indiquait leur présence habituelle 
dans le palais du monarque. C’étaient des jurisconsultes ex- 
périmentés et savants qui appartenaient soit à la race gallo- 
romaine, soit à cette classe particulière des Francs qui riva- 
lisait avec la première pour la science et l’habileté. Ils étu- 
diaient et discutaient avec le maire les grandes questions sur 
lesquelles il devait décider. C'était ce cortége imposant que 
l'on nommait l’école du palais: on y voyait figurer aussi des 
jeunes gens de haute famille destinés aux fonctions publiques 
et qui en faisaient ainsi, de bonne heure, l’apprentissage. 
Au nombre de ces hommes d’élite dont se composa le con- 
seil de Gog, l’on remarque surtout le gallo-romain Lupus, 
duc de Champagne. Suivant le portrait que nous en fait un 
contemporain, c'était un chef de guerre consommé, un 
politique plein de prudence et un éloquent orateur. 
Cependant le maire d’Austrasie n’avait pas deliaisons intimes 
seulement avec les seigneurs de la cour. Il visitait affectueuse- 


149 


ment et recevait dans sa maison, ou dans la demeure royale, 
les hommes dont se composait alors l’Église de Metz. A leur 
tête paraissait l’évêque Pierre, déjà connu de Gog avant 
que ce dernier ne fût établi en Austrasie. Dans une lettre à 
l'évêque, le maire se félicite de la circonstance qui le rap- 
proche, dit-il, d’un ancien ami. Dans la même pièce, Gog 
mentionne encore parmi ceux qui ont une place dans son 
amitié, le princier Jean, l’archidiacre Macaire, qui montrait 
le plus grand zèle pour l'administration et l'entretien de 
l'église, le secrétaire Avolus, le chantre Théodose dont la 
voix harmonicuse pénétrait doucement les oreilles et les 
cœurs; enfin, le pieux et habile versificateur Sinderic, qui 
faisait pour l'Église de Metz des hymnes dont le maire se 
plait à louer l’heureuse composition ‘. La charge de maire 
du palais ne permettait pas, toutefois, à celui qui en était 
revêtu de résider habituellement dans le même lieu. Gog 
nous apprend qu'il était obligé de parcourir, chaque année, 
les diverses provinces du royaume pour en connaître la si- 
tualion, y rendre la Justice et y remplir les commissions 
que le roi lui avait confiées. Ce fut pendant l’un de ces 
voyages que Gog adressa à l’évêque Pierre cette lettre que 
nous avons encore, et dans laquelle il le prie de saluer pour 
lui les membres de l'Eglise de Metz, ainsi que tout le peuple 
de la cité. 

Chaque année cependant arrivait un moment consacré au 
repos. Cette espèce de trève à la fatigue des affaires publi- 
ques n'était pas fixée à une époque absolument régulière ; 
la cessation naturelle des affaires en indiquait, à ce qu'il 
semble , le temps le plus opportun. Le maire pouvait alors 
songer à ses propres intérêts, ou prendre à son gré quelques 
délassements. L’évêque de Poitiers, Fortunat, l’un des amis 
de Gog, nous peint assez exactement, quoique sous une 
forme poétique, ces alternatives d’une vie partagée entre les 


1 Gogonis epist. ad Petrum Metensem episc. D. Bouquet, t. iv. p. 79: 


150 


occupations sérieuses, les soins utiles, ou les simples amu- 
sements ; vie toujours active, même au sein du repos. Dans 
une inquiète et affectueuse rêverie au sujet de Gog, dont il 
ignore présentement la destinée, le poëte interroge les nuées 
légères que pousse vers lui le souffle du rapide aquilon. 
« Apprenez-moi, leur dit-il, quel est en ce moment le sort 
de mon cher Gog. N’est-il pas sur les bords du Rhin, aux 
flots vagabonds, pour tirer de ses eaux l’épais saumon que 
le filet y a saisi? ou bien ne se promène-t-il pas sur les 
rives de la Moselle aux coteaux vineux, demandant à la douce 
fraîcheur de ses brises un remède contre les brülantes ar- 
deurs du jour? Aurait-il porté ses pas vers la Meuse, dont 
les eaux roulent avec un doux murmure, et qui nourrit sur 
ses bords la grue, l’oie et le cygne lui-même? N’est-il pas 
retenu , peut-être, par ces belles campagnes où l’Aisne brise 
ses flots contre l’épais gazon des prairies qu’il arrose? Quel 
fleuve jouit de sa présence? Est-ce l'Oise, la Sère, l’Escaut, 
la Sambre, la Somme, la Saur, ou bien celui qui porte à 
Metz les eaux salées dont il tire son nom? » 

Le poëte se demande ensuite si le maire ne parcourt pas 
plutôt les forêts des Ardennes ou des Vosges? S'il ne pour- 
suit point de ses traits le cerf, l'ours, le buffle et le san- 
glier? Puis passant à un tableau plus doux, il voit son 
ami tranquillement occupé des soins pacitiques que réclame 
l'exploitation de ses riches domaines. Enfin, après cette course 
vagabonde où l’a entraîné son imagination, l'écrivain ra- 
mène ses regards sur la demeure royale ; car il se peut aussi 
que Gog soit dans le palais de Sigebert, où l’école qui suit 
ses pas applaudit à ses paroles. S'il n’est pas au milieu de 
l'école palatine , 1l est sans doute aux côtés de Lupus, son 
fidèle conseiller. Il traite avec lui des saintes lois de la jus- 
tice; il donne des tuteurs aux orphelins, des secours à la 
veuve, du pain à l’indigent ‘. 





* V. Fortanat. carm. lib. vu. 


151 


Indépendamment de ses fonctions publiques, le maire avait 
à faire aussi les honneurs du palais lorsqu'un grand per- 
sonnage venait visiter le roi ou lui soumettre quelque affaire 
importante. C’élait alors que des bouquets et des guirlandes 
de fleurs paraient la salle du festin éclairée par des lampes 
d’un grand prix suspendues au plafond, et par de riches can- 
délabres chargés d’un luminaire de la cire la plus pure. Une 
vaisselle d’or, d'argent, de cristal, d’agathe ou d’onyx se 
déployait sur la table, où l’on voyait, au milieu des pois- 
sons et du gibier de toute espèce, de hautes pyramides de 
fruits disposés avec élégance sur des disques de matière 
précieuse. Aux côtés de Sigebert, sur les traits duquel se 
peignaient une dignité calme et une généreuse noblesse 
d'âme‘, paraissait la reine dont la beauté et l'esprit répan- 
daient un grand éclat. Les hommages se portaient ensuite 
sur le maire qui occupait auprès de la famille royale la pre- 
miére place d'honneur. 

Mais la joie ne régnait pas toujours dans les cœurs. Tan- 
tôt c’étaient les nations étrangères qui menaçaient l’Austra- 
sie, tantôt c’étaient les discordes civiles qui éclataient avec 
fureur. Au sein même du royaume, le nom de Brunechild 
devint en peu de temps un sujet de défiances, de craintes et 
de haines violentes. En l’année 575, une guerre sanglante 
s’alluma entre Sigebert et son frère Chilpéric, roi de Sois- 
sons. La reine d’Austrasie voulait venger la mort de sa sœur, 
l’infortunée Galesuinte, dont Chilpéric, son époux, passait pour 
être le meurtrier. Rien ne nous apprend quelle fut, en cette 
circonstance, la conduite de Gog. Mais s’il donna des con- 
seils de paix, s’il chercha, comme l’évêque de Paris, Saint- 
Germain, à prévenir de cruels désastres, il est certain que 
sa voix ne fut point écoutée. Pendant que Sigebert tenait 
le roi de Soissons enfermé dans la ville de Tournay, Frédé- 





‘ V. Forlanat , in laudib, Sigeberti. 


152 


gonde, la nouvelle épouse de Chilpéric, envoya poignarder 
dans son camp le malheureux roi d’Austrasie. 

Les Austrasiens ne voulurent point continuer la guerre 
commencée : ils abandonnèrent même à la vengeance de ses 
ennemis la veuve de Sigebert qui était, en ce moment, à 
Paris avec ses enfants. Cependant le duc Gondebald alla, par 
ordre de Gog, prendre dans cette ville le jeune Childebert, 
fils du dernier roi, et seulement âgé de cinq ans : on l’amena 
à Metz, où le maire le fit élever sur le bouclier le jour de 
Noël. La reine d’Austrasie, prisonnière de Chilpéric, fut 
envoyée en exil dans la ville de Rouen, à l’extrémité du 
royaume de Neustrie. 

Pendant les premières années du règne de Chidebert II, 
Gog administra le royaume d’Austrasie, et parvint à y main- 
tenir une paix à laquelle les circonstances étaient peu favo- 
rables. Ce fut dans le cours de cette mission nouvelle que le 
ministre termina, en 582, une carrière difficile, mais qu'il 
avait remplie avec beaucoup de sagesse et d’honneur. 


A. HUGUENIN. 





SOUVENIRS. 


À 9-8. L.. 


Cherbourg, 49 juillet 1846. 


Ami, j'ai lu ces vers échappés de ton cœur, 
Où tu peins l'immense douleur 
D'une mère qui voit de sa fille chérie 
Par degrés s’éteindre Ja vie. 
En nous disant ses pleurs , des pleurs mouillaient tes yeux, 
Et, pour t'inspirer mieux, 
Tu dus te supposer aussi malheureux père 
Qu'elle était pauvre mère. 


Tu n'as donc point sacrifié 
Au démon du calcul ton démon littéraire ?.… 
Dans l’air de nos bureaux, lourde et froide atmosphère, 
Ton génie a plané sans être asphyxié ; 
Et livrant tes accents à la presse indiscrète, 
Tu n'as point redouté que, hurlant au poète, 
D'un stygmate banal quelque puissant frondeur 
Ne flétrit l'administrateur ?.… 


Ni les ans, ni ces maux qu’un accident funeste 

À jetés sur ta vie et qui durent encor, 

Rien n’a pu te changer, la folle aux rêves d’or, 
L’imagination , te console et te reste. 

À tes graves travaux, quand tu peux arracher 
Un instant de loisir, au lieu de rechercher 

Quelle combinaison , sur le cours de la Bourse, 
Peut de tes capitaux doubler au moins la source ; 


154 


Au lieu de découvrir l’heureux chemin de fer 
Qui doit sur ses wagons t’amasser des richesses ; 
Ou, devant des placards aux pompeuses promesses , 
De méditer, le nez en l’air, 
Flairant d’instinct la commandite 
Qui pourrait ’assurer un bénéfice clair 
En achetant, vendant et fuyant au plus vite; 
Au lieu de tout cela, tu composes des vers ; 
Au lieu de calculer, tu penses, 
Et sans intérêts tu dépenses 
L'esprit que t'a donné l’auteur de l’univers, 
Un si beau capital !.. Tu n’es pas de ce monde. 
Et l'afficher encore avec autant d'éclat ! 
Tu n’appartiens pas plus , se dit-on à la ronde, 
A ton siècle qu'à ton état. 


Et pourtant je te porte envie ! 
Dans les champs de la poésie 
Je glanais autrefois, ce furent mes beaux jours ; 
Et jamais cependant mon obscure mémoire 
De l’art de Guttenberg n’implora le secours. 
La pensée a ses rois, pour eux seuls est la gloire. 
Pour moi c’était assez, absorbé doucement 
Dans un paisible isolement, 
Que d’épancher mon cœur, d’écrire pour moi-même, 
Et quelquefois , par un effort suprême, 
De rechercher, près de quelques amis, 
Les modestes honneurs d’un suffrage éphémère. 
Ce temps est déjà loin; l’âge, un état austère, 
Et des devoirs nouveaux et de nouveaux soucis 
Sont venus... Maintenant les rêves sont finis. 
De l'inspiration je cherche en vain la flamme. 
Le feu de la jeunesse , hélas! loin de mon âme, 
S’est enfui sans retour... 
Age d'illusions qui commences la vie, 
Faut-il, brillante aurore, être sitôt suivie 
De la chute du jour! 
C'est notre destinée ; il nous faut, sur la terre, 
Toujours perdre, toujours regarder en arrière, 


155 


Et donner une larme au moment qui finit. 

Vivre, c’est accomplir un Jong pèlerinage, 

Où, plus nous avançons, plus, sur notre passage, 
Le site s’enlaidit. 


Villes que traversa ma nomade existence, 
Lorsqu’attendant la gloire, hélas ! vaine espérance, 
Sur mon écu doré, fier de porter en croix 

Deux canons, dernier mot des peuples et des rois, 
Soldat inoffensif, je sillonnais la France ! 

Metz, qui vis à tes pieds le colosse allemand, 
Vaincu , briser son glaive et fuir dans un couvent ; 
Formidable amazone à lutter toujours prête, 

Qui chassas d’un revers de ta puissante main 
Tant de rois étrangers , jaloux de ta conquête ! 
Metz, si belle au milieu de l'immense jardin 

Du site magnifique où ton regard s’élance; 
Sentinelle immobile au-devant de la France, 
Ange bardé de fer qui gardes notre Eden! 

— D'une vaste province, antique métropole, 

Qui voulus, comme Rome, avoir ton Capitole, 
Toulouse au beau soleil, aux nocturnes concerts, 
Qui couves le plaisir sous ta poitrine ardente, 
Heureuse si jamais l’Autan, ce vent des mers, 

Ne venait déranger ta vie insouciante ! 

— Valence, satisfaite, en tes modestes vœux, 

De ton ciel tempéré, du sol qui t’alimente, 

Qui laisses l’industrie enrichir d’autres lieux, 
Sans quitter le duvet de ta couche indolente, 

Et n’as, pour t'enivrer d’un vin délicieux 

Qu’à franchir sur un pont le Rhône impétueux! 
Villes où j'ai vu fuir mes plus belles années, 
Hélas! en vous quittant, chaque fois je pleurais 
Des toits hospitaliers, des âmes destinées 

À comprendre la mienne et loin d’elle à jamais. 
J'aime à me rappeler votre chère mémoire, 
Comme ces vieux héros, dans leur caducité, 

Se consolent parfois, en lisant leur histoire, 

De ce qu’ils ne sont plus par ce qu’ils ont été. 


156 


Alors, douce amitié, je chantais à tes fêtes, 
Quand VAT pétillant troublait nos jeunes têtes 
De son enivrante vapeur ; 
Heureux lorsqu'un convive , à la dernière stance, 
Au milieu des bravos dictés par l’indulgence, 
Portait la santé de l’auteur! 


Aimables compagnons dont la verve si franche, 
La piquante saillie excitaient la gaîté, 
Et vous dont le plaisir relevait la beauté, 
Anges aux doux regards, qui, d’une main bien blanche, 
Méliez une onde pure au nectar redouté, 
En nos joyeux banquets quand, par votre présence, 
L'amour et l'amitié semblaient faire alliance! 
Les mois, les ans que j'ai comptés 
Pèsent aûüssi sur vous ; le temps sur son passage, 
Ainsi. que moi, vous a heurtés, 
Détachant d'heure en heure un reste du jeune âge. 
Vos cheveux ont blanchi, vos fronts se sont plissés, 
Et vos âmes moins expansives 
Ont passé sous l’étau des choses positives. 
Vos amis se sont dispersés. 
Et combien en est-il dont la terre dévore 
Les corps inanimés, 
Qui diraient, si leur voix pouvait répondre encore, 
À ceux qu'ils ont aimés : 


« Et moi je vins aussi prendre part à vos fêtes. 

» Ma main plus d’une fois a pressé votre main ; 

» Ma voix se confondit en un joyeux refrain. 

» Comme vous, je rêvai de bien douces conquêtes ; 
» De tendres sentiments ont fait battre mon cœur, 

» Souvent un seul regard fut pour moi le bonheur. 
» Comme vous, m'égarant dans ces riantes plaines, 
» De l'air pur du matin j'aimais à m’enivrer. 

» D'un brillant avenir les images lointaines 

» Charmaiïent mon âme ardente, avide d’espérer! » 





157 


Îls dorment maintenant... La nuit et le silence 
Suctèdent aux festins, aux danses, aux chansons. 
Nous dormirons aussi... Place à moi ! dit l'enfance, 
Qui brûle de saisir tout ce que nous perdons. 
L’être croît aux dépens de l'être qui succombe, 

Et chaque fait surgit sur un fait effacé. 

Hélas ! sachons du moins, en attendant la tombe, 
Garder nos souvenirs, ce reflet du passé. 

La mémoire est pour nous le livre de la vie, 

Et l'on perd doublement le temps que l’on oublie. 


Théodore Des RIVES. 


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M" OCTAVIE STUREL-PAIGNÉ. 


(SSP CD 0 D EE 


L'hiver de misère et de deuil qui va nous quitter enfin, laissera 
parmi nous bien des vides. Rarement nous avions vu la mort pré- 
cipiter ainsi ses coups. Mais, de tous ceux dont elle nous a frappés, 
il n’en est pas qui ait produit une impression plus pénible, plus 
profonde, plus générale que la fin prématurée et soudaine de 
Mne Octavie Sturel — Paigné. Même parmi ceux qui ne l'avaient 
jamais connue, qui eùt pu apprendre sans trouble que quelques 
heures avaient suffi pour ravir une ferme si jeune, si admirée, 
si aimée, si nécessaire au bonheur des autres, et, comme elle 
l’avouait elle-même ingénument, si complètement heureuse? 

Il semblait que Mme Sturel-Paigné fût en quelque sorte pré- 
destinée : elle a traversé la vie, si amère pour le plus grand nombre, 
sans jamais se plaindre et presque sans avoir jamais souffert. Il 
fallait à cette femme patiente et douce moins qu’à d’autres pour 
étre satisfaite, et la fortune avait été plus prodigue envers elle 
qu'envers personne, allant en toutes choses au-devant de ses dé- 
sirs et au-delà. 

De quels labeurs ne s’achète pas le talent presque toujours ! Que 
de temps ne faut-il pas pour arriver à la réputation ! Que de peines 
même et de prudence pour conserver, sans qu'elles s’altèrent, les 
affections qui font, plus ‘que le talent et plus que les succès, le 
charme de la vie! M"° Sturel est morte avant de s’en étre doutée; 
pour alteindre à la perfection dans son art, pour réussir comme 
les plus habiles, pour être aimée profondément jusqu’au — delà 
du tombeau, il n’en coûta jamais à son aimable et facile nature, 
ni un effort, ni un calcul: elle n'eut qu'à laisser faire. 

Entrée à seize ans dans l'atelier de M. Maréchal, dont elle fut 
l’une des premières élèves, tandis que les autres tâtonnaient sous 
l'inspiration du maitre, elle réussissait sans y songer, et aujour- 


160 


d'hui encore, que de si remarquables ouvrages ont effacé les sou- 
venirs de scs premiers essais, on est surpris de l’adresse singulière 
qu'elle y déployait d’instinct, de premier jet, avant même d’avoir 
rien appris. Les résultats furent rapides, les succès aussi; après 
quatre ou cinq années d'études, elle figurait avec honneur, non- 
seulement aux expositions de Metz, où son talent fut si populaire 
pendant dix ans, mais à Nancy, sur le Rhin, à Troyes. De très-bonne 
heure, elle fut admise au salon du Louvre, où, depuis, elle en- 
voya successivement des ouvrages qui marquèrent tous les progrès 
de son talent. Si jeune et si ignorée que fat M"° Sturel, et bien 
qu’elle demeurût fidèle à un genre auquel Paris accorde difficilement 
son attention, ses pastels ne passèrent jamais tout à fait inaperços ; il 
n'y eut pas d'année où quelques éloges ne vinssent rendre justice 
à son mérite modestes et, si elle fut quelquefois oubliée dans le 
nombre, elle eut ce bonheur, peut-être unique, qu’à Paris comme 
dans nos provinces, jamais la critique n’a mélé à ses encouragements 
‘un seul mot qui püt, je ne dirai pas blesser son amour-propre, cela 
n'était pas possible, mais lui rien faire perdre de ses espérances. 

C'est ainsi que peu à peu sa réputation grandissait sans rencon- 
trer aucun obstacle, sans porter ombrage à personne, jusqu’à l'ex- 
position ouverte à Metz en 1852 et au Salon de 1853, qui la 
consacrèérent. L'exposition messine eut cet intérêt particulier de 
réunir des ouvragés divers empruntés à toutes les phases de sa vie 
d'artiste, et on put ainsi, en même temps qu’on appréciait la 
souplesse de son talent, constater que, d'année en année, il s’était 
sans cesse développé jusqu'à ces magnifiques tableaux de fleurs et 
de fruits dont on n’imaginait plus qu’elle pût dépasser l'éclat et la 
perfection. Dès que ces tableaux parurent à l'exposition nationale, 
ils y furent plus admirés qu’à Metz; on sait leurs destinées: déjà 
plusieurs fois disputés, refusés même au ministre d’État parce qu'ils 
n’appartenaient plus à M" Sturel, puis cependant, grâce à la cour- 
toisie de leur possesseur, cédés à S. M. l’Impératrice, digne ap— 
préciatrice d'un talent qui honore son sexe, ils valurent à leur 
auteur, outre ces illustres suffrages, ceux de la presse et ceux du 
jury qui avait déjà hésité une fois, en 1851 , lorsque les tableaux 
de notre compatriote eurent l'honneur d’être exposés parmi ceux 
qui avaient obtenu des récompenses, et qui, cette fois, poussé 
par l'opinion, lui décerna enfin une médaille qu’à nos yeux elle 
méritail depuis quelques années. 


161 


Ces succès surprirent M"° Sturel sans troubler sa modestie. On 
n'a peut-être jamais vu un arliste apprécier ses propres ouvrages 
avec autant de franchise; elle n’éprouvait pas plus d’embarras à en 
parler qu’à parler de ceux des autres , sans rougir des éloges, sans 
s'aflliger des critiques, acceptant les conseils avec la docilité d’un 
enfant, s'ils lui paraissaient fondés, ou les discutant, si par basard 
elle le faisait, avec une entière simplicité. Elle ne pouvait pas exciter 
la jalousie parce qu'on sentait qu’elle n'était pas capable de l’éprou- 
ver; sans fiel comme sans orgueil, et ne faisant jamais de retour sur 
elle-même, elle ne souffrait d'aucun succès, ni ne triomphait d'aucune 
chute; elle louait volontiers; elle critiquait peu, parce que c'était 
assez pour elle de ne pas arrêter les yeux sur cé qui ne lui plaisait 
pas. Cette inaltérable sérénité, qu’on lisait dans ses regards et dont 
on retrouve le reflet jusque dans ses ouvrages, faisait son bonheur 
et celui des autres; on ne craignait ni d’être blessé par elle, ni 
de la blesser soi-même; un commerce si sûr était plein de charmes; 
dans son intimité, on trouvait la véritable paix du cœur, et les 
affections qu’elle inspirait étaient éternelles. 

Cette humeur égale, la simplicité de son caractère, la modestie 
de ses goûts, lui rendaient la vie intérieure plus douce qu'à per- 
sonne; deux familles, dont elle était l’âme et le lien, s'étaient 
accoutumées à vivre autour d'elle, confondues par elle en une seule; 
au-delà du seuil de cette maison bénie et de cet atelier où elle 
aimait à travailler auprès de sa sœur et presque sous les yeux de son 
maitre — depuis que l’active sollicitude d’un mari digne d'elle lui 
avait donné un petit jardin toujours en fleurs, où, sous le ciel, 
dans la solitude , elle pouvait se recueillir et s'inspirer directement 
de la nature, — depuis le jour surtout où la naissance lardive d’une 
fille avait dissipé le seul regret qui eût jamais troublé sa félicité 
domestique, — elle ne rêvait plus rien: c’était pour elle le monde 
entier. En effet, que manquait-il à ce bonbeur qu'allait combler la 
venue d'an second enfant? L'enfant nouveau vint au monde sans 
souffrance ; et c’était un fils, le fils attendu depuis deux générations! 

Mais l'heure qui met le comble au bonheur en fait entrevoir 
le terme ; en ce moment, l'âme s’ouvre malgré elle aux douloureux 
pressentiments, et c'est lorsqu'on n’a plus rien à désirer, que l’on 
se prend vaguement à tout craindre. En effet, la mort inattendue 
vint détruire cette félicité; M®° Slurel la pressentit, elle la vit 
venir; elle la repoussa avec horreur; tout son cœur se révolta À 


162 


la pensée que Dieu allait rompre tant de chers liens au moment 
même où il venait de les resserrer encore, Hélas ! la mort fut sourde, 
et le pauvre enfant, né pour tuer et non pour vivre, n'avait pas 
quatre jours lorsqu'elle frappa sa mère. 

Les funérailles attirèrent une foule immense; ce fut une scène 
singulièrement pénible : on se pressait dans ces appartements à peine 
terminés dont, quelques jours auparavant, M°° Sturel prenait on 
si vif plaisir à régler elle-même la décoration intérieure; on s'as- 
seyait, dans l’atelier, sur un meuble arrivé le jour même où elle 
s’alita, qu'elle avait attendu, qu'elle ne vit pas ; dans les autres 
pièces, des ouvrages auxquels elle avait travaillé jusqu’au dernier 
jour, décoraient les murs encore à moitié vides; tout parlait d'elle, 
de son talent, de son bonheur, de tant d’espérances déçues! Et 
déjà la dépouille mortelle franchissait le seuil, gagnant le cimetière 
de l'Est, où l’on creusait pour la recevoir une tombe à côté de la 
tombe à peine fermée de Desvignes. 


La 


Si vide et si désolée que soit la vie après l’étcrneile séparation, 
l'artiste laisse du moins à ceux qui l’ont aimé cette consolation 
suprême qu’il ne périt pas tout entier : il lègue aux siens, à sa 
ville natale, un nom qu'illustre le souvenir des succès passés, et 
des ouvrages où il semble se survivre. Ni Desvignes, ni M”° Sturel 
ne nous ont quittés sans nous laisser quelque chose d'eux-mêmes. 
Me: Slurel n’avait que lrente-quatre ans; mais elle a réussi de si bonne 
heure et tant de fois, qu'après quinze années de travail à peine, on 
gardera d'elle un très-grand nombre d'ouvrages excellents. 

Bien que M°° Sturel doive particulièrement sa réputation à des 
tableaux de fruits et de fleurs, elle laisse cependant aussi quel- 
ques essais dans un autre genre. Il en est de toutes les dates, et, 
cet automne encore, elle à ébauché un enfant arrêté dans la cam- 
pagne. Au début de sa carrière surtout, plus préoccupée alors qu’elle 
ne le fut ensuite de la justesse et de la précision des lignes, elle 
a donné de jolies études de figures. Plus tard, à mesure qu’elle 
allait resserrant sa carrière pour se renfermer dans un genre spé- 
cial, les personnages qu’elle peint, comme par rencontre , trabissent 
le défaut d’expérience; ils sont moins corrects; ils ont moins de 
vie; mais dans sa première manière, elle en a dessiné plusieurs 


163 


auxquels ses plus belles fleurs ne font pas tort. On se rappelle 
particulièrement une jeune fille assise au pied d’un arbre, qu’une 
enfant plus jeune encore couronne de fleurs, pastorale naïve traitée 
par M°®° Sturel avec sa candeur accoutumée , et à laquelle elle avait 
donnné le nom du liseron, sa fleur favorite. C'élaient aussi deux 
paysannes feuilletant un album, que M°° Sturel reproduisit plus 
tard elle-même avec moins de bonheur. Il faut citer encore deux 
copies fidèles et très-adroitement faites au Louvre, il y a treize 
ans, l’une d’après le Titien, l’autre d’après Van Dyck, cet surtout 
cette charmante Jeune fille au chapelet, si délicatement modelée, 
si naïve d’attitude et d'expression; puis, pour sortir du style gra- 
cieux, l’'Extase de sainte Élisabeth, peinture virile, et une têle 
d'ange recueillie, sereine, et dont la couleur suave rappelle, quoi- 
que avec une expression toute différente, le Loisir de M. Maréchal. 

Toutefois, il faut s’applaudir qu’une direction judicieuse et 
l'amour de M"° Sturel pour la nature, l’aient de bonne beure 
amenée à s'occuper d’une façon particulière et presque exclusive 
du genre de peinture auquel la destinait une vocation véritable. 
Peintre de genre ou d'histoire, elle se perdait, malgré tout son 
mérite, au second rang; peintre de fleurs, peu à peu clle réussit 
à faire aussi bien que les meilleurs maitres, et, ce qui vaut mieux, 
sans ressembler à personne , réunissant ainsi dans une mesure assez 
rare Jes deux mérites suprèmes auxquels l'artiste aspire: la per- 
fection et l'originalité. 

Depuis quinze ans, son talent n'a jamais cessé de grandir; il 
s'est modifié aussi, ‘et l’on peut reconnaître dans ses tableaux de 
fleurs et de fruits trois manières assez tranchées. Les tableaux de 
la première ne sont pour ainsi dire que des études de nature morte 
(quelques branches de rosiers, ou des pavots, ou des liserons, et déjà 
des roses trémières) isolées dans le demi-jour, dessinées sur des 
fonds de convention, d’une teinte monotone, verdätre ou brune. 
Ce parti ne permet de donner ni aux contours une entière préci- 
sion, ni aux tons toute la frafcheur qu’ils ont dans l'atmosphère 
lumineuse; mais on rencontre souvent, parmi ces formes indécises, 
des détails étudiés avec soin, rendus avec finesse ; mème dans ces 
harmonies délicates, voilées, un peu timides, la couleur joint déjà 
souvent à la tendresse, au charme, une vigueur assez remarquable. 

Insensiblement, dans ses conceptions comine dans ses effets, 
M®° Sturel devient moins discrète; pour donner plus d'éclat à ses 


164 


peintures, elle substitue à ces fonds ternes des fonds clairs comme 
l’azor du ciel, souvent le ciel même, et à ces simples branches de 
fleurs d’une même espèce, des b >uquets où assortissent leurs formes et 
mêlent leurs couleurs des fleurs et jusqu'à des fruits d'espèces différentes. 
Elle complique encore ses compositions par des accessoires , des vases, 
une table de marbre, une draperie, des insectes. Ainsi, l’ensemble 
devient plus animé, plus saisissant, mais souvent confus, parce 
que l'artiste, entraînée par son excessive facilité, prodigue jusqu’à 
l'abus les détails, les combinaisons factices, les flots de lumière, 
et, pour avoir trop disséminé l'intérêt, compromet l'unité de l’im- 
pression. D'ailleurs, comme elle peint vite, quelquefois même avec 
une cerlaine négligence et en n’interrogeant que ses souvenirs, 
ses peintures perdirent souvent en finesse, en vérité, ce qu'elles 
gagnaiont en richesse. C’est la loi commune qu’aux époques de tran- 
sition les ouvrages d’un artiste trahissent les lâtonnements de son 
esprit, et, tout en présageant la supériorité de la manière nouvelle 
à laquelle ils préparent, fassent regretter la naïveté des premières 
études. 

Mais les inquiétudes que ce passage inspirait aux admirateurs 
du talent de M”° Sturel, durèrent peu; après avoir quelque temps 
cherché sa voie, elle la trouva pleinement. Les fonds vides de ses 
tableaux s’animèrent, les accessoires disparurent, les combinaisons 
se simplifièrent; de même que M. Maréchal, dans le Tueur de Cor- 
beaux, le Contrebandier, le Pätre, donnait à ses pastels une 
grande noblesse et tout à la fois une grande simplicité en déta- 
chant une figure isolée sur un ciel et un horizon de campagne, 
M°° Sturel renonça aux fonds de convention bruns ou clairs; elle 
rejeta de ses tableaux tout ce qui rappelait le boudoir, l'atelier, 
la confusion, la manière; elle revint à des motifs plus élémen- 
taires, une seule branche chargée de fruits, quelques nuances de la 
même fleur, tout au plus deux ou trois espèces assorties sans ef- 
fort, par exemple des raisins et des pommes, des iris et des pi- 
voines: et, à ces branches, à ces tiges coupées, elle rendit la vie 
en ne les isolant plus de l'air qui les anime, de la lumière du 
ciel qui les colore, du paysage qui les soutient et qui les fait 
ressortir. Ainsi la peinture des fleurs rompit entièrement avec la 
nature morte et la décoration pour se räpprocher du paysage, et 
M°° Sturel eut l'honneur, en relevant le genre où elle excellait, 


165 


d'ouvrir une carrière où il est certain qu'on la suivra et probable 
qu'on ne la dépassera jamais. 

De ce jour, elle ne s'est plus trompée; pendant trois ans, elle 
n'a reculé devant aucune dimension, aucun sujet, aucune forme, 
aucune couleur ; on pouvait, sur son chevalet comme dans le par- 
terre, ne pas trouver le même charme à toutes les fleurs, préférer 
la rose trémière, la pivoine, le pavot, l'iris, au datura et au lys; 
mais la perfection du faire élait partout la même, et ses dernières 
œuvres, sans aucune exception, sont des œuvres de maître, On 
n'y trouve point ce fini, ce soin minutieux de la forme, cette 
vérité des détails qu'on admire chez les maîtres patients de l’école 
hollandaise ; sous le crayon de M®*° Sturel, les fleurs les plus pré- 
cises de contours, comme le liseron ou même le coquelicot et 
la rose, ont souvent laissé quelque chose à désirer; mais pour les 
grandes fleurs qui se font admirer par la noblesse du port, la vi- 
gueur de la végétation, l'éclat et la richesse des colorations plutôt 
que par la délicatesse des formes, M°° Sturel les peint comme 
personne n’a su les peindre avant elle. Il est difficile de dire avec 
quelle grâce, quelle hardiesse, quelle vérité s'enlèvent dans Pair 
Taporeax ces coings et ces pommes avec leurs feuilles rougies par 
l'automne, ces grappes transparentes, ces pavots aux nuances chan- 
geantes, ces iris aux délicats reflets, ces roses trémières aux douces 
et fortes couleurs. 

De toutes les fleurs que M"° Sturel a peintes dans les dernières 
années de sa vie avec cet amour, avec cette perfection, il n’en est 
aucune qui l'ait inspirée plus souvent et d’une manière plus heu-— 
reuse que la rose trémière. Nous pensons que c’est la fleur à la- 
quelle son nom doit demeurer attaché. Depuis l'heureux tableau 
qui Jui valut à Paris tant d’éloges, clle revint à ce modèle de 
prédilection cinq fois, et elle en a reproduit, sous tous leurs as- 
pects, toutes les variétés. Ce sont uniformément quelques branches 
coupées au-dessous des fleurs, qui semblent tenues par la même 
main et se détachent sur les douces et sereines couleurs du ciel: 
ces larges fleurs épanouies, avec leurs vigoureuses feuilles vertes où 
circule une sève exubérante, semblent ainsi prendre au premier 
plan du paysage des proportions idéales. Cependant des modifi- 
cations imperceptibles dans le port de la tige, et la diversité des 
nuances, donnent chaque fois à l'effet quelque chose d'original et 
d’inattendu : celles-ci, où le jaune domine, sont d’une vigueur 


166 


presque austère ; celles-là, dans leurs tons blancs et rouges dorés 
par le soleil, d’une richesse éblouissante ; les autres, où le rose pâle 
se marie au jaune clair et au blanc, d’une fraîcheur, d’une pu- 
reté, d'une délicatesse exquises. On ne saurait joindre un charme 
plus pénétrant à une plus saïsissante vérité. C’est la perfection de 
ce genre aimable, c’est la nature elle-même. 

On espère que notre ami le docteur Scoutetten , aidé par la famille 
de M°"° Sturel, joindra à son intéressante notice sur la vie et les 
ouvrages de cette regrettable artiste  , un catalogue complet, mi- 
nutieux, de ses tableaux et même de ses croquis, une sorte de 
Livre de vérité. La liste sera longue, ct nous y tenons d’autant 
plus que ces ouvrages sont disséminés et en partie perdus pour 
nous. Îl en est mème que les loteries des sociétés artistiques ont 
égarés au point que nous ne saurions en ressaisir Ja trace. La 
plupart cependant sont demeurés à Metz, et en si bonnes mains 
qu'on espère les y voir rester. Seulement, il faudra beaucoup les 
chercher pour les voir. Et il est permis de regretter vivement que 
la ville de Metz, moins empressée que les particuliers, n'ait pas 
songé plus tôt à réunir quelques tableaux qui résumassent la carrière 
artistique de M°®° Sturel : il y faudrait tout au moins un tableau 
de genre, un tableau de fruits, un tableau de fleurs de chacune 
de ces trois manières successives. Au milieu d’une population où 
tout le monde et particulièrement les femmes aiment à s'occuper 
de dessin et de peinture, il serait heureux que la galerie pu- 
blique mît sans cesse sous les yeux de ceux qui étudient ces pré- 
cieux modèles. L'auteur de ces lignes a déjà supplié la ville de 
songer à l'avenir, et de ne pas attendre que les artistes lni échap- 
pent pour regretter inutilement de ne pas posséder ce qu'ils ont 
fait de mieux 3. Toutefois, Je tableau d’fris et Pivoines dont la 
famille a bien voulu se dessaisir, marquera dignement, dans notre 
Musée, la place de M”° Sturel. 

Dans ces trois dernières années, M°"° Sturel a fait dix-sept ta- 
bleaux, tous de grande dimension, dont neuf datent de ce der- 
nier automne. Par une heureuse fortune, elle a voulu mettre la 
dernière main à tous avant un événement qui devait interrompre 
pendant quelques mois ses travaux. Tous sont donc achevés, et tous 





Metz, Lamort, 1854, 18 pages in-8. 
3 Union des Arts, T,u,p. 319-522. 


167 

sont remarquables, supérieurs à quelque titre. Sur le nombre, on 
compte quatre tableaux de fruits: des nèfles avec des coings, une 
branche de pommier, et deux fois des pommes mélées à des raisins‘ ; 
les treize autres sont des lys orange et blanc ?, des pavots sur 
un ciel nuageux qui fait seul exception parmi tant de ciels se— 
reins, des pavots encore, mêlés à des coquelicots, des daturas, trois 
variantes de ses iris et pivoines ©, et jusqu’à six formes différentes 
de ses admirables roses trémières ‘. Nous nommons ces dix-sept 
tableaux parce qu'ils ont déjà, parce qu'ils auront surtout dans 
l'avenir un grand prix. La famille de Mn Slurel est heureuse 
d'en conserver dix, qui, réunis à ses premiers dessins, à ses co— 
pies faites au Louvre, à sa Petite Fille au Chapelet , à son Erxtase 
de sainte Elisabeth, à quelques fleurs de différentes époques, et 
particulièrement à de charmants pavots qui marquent la fin de sa 
seconde manière, composent une des collections les plus intéres- 
santes que nous ayons vues. C’est le précieux héritage légué par 
M°®° Sturel à son mari, à sa sœur, à sa fille. Dans ses œuvres, 
ils la sentent revivre encore. Nous avons aimé à y chercher aussi 
son souvenir, sa pensée. Il nous était doux de rendre à son beau 
talent ce dernier hommage. Mais hélas! lorsqu'on voit réunis tous 
ces chefs - d'œuvre faits par elle en un seul automne et terminés 
la veille de sa mort, avec quelle tristesse on sent tout ce que la 
mort nous a dérobé en frappant Mn* Sturel à la fleur de l’âge 
et dans toute la maturité du talent! 


E. G. KR. 


‘ Le plus petit de ces denx derniers, exposé au salon de 4853, appar- 
tient à M. le docteur Legrand ; les autres à la famille. 

2 Cest le plas grand de ces tableaux de fleurs. I appartient à M. Sylvain 
Sturel. 


3 Appartiennent à S. M. l’Impératrice, à M. le docteur Scoutetten et au 
Musée de Metz. 

4 Trois de ces tableaux appartiennent à S. M. l’Impératrice, à M. le docteur 
Scoutetten et à M. Maréchal, maître de M°° Sturel. Dans deux de ceux qui 
reslent à la famille, quelques fleurs de clématiles sont mélées aux trémières. 





CHRONIQUE DES BEAUX-ARTS. 


RSS EERS 


Le grand événement du dernier mois artistique est la reprise, sur 
notre théâtre, des Huguenots, ce monument lyrique dû au génie 
de Meyerber. Risquer une pareille œuvre sur un théâtre de province, 
sur une scène de troisième ordre, n’était-ce pas une témérité, une 
folle entreprise ? Ainsi disaient les aristarques, et celui qui écrit 
ces lignes faisait chorus avec eux, il l’avoue en toute franchise. 
Eh bien! il s’est trouvé que les oseurs avaient raison et que les 
douleurs avaient tort, et encore une fois s’est vérifiée l'exactitude de 
l’axiome latin : audaces fortuna juvat. 

Oui, les Huguenots ont trouvé à Metz des intérprètes, nous ne 
dirons pas excellents, parce que rien n’est plus puéril que d’exagérer 
l'éloge, mais au moins suflisants; oui, cette représentation a été 
sérieuse, convenable, et telle que des juges sévères en ont pu être 
contents. Les Iuguenots, songez donc! Cet ouvrage qui a exigé 
à son apparition à l'Opéra de Paris, des chanteurs exceptionnels, 
une mise en scène exceptionnelle et des répétitions pendant six 
mois !.. Quelle différence du temps actuel à l’année dernière, pour 
ne pas remonter plus loin!.. Nos lecteurs se souviennent peut-être 
que dans ce même recueil, dans cette même chronique, nous cons- 
tations, l’année dernière, l'insuffisance notoire, nous allions dire 
. absolue, des artistes messins du grand Opéra; nous rappellions, 
à la fin de l’année théâtrale, les fiasco désolants, les chûtes lamen- 
tables qui avaient marqué toutes les tentatives faites dans le domaine 
de la grande musique. Et dans notre dépit trop légitimement motivé, 
nous arrivions à cette conclusion douloureuse qu’il ne fallait plus 
donner à rire par l’exhibition des œuvres du lyrisme magistral , et 
que le plus prudent, à l'avenir, était de s’en tenir aux flonflons plus 
ou moins harmonieux de l’opéra comique, seul genre lyrique que 
puissent aborder des interprètes secondaires. Voilà le vœu impie que 


169 


nous formions, le conseil perfide que le désespoir nous faisait donner, 
nous qui réservions notre admiration exclusive aux œuvres des grands 
maîtres , mais qui préférions le regret de ne pas les entendre au 
sapplice de les voir mutiler..… Et en effet, mieux vaut le silence 
que la profanation !. 

Les temps sont donc bien changés d’une année à l’autre, et nous 
nous en félicitons dans l'intérêt de l'art. Les Huguenots, chose 
. bonne à constater, ont eu trois ou quatre représentations successives 
qui toutes ont été convenablement suivies, consciencieusement applau- 
dies et dignes de l’être. Nous ne parlerons pas ici de cet ouvrage 
immortel. A quoi bon? Nous ne nous adressons qu'à ceux qui le 
connaissent et qui l’ont salué comme un viel ami de retour après 
une longue absence. Quant à ceux qui ne l’ont jamais entendu, sil 
en est, nous n'avons rien à leur dire, sinon d’aller l’entendre quand 
il reparaîtra sur l'affiche. Occupons-nous donc exclusivement des 
artistes qui nous l'ont rendu avec un incontestable talent. 

En première ligne, tous nos compliments sont dûs à M. Chambon, 
le premier ténor, un artiste distingué qui possède vraiment des qua- 
lités de voix et de jeu enviables et même brillantes. Il a su donner 
au personnage de Raoul, le caractère de fierté patricienne et de 
passion exaltée qui en font un des plus beaux rôles du théâtre mo- 
derne. Le dirons-nous ? La romance du premier acte : Plus blanche 
que la blanche hermine, qui est en possession de l’admiration à 
peu près générale, n’a jamais produit sur nous qu'une médiocre 
mpression. La mélodie n’en est pas franche, et sa vulgarité rap- 
pelle trop la facture des romances d'album. M. Chambon, cepen- 
dant , l’a chantée de telle sorte qu’une glorieuse salve d’applaudis- 
sements l'a recompensé de ses efforts. Dans la scène du duel, il 
a dit cette magnifique phrase: Dans mon bon droit j'ai confiance. 
avec une grande puissance de voix et d'énergie. Dans le duo du 
quatrième acte, cette page musicale qui est un des chefs-d’œuvre 
de la seène moderne, il a soulevé la salle entière par lexquise 
expression de son chant, tantôt caressant et extatique dans les 
transports de la passion amoureuse, tantôt effrayant de lyrisme 
dramatique quand Raoul quitte celle qu’il aime pour voler au 
secours de ses frères assassinés. Madame Noret la fort dignement 
socondé dans cette scène d’une difficulté inouïe. Elle a également 
fait plaisir dans son duo avec Marcel, au troisième acte. Sa belle et 
large voix trouve dans Les Huguenots un cadre qui la fait mcontes- 


170 
tablement valoir. M. Bessin a créé le rôle de Marcel dans ses 
bonnes traditions, et lui a donné un cachet dramatique et vrai; 
mais pourquoi Marcel se présente-t-il partout le pot en tête et la 
cuirasse au dos ?. Cela est-il convenable, surtout au deuxième acte, 
devant la reine de Navarre? Un pourpoint de Buffle eût été da- 
vantage dans les convenances du rôle. La bénédiction des poignards, 
pierre d’achoppement des scènes secondaires, a été enlevée avec 
un entrain remarquable et une rare justesse d’intonation. C’est le 
plus beau compliment qu’on puisse faire à des masses chorales 
qu’il est si difficile de discipliner et d’assouplir à une communauté 
satisfaisante d’intentions et d'effets. 

En somme, la reprise des Huguenots sur notre théâtre marque 
un jalon glorieux dans la campagne artistique qui touche à sa fin. 

Il y a quelques jours, nos dilettanti étaient conviés à une autre 
solennité musicale. Il s'agissait de la première représentation d’un 
opéra signé d'un grand nom, Donizetti. Elisabeth est une pro- 
duction posthume du grand maëstro, et un présage défavorable 
s'attache d’ordinaire aux œuvres que la spéculation exhume du 
bagage inédit d’un auteur mort. Il faut convenir qu’en général ces 
éclosions qui semblent d'outre-tombe , n’ont jamais que très-mé- 
diocrement réussi, et nous avons grand’'peur que l’Elisabeth de 
Donizetti ne justifie les défiances dont nous parlons. Cet ouvrage 
renferme, certainement , de très-beaux passages ; il a des airs très- 
chantants, des chœurs qui ont de l'originalité et de la vigueur, mais 
considérée dans son ensemble, Elisabeth est une œuvre à petite 
envergure, comparée aux grandes conceptions lyriques qui ont 
assuré à Donizetti une si belle place parmi nos compositeurs mo- 
dernes. Nous citerons, cependant , comme offrant un tour gracieux 
et charmant, les couplets que Mademoiselle Pouilley (Elisabeth) 
chante à son entrée en scène au premier acte: Partons, partons, 
mon père ! Le refrain, gracieux écrin de vocalises, se détache riche- 
ment sur un chœur chanté mezzo voce et dont l'effet est brillant. 
L'air que chante Fernando: Je vous revoie ma mère ! a de la cou- 
leur et de la mélodie. 

Avant aller plus loin, un mot d'explication est nécessaire. Ek- 
sabelh, une moscovite exilée en Sibérie avec son père et sa sœur, 
veut aller à Moscou demander la grâce de sa famille à l'empereur, 
et elle part avec un courrier impérial pour la Russie. Les péripéties 
du départ et d’une route de 900 lieues, les détails de l’arrivée à 


174 


Moscou et de la réhabilitation du père d’Élisabeth, tels sont les élé- 
ments dramatiques du livret. Fernando a fort bien chanté, avec Ma- 
demoiselle Pouilley, l’allégro d’un joli duo, toujours au premier acte, 
celui dans lequel Élisabeth décide le courrier impérial à l'emmener 
en Russie. Cet allégro a beaucoup d’élan et d’entrain. 

Au second acte, Bessin, qui remplit le rôle d’un persécuteur du 
père d’Élisabeth, un traître repentant, chante des couplets bien fac- 
turés et qui ont été dits avec une grande expression et une belle 
énergie. Autre duo entre lui et Élisabeth, où nous avons reconnu 
parfois la touche du maître. Fernando chante aussi dans cet acte 
deux couplets d’un effet heureux et où il a prodigué cette sensibilité 
vibrante qu’il obtient par l’emploi bien ménagé de la voix mixte. On 
sait à quel effet cet artiste arrive, par ce moyen, dans Charles VI, 
sans contredit son meilleur rôle. 

Le troisième acte s'ouvre par un chœur de buveurs qui nous a 
paru le plus remarquable de l'ouvrage. Le dessin en est hardi, ori- 
ginal, et la mélodie d’une netteté saisissante. L'orchestration d’Eli- 
sabeth est sobre, bien conduite, mais on y cherche en vain les ma- 
gnifiques éclats de lyrisme grandiose qui ont immortalisé le sextuor 
de Lucie, par exemple. Peut-être , aussi, le livret, sibérien s’il en 
fût, contribue-t-il à jeter un peu de froid sur cette partition esti- 
mable , mais non brillante. 

Le décor du 2% acte et la scène de linondation offrent un beau 
spectacle. Tout le monde voudra le voir et l’applaudir. 


M. le docteur Scoutetten vient de publier une très-intéressante 
brochure biographique sur Madame Sturel-Paigné, cette admirable 
artiste que les arts messins ont récemment perdue. L’hommage d’une 
plume plus autorisée que la nôtre, paie, dans cette livraison 
même, à la mémoire de cette femme si regrettée et si digne de l'être, 
un tribut d'éloge et de douleur sur lequel il ne nous appartient pas 
d'enchérir ; disons seulement que M. Scoutetten, dans la brochure 
que lui a dictée le plus honorable sentiment, a heureusement mis en 


172 


relief les qualités artistiques qui ont placé Madame Sturel au pre- 
mier rang dans sa spécialité, et qu’en discutant les titres qui la re- 
commandent à l'admiration de tous, M. Scoutetten a prouvé en 
même temps la pureté de son goût et l'étendue de ses connais- 
sances en matières d'art. 


PHILBERT. 


L'administrateur-gérant de l'Austrasie, 
A, ROUSSEAU, 


Metz , imp. de Pallez et Rousseau. 











SAINTE-CLATRE. 


CE D 0 D 


IT. 


O Vauvenargues ! quelle charmante douceur dans vos pen- 
sées ! que d'affection et de sollicitude dans vos paroles! 
Ignoré des hommes de votre temps, repoussé par un minis- 
tre sans sagacité et sans justice , livré à vos seules forces au 
milieu d’un monde plein d’égoïsme , vous avez vaincu tous 
les dégoûts, vaincu le désespoir , et votre âme, débarrassée 
d’entraves, s’est élevée à la hauteur du plus beau stoicisme, 
à l’âge même où l’impatience et l’ambition exercent le plus 
d'empire. La postérité vous a vengé. De votre siècle tout a 
disparu, et la plus vénérable des monarchies, et la plus 
frivole des sociétés, et Voltaire lui-même dont le pouvoir 
avait si long-ternps prévalu. Mais comme ces fleurs délicates 
et humbles qui, sous les décombres des vieux édifices, 
naissent d’une semence mystérieuse, vos idées nobles et 
simples , dédaignées d’abord et laissées dans l'oubli, sont 
apparues tout à coup au milieu des ruines du passé ; elles 
sont apparues dans toute leur grandeur , et maintenant elles 
séduisent et éclairent cette Jeunesse que vous avez tant aimée. 

Ainsi pensa le fils de M. de Vigors lorsqu'il eut parcouru 
quelques pages du livre que Me Hervey lui avait mis entre les 
mains. Quelques instants avant l'heure du diner, Élisabeth 
descendit au jardin ; l'étudiant l’aborda et lui montrant le 
volume qu’il tenait encore ouvert : 

— Vous m'avez envoyé un aimable consolateur, dit-il ; 

— Oui, reprit Élisabeth, ne vous en séparez jamais. Nous 

12 


174 

ne sommes pas sur la terre pour être heureux, et c’est un 
grand bien que d’avoir près de soi un ami discret, d’une hu- 
meur toujours égale, et dont le langage est toujours inspiré 
par une conscience pure et par un cœur rempli de sensibilité. 
Vauvenargues a cependant un tort, à mon avis, il se tait sur 
Ja doctrine chrétienne qui est évidemment la source unique 
de la force morale. Mais il était religieux à coup sùr; il con- 
naissait le dogme; il avait la foi, et ses maximes ont con- 
servé l'empreinte des sentiments irréprochables qui l’ani- 
maient. 

— Vous avez bien raison, Madame, répartit Joseph; il est 
impossible qu’un écrivain aussi probe et aussi sincère soit 
demeuré indifférent au culte de Dieu, et si par la forme ses 
leçons ne sont pas celles d’un ministre de l'Évangile, ce que 
j'en ai vu jusqu'à ce moment m’a persuadé de leur ortho- 
doxie. Et d’ailleurs, pour me rassurer et me convaincre, vos 
recommandations ne suffisent-elles pas? 

— Non, non, Monsieur, ce n’est pas ainsi qu'il vous faut 
juger des choses. Il y aurait peu de sagesse à se contenter 
des appréciations d'autrui ; lisez, étudiez, comparez, et si 
votre esprit s'intéresse à ce travail, vous me parlerez de vos 
impressions et vous rectifierez peut-être les miennes. 

— Combien je dois vous remercier de ces conseils! À Paris, 
mes journées se sont écoulées souvent dans l’ennui, souvent 
dans l'oisiveté ; mais maintenant, fidèle aux inspirations de 
votre généreuse amitié, je veux mettre à profit mes loisirs, je 
veux connaître les écrivains que vous avez préférés, et si la 
lecture m’amenait à des sentiments pareils aux vôtres , je 
m'estimerais plus heureux que personne du monde. 

— Voilà de l'enthousiasme, c’est un excellent signe. Allons, 
l'hiver prochain, vous serez un grand philosophe, dit Elisa- 
beth en souriant ; vous m'entretiendrez de vos découvertes, 
et je deviendra votre élève après avoir été votre modéle et 
votre maître... Persévérez, ajouta-t-elle, dans la voie que vous 
venez de vous tracer à vous-même. Après quelques efforts 


179 


tout vous paraîtra facile, des jouissances qui vous sont in- 
connues vous attacheront pour jamais à la vraie littérature et 
vous affranchiront des soucis multipliés dont l’amertume 
empoisonne la vie des oisifs. Je l’entends souvent dire à mon 
grand-père, nous sommes dans un temps où les hommes 
Jeunes doivent se préparer à des luttes plus violentes peut- 
être que celles de la fin du dernier siècle. L'ordre moral est 
troublé; le calme n’existe plus même à la surface ; un étrange 
besoin d’agitation tourmente cette classe nombreuse qu’une 
jalousie implacable soulève contre les restes d’une aristo- 
cratie détrônée depuis long-temps. Et si elle n’est soutenue 
par la génération nouvelle, la monarchie succombera bien- 
tôt, dit-on, pour la dernière fois; car les amis qu’elle a 
conservés à travers toutes les révolutions, vieillissent et dis- 
paraissent. Ainsi, Monsieur , c’est aux gens de cœur qui 
ont aujourd’hui toute la vigueur de la jeunesse, qu’il ap- 
partient de préserver le pays, à force de talent et de dévoue- 
ment, à force de hardiesse et de prudence. La défense sera 
pénible et longue, si j’en crois l’opinion commune des par- 
tisans de la paix publique. En face d’une telle situation, 
l'insouciance est un crime , et vous auriez honte de vous 
en rendre coupable. | 

En s'exprimant de la sorte, Mme Hervey se rendait l'organe 
d'uneopinionloyaleet saine,et ses paroles respiraientce patrio- 
üsme dont les femmes ont maintes fois donné l'exemple en 
France, non pas seulement au moyen-âge, mais aussi dans 
cette société policée du dix-neuvième siècle, à laquelle il était 
réservé d'assister, hélas! au désordre politique le plus profond. 
Mais la jeune conseillère du fils de M. de Vigors ne se doutait 
pas que les derniers mots de son exhortation devaient allumer 
dans l’âme de son docile auditeur la plus noble et la plus ar- 
dente des passtons. 

Ah ! c’est une heureuse fortune que de rencontrer, quand 
il en est temps encore , une de ces chaudes inspirations qui 
prêtent au caractère et le courage et l’énergie. Alors plus de 


176 


mollesse n1 d'indécision , plus de vide au cœur, plus d’inutiles 
tâtonnements ni d’hésitations pusillanimes. Les regards fixés 
vers son but, l’homme suit hardiment sa route. Son guide, 
c'est sa conscience; son soutien, c’est l'espoir de faire le 
bien, et son arme, c’est son esprit, son esprit devenu puissant 
par le travail qu’il s’est imposé ! 

Les alliances ou les haines des partis ont agité les peuples, 
peut-être depuis l’origine du monde. Dans le tumulle des dis- 
putes politiques, des nations entières ont perdu leur indé- 
pendance et leur honneur. Mais ailleurs , au sein même des 
plus tristes agitations, les vrais principes ont résisté à toutes 
les attaques; ils ont survécu à tous leurs ennemis, et après des 
vicissitudes sans nombre, il ont repris leur force un instant 
compromise par les excès des factions. Et même avec des 
institutions vicieuses, on a vu des n:tionalités grandir, se 
consolider et s'étendre. 

Ce singulier privilége, à quelles causes l’attribuera-t-on 
justement ? 

À une seule, à l'éducation. Il en est de la vie publique 
comme de la vie privée ; dans l’une et dans l’autre, la paix et 
le bouheur ne s’obtiennent qu’au prix des concessions mu- 
tuelles exigées chaque jour, à chaque pas; et la prospérité 
des États, comme celle des familles, n’est pas le fruit des lois 
gravées sur le marbre ou sur l’airain ; elle est le fruit des 
mœurs raisonnables que la société pratique et qui préparent 
les hommes à l'intelligence et au gouvernement des intérêts 
communs, après les avoir accoutumés dés l’enfance à la mo- 
dération , à la contrainte et au respect. Des législateurs mo- 
dernes ont eu des conceptions merveilleuses pour assurer 
toujours le triomphe de la raison dans les grandes affaires 
publiques. Leur œuvre est restée stérile. Îls avaient compté 
sans l’éducation , et c'était elle qu’il fallait réformer d’abord 
pour mettre d’avance les libertés à l’abri des scandales qui 
les tuent. 

Telles étaient, il y a trente ans, les pensées de quelques 





177 


philosophes dont l'autorité récente s’exerçait alors dans un 
cercle étroit. Mme Hervey les connaissait à peine de réputa- 
tion, mais elle n’avait besoin que de son propre jugement 
pour s’associer sans réserve à leurs idées radicales et pures. 
Saisie de cette vague inquiétude qui se répandait déjà dans 
toutes les régions sociales , elle se faisait , sans doute à son 
insu , l'interprète de la seule doctrine efficace , en usant de 
son Influence pour apporter dans les allures du jeune pro- 
tégé de son grand-père un changement décisif. 11 y a sou- 
vent dans le bon sens d’une femme un peu mêlée aux cho- 
ses du monde, des trésors de vérité que la conversation ré- 
vêle et qui éblouissent les esprits les plus réfléchis. Ce furent 
cette finesse d’intuition, cette perfection du tact , cette viva- 
cité d'intelligence qui firent autrefois le charme et l'attrait 
des réunions intimes, si fréquentes à la fin du dix-huitième 
siècle et d’où le pédantisme et l’érudilion de parade étaient 
exclus sans pitié. Elisabeth avait en elle tout ce qu'il fallait 
pour tenir le rang qu'ont occupé Mme de Duras et beaucoup 
d’autres. Aux dons d’un esprit aimable et sérieux , elle joi- 
gnait même les grâces extérieures qui manquèrent souvent, 
on le sait, aux maîtresses de maison devenues célébres,; et il 
ne dépendait que de son désir, d'attirer à elle, à son tour, 
ceux qui recherchaient avidement les relations relevées. Mais 
elle ne prétendait à rien de tout cela; la peine l’avait rendue 
modeste et craintive; elle aimait le silence et préférait à l’éclat 
et au prestige d’une royauté de salon, les jouissances moins 
vaines que l’âme se procure à elle-même, loin du mouvement 
et du bruit. 

Cette gravité et celte vertu trouvaient dans le fils de M. de 
Vigors, un admirateur sincère et chaleureux. Elles ajou- 
taient encore à son affection pour la jeune femme, car le 
cœur de l’homme est ainsi fait: ce qui lui appartient ou ce 
qui lui est promis à lui seul gagne à ses yeux un prix infini; 
ce qu’il doit partager ou ne posséder qu’à demi, lui semble 
sans valeur. Si Mme Hervey se fût produite au milieu des 


178 


splendeurs mondaines, au milieu du cortége ordinaire que 
Ja mode rassemble autour des femmes riches et belles, elle 
n’eût produit peut-être sur l'étudiant qu’une sensation bien 
passagère. Mais là, dans la demeure silencieuse du vieux 
M. Dupérier, dans le calme d’une vie presque solitaire, elle 
appelait la sympathie ; et l'isolement auquel elle s’était con- 
damnée donnait à Joseph l'espérance de jouir seul de son 
amitié et de son estime ; espérance où perçait, dira-t-on, 
l’égoisme, mais qui était, malgré cela, digne d’éloge et de 
succés. 

Et à ce sentiment né depuis quelques heures dans l’âme 
du jeune homme, ils’en ajoutait un autre non moins vif, non 
moins facile à définir, non moins fécond. 

Le dévouement héréditaire des sujets ou des citoyens en- 
vers les races royales a été, à certaines époques, le mobile 
des actions les plus éclatantes ; il a fait la force des mo- 
narchies. Aussitôt qu’il s’est éteint pour céder la place à de 
malheureuses défiances, la polilique intérieure a paru perdre 
tout équilibre. Ce dévouement sage et salutaire résultait de 
cette éducation dont il s’agissait tout à l'heure; il se confon- 
dait avec l’amour de la patrie. Chez quelques nations, dans 
quelques provinces, il s’est longtemps conservé comme une 
tradition fondamentale ; le fils de M. de Vigors le professait 
hautement. 

Mais il en était souventde ce culte respectable comme il en 
est de tous les cultes ici-bas. On le négligeait, on s’y livrait 
avec tiédeur, on se laissait atteindre par les traits d’un insi- 
dieux persifflage qui partaient du camp des esprits forts; le 
zèle enfin sommeillait quelquefois. C'était cette apathie que 
les paroles de Mme Hervey avaient attaquée; c’était cette 
nonchalance qu'elles avaient chassée du cœur de l'étudiant, 
et, piqué d'honneur, désireux de plaire à son amie, ému des 
dangers que le trône pouvait courir, il allait désormais 
prendre au sérieux la tâche difficile qui était dévolue à la 
Jeunesse de son temps. 


179 


Ainsi dans cette seule journée, la premiére peut-être qu’il 
eût consacrée à la méditation, un horizon immense s'était 
ouvert devant les yeux du jeune homme. La métamorphose 
était complète. Elle fut durable parce que les idées larges 
procèdent l’une de l’autre, aussi bien que le font les mau- 
vaises. Elles naissent d’un même germe qui, vivifié par la 
lumière, se développe avec une sève intarissable et fruc- 
tifie jusqu’à la mort. Joseph prolongea son séjour à Sainte- 
Claire autant qu'il le put, et le cours du temps lui parut 
plus rapide que jamais. Sa carrière venait de recevoir une 
direction nouvelle et inattendue; un aliment était donné à 
cette activité dont il avait en lui le principe; et semblable 
aux prosélytes récemment convertis, il s'engageait avec une 
ardeur extraordinaire dans les études qui lui étaient con- 
seillées. Empressement louable et vraiment providentiel, car 
des occupations attachantes et suivies étaient seules capables 
d'éviter alors à Joseph les misérables tourments d’un amour 
téméraire et déplacé dont il avait redouté les atteintes. 
Grâce à l'impulsion que son esprit avait reçue, le penchant 
qui se fortifiait dans son cœur resta dégagé de toute arrière- 
pensée funeste, et en s’élevant dès l’origine au-dessus de la 
trivialité, il se maintint constamment dans les bornes d’une 
affection touchante et sans danger. | 

Paisible et franche intimité, vous êtes la source des plus 
fins plaisirs de l’esprit et des seuls soulagements véritables 
que l’homme ait à chercher dans le monde. Vous êtes le 
nerf de la vie. Vous adoucissez les douleurs, vous doublez 
les joies, vous donnez l'essor aux facultés humaines; sans 
vous, tout est triste et monotone. Par bonheur, vous n'êtes 
point méconnue partout, et lorsque l’usage, dans sa séche- 
resse, vous aura bannie de la demeure de la plupart des 
femmes, vous trouverez un asile dans les sphères où les 
qualités aimables se seront réfugiées avant vous. Là vous 
régnerez loujours. 


180 


Il y a peu d'années, dans une maison du quartier de Ia 
Madeleine, se réunissaient souvent quelques-uns des per- 
sonnages sur lesquels l'attention de la France était alors 
fixée. Des jeunes gens, en petit nombre, y étaient admis le 
dimanche. On n’y parlait point politique. On n’y prônait, 
on n’y attaquait aucun parti. L'entretien ne roulait que 
sur les évènements secondaires, et la verve des orateurs ou 
des publicistes était tenue d’être innocente. Cette maison 
était celle de Mme Hervey, de Mme Hervey âgée de cinquante 
ans, veuve et aussi heureuse qu’elle pouvait l'être encore 
après avoir vu mourir son grand-père, après avoir assisté 
deux fois au regrettable triomphe de l'opinion qu’elle 
n’aimait point. 

M. de Vigors habitait sous le même toit. I} avait épousé 
une des cousines d’Élisabeth, et ce nouveau lien lui per- 
mettait de vivre plus près de son amie. Dans le salon de 
Mne Hervey, il était un de ceux que la jeunesse écoutait avec 
le plus de curiosité. Obligé de renoncer, en 1830, à des fonc- 
tions importantes que M. de Martignac lui avait confiées, il 
était entré plus tard à la chambre des députés; ses travaux 
historiques lui avaient ouvert de bonne heure les portes de 
l'Institut, et il avait rassemblé autour d’Élisabeth les hommes 
de talent qui méritaient son estime. 

Me Hervey vient de descendre dans la tombe. La villa de 
Sainte-Claire n'existe plus, un moulin l’a remplacée. Mais 
les souvenirs de 1821 sont restés chers à l’Académicien. 
Que le récit de cette simple histoire aille donc lui rappeler 
un des plus doux moments de sa noble vie! 


L.-E. DE CHASTELLUX. 


+ 


- slangé. 


PL. I. 





7 : 
4 FRATER » HEINRIGVS * MOSHEIM v JOS4 


= Le RP, SES 


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RECHERCHES 


Sur les Sépultures des premiers Ducs de la maison 
de Lorraine, 


DANS L'ABBAYE DE STURZELBRONN. ! 


KO — 


Sturzelbronn est aujourd’hui un modeste village situé dans 
la position la plus sauvage, à l’extrémité orientale du dé- 
partement de la Moselle, et à treize kilomètres de la petite 
ville de Bitche. 

Une porte monumentale du siècle dernier donne accés de 
la route actuelle dans l’ancienne enceinte de l’abbaye. (PI. 
Il, fig. 9.) On voit encore à gauche de la porte et adossée au 
mur qui fait face à la route, la colonne à laquelle étaient at- 
tachés les coupables condamnés à la peine du carcan, der- 
nier indice de la puissance temporelle des abbés de Sturzel- 
bronn. Les dépendances situées à droite de la porte principale 
-servent aujourd’hui de caserne de douane. Si on ajoute à ces 
débris, des caves creusées dans le roc de la montagne qui 
dominait le couvent, un pan de muraille formant actuelle- 
ment le pignon d’une maison particulière *, autrefois la par- 





” Département de la Moselle, arrondissement de Sarreguemines, canton de 
ilche. 

? La porte que l’on remarque sur le dessin (PI. Il, fig. 7) est bien l’ancienne 
porle du latéral de l’église, côté de l’évangile. La fig. 8 donne la coupe des moulu- 
res des montants et de l’archivolle cintrée. Le tympan en pierre est décoré d’une 
croix et de deux cercles dans chacun desquels est dessinée une étoile à six branches 
formée d’arcs de cercle. On voit au-dessus de la fenêtre, un autre tympan du même 
Style, mais de plus grandes dimensions, qui surmontait probablement la porte cen- 


182 


tie gauche de la façade de l’église du monastère, dont on voit 
encore la porte latérale (PI. IT, fig. 7), quelques débris de 
constructions nivelés à la hauteur du sol, restes des murs de 
l’église et du cloître, on aura les seuls témoins encore subsis- 
tants de la riche abbaye fondée en 1135 par le duc de Lor- 
raine Simon Ier, dont les droits d'usage dans les forêts s’é- 
tendaient depuis la pierre druidique connue sous le nom de 
Breilenstein jusqu’à Saltzbruchen'. 

L'abbaye de Sturzelbronn, autrement dite du Val de Ste- 
Marie, dans la forêt de Wasgaw, prit son nom d’une belle 
fontaine minérale située à peu de distance et connue sous le 
nom de Sturzel”. Le Vallerius lotharingiæ* fait mention de 
cette source : « Dans le voisinage, auprès de l’abbaye de 
» Stilsbronn, il y a un étang dans lequel se trouvent de 
» grands rochers de terre empoissée, ainsi que de la craie 
» soufrée; plusieurs veines d’eau bitumineuse en sortent, 
» mais le mélange d’autres eaux en diminue la qualité et la 
» veriu. » 

Une promenade suivant les contours escarpés de la col- 
line au-dessus du couvent et dont on voit encore les traces, 





trale de l'édifice et qui, lors de la démolition de l’église, fat rapporté à la place où il 
se trouve aujourd’hui. Les dessins dont il est chargé sont analogues à ceux qui dé- 
corent le premier tympan : une croix au milieu et des cercles ornés séparés de la 
croix par des arcs de cercle, dont celui de gauche figure une chaîne. M. le curé de 
Starzelbronn veut y voir un sens mystique : la renonciation au monde et à soi- 
même indiquée par la croix ; la charité représentée par les cercles qui figureraient 
les dimensions des pains distribués aux pauvres par les religieux ; la chaine serait 
le symbole de la règle et de l’attachement des cœurs par la charité et la prière. 

Malgré l'apparence romane de la forme, résultant d’un premier coup-d'œil, il est 
impossible, après un examen plus sérieux, de faire remonter ceite construelion au- 
delà de l’époque de la réédification par l'abbé de Mahuet, au commencement du 
dix-huitième siècle. 

‘ Notice de Lorraine. 

? Thierry Alix. Description du comté de Bilche, manuscrit de la bibliothèque de 
la ville de Metz. Le président Alix a fait cette description en 1576, il est mort 
en 1504. 

* Per Pierre Buchoz. — Nancy, 1769, 1 vol. in-12, page 277. 


183 


conduisait du jardin de l’abbaye à la source fréquentée alors 
par les pieux cénobites. 

« Au contour de la dicte abbaye sont sept montagnes qui 
» appoinctent contre icelle, au pied desquelles sont plusieurs 
» estangs qui rendent leurs eaux et degoustz par le milieu de 
» ladite abbaye, y faisant forme de ruisseau où l’on prendt 
» force escrevisses. Le hault chemin s’adonne parmy le 
» cloistre, es la porte est bastie une hostellerie pour les 
» passants *. 

Ce Hu fondé par le duc Simon Ier, à l'instigation 
de saint Bernard qui lui procura quelques religieux de l’ab- 
baye de La Ferté, de l’ordre de Citeaux, fut doté de biens 
considérables que la pieuse sollicitude des successeurs de 
Simon vint encore augmenter. L’habitude qu'avait contractée 
ce prince d’y faire chaque année une retraite, l’y amena en 
1139 ; il y mourut le 19 avril et y fut inhumé”. 

Le P. Hugo, abbé d’Etival, donne, dans son traité histori- 
que de la maison de Lorraine, au sujet de cette sépulture, 
quelques détails qu’il ne sera pas sans intérêt de rapporter 
ici: « En 1570, le 26 août, Charles II, duc de Lorraine *, 
» appelé vulgairement le grand-duc Charles, fit faire une vi- 
» site à Stulzbronne. On y observa, ainsi que le rapport des 
» commissaires l’énonce et dont j’ay reçu copie, que dans le 
» cloitre, prés de la porte par laquelle les religieux entrent 
» dans l’église, à main droite sous une arcade, 1l y avoit un 
» mausolée de pierre rougeâtre, sur laquelle étoient sculptez 
» dans un écu, trois alérions en bande, surmontez d’un lam- 
> bel, et qu’audessus de ce tombeau on lisait ces paroles : 
€ Inclilæ memoriæ Domini Simonis, olim Lotharingorum: 
» Ducis arma deposila 4138, 13. Kal. Mai, hujus cœnobit 
» fundaloris, cujus anima requiescal in pace. » 





* Thierry Alix. 
3? Henriquez. 


5 Les historiens s'accordent assez généralement à a le désigner sous la dénomina- 
Uon de Charles II. 


184 


Le président Alix en parle à peu prés dans les mêmes ter- 

mes, mais il it une autre date sur’ l’épitaphe: « Le dit duc 
» Simon premier fondateur git inhumé devant et tout proche 
» le portail de ladite abbaïe avec cette épitaphe : Inclitæ 
memoriæ Simonts olim Lotharingiæ ducis arma deposita 
qui anno 41145, 45 cal. Mai huius cœnobii fondator cuius 
anima in pace requiescat. ‘ » 
En 1196, Frederic ou Ferri de Bitche, fils de Mathieu Ier, 
confirme, en qualité de seigneur de Bitche, la fondation de 
l’abbaye de Stulzbronne, qu’il reconnaît avoir été l'ouvrage 
de son grand-père Simon et perfectionné par son père, le duc 
Mathieu 4er°. Il donne aux abbés et religieux, le droit de chas- 
ser à toutes sortes de sauvagines dans les limites et district de 
l’abbaye, et reconnaît leur appartenir les chevaux sauvages 
qui y sont en bon nombre. Lesquelles limites, dit le président 
Alix, sont spécifiquement déclarées par deux pancharies des 
ducs Mathieu sire de Bitche et Ferri. La charte de Ferri com- 
mence ainsi: « Fredericus dei favente gratiä dominus de 
» Bitles, filius Mathæœi ducis Lotharingiæ, s. venerabil 
» abatti vallis sanclæ Marie, fratribus suis,” etc. » | 

Le duc Simon IL, frère de Ferri de Bitche, dégoûté du 
monde et songeant sérieusement à son salut, se retira, en 
4205, dans l’abbaye de Stulzbronn, fondée par son aïeul 
Simon Ier‘. On lit à ce sujet dans le Mémoire de M. de 
Bombelles : « Dans le cartulaire de l’abbaye, il est dit que ce 
» duc, quoique pesant de corps à cause de son énorme gros- 
» seur, pensait si solidement aux choses spirituelles, qu'il 
» quitta volontairement son duché pour y vivre en simple 


V vw 


‘ Thierry Alix. Dénombrement des villes, villages, chasteaux du duché de Lor- 
raine. Maouscrit du seizième siècle, de la bibliothèque de la ville de Nancy, dont 
celui de Metz n’est qu’une copie souvent fautive. 

2 Traité historique de Charles-Louis Hugo sous le pseudonyme de Baleicourt. 
Berlin, 1740, page 80. 

3 Thierry Alix. 

* D. Calmet. Histoire de Lorruine. 


185 


» religieux, revêtu de l’habit de l’ordre de Saint-Bernard, et 
qu’en mourant il voulut être enterré auprès de la porte de 
l’église, par marque d’humilité. Son épitaphe se trouve 
actuellement dans le cloître de cette abbaye, à côté de la 
porte de cette église‘. » 

Si la date 1138 de l’épitaphe de Simon ler n’était pas for- 
mellement rapportée par le P. Hugo, qui indique avoir eu 
communication du rapport des commissaires envoyés par 
Charles III à Sturzelbronn, et si celle évidemment fautive de 
1145, laquelle ne peut néanmoins être confondue avec la date 
1207 de la mort de Simon If, n’était pas indiquée par le 
président Alix, on serait tenté d'attribuer à Simon II la tombe 
décrite par l’abbé d’Etival ; car sa position semble correspon- 
dre assez exactement avec celle que son humilité chrétienne 
lui avait fait choisir. Mais il ne peut rester d’indécision à cet 
égard: la charte de Frederic ou Ferri de Bitche, de 1196, qui 
fait mention de la fondation de l’abbaye par l’aieul dudit 
Ferri, la qualité de fondateur du monastère mentionnée sur 
l’épitaphe de Simon et enfin la date 1138 rapportée par le P. 
Hugo, fournissent, à une année près, une concordance exacte 
avec celle, 1139, que les historiens assignent à la mort de 
Simon Ier *. D'où nous sommes amené à conclure que Simon Ier 
etSimon II furent inhumés dans la partie du cloitre attenante à 
l'église, ainsi qu’il semble avoir été en usage à cette époque. 


ww ww Y y 


‘ Le P. Benoit Picart recd compte de ce fait en ces termes, dans son Origine de 
la très-illustre maison de Lorraine, imprimé à Toul, en 1704 : « Simon II se re- 
üra dans l’absïe de Stulzelbrone où il vécut quelque temps dans la pratique et 
l'exercice de la vertu, et donna à tous ses sujets l'exemple d’un prince religieux. 
Je n’ose point assurer qu’il s’y ait fait moine, quoique le nouveau cartulaire le 
dise. Voici comme il s’en explique : Le bon duc Simon, surnommé le Simple, 
quoique pesant de corps à cause de sa graisse, pensoit aux choses spirituelles : 
il quitta volontairement son duché pour vivre entre nous revélu de Fhabit de 
l'ordre, et profès de notre règle, il y mourut et voulut estre enterré auprès 
des portes de nôtre église en signe d’humilité. 

s Ce prince mourut en 1207. » 
? Voir D. Calmet. Hit, de Lor. Edition de 1748. Tome I, p. 402. 


486 


Gérard d’Alsace avait été en effet inhumé dans le cloître du 
prieuré de l’abbaye de Belval, et Hadwide de Namur, sa 
femme, ainsi que Thierri, son fils, dans le cloître du prieuré 
de Chatenoy. 

Les historiens de Lorraine nous fournissent encore des do- 
cuments assez précis sur les autres sépultures des princes de 
la maison de Lorraine, à Sturzelbronn. 

* Robert de Lorraine, seigneur de Florenges, fils du duc 
Simon Ier, frère du duc Mathieu fer, et par conséquent oncle 
de Ferri de Bitche et de Simon I, lequel Robert vivait encore 
en 1176, fut inhumé à Sturzelbronn :. 

On croit communément que Frederic ou Ferri de Bitche, 
qui ne fut duc de Lorraine que de nom et avait continué 
l'œuvre de fondation de l’abbaye, mourut peu de temps 
après que Simon IT eut abdiqué sa souveraineté en 1205. Il 
fut enterré à Sturzelbronn*. 

Dom Calmet rapporte, dans sa notice de Lorraine, que 

dans un cahier contenant quelques titres de cette abbaye, 
il est fait mention de Robert, fils du duc Mathieu, qui avait 
confirmé les biens de ce monastère et de ce que le même 
Robert de Florenges, Simon et Ferry de Lorraine, sont en- 
terrés en ladite abbaye, avec l’épitaphe que nous avons don- 
née plus haut comme appartenant à Simon Ier°. 
. Simon ÎT étant mort sans postérité, son neveu Ferri Il, fils 
de Ferri de Bitche, lui succéda sur le trône de Lorraine. Il 
mourut à Nancy le 10 octobre 1213 suivant les uns, 1245 
suivant les autres. Son corps fut porté à Sturzelbronn *. 
Henriquez ajoute qu'il y fut inhumé entre son oncle et son 
pére. 


* D. Calmet. Hist. de Lorraine. Edition de 1748. Tome II, page XXXIV. 
2 Heoriquez. 

8 1} y a là une confusion évidente. 

# Baleicourt (Hugo). 


187 


Le duc Thiébaut ler, son fils, mort à Nancy en 192920, fut 
également transporté à Sturzelbronn ‘, où il avait fondé un 
hôpital ?. | 

Mathieu Il, frère de Thiébaut, qui succéda à ce dernier et 
mourut à Nancy en 1250, fut le dernier des ducs de Lor- 
raine inhumés à Sturzelbronn dont les historiens fassent 
mention. 

Le P. Hugo, qui nous a déjà donné d’intéressants détails 

sur les sépultures du cloître, en fournit également sur celles 
de l’intérieur de l’église. Il nous apprend en effet que le rap- 
port des commissaires envoyés en 1570 à Stulzbronne par le 
grand-duc Charles HI, indique : « Qu’à main gauche du 
chœur, il y avait un duc de Lorraine en peinture armé de 
toutes pièces, agenouillé devant l’image de la Vierge, 
ayant la tête nue, soutenant d’une main une lance ornée 
d'un drapeau sur lequel étaient peintes les armes de Lor- 
raine à trois alérions en bande, l’armet surmonté d’une 
aigle blanche éployée et couronnée. » 
Le président Alix rapporte également « que depuis le dé- 
» cés du duc Ferri, Mathieu, son fils puinay et frère du duc 
» Thiébaut, et Robert de Lorraine, s's du dit Biche, aug- 
» mentèrent de beaucoup le revenu de la dite abbaye. Ils 
> sont inhumés en la nef du dit Sturtzelborn devant le 
» doxal. » 

Il est certain, d’après ces détails, qu’il s’agit ici de Ma- 
thicu IT, le dernier des ducs de Lorraine qui ait désigné 
Sturzelbronn pour le lieu de sa sépulture. 

Le même auteur fait connaître une inscription funéraire 
laillée contre Ja muraille et relative aux sépultures des trois 
princes Ferri, Mathieu et Robert, enterrés, selon lui, au 
chœur devant le grand autel de Sainte-Croix. Elle consiste en 


à 


5 YU ww vw 





! Baleicourt. 
? Mémoires pour servir à Phistoire de Lorraine, par M. Noël. N° 6, page 73. 


188 


vers léonins, très-usités au treizième siècle, dont les deux 
hémistiches riment ensemble : 


Hic circumsepti virtutum flore sepulti 

Sunt, qui hunc conventum fundarunt monumentum 
In medio dici debet comitis Frederici 

De Bitis pridem Lothorum Dux fuit idem 

Ad dextrumque latus de columnis ‘ tumulatus 
Princeps Mathæus, alter Machabæus 

Nec virtute minor fuerat conmies hic ut opinor 
Qui jacet ad lævum, cum christo vivat in ævum 
Nomine Rubertus in cunctis valdè disertus 
Dulce melos pulset cælos ex mente fideli 

Et dominus tollat facinus, det gaudia cœli. 


Que nous essaierons de: traduire littéralement : 


Ici sont enclos, remplis de la splendeur de leurs vertus, 

Ceux qui fondèrent ce monastère. 

Au milieu doit être le monument du comte Ferri 

De Bitche, qui fut autrefois duc des Lorrains. 

Au côté droit des colonnes fut inhumé 

Le prince Mathieu, autre Machabée, 

Et ne fut pas moindre par ses vertus le comte qui commeje le crois 

Repose ici à gauche, avec le Christ qu’il vive à jamais 

Du nom de Robert, très-disert en toutes choses. 

Qu'un doux chant émanant d’un cœur fidèle fasse retentir les 

cieux, 

Et que le Seigneur pardonne leurs péchés et leur donne les joies 

du ciel. 


D. Calmet, dans sa notice de Lorraine, porte : ad dextrum qui lectus est de 
carinis, au lieu de : ad dextrumque latus, dei amicus, que je ne trouve que dans 
la transcription que m’en donne M. Michel, curé de Sturzelbronn. Alix donne 
encore une autre version évidemment fautive : ad deztrumg latus, de columinis, 
11 est à remarquer ici que le manuscrit d’Alix déposé à la bibliothèque de la 
ville de Nancy, lequel fut copié du temps d’Alix et peut-être par lui-même, ne 
mentionne pas celle inscription, qui se trouve rapportée dans le manuscrit de la 
bibliothèque de la ville de Metz, lequel est une copie très-souvent fautive du manos. 
crit d'Aix. 

La version de columnis, que j'ai cru devoir adopter, est donnée par le P. Benoit 


189 


Comme il n’y eut qu’un seul duc de Lorraine, du nom de 
Mathieu, qui fut enterré à Sturzelbronn, Mathieu [er ayant été 
inhumé à Clairlieu, il ne peut rester aucun doute sur les 
deux indications d’Alix que nous avons rapportées. Elles sont 
évidemment toutes deux relatives au même fait, la sépulture, 
devant le maître-autel de l’église du monastère, de Ferri Jer 
de Bitche au milieu, de Mathieu IT à droite, et de Robert de 
Florenges à gauche. 

Ïl est également probable, d’ 1 ce qui précède, qu'Hen- 
riquez a dû commettre une erreur en indiquant que Ferri I! 
fut inhumé entre son oncle et son père; car son oncle, Si- 
mon II, fut enterré dans le cloître, et son père, Ferri de Bitche, 
dans l’église, devant le maître-autel. L’assertion d'Henriquez 
doit se rapporter à l'inscription que nous venons de citer. 
Robert de Florenges était en effet oncle de Ferri de Bitche ; 
mais le duc Mathieu II, le seul de ce nom qui fut inhumé à 
Sturzelbronn, était le petit-fils de Ferri de Bitche et non son 
père. D'un autre côté, Robert de Florenges était grand-oncle 
de Ferri IF, lequel fut le père de Mathieu I. 

Il suffira de mentionner, pour la rectifier, une erreur ana- 
logue commise par Dom Calmet dans l'indication des sépul- 
tures de Simon, de Ferri de Lorraine et de Robert, avec 
l'épitaphe que nous avons attribuée à Simon Jer. I] n’y a là 
évidemment que la conséquence d’un défaut de clarté dans 
la rédaction du document fourni au savant et laborieux abbé 
de Senones. 

En 1295, le duc Ferri III donne encore quelques biens à 
l’abbaye en vue de pourvoir à l'entretien de treize pauvres 
dans l'hôpital du monastère‘; mais il se fait enterrer à 
Beaupré'. 


| Picart, d'après la Chronique allemande d'Alsace. (Origine de la très-illustre 
maison de Lorraine. 
* D. C. Fist. de Lor. T. Il, p. 405. 


13 


190 


Tels sont les seuls documents authentiques sur les sépul- 
tures de Sturzelbronn, auxquels nous ayons pu recourir’. 

M. l’abbé Michel, curé de Sturzelbronn, qui a bien voulu 
me donner tous les renseignements qu'il avait pu recueillir, 
m’indiqua avoir vu autrefois, mentionnées sur la copie d’une 
pétition adressée au ministère de l’intérieur, les indications 
de beaucoup d’autres sépultures illustres. Cette ancienne 
demande, à laquelle il ne fut malheureusement pas donné 
suite, rappelait qu'outre les dépouilles mortelles des sept 
princes lorrains que nous venons de mentionner, l’abbaye de 
Sturzelbronn avait reçu celles de Gertrude de Dasbourg, femme 
du duc de Lorraine Thiébaut Ier, laquelle mourut en 1295, 
après avoir épousé en troisièmes noces Simon, comte de Li- 
nange, et de Marie de Blois ou de Châtillon, femme du duc 
Raoul, laquelle avait épousé en secondes noces le comte de 
Linange. D'où nous serions tenté de conclure que les comtes 
de Linange devaient également s’y faire enterrer. La même 
pièce indiquait aussi que le monastère de Sturzelbronn avait 
servi pendant plusieurs siècles aux inhumations de tous les 
princes souverains du voisinage, de Deux-Ponts, de Hanau, 
de Falkenstein, de Fleckenstein et de Fenestrange. 





! L’inventaire des titres et papiers de Lorraine, ms. de la bibliothèque de ls 

ville de Metz, ne mentionue qu'un bieu petit nombre de pièces concernant Slur- 
zelbronn : € Paquet de treize pièces sur les différends que l’abbé de Sturzelbrona 
» avait contre le sieur Ravagny, gouverneur et capitaine de Bitche. » Pas de date; 
les pièces voisines sont toutes de 1576. Tome I1, p. 9925. 
« 47 septembre 1583. Lettres de Wolfange, abbé, et tout le couvent de Stut- 
zelbronn portant que ne pouvant maintenir leur juridiction sur les bois de Hons- 
felds et autres dépendances de leur abbaye, dans la seigneurie de Bitche, terri- 
loire et souveraineté de Lorraine, ils cèdent au dac de Lorr. le tiers des bois et 
forèts de Honsfeliz en tous droits de propriété, à condition de les protéger et 
maintenir en la jouissance des deux autres tiers et toules leurs autres forêts. » 
Tome IT, p. 925. 

» 8 février 1606. Transaction au sujet du procès porté à Spire, d’entre Cher- 
» les III et Jean Renard, comte de Ianau touchant la seigneurie de Bikche. Prome 
» le comte de laisser la liberté de la religion catholique aux sujets des villages à 
n luy cédés ; item, de conserver les biens que l’abbaye de Stulzbronne a dans 
» lesdits villages et ailleurs. » Tome Æ, partie 2, page 111. 


191 


Fouillons maintenant le pauvre village de Sturzelbronn 
tel que l’a fait le dix-neuviéme siècle et cherchons à rappro- 
cher de l’état actuel des lieux les précieux documents foutnis 
par l’histoire. 

Le doux noni de Val-de-Sainte-Marie est complètement in- 
connu aujourd'hui des habitants ; les prairies qu’arrose un 
ruisseau dont le cours n’est plus convenablement entretenu, 
sont transformées en tourbières dont les émanations pesti- 
lentielles déciment une population malheureuse. Mais si la 
main de l’homme civilisateur a abandonné ces parages, on 
n'y retrouve pas moins toutes les mélancoliques harmonies 
du paysage dessiné par le créateur et choisi par St-Bernard 
pour y établir ses religieux. 

Cette vallée silencieuse et paisible, que tout bruit du monde 
semblerait ne devoir jamais atteindre, fut cependant traversée 
par bien des orages. 

Pendant les guerres du pays, qui commencèrent en 1633, 
l’abbaye fat entiérement ruinée‘. La tradition rapporte même 
qu’il ne resta debout que la loge du portier, qui subsiste en- 
core aujourd'hui. Jean-François de Mahuet, qui mourut à 
Nancy en 1740, après avoir été grand-prévôt de Saint-Diez 
de 1723 à 1795 et également abbé de Sturzelbronn, la fit 
rebâtir”. Mais de nouveaux désastres ne devaient pas tarder 
à fondre sur elle pour la faire définitivement disparaître. La 
révolution de 1789 trouva onze religieux à l’abbaye. Après 
leur dispersion, les domaines du monastère furent vendus 
comme biens nationaux et les ornements religieux abandonnés 
à vil prix. Des mutilations et des profanations sans nombre 
avaient d’ailleurs signalé le passage des volontaires des lignes 
de Vissembourg. 

Lors du rétablissement du culte, la commune de Sturzel- 
bronn, mise en demeure de faire un choix pour son église 





D. Calmet, Hist. de Lor. Tome II, p. 403. 
3 Ibid. 


192 


paroissiale, entre l’église du couvent et la petite chapelle que 
l'on voit encore aujourd'hui à gauche de la route, se décida 
en faveur du monument de l'entretien le moins dispendieux. 
La chapelle construite en 1764, qui n’est d'ailleurs qu’une 
simple grange, insuffisante pour le nombre des paroissiens, 
fut conservée ; et l’église rebâtie par l’abbé de Mahuet, lieu 
de sépulture d’un grand nombre de membres de la famille 
de Lorraine et d’une foule de personnages illustres, fut con- 
damnée à la démolition. Vendue, ainsi que les autres bâtiments 
de l’abbaye, elle fut démolie en 1807 pour en tirer les ma- 
tériaux de construction. 

On retrouve dans un grand nombre d’églises du voisinage, 
quelques débris de l’ancienne splendeur de Sturzelbronn. Le 
clocher en bois de l’église du monastère fut démonté pièce 
à pièce et transporté, au moyen d’un grand nombre de chars, 
à Hottwiller, où il forine aujourd'hui le clocher de l’église, 
(pl. I, fig. 1). Il ne donne pas une très-haute idée du luxe des 
constructions conventuelles de Sturzelbronn, relevées par 
abbé de Mahuet. La chaire, en bois sculpté, se trouve à 
Roppewiller ; c’est un ouvrage très-remarquable du milieu 
du dix-huitième siècle. Un confessionnal, de très-grande di- 
mension, véritable monument en bois sculpté, d’un excellent 
dessin, se voit aujourd'hui dans l’église de Breidenbach. Celle 
de Bitche possède l’horloge, des chandeliers, un christ, une 
chape, une chasuble et un beau calice en vermeil qui fut 
donné à l’église de Bitche, sa ville natale, par Jean-Baptiste 
Guibert, prieur de Sturzelbronn‘. 

I paraîtrait que deux des cloches furent même transportées 
à d'assez grandes distances, l’une à Sarralbe et l'autre à 
Sarreguemines. La cloche de l’église d'Haspelscheidt vient 
également de Sturzelbronn; elle a un fort beau son. On lit 
sur le pourtour : + Nos cum prole pra benedicat virgo Maria 
4774. Au bas, la vierge tenant l’enfant Jésus, et de l’autre 





* Document fourni par M. le curé de Bitche. 


198 


côté, le Christ en croix avec Marie-Madeleine à genoux. 
J.-B. Bollee ma fail'. 

L'inscription de la petite cloche de l’église de Bitche nous 
transmet le nom d’un prieur de Sturzelbronn: Laus honor 
et gloria in excelsis sit libi domine. Matrina prœnobilis Dra 
Baronissa de Vitzthum nata Foltzer. Patrinus prænobilis 
D°%. Georgius de Colgrave abbatiæ Sturzelbrunensis prior. 
Et au bas: Zu Zweybruck gos muc Christian Couturie et 
Christophe Klein, anno 1772. 

On lit sur l’une des cloches de l’église de Volmunster : 
T In Sturtzelbrunn renovala ad usum eccl paroch de Vol- 
munsler. Rectore dn° Rouppe, 1774. Et au bas: J.-B. Bollee 
nous a fail”. 





* L'église d’Haspelscheidt, qui n'avait au siècle dernier qu’un vicaire résidant, 
dépendait de la paroisse de Bitche, dout l'abbé de Sturzelbronn était patron et 
décimateur dans toute l'étendue de la paroisse, à l'exception de la dixme de lin 
que percevait le curé. Cette paroisse avait pour annexes : Egelshart, Waldeck, 
Gentersberg, Herzogshand, Freudenberg, Schorbach, avec vicaire résidant, Has- 
pelscheidt, Moderhausen, Lengelsheim, Hanviller et Reigerswiller. 

Eberhard, comte de Deux-Ponts et seigneur d’Altheim, avait donné, le 25 juin 
4210, le patronage de la cure de Bitche à l’abbaye de Sturzelbroun. Heari, comte des 
Deux-Ponts, et Agnès son épouse, lui donnèrent, en 1268, les dixmes de Schor- 
bach, aax conditions que l’on ferait chaque année un service solennel pour le repos de 
leurs âmes et que les religieux auraient ce jour-là une réfection en pain blanc, vin et 
poisson, provenante des dites dixmes. Renaut de Bar, évèque de Metz, incorpora . 
celte cure avec toutes ses dépendances et revenus à l’abbaye de Stulzelborn, par 
une charte du 2 avril 4314. L’archidiacre confirma celte union le 21 octobre de 
la même année. (Pouillé du diocèse de Melz; ms. de la Bibliothèque de la ville 
de Metz, écril vers 1771. 

Le mème Pouillé nous apprend que l'abbé de Sturzelbronn percevait une partie 
des dixmes à Siersthal. Cette paroisse avait pour annexes : Lemberg, vic. rés., 
Hotteviller, vic. rés., Enchenberg, égl., Lambach, Glaserberg, Holbach et La 
Frohmül, chap. Le patronage de la cure apparteuait au roi, aux droits des ducs de 
Lorraine, qui en avaient joui depuis 1700. Le curé percevait la totalité des grosses 
et menues dixmes à Siersthal, Enchenberg et Lambach, ua tiers à Lemberg, Hol- 
bach et a Hotwiller. Le roi et l'abbé de Sturzelbronn étaient décimateurs pour le 
reste. 

? L'église de Volmonster ne dépendait pas de Sturzelbronn, les ducs de Lorraine 
nommaient à la cure. Les institutions de 1623 et toutes les suivantes ont été 


194 


L'église de Walschbronn' va nous offrir encore de pré- 
cieux souvenirs de l’abbaye de Sturzelbronn. Elle possède 
un calice en vermeil (pl. I, fig. 2), très-remarquable par sa 
haute antiquité et l'inscription gravée en creux sur sa base: 
* FRATER : HEINRICYS - MOSHEÏM : 1054 : (PI. I, fig. 7). 
Il est à remarquer que la date 1054, dont la conservation 
est telle qu’elle ne peut donner lieu à aucune incertitude, est 
en chiffres arabes*. Un nimbe crucifère est gravé sur l’une 
des faces horizontales du pied (pl. I, fig. 4); il se retrouve 
également sur le bord de la patène* (pl. I, fig. 6), sur le 
fond de laquelle sont repoussés six arcs de cercle aboutés 


(pl. I, fig. 5). ; « 





données sur leur nomination (Pouillé). On peut conclure de l'inscription que nous 
venons de rapporter qu’il y avait à Sturzelbronn une fonderie de cloches. 

 Friderich, duc de Bitche, donna, l’an 1196, du consentement de son épouse et 
de ses enfants, la cure de Wasbronn avec tout ce qui en dépendait , à l’abbaye de 
Stutzelbronn. Cette donation fut confirmée par Hugues, évèque d’Ostie et légat du 
Saint-Siége, par Conrad, évêque de Metz et de Spire, et par les princier, doyen et 
chapitre de la cathédrale de Metz. Ces différents actes sont du commencement dq 
treizième siècle. L’abbé de Stutzelbronn était décimateur à Walsbrons et nommait à 
la cure. L'église de Walsbronn, sous le vocable de Saint-Benoit, avait pour annexes : 
Ropweiler, Troulben avec vicaire résidant, Hilst, cense, Schwegs, Imbschbach, 
Eppenbronn, Kreppen, Pinning, Simpten, Wintzelem, Ertenhoff, Liderschied, 
Dhorst, Rauschbronn, Valdhausen, Staustein , cense, Bousweiller, ehapelle, et Ri- 
delberg. (Pouillé du diocèse de Metz.) 

? Nous avons contasté sur la face ouest de la tour de l'église de Schorbach, qui 
dépendait également de Sturzelbronn, l’existence de lu date 1143, gravée en creux, 
en chiffres arabes, à deax mètres au-dessus du sol et près de l’angle sud-ouest de 
la tour, (pl. I, fig 3). Le style de la construction correspond eu effet à cette date 
qui se trouve reproduite sur l'inscription commémorative de la consécration de 

l’église. 
Ces deux observations sont intéressantes, en ce que l'emploi des chiffres arabes 
ne tendit à se généraliser en Europe qu’au commencement du treizième siècle. 

5 Les vases sacrés étaient tous timbrés, à cette époque, du nimbe crucifère, 
blason du Christ, s’il peut être permis d'employer cette expression. J'ai retrouvé 
le même signe sur le pied d’un ostensoir exactement du même siyle, provenant 
d'une église d'Allemagne. (Chez M. Thomas, marchand d’antiquilés, à Metz.) 
Il fut remplacé plus tard par les armes du monastère auquel ils appartenaient, ou 
du seigneur à la chapelle duquel ils étaient affectés. 


195 


Le pied du calice présente, au milieu de la hauteur totale, 
un remflement hexagonal considérable, dont les saillies des 
angles sont décorées alternativement ainsi qu'il suit: Émail 
vert, émail rouge, ciselures sans émail; émail vert, émail 
rouge, ciselures sans émail. Les faces verticales du pied, dont 
la section est également un hexagone, sont décorées de ci- 
selures dont le dessin n'est pas sans intérêt, eu égard à la 
date 1054; il consiste invariablement en ogives tréflées, 
posées bout à bout. 

La tradition locale qui nous fut transmise par M. le curé 
de Walschbronn, rapporte que cette église ayant été pillée, 
l’abbé de Sturzelbronn qui nommait à la cure de Walschbronn, 
envoya de son couvent ce calice et divers ornements. 

Mais revenons à Sturzelbronn, d’où le désir de ressaisir 
pièce à pièce quelques souvenirs de son abbaye nous avait 
momentanément éloigné, et arrêtons-nous un instant devant 
un beau christ monumental en pierre, dressé sur le rocher 
à gauche de la route qui, de Sturzelbronn, conduit à Wissem- 
bourg et à environ quinze cents mêtres au-delà du village. La 
tradition nous indique qu'il est l’œuvre de l’un des moines 
de Sturzelbronn. Le corps du Christ attaché sur la croix est 
de grande dimension; le modelé en est parfait, et l’expression 
de la figure et de l’ensemble inspire le recueillement et porte 
à la prière. Sur le pied de la croix, un abbé de l’ordre de 
Citeaux, tenant la crosse de ka main gauche et le livre des 
évangiles de l’autre, est sculpté en relief dans le creux d’une 
niche refouillée dans la pierre. (PI. IF, fig. 4). 

Ce morceau remarquable indique un sentiment très-élevé 
de l’art et une grande habileté à manier le ciseau; il nous 
donne l'explication d’un fait que j'avais signalé dans la visite 
que je fis de toutes les églises des environs de Sturzelbronn. 
Les chaires à prêcher, les autels, les buffets d’orgue, les con- 
fessionnaux, sont autant de chefs-d’œuvre du dix-huitième 
siècle, en bois sculpté. Le maïtre-autel à colonnes torses de 
Hottwiller, exactement du même style que celui de Lutzwiller 


196 


et que tous ces magnifiques ouvrages en bois, porte la date 
4757. La chaire est évidemment de la même époque. À Wals- 
chbronn, devant l'autel de Saint-Pierre, du côté de l’épitre, 
sont les fonts baptismaux décorés d'un rétable en bois sculpté 
représentant le baptême de Jésus-Christ. Deux anges sont 
agenouillés de chaque côté; Dieu le père, bénissant, domine 
toute cette composition qui est d’une fort bonne exécution. 
La partie architecturale rappelle les motifs de la chaire de 
la même église, qui est bien de la même main que celle de 
Roppewiller que nous avons indiquée comme provenant de 
Sturzelbronn. Il m'a même semblé reconnaître une similitude 
de facture entre ces divers ouvrages et deux anges en bois 
sculpté qui surmontent encore aujourd’hui le maïtre-autel 
de la chapelle de Sturzelbronn. 

Ne devons-nous pas voir dans toutes ces œuvres la main 
des moines de l’abbaye du Val-de-Sainte-Marie, ou tout au 
moins d’une école formée sous leur habile et pieuse direction? 

La chapelle servant d'église paroissiale au village de Stur- 
zelbronn, contient également quelques objets provenant du 
monastère : c’est d’abord une cloche sans inscription, portant 
la date 1676; un petit ostensoir en vermeil du 48e siècle, 
avec le blason du couvent gravé sur le pied, et un calice égale- 
ment en vermeil. On lit sur le pourtour de la base: Abbaye 
de Slrtzelbrun. 1708. 

Le blason du couvent est gravé sous le pied. (PI. IL, fig. 3.) 
D'or au lion de sable, à la bande d'argent sur le tout". *” 

Les mêmes armes se retrouvent sur la vignette collée au 
verso de la reliure des livres ayant fait partie de la bibliothèque 
du monastère ; on lit au-dessous : Abbaye de Stuürzelbronn’. 


‘ Il est certain que ce blason doit être celui d’un abbé de Sturzelbronn ou de 
Citeaux ; nous ne le donnons comme blason du couvent que par suite de la légende 
qui l'accompagne à la fois sur le calice et sur la vignette des livres de la biblio- 
thèque du monastère. L'abbé de Citeaux, comme supérieur général de son ordre, 
avait le droit de consacrer les calices et les autels dans toutes les maisons de l’ordre. 

? L'un de ces livres fait partie de la bibliothèque de M. le curé Michel, 


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197 


J'ai remarqué dans le cimetière qui entoure la chapelle, 
deux pierres tombales qui méritent d’être signalées, quoi- 
qu’elles ne semblent pas remonter au-delà du siècle dernier. 
L'une d’elles représente, sculpté en relief, un abbé de l’ordre 
de Citeaux, tenant la crosse et l’évangile. (PL. IL, fig. 6.) Sur 
l’une des faces de la seconde, on reconnaît un écu chargé 
de trois cœurs retournés posés deux et un, avec deux chiens 
pour supports. (PI. IT, fig. 5). L'inscription suivante, que 
d’autres plus heureux que moi pourront peut-être interpréter, 
est gravée sur la face opposée : 


CHRISTIANUM NICLHEM ‘ 
* TRIBUS FIDELEM REGIBUS 
REX REGUM 
SUSCEPIT AD SUPEROS 
ET CUI PENDENTI DE CRUCE 
FIXIT OSCULUM A CONVANS * 
IN TERRIS 
HUIC IN AETERNUM CONREGNAT 
IN CŒLIS 
MAJI XIII || A 


Retournons enfin aux ruines ou plutôt à l'emplacement du 
cloître et de l’église du couvent où nous rappellent les sé- 
pultures, si cruellement oubliées, de tant de noms illustres. 
A la seule exception du pignon de la maison construite sur 
les restes de l’angle nord-ouest de l’église, il ne subsiste plus 
que les fondations des bâtiments: mais elles permettent de 
rétablir le plan des édifices détruits et par suite de déterminer 
exactement l'emplacement des sépultures sur lesquelles le 
président Alix et le P. Hugo nous ont heureusement transmis 
quelques documents. 





* Au lieu d’ane H, il y a deux traits verticaux traversés par une barre descen- 
dant de gauche à droite. 
2? Le V n’est pas bien formé, les deux traits ne se réunissent pas. 


198 


L'inscription rapportée par Thierry Alix, place les tombes 
de Ferri de Bitche, de Mathieu IT et de Robert de Florenges, 
devant l’autel de Sainte-Croix, Mathieu à droite, Robert à 
gauche, et Ferri entre les deux. Or, il existe encore à Sturzel- 
bronn plusieurs habitants qui ont vu l’église et le monastère 
avant les désastres de la révolution, lesquels rapportent: « que 
» le chœur de l’église était décoré d’un semis de fleurs de 
» lis d’or, avec des aigles dorés dans le fond; qu’il y avait 
» trois autels, dont deux latéraux, dédiés, l’un à Saint-Ber- 
» nard, l’autre à la sainte Vierge, et celui du milieu, ou le 
»y maître-autel, à la sainte Croix. » C’est donc au bas du 
maitre-autel que furent inhumés Ferri de Bitche, Mathieu II 
et Robert de Lorraine ou de Florenges. On voit encore les 
fondations de la maçonnerie de cet autel; l'emplacement des 
trois tombes est donc bien clairement déterminé. On n'a pas 
su m'indiquer si elles avaient été violées; il serait même 
possible qu’elles ne l’eussent pas été, car le sol s’est considé- 
rablementexhaussé depuis le treizième siècle, par suite de l’en- 
vahissement des sables et des décombres accumulés par les 
diverses destructions des bâtiments du monastère. M. le curé 
Michel pense qu’elles doivent se trouver, par suite de ces 
diverses circonstances, à une profondeur de trois mêtres au 
moins. Îl est toutefois certain qu’elles n’ont été l’objet d'aucune 
profanation récente. Nous ne pourrons malheureusement pas 
en dire autant des sépultures du cloitre. Des fouilles furent 
faites à différentes reprises par les agents de l’administration 
des douanes qui se succédèrent à Sturzelbronn. Le procès- 
verbal de la visite des députés du duc Charles III, à l’abbaye 
de Sturzelbronn, rapporté par le P. [ugo, nous a signalé 
l'emplacement de la tombe de Simon Ier, dans le cloitre, près 
de la porte par laquelle les religieux entrent dans rene à 
main droile, sous une arcade. 

Le cartulaire de l’abbaye cité par M. de Bombelles et par 
le P. Benoit Picart, place également la sépulture de Simon II 
auprès des portes de l'église, 


199 


La première de ces indications est on ne peut plus pré- 
cise ; M. le curé Michel a retrouvé par l’examen des fonda- 
tions encore subsistantes l'emplacement de la porte, donnant 
dans le cloître, par laquelle les religieux entraient dans l’é- 
glise. Elle se trouve à six mètres en decà de l’angle nord-est 
formé par le cloître ‘ et le mur gouttereau du latéral gauche 


5 m. Jardin. 








+E Cellules des religieux. 
RFM : 
C Cloître, 
: A 
Ê 
8 
8 
D 
Église 
du 
couvent. 


Réception des hôtes. 






49 ©. 


ER: | DCE PC 





‘ La largeur du cloitre était de trois mètres. 

E Autel de Sainte-Croix. 

F Emplacement de la tombe de Ferri de Bitche. 

M Id. de Mathieu. 

R Id. de Robert. 

D Seconde porte communiquant de l’église avec le cloître ; elle servait pour les 
processions. 

Nous avons donné, PI. II, fig. 1,le plan de l'état actuel de l'emplacement de 
l'abbaye, d'après le cadastre, à l'échelle de 00008 pour 1 mètre. 

La porte monumentale dessinée pl. 11, fig. 9, se trouve au point marqué P ; on 
voit en E l’emplacement de l’église du monastère. Le fragment de la façade occi- 
devtale de l’église, représenté fig. 7, existe au point désigné par la lettre F. C, cha” 
pelle servant aujourd’hui d'église paroissiale de Sturzelbronn. 

La fig. 2 est le plan, à une échelle cinq fois plus petite, c’est-à-dire à l'échelle de 
0,0001 pour 1 mètre, du monastère avant l’époque de sa destruction. Je l’ai calqué 
Sur un plan qui fait partie des documents recueillis par M. le curé Michel, qui a 
bien voulu me le communiquer avec la plus excessive obligeauce. On voit derrière 
l’église, le jardin du couvent, et, à la jonction des deux ruisseaux, deux viviers. 


200 


de l’église. Les cellules des moines occupaient le premier 
étage d’un bâtiment élevé à l’est du cloître. Ils descendaient 
au cloître par un escalier dont la porte B s’ouvrait près de 
l'angle dont il vient d’être parlé, et entraient de là dans l’é- 
glise par la porte A. C’est donc entre ces deux points que fut 
inhumé Simon Ier, L'emplacement de la tombe de Simon II 
laisse plus d'incertitude, mais 1l y a tout lieu de présumer 
qu'il fut enterré près de la même porte. 

Il résulte des documents qui m'ont été fournis que la pre- 
mière violation des tombes de Sturzelbronn, dont on ait sou- 
venance, ne remonte que peu après la démolition du couvent 
en 4807. Un habitant du village, guidé par la tradition et 
dans l’espoir de trouver un cercueil en plomb, fit une excava- 
tion dans le point où il comptait trouver le corps du fonda- 
teur de l’abbaye. Mais il paraîtrait qu’il se trompa sur le 
choix du point fouillé, et je ne pus obtenir d’autres rensei- 
gnements sur le résultat de ses recherches, si ce n’est qu'il 
trouva un crâne à côté de la tombe du duc Simon II. 

Plusieurs employés des douanes firent de nouvelles fouilles 
sur le même point, en 4848. On trouva, entre la porte A de 
l’église et celle B de l'escalier des cellules, trois cercueils. 

Le premier, placé dans un sens perpendiculaire à la direc- 
tion de l’église et près de la porte B, était en pierre blanche; 
le couvercle, également en pierre, avait sa surface supérieure 
arrondie. Le cercueil était taillé selon les proportions du 
corps, et la pierre n’étant pas assez longue, une partie était 
terminée par une maçonnerie en briques. Il fut découvert 
sous un dallage à une profondeur d’un mèétre environ. Cette 
tombe portait les traces d’une violation antérieure. Le cercueil 
contenait deux crânes, qui, réunis aux autres ossements, fu- 
rent remis en terre à la même place, dans une caisse, avec 
une ardoise indiquant la date de la fouille. Les anciens du 
village rapportent que devant cette tombe, et adossée au mur 
du cloître, près de l’angle, se trouvait une pierre funéraire 
en grès rouge du pays, sur la partie supérieure de laquelle 


201 


était gravé un aigle colorié en jaune. Cette pierre fut trans- 
portée, selon M. le curé Michel, à la ferme de Bremendel, 
dépendant de la commune de Sturzelbronn, où elle sert, au 
moyen d’un trou pratiqué dans son épaisseur, à laisser passer 
la bouche d’un poële en fonte. L'inscription, me dit-il, en est 
aujourd’hui illisible. Les anciens indiquent également qu'il 
y avait encore d’autres figures, mais qu’ils ne sauraient dé- 
finir. ‘ Ils ajoutent que, prés de cette pierre, se trouvait une 
plaque en ardoise sur laquelle on voyait un aigle et des let- 
tres dorées, que cette plaque posée d’abord au-dessus de la 
porte fut ensuite enlevée et placée en C. 

Le second cercueil était en bois de chêne et disposé dans 
un sens perpendiculaire au premier. Le corps était parfaite- 
ment conservé, mais difforme, il était bossu et avait une jambe 
plus courte que l’autre; un chapelet était fixé dans ses mains 
jointes. La tradition locale rapporte que cette tombe est celle 
d’un prince de la maison de Nassau-Sarrebruck, qui venait 
faire de fréquentes visites à l’abbaye. Il était porté en litière, 
et à son arrivée, ainsi qu’à son départ, on sonnait les cloches 
et on tirait les boîtes. 

Le troisième cercueil, également en bois de chêne, placé 
parallélement au premier, se trouvait immédiatement auprès 
de la porte À. On reconnaissait encore quelques parties du 
vêtement qui semblait avoir été de couleur noire, mais sans 
aucune marque distinctive. 

II semble assez rationnel de conclure de ces documents, 
qui me sont transmis par M. le curé Michel, que la première 
des trois tombes qui viennent d’être mentionnées, est bien 





t Ilest à regretter que je n’aie pu aller à Bremendel pour vérifier s’il ne restait 
pas encore quelques traces de sculpture sur cette pierre, et surtout si elle portait 
l’écasson avec les trois alérions en bande mentionnés dans le rapport des délégués 
de Charles III. M. le curé Michel, à qui j'ai posé celle question, n’y a vu qu’an 
aigle. Le fait de l’écu aux trois alérions étant très-important pour l’histoire de 
la généslogie de nos dues, il serait on ne peut plus intéressant de faire cetle véri- 
fication. | 


202 


celle de Simon Ier, décrite par les envoyés de Charles II]; 
mais ils ne nous indiquent rien qui puisse mettre sur la voie 
pour désigner d’une manière certaine l’emplacement de la 
sépulture de Simon II. 

Les anciens du pays se rappellent que devant la porte A 
servant au passage des religieux du cloître dans l’église, se 
trouvait une picrre tombale faisant partie du dallage du 
cloître, sur laquelle on marchait pour entrer à l’église; mais 
ils ne précisent rien de plus. 

Une bonne femme de Sturzelbronn a déclaré avoir vu en- 
terrer l’avant-dernier prieur du couvent dans le cloître, à 
peu de distance de l’angle où fut inhumé Simon Ier, sans 
pouvoir en préciser la place ‘. 

Nous venons de raconter, avec la plus scrupuleuse exacti- 
tude, tous les détails que nous avons pu recueillir sur l’inté- 
ressante abbaye que nos premiers ducs fondérent et enrichi- 
rent de leurs bicnfoits. pour y choisir leur sépulture et 
assurer, autant qu’il était en leur pouvoir, la continuité des 
prières pour le repos de leurs âmes. La tourmente révolu- 
tionnaire a tout renversé, jusqu’à l’hôpital du monastère, 
dans lequel le duc Ferri IT avait voulu que treize pauvres 
fassent constamment entretenus. Leurs cendres ont été jetées 
au vent, on vit s'élever une étable sur le sol qui avait reçu 
leurs dépouilles, les passants et les bestiaux foulent aux pieds 
l'enceinte sacrée où plusieurs reposent peut-être encore. 

Qu'il nous soit permis en terminant, puisque l'orage a cessé 
de gronder sur nos têtes et que le temps est enfin venu où 
tous les sentiments généreux peuvent se produire, qu’il nous 
soit permis, disons-nous, de faire des vœux pour qu’une lé- 
gère réparation soit accordée à la mémoire de nos pre- 
miers ducs Lorrains *. 


! « Il fut mis en terre sans cercueil, le tertain était bas ct marécageux, on 
n voyait dans la fosse de l’eau qui fil surnager une partie de son vêtement. » 

? Liste des membres de la famille de Lorraine, inhumés à Starzelbronn : 

4° Simon I°", duc de Lorraine, mort en 1139. 


205 


Une grille en fer, d’un dessin en harmonie avec sa desti- 
nation, entourant le terrain occupé autrefois par la partie 
orientale de l’église et extrémité du cloître qui lui est conti- 
guë, dont on eùt fait préalablement l'acquisition, viendrait 
mettre un obstacle aux profanations nouvelles et empêcher, à 
l'avenir, la cupidité d’un paysan voltairien ou la curiosité 
d’un fonctionnaire désœuvré, de venir remuer des cendres 
déjà si cruellement agitées. 

Une croix de Lorraine monumentale, en pierre du pays, re- 
posant sur un socle, avec inscription commémorative, serait 
élevée sur l'emplacement de l’autel de Sainte-Croix, et une 
simple dalle désignerait le lieu de linhumation du duc 
Simon Ler. | 


Metz, le 25 mers 1854. 
Georges BOULANGÉ. 


#3 — 





2 Robert de Lorraine, seigneur de Florenges, vivant encore en 1176. 

3° Simon II, mort en 1207. 

£° Ferri de Bitche, mort en 1207. 

5° Ferri Il, fils de Ferri de Bitche, mort en 1213 ou 1215. 

6° Thiébaut 1°", mort en 4220. 

7° Gertrude de Dasbourg, femme de Thiébaut l'", morte en 1225. 

8° Mathieu IL, mort en 1250. 

9° Marie de Blois ou de Châtillon, femme du duc Raoul, régente de Lorraine 
de 1334 à 1360, morte en .... 





OBJETS ANTIQUES 


trouvés aux environs de Saïint-Julien-iès-Metsz. 


Un habitant de la commune de Saint-Julien-lès-Metz, en 
défonçant un jardin situé à une faible distance de ce vil- 
lage, a découvert des débris d'armes dont plusieurs se rap- 
portent évidemment à l’époque du siége de Metz par Charles- 
Quint (1552). 

On sait que le bourg de Saint-Julien fut rasé entièrement 
avant que l’empereur n’eût investi la place, avec les bourgs 
de Saint-Arnould, de Saint-Clément, de Saint-Pierre-des- 
Champs, de Saint-Martin et autres, par le duc de Guise pour 
éclairer les avenues de Metz et ne laisser aucune commodité 
de couvert à l'ennemy, s’il vouloit venir loger près de la 
ville". 

La gravure reproduit avec exactitude les objets trouvés qui 
font actuellement partie de la collection de la ville. 

4. Rapière ; 2. Boulet en fer ; 3. Mors de bride ; 4. Bat- 
terie d’arquebuse; 5. 6. et 7. Fers de hallebarde et de 
lance; 8. Éperons divers. 


F.-M. CHABERT. 


! Le Siège de Mets, par B. de Salignac, 1553. 





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LES 


FRÈRES ENNEMIS, 


Épisode des premières guerres de la République. 


IV. 
ESPOIR DE DÉLIVRANCE. 


Douze jours se sont écoulés depuis l'arrestation du comte Fabien 
de Glucksberg. Un silence de mort plane sur le vieux château dont 
quelques murs noircis, quelques pignons lézardés sont seuls restés 
debout. Par une de ces réactions morales qui suivent ordinairement 
les grandes catastrophes, les paysans du voisinage, ceux-là méme qui 
avaient figuré comme acteur dans le drame que nous avons raconté, ne 
pouvaient se défendre d'une sorte de pitié et presque de terreur à l’aspect 
des ruines qui étaient leur ouvrage. La plupart évitaient de s'engager 
dans le chemin qui conduisait au manoir incendié, et, à moins d’ab- 
solue nécessité, ils n'osaient approcher de ses murailles calcinées, de 
son enceinte effondrée d’où s'élevait encore, comme d’un volcan à 
demi-éteint et rappelant une récente éruption, quelques vestiges d’une 
fumée accusatrice. Dans les émotions de ces hommes un instant égarés 
par les folles hallucinations de l'esprit de parti, dans leurs appréhen- 
sions presque superstitieuses, il y avait déjà place peut-être pour les 
remords vengeurs. 

Mais quittons ces lieux désolés pour retrouver quelques-uns des 
personnages de cette histoire sur un théâtre où s’agitaient avec bien 
plus de frénésie encore les passions qui devaient immoler des héca- 
tombes humaines. Il est cinq heures du soir, nous sommes aux portes 


208 


de Paris livré à toutes les angoisses de la peur, à tous les bouilionne- 
ments de la lave révolutionnaire. Les Prussiens ont envahi le sol fran- 
çais, Longwy est tombé en leur pouvoir, Thionville et Verdun sont 
menacés par leur armée. Ces nouvelles funestes, arrivées coup sur coup, 
ont plongé la capitale dans la consternation ; tous les bons Français 
ont gémi de cette violation du territoire national; les énergumènes s’en 
sont fait une arme contre le parti vaincu au 40 août, et des rumeurs 
sinistres partout colportées ont jeté La terreur dans la cité frémissante. 
La veille du jour où nous reprenons notre récit, le 27 août, des arres- 
tations en masse ont été opérées à Paris et dans les environs; quinze 
mille personnes de toutes conditions gémissent sous les verrous, et les 
prisons regorgent. Par ordre de la Commune, dont les fureurs avaient 
pour complice la rage révolutionnaire du ministre Danton, toutes les 
barrières avaient été fermées pendant trois jours, pour ne laisser aux 
victimes aucune chance de salut, Le 28, cet ordre n'avait pas encore 
été révoqué; des groupes nombreux se portaient à toutes les issues, se 
réunissaient sur toutes les places, écoutant les orateurs dont une 
borne était le piédestal, vociférant les chansons du temps, ou échan- 
geant ces fiévreuses déclamations qui inoculaient aux masses le poison 
des plus détestables enseignements. 

Près des faubourgs extérieurs, à l’est de la cité, il s'était formé un 
rassemblement assez nombreux de citoyens paraissant très-attentifs à 
observer ce qui se passait de l’autre côté de la barrière de la Villette 
qui, ferméc par une grille en fer, laissait voir le faubourg dans une 
grande partie de son étendue. Le bruit des pas de plusieurs chevaux se 
faisait entendre; les cavaliers qui les montaient n'étaient autres que 
des gendarmes qui se dirigeaient sur Paris, malgré la fermeture des 
grilles. À leur vue, des cris de mort retentirent dans le groupe qui 
stationnait près de la barrière. C’est qu’ils amenaient à Paris des 
prisonniers venant de la province, jetés pêle-mèêle et les bras liés, sur 
une mauvaise charrette jonchée d’une paille avare. Le triste cortége 
s'arrêta devant la barrière qui ne pouvait s'ouvrir que sur l’ordre 
exprès d’un membre de la Commune, et près d’une beure se passa 
avant que la porte püt donner passage aux agents de l’autorité. Enfin, 
l’affreux véhicule franchit le seuil, plus que jamais escorté par les 
gendarmes qui eurent toules les peines du monde, non pas à empécher 
les prisonniers de s'évader, cela eût été impossible, tant ils étaient soli- 
dement garrottés, mais à contenir quelques furieux qui voulaient porter 
sur cux une main criminelle, car nous n'avons pas besoin de le dire, 
ces infortunés étaient des captifs politiques !.… 


209 


Au moment où la charrette s'engageait dans la rue St-Martin, un 
‘agresseur plus acharné que les autres, mais n’osant toutefois braver 
les sabres des gendarmes, ramassa une pierre et la lança sur les pri- 
sonniers. Au même instant, la main d’un homme du peuple s’appe- 
santit sur lui et il alla rouler à quelques pas. 

— Misérable ! avait-il dit, tu oses frapper des hommes sans défense ! 

L'un des prisonniers, atteint par la pierre , s'était retourné ; un sou- 
rire involontaire dessinait sur ses lèvres un pli amer et méprisant. I 
vit le geste de son vengeur, et il lui adressa un regard reconnaissant. 

— Merci, monsieur, dit-il. 

Ces deux hommes se regardèrent alors, et un cri poignant s'échappa 
de leur poitrine. Ludwig et le comte de Glucksberg s'étaient reconnus. 
Ludwig, maîtrisant aussitôt son émotion, mit un doigt sur ses lèvres, 
et le comte retomba sur sa paille sans répondre à Ludwig, même par 
un clignement d’yeux. Cet incident échappa à la foule qui entourait 
la charrette, mais un autre personnage bien connu de nos lecteurs 
avait également reconnu le comte de Glucksberg. 

— Mais c’est le comte ! dit Hannes à Ludwig en dilatant démésu- 
rément ses paupières rondes comme une petite cerise des bois. 

— Silence, sur ta vie!... dit Ludwig à Hannes en lui pressant le 
bras de manière à faire crier tout autre que ce robuste garçon ; mais 
son épiderme rugueuse était à l’épreuve de toute pression exercée par 
une main bumaine. 

— Qu'est-ce qui aurait dit que nous nous retrouverions à Paris, lui 
enchaîné, moi libre et vainqueur ! reprit Hannes en gonflant ses joues. 

— Hannes, tu sais ce que tu m'as promis? dit sévèrement l'ami de 
Karl, 

— Oui, mon bon Ludwig, dit Hannes en baissant la tête. 

— C'est parce que jesais que tu n’es pas méchant au fond que je t'ai 
pardonné l’affreuse vengeance qui a porté des fruits si amers... mais 
songes-y bien, tu as beaucoup à réparer pour faire oublier ta conduite 
aux honnêtes gens. En l’abandonnant, je te Jaissais à tes mauvais ins- 
tincts; en te permettant de me suivre, j'ai l’espoir de cultiver et de 
faire fleurir ce qu’il peut y avoir de bon en toi... Mais montre-toi 
digne de mon amitié, de l'amitié d’un homme qui aime la liberté, qui 
ena fait désormais le but et l’espérance de sa vie, mais qui la veut 
honnête et qui la hait désordonnée, sauvage et sanglante. 

— Si M. le comte ne m'avait pas insulté... grommela Hannes, 


240 


crois bien, mon bon Ludwig, que... A propos, pourquoi l’a-t-on 
amené ici? 

— Pourquoi ?... Je tremble de le deviner.. Les meneurs de la révo- 
lution craignent les influences locales, l’indulgence patriarcale des 
provinces. ils veulent centraliser la répression et la rendre plus ter- 
rible en la concentrant à Paris, où il y a des juges impitoyables et des 
bourreaux tout prêts. Mais en voilà assez. Tu vois bien cette charrette 
qui emporte ta victime? eh bien! nous la suivrons jusqu’à ce qu'elle 
s'arrête, füt-ce au bout du monde !.… 

— Et ta raison, Ludwig? 

— Ma raison? c'est qu’il faut que je sache dans quelle prison sera 
jeté le comte, car je veux, avec ton aide entends-tu bien, je veux qu'il 
soit sauvé! 

La charrette s'arrêta devant la sombre prison de l’Abbaye. 

Pourquoi Ludwig et Hannes avaient-ils quitté la Lorraine, et pour- 
quoi les retrouvons-nous à Paris? Après la catastrophe de Glucksberg, 
Ludwig, qui avait vu s’écrouler la chère espérance de sa vie, n'avait pu 
se décider à rester aux lieux témoins de ses irréparables souffrances. 
D'ailleurs, Paris l’appelait comme il appelle toutes les jeunes intelli- 
gences, tous les cœurs blessés, comme il sollicitait alors tous les cœurs 
affolés par le mirage de la liberté. 

Le jeune comte avait été conduit dans un cachot situé sous les 
combles de la prison, et, vu l’encombrement, il y trouva plusieurs 
prisonniers qui s’en partageaient l’étroite enceinte. À grand'peine on 
fit au nouveau venu une place sur la paille immonde qui couvrait les 
dalles humides. Ce fut pour le jeune homme une douleur de plus, car 
si une captivité prolongée s’adoucit au contact des infortunes qu'elle 
partage, le premier besoin de l'homme qui perd à la fois tous les biens 
de ce monde est de pouvoir pleurer et gémir dans la solitude. I] semble 
qu'être seul, c’est reprendre une partie de la liberté qu'on a perdue. 
Quand un captif commence à s’habituer à l'horreur de sa geûle, 
alors seulement il trouve une consolation dans la vue et la fréquenta- 
tion de ses compagnons d’infortune. Au début, il a besoin de se re- 
plier sur lui-même, ne füt-ce que pour s’absorber en paix dans la 
conscience de son malheur. Car l’extrème infortune ct l'extrême féli- 
cité se ressemblent en un point: toutes deux ont besoin de recueille- 
ment et de mystère, et quand un grand malheur vient nous frapper, nous 
trouvons une volupté äpre, une sorte d’allégement savoureux à en 
mesurer l'étendue et à en sonder la profondeur. 


241 


Le front dans ses mains, le comte de Glucksberg, insensible aux pro- 
- pos qui s’échangeaient autour de lui, évoquait tous les événements de 
son existence encore si courte et pourtant déjà si éprouvée. L'image 
de la gentille Gredlé, cette enfant dont l’amour avait fait une femme 
dévouée jusqu'à l’héroïsme, passait devant lui, tantôt souriante, 
comme aux beaux jours où elle chantait son gai printemps, tantôt su- 
blime dans son énergie, avec son beau front rayonnant de foi et d’in- 
telligence, quand elle était venue l’arracher à Ja mort dans le manoir 
embrasé... Ces souvenirs chers et vivants accéléraicnt les pulsations 
de la poitrine du comte et lui faisaient exhaler des soupirs que la pers- 
pective des dangers qui l’attendaient n’eût pu lui arracher. Car le 
comte était brave ct ficr, non de cette bravoure et de cette fierté sur la- 
quelle glissent les atteintes de l’infortune, et qui ne sont que de l’insen- 
sibilité ; mais sa bravoure, à lui, consistait à mépriser le danger vu face 
à face, à ne jamais compter avec lui quand ik s’agissait d'accomplir un 
devoir et aussi de tenter une folie. Sa fierté, c’était un sentiment très-vif 
de sa dignité qui l’éloignait invinciblement de tout ce qui n’était ni franc, 
ni juste, ni loyal... mais il était accessible à ces sentiments qui sont le 
partage et la conditivn de l’humanité. Si un nouveau Condé eût jeté 
devant lui son bâton de commandement dans les lignes ennemies, il eût 
sacrifié sa vie pour le rapporter à son général; mais il pouvait sentir 
sa paupière humide à la vue d’une cruelle infortune, et s’apitoyer 
même sur sa propre destinée. Le stoïcisme absolu n'est pas commun, 
et quand on le possède, c’est aux dépens de tous les côtés tendres de 
polre nature. 

On était à la fin d’août, et la chaleur devenait accablante dans ce 
réduit encombré. Le comte, quoique brisé de fatigue, ne pouvait 
goûter un instant de sommeil. Au-dessus de sa tète se trouvait l’unique 
croisée du cachot, si l’on peut appeler croisée un espace d’un picd 
carré fermé par des barreaux entrelacés. Cette ouverture était ménagée 
dans l'épaisseur du mur qui, à partir de la fenêtre, présentait un plan 
incliné se prolongeant en angle obtus jusqu’à son arête intérieure. A 
la rigucur, en s’accrochant aux barreaux, on pouvait se tenir sur cette 
margelle en déclivité, et là l’air arrivait plus pur et plus frais, Le comte, 
qui était leste et vif, se fut bientôt établi à ce poste où il pouvait du 
moins contempler une petite portion du ciel étoilé et respirer librement. 

Tout était silencieux autour de lui ; seulement le bruit cadencé des 
pas des sentinelles veillant sur la prison, parvenait quelquefois jusqu'à 
son oreille. Le temps était d’une admirable séréuité, de folles bouffées 


249 


d'une brise tiède venaient de temps en temps caresser son front et lui 
apporter les vagues parfums des prairies sur lesquelles elle avait joué. 
Ces fugitives senteurs lui rappelaient le château natal, les campagnes 
verdoyantes, les forêts plantureuses de la Lorraine allemande qu'il 
avait tant aimés. Gredlé, la tête ceinte d’une couronne de fleurs, lui 
apparaissait de nouveau souriante et belle, et cette haleine embaumée 
que lui apportait le zéphyr nocturne, lui semblait le parfum qu’exha- 
lait la couronne de la gracieuse enfant. Ressouvenirs cruels et doux tout 
à la fois, et qui, par la comparaison, augmentaient encore l’'amertume de 
sa prison et l’horreur de sa situation !…. 

— Gredlé, ma bien-aimée, murmura enfin le comte subjugué par 
ces molles impressions de l’absence et du regret... Gredlé, ne te verrai- 
je plus, ne t’entendrai-je plus? 

En ce moment une voix lointaine sembla répondre à l’exclamation 
du jeune homme, qui tressaillit jusqu’au fond de ses entrailles. Etait- 
ce une réalité, était-ce une hallucination du comte dont la tête était 
affaiblie par le manque de nourriture, par l’écrasante fatigue d’un 
voyage qui avait duré dix jours? L’organe frais et limpide qui s'élevait 
dans le silence de la nuit, c'était la voix chère et connue de la belle 
Gredlé, ou du moins la ressemblance était flagrante, vertigineuse.. Le 
comte se pressa le front dela main, comme pour en condenser les pen- 
sées tumultueuses prêtes à briser leur enveloppe. Gredlé à Paris! 
Gredlé sous les murs de l'Abbaye !.. Etait-ce son ange sauveur qui, une 
fois encore, venait lui apporter la délivrance, la vie ?.… 

D’abord rendue indistincte par l’éloignement, la voix devint bien- 
tôt claire et accentuée. Le comte distingua les couplets suivants : 


Ce qu'il faut à mon cœur aimant 
C'est ta présence! 
Comme le fer court à l’aimant, 
Tout mon être vers toi s’élance 
Et ma vie est un long tourment 
Durant l'absence ! 


Mais s’il n’est ici-bas pour nous 
Plus d'espérance, 
Qu'’au ciel soit notre rendez-vous ; 
Car c’est la mort dans la souffrance, 
C’est l’enfer de tout bien jaloux 
Que ton absence! 


243 


Ce dernier vers fat à peine intelligible ; la voix s'’affaiblit ensuite et 
s’éteignit dans le vaporeux lointain. 

— C’est Gredlé! se dit le comte dont une joie enivrante remplissait 
le cœur. Noble fille! elle vient partager mon sort ; je sauraÿ bien em- 
pêcher ce sacrifice, mais son dévouement aura embelli mes derniers 
instants... Je lui devrai de ne pas mourir désespéré ! 

Le prisonnier se rejeta sur la paille humide, et bercé par de moins 
navrantes pensées, il ne tarda pas à s'endormir d’un sommeil profond. 

C'était en effet Gredlé dont le jeune comte avait entendu la voix. 
Elle avait appris, à Metz, que celui qu'elle aimait devait être transféré 
à Paris pour y étre jugé par le tribunal révolutionnaire. Après la scène 
de la forêt, et quand elle fut revenue de son long évanouissement, elle 
avait demandé son frère... mais, Karl, nous le savons, était parti la mort 
dans le cœur, car il croyait sa sœur coupable, et déjà il avait franchi la 
frontière. Des âmes charitables, comme il s’en rencontre toujours en 
pareil cas, avaient révélé à Gredlé le secret de la douleur de Karl et 
répété les paroles qui s'étaient échappées de ses lèvres, en quittant tous 
ceux qu'il avait aimés. Gredlé, éperdue, avait passé la frontière à son 
tour, espérant retrouver son frère pour se jeter à ses pieds et lui jurer 
au nom de leur mère morte, qu'elle était toujours pure et toujours 
digne de lui... Mais Karl avait été introuvable, et une autre infortune, 
plus cruelle peut-être, car elle offrait des périls plus pressants, sollici- 
tait son dévouement et, disons-le, son impérissable tendresse. 

Gredlé revint à Glucksberg et put réunir toutes ses épargnes, car la 
maison de l’intendant, séparée du château, avait été préservée de l’in— 
cendie. En sept jours elle arriva à Paris, et en semant l'or dans les geôles, 
où arrivaient incessamment des convois de prisonniers, elle apprit que 
le jeune homme avait été écroué à l'Abbaye. Malgré ses vives instances 
et ses offres dorées aux guichetiers, elle n'avait pu parvenir à le voir 
après son incarcéralion, et ne pouvant espérer'que sa voix parviendrait 
jusqu’à lui dans le tumulte de la soirée, elle avait attendu la nuit pour 
luirévéler, s’il se pouvait, sa présence à Paris. Elle avait calculé que 
les angoisses auxquelles le jeune homme devait être en proie, le tien- 
draicnt sans doute éveillé, et que la Providence ferait le reste. On a vu 
qu’elle ne s'était pas trompée et que sa douce voix, son ingénieuse 
pensée avaient cu pour premier résultat d’inspirer à son ami de plus 
consolantes pensées et de lui procurer un sommeil bienfaisant et 
réparateur. 

Le lendemain en s'éveillant, le comte Fabien se trouva reposé et 


214 


affermi, Les doux accents de la nuit, cette apparition céleste qui em- 
pruntait aux terribles circonstances au milieu desquelles il était placé, 
un caractère presque surnaturel, avaient excité en lui une exaltation 
que comprendront tous ceux qui ont souffert. Un rayon d’espérance, 
qui semblait être venu du ciel, avait pénétré dans son cachot sombre 
eten avait diminué l'horreur. Sa raison lui disait, sans doute, qu’une 
pauvre jeune fille sans soutien, sans protecteurs dans cette ville 
immense livrée à la terreur et par conséquent bien peu accessible 
aux impressions de la pitié et de l’humanité, pouvait bien peu pour 
son salut ; mais le cœur humain est ainsi fait qu’il s'attache à l'ombre 
même de l'espoir, et l’homme, qu’un orage a brisé, tient toujours 
ses yeux fixés sur la moindre éclaircie qui commence à briller à 
son horizon. D'ailleurs, n’était-ce pas beaucoup pour Fabien de savoir 
qu’une providence invisible veillait sur lui et que ses douleurs avaient, 
au-delà des tristes murs de sa prison, un doux écho pour les recueillir, 
une âme dévouée pour les partager ?... L'homme a en lui un fonds 
d’égoïsme qui rend son chagrin intolérable, surtout quand il souffre 
seul. C’est pour lui un fardeau qui est plus léger quand il est partagé. 

Le lendemain et le surlendemain, lorsque deux heures du matin, 
moment le plus calme des nuits parisiennes, sonnaient aux horloges 
voisines, le comte se hissait sur l’appui incliné de la sombre fenêtre et 
prétait l'oreille aux bruits du dehors. Deux fois la voix bien-aimée 
vibra dans le silence nocturne et vint apporter au prisonnier un peu de 
joie et de consolation. La quatrième nuit, un incident inévitable vint 
changer en mortelles inquiétudes les émotions consolantes qui venaient 
le charmer. Au milieu d’un vers, la voix de Gredlé s’éteignit tout à 
coup, et Fabien distingua le bruit d’un pas lourd sur le pavé sonore. 
Puis une voix rude se fit entendre, une autre voix douce et suppliante 
lui répondit, et ce fut tout. Les abords de la prison étaient rendus à leur 
calme sinistre. 

On devine ce qui s'était passé. Les chansons que Gredlé faisait 
entendre à heure fixe et comme un signal, avaient excité l'attention de 
l’un des gardiens de la prison. Il s'était mis en embuscade près de la 
porte d’entrée, ct protégé par l’ombre du bâtiment, il attendit la 
venue de la chanteuse nocturne. 

Gredlé l’aperçut dès qu’il fit un pas en ayant et elle se tut aussitôt. 

— C'est donc toi, citoyenne, dit-il, qui chantes ainsi à une pareille 
heure de la nuit, quand tous les bons patriotes dorment du sommeil 
du juste? 


245 


— Est-ce un crime de chanter? dit Gredlé tremblante. 

— Oui, oui... les rossignols chantent pendant la nuit, mais ils 
devraient craindre la cage... Attends donc, citoyenne, il me semble 
que je l'ai vue quelque part... allons !.. suis-moi sous ce reverbère 
où je pourrai contempler ces traits mignons qui ne doivent pas m'être 
inconnus... Par cette noire nuit, vois-tu, les fauvettes ressemblent 
aux hiboux... et je liens à te reconnaître à ton plumage. 

Le guichetier entraîna la pauvre fille sous l’astre municipal dont 
la projection fumeuse éclaira à demi les traits de Gredlé.… 

— C'est bien ça... dit le cerbère avec un petit ricanement de 
satisfaction... ah! ah! la belle, vous avez un amoureux sous les 
verrous et vous venez roucouler sous ses fenêtres pour charmer sa 
captivité... c’est très pastoral... et Fabre d’Eglantine aurait fait, il y 
deux ans, une chanson là-dessus; mais moi, qui vous connais, je 
pourrais bien vous chanter à mon tour une ariette du citoyen susdit 
sur l'air: Rentrez, rentrez bergère… 

Et le guichetier montrait la porte de la prison, moitié goguenard, 
moitié menaçant. 

— Que vous ai-je fait, citoyen ? 

— N'est-ce pas toi qui hier et avant-hier, et aujourd’hui encore 
es venue à la prison pour demander à voir un ci-devant,., un ex-comtle, 
ma foi... qui nous est arrivé l’autre jour de la Lorraine ?.. 

— C'était moi, citoyen. dit Gredlé réveuse, mais qui déjà avait 
retrouvé toute sa présence d'esprit. 

C'était elle en effet qui s’était plusieurs fois réelle à l'Abbaye 
et avait inutilement sollicité la faveur d'une entrevue avec le comte de 
Glucksberg. Se voyant découverte, Gredlé résolut de profiter de la 
circonstance pour tenter une démarche décisive. 

— Alors, reprit le guichetier sans lâcher le bras de Gredlé... tu 
viens rôder par ici pour nouer des intelligences avec le prisonnier. 
Sais-tu, jolie fauvette de nuit, que tu joues gros jeu ?.…. 

— Eh bien! oui, dit résolument la jeune fille, j’ai voulu me faire 
entendre de l’un de ces infortunés, j'ai voulu qu’il sût que j'étais là 
près de lui. l’aimant toujours, prête à tout essayer pour le sauver. 

— Oui-dà... ef c’est à moi qu'on fait ces confidences? 

— Sans doute... accentua timidement Gredlé... puisque c'est vous 
qui pouvez réaliser mon espoir. 

— C'est cela. je vais braver la guillotine pour obliger la citoyenne. 

— Mais pour ce service, je donnerai tout ce que je possède !.. j'ai 
de l'or. 


A6 


— Eh! eh! qui sait. fit le cerbère en se grattant l'oreille... nous 
pourrons peut-être nous entendre. | 

— Quel bonheur! dit Gredlé avec un éclat de joie imprudente.….. 
Tenez! voici un double louis... mais que je voie demain M. de 
Glucksberg. 

— Impossible! ma consigne. 

— Prenez ce louis encore... est-ce convenu ?.. 

— Vous faites de moi tout ce que vous voulez !.. allons, à demain 
à une heure, ct soyez discrète. 

Le guichetier quitta la jeune fille, rentra dans la prison, et quand 
il en eut refermé la porte derrière lui : 

— Parbleu! voilà une connaissance qu'il faudra que je cultive! 
dit-il avec un mauvais sourire et en faisant sonnor ses deux pièces 
d'or dans le creux de sa main. 

Gredlé se retira radieuse. Le lendemain elle fut exacte au rendez- 
vous. L'heure indiquée vibrait encore à l’horloge de la prison que la 
jeune fille, tour à tour pâle comme la guimpe de son corsage, ou rose 
comme un rayon de l’aurore, frappait au guichet de la prison. Intro- 
duite aussitôt, l’homme de la veille, sans lui dire un mot, la conduisit 
au parloir, lieu redoutable pour ceux qui ne connaissent pas le régime 
intérieur des prisons. À moins de recommandations puissantes, on ne 
peut parler librement aux prisonniers. Les visiteurs sont séparés des 
êtres aimés qu'ils viennent voir, par un double grillage de fer qui 
empêche toute communication, et l’œil des gardiens, qui est sans cesse 
ouvert, interdit les doux épanchements, l’échange des confidences et 
des espoirs de la délivrance. N'importe, c’est déjà une immense joie 
que de se retrouver, ne füt-ce qu’un instant, en présence des infor- 
tunés que les verrous gardent... la vigilance des guichetiers ne saurait 
du moins affaiblir l’éloquence d’un regard !.… 

— Ton cex-comte va venir... dit enfin le guichetier d’un air bourru... 
Mais songes-y bien, je ne serai pas là pendant l’entrevue... ct si ta 
laisses échapper un mot qui rappelle notre conversation d'hier... et tes 
projets. c'en est fait de toi. | 

— Mais vous reverrai-je aujourd’hui ?... j’ai à vous parler... dit 
Gredlé à voix basse. | 

L'homme aux verrous sourit, puis atlacha sur la jeune fille un re- 
gard inquisiteur. 

— Soit... dit-il... cette nuit, comme hier. 

Et il disparut. 


217 


Quelques minutes après, des bruits de clefs grinçant dans la lourde 
serrure furent’ répercutés par les échos des longs corridors... Fabien 
allait paraître, et la pauvre Gredlé palpitante fut forcée de s'appuyer 
à la muraille pour ne pas s’affaisser sur elle-même... tant son émotion 
était à la fois enivrante et terrible !.…. 

Le jeune homme parut enfin et à son tour il porta la main à son 
cœur pour en comprimer les battements... Un porteclefs qui avait 
l'apparence de l’emploi, c'est-à-dire dont la mine était suffisamment 
rébarbalive, le suivait de près. 

— Gredlé !.. 

— Fabien !.. 

Ces deux mots disaient tout, résumaient tout; ils furent suivis 
d'un long silence. Ce que ces deux jeunes gens éprouvèrent en se re- 
trouvant l’un près de l’autre, après les incidents qu’on connait, nous 
n’essaierons pas de l’exprimer. Ceux de nos lecteurs capables d’éprouver 
ces émotions s’en feront facilement une idée, les autres... ne nous 
comprendraient pas. 

— C'est donc vous, noble enfant?.. dit le comte avec un élan de 
tendresse qui fit rougir Gredlé de bonheur... vous, qui vous êtes in- 
téressée à mon sort et êles restée fidèle à celui que les hommes et Dieu 
semblaient abandonner | 

— Je vous dois ma vie, mon bon maître... je viens payer ma 
dette. . 

Deux ruisseaux de cristal serpentaient sur l’opale des joues de Gredlé. 

— Vous pleurez? que ne m'est-il permis d’essuyer vas larmes sous 
une caresse de frère... sous mon baiser de fiancé!... ajouta Fabien à 
demi-voix. 

La jeune fille baissa les yeux, et ses larmes se colorèrent sous la 
pourpre ardente de ses joues, comme la goutte de rosée que traverse 
un raÿon de l'astre brûlant. 

— Je suis fou, n'est-ce pas Gredlé, d'évoquer une telle espérance. 
quand cette prison pèse sur moi, quand mon avenir c’est un jour, 
c’est une heure peut-être !.. 

— Ne parlez pas ainsi, Monsieur le comte, le bon Dieu est clé- 
ment... Puisque je suis ici... ne déscspérez pas !.. 

— Oh! non, sa toute puissance peut tout... puisque ces lieux 
maudits, votre présence en fait un licu enchanté ; sa bonté est incompa- 
rable, puisque je pourrai mourir après avoir puisé dans votre regard 
l’espoir d’une vie meilleure où je vous retrouverai | 


218 


— Mais pourquoi, sans cesse... cette funeste image de la mort?.. 
qu'avez-vous fait ? quel est votre crime ?.. Non, vous ne mourrez pas. 
vous vivrez pour vos amis... 

— Je ne voudrais plus vivre que pour vous, Gredlé. Vous êtes ma 
félicité dans le monde et dans l’autre... ma vie si j'échappe au sort 
que je crains, la consolation de ma mort si... 

Ici, la jolie Gredlé mit un doigt sur ses lèvres pour interrompre la 
tirade élégiaque du jeune homme, et par mégarde sans doute son doigt 
rosé en quittant ses lèvres décrivit une courbe gracieuse, si bien que 
le présomptueux Fabien prit ce geste pour l'envoi d’un baiser et y 
répondit sans que cette fois il pût y avoir d’équivoque. 

Etait-ce donc un si grand mal? et ces deux jeunes gens, que le 
malheur aussi bien que l'amour avaient fiancés l’un à l’autre, ne pou- 
vaient-ils se donner cet innocent, ce dernier témoignage peut-être 
d’une pure tendresse ? 

Toujours est-il que le porte-clefs, qui vit la chose, haussa virilement 
les épaules et cligna de l’œil avec un suprême dédain, au lieu de 
sourire et d’être ému; mais c'était un porte-clefs ! 

La conversation entre les amoureux continua avec plus de calme 
pendant quelques minutes encore... Pour eux, il n’y avait plus de 
prison, plus de barreaux jaloux ; ils étaient ensemble, ils étaient 
heureux ! 

Un guichetier inconnu vint les rappeler à la réalité ; il fallut se 
séparer. Ils se dirent pour adieu tout ce qu’un regard peut renfermer 
de tendresse, de regrets, d'espoir, tout ce qu'il peut communiquer 
de fièvre mutuelle, de terreur du présent, d’aspirations vers un meilleur 
avenir !., 

La nuit suivante, le complice de Gredlé fut à son poste. La jeune 
fille chanta sa chanson comme à l’ordinaire, sachant bien qu’elle était 
attendue, et la termina avant d’aborder l'homme à qui elle avait affaire, 

L'entretien ne fut pas long. 

— Pouvez-vous sauver M. de Glucksberg... dit-elle, car elle n’i- 
gnorait pas qu'avec cette âme vénale il fallait aller droit au but... 
le pouvez-vous, oui ou non ? 

— C'est selon. 

— J'ai vingt-cinq louis... c'est tout ce qui me reste... Je vous les 
offre, mais ils seront le prix de la délivrance du comte. Cette nuit. 

— Cette nuit!.. comme vous y allez !.. non, cela est impossible, 
il faut que je prenne mes mesures. Dame ! je joue ma tête, au moins... 


219 
Demain à huit beures du soir, soyez à cette place. Je sortirai avec le 
ci-devant... il aura un de mes habits et un trousseau de clefs à la 
ceinture... j'en ferai un collègue, quoi ! vous nous suivrez, et au dé- 
tour de la rue... mes deux tourtereaux prendront leur volée... Est— 
ce dit ?.. 

— Alors, les vingt-cinq louis seront à vous. 

— Non pas. Je les veux ce soir. Est-ce que je vous connais, moi? 
dit le guichetier brutalement. D'ailleurs, il faut que j'aie un com- 
plice dans la prison... et pour l’avoir, il faut le payer. 

— Mais, citoyen. 

— C'est à prendre ou à laisser. 

— Voilà les vingt-cinq louis. Mais si vous manquez à votre pro- 
messe, je vous dénonce !. fit Gredlé d’une voix hardiment accentuée. 

Et elle s'enfuit. 

— Je tiens les jaunets!.. se dit le guichetier, c’est toujours ça 
de gagné. Quant à l’évasion.. demain à huit heures du soir, le ci- 
devant sera certainement délivré. de tous ses maux! 

Il referma la lourde porte. 

La nuit où ce pacte fut conclu, était celle du 1°" au 3 septembre 1792. 


Auguste GIRONVAL. 


{La suile prochainement.) 


L'administrateur-gérant de l'Austrasie, 


À, ROUSSEAU, 


Metz, imp. de Pallez et Rousseau. 


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LES 


MATINÉES DE FRESCATL. 


XUT. 


” La nuit arrivée, M. de Soubise se mit en marche, ainsi qu'il 
avait été dit avec le maréchal de Broglie; puis ayant joint 
Souest, il y prit comme lui son quartier-général. 

Le lendemain, ayant été résolu que l’on attaquerait le prince 
Ferdinand sur plusieurs points, voici comme on se distribua: 

M. de Broglie, se chargeant de la gauche des ennemis, se 
dirigerait sur le château et le village d’Altrop en longeant le 
ruisseau de la Lippe ; M. de Soubise tirerait sur Scheidin- 
gen; entre les deux, M. le prince de Condé pousserait son 
attaque. Le prince Ferdinand étant campé sur les hauteurs de 
Fillinghausen , on chercherait à l’en déloger en le prenant 
entre deux autres attaques dont l’une, sur le flanc droit, fut 
confiée à M. le lieutenant-général du Ménil , et l’autre, qui 
devait tourner l'ennemi et attaquer ses derrières, à M. le 
marquis de Voyer. 

De plus, M. de Soubise avait détaché, pour les donner à 
M. de Broglie, MM. d’Apchon et le marquis de V"*". Il y avait 
joint des hommes du corps de Ficher destinés à voltiger et à 
faire le service d’espions. Enfin, toutes les dispositions étant 
prises , les armées commencérent leurs mouvements. 

19 


291 


On s'était ébranlé vers trois heures. Bicntôt le canon gron- 
da du côté de M. de Broglie. Mais comme il devait attaquer 
d’abord le château d’Altrop qui se trouvait sur son chemin, 
M. de Soubise n’en prit aucun souci et continua de marcher 
vers le point qui avait été assigné. Et y étant parvenu, il y 
fit camper et attendit. 

Cependant la nuit était venue : 1l y avait quatre heures que 
le canon avait commencé et il durait toujours. M. de Soubise 
ne savait que s'iImaginer. 

— Mon cousin, dit-il à M. de Castries, voilà bien du canon 
et de la mousquetade pour un château : que vous en semble? 

— Eh! dit le marquis, j'y ai songé déjà, maréchal, et je 
crains que M. de Choiseul n’ait raison !..….. On ! ajouta-t-il, 
avec un geste de colère, ne serais-je qu’un oison ? 

M. de Soubise pâlit de fureur à l’idée que lui donnait M. de 
Castries et fit appeler Ficher. 

Ficher était parti depuis plus de deux heures, et personne 
ne pouvait dire où il était. On l'avait vu descendre vers la 
Lippe, se glisser dans le bois et longer quelque temps le ruis- 
seau ; voilà tout. 

Le canon tonnait de plus belle et la mousquetade conti- 
nuait plus vive que jamais. 

M, de Castries, furieux, cassa d’un coup de poing une sphére 
posée près de lui, et, pour calmer sa colère, l’acheva à 
coups de talons de botte. Le maréchal, plus calme, mais non 
moins irrité, fit signe à un aide de camp. 

— M. de Stainville, dit-il, vous entendez le feu de M. de 
Broglie. Il vous faut, mort ou vif, arriver jusque-là et me 
revenir dire ce que vous aurez vu. 

Le Maréchal manda encore MM. de Briqueville et de La Tour 
du Pin auxquels 1l donna le même ordre qu’à M. de Stainville. 
Et les trois jeunes gens, heurcux d’être ainsi choisis pour le 
péril et de sc désennuyer enfin, tirèrent chacun de leur côté. 

Mais aucun d'eux ne devait arriver. 

M. de Stainville fut pris, ayant donné dans une embuscade 


299 


sans avoir pu seulement tirer l'épée. M. de Briqueville fut 
rencontré le lendemain à moitié noyé dans une fondrière et 
en fort méchant état. 

Quant à M. de La Tour du Pin, il ne savait pas non plus le 
moins du monde où il allait, et ne se guidait que par le bruit 
du feu qui lui semblait devenir de plus en plus distinct. Il se 
donnait à tous les diables, se coupant la figure dans les bran- 
ches, s’enfonçant jusqu’ aux genoux dans la fange et tournant 
en tous sens, pour n’avancer pas beaucoup. 

— Mordieu! se disait-il, en lançant à droite et à gauche 
de grands coups d'épée dans les taillis qui l’arrétaient, je don- 
nerais mon héritage de cadet pour que chacun de ces arbres 
fût un de ces Hanovriens qui demeurent dans un pareil taudis! 
Peut-on naître dans un pays semblable !...….. Ces branches du 
diable me fouaillent la figure de telle façon que j'aurai l’air 
de M. de Chabot... Ah! si Mme de Canillac me voyait! 

Quand soudain son monologue fut interrompu par un bruit 
sec et mat auquel il ne se pouvait tromper. 

— Oh! dit-il, en voici un! 

Îl était sur la lisière du bois et allait en sortir: il s'arrêta. 

Puis une réflexion lui vint. 

— Bah! se dit-il, ce maudit bois m’a trop ennuyé pour que 
j'y rentre une minute de plus... et puis ce Teuton me man- 
quera. Allons! 

Il écarta vivement les dernières branches et sauta dans le 
chemin. 

Au même instant, à la faible lueur des étoiles, il vit un ra- 
pide éclair s’abattre vers lui, et une balle vint, en sifilant, 
couper les feuilles à ses côtés. Presque aussi vîte un homme 
courait sur lui l'épée haute: 

— Qui va là? cria-t-il. 

— Tiens! fit M. de La Tour du Pin s’élançant en avant, il 
parle français ! Soubise ! cria-t-1l à son tour. 

— Broglie ! dit l’autre. 

Et tous deux sé rapprochèérent encore. 


293 


— Ah! dit M. de La Tour du Pin, en éclatant de rire et 
mettant son épée sous le bras, c’est vous M. de la Faye? Quel 
bonheur que vous soyiez aussi maladroit ! Si je n’avais eu 
affaire à vous, j'étais bel et bien tué! 

— Pardieu! je ne me le serais pardonné de ma vie, M. de 
La Tour du Pin, répondit l’autre en baissant le fer. Mais qui 
diable aurait pu s'attendre à trouver ici un ami? 

— Ni vous ni moi assurément , monsieur , reprit M. de 
La Tour du Pin. Mais parlons vite! Vous venez de là-bas, 
moi J'y allais. 

— Et nous nous rencontrons, parbleu! Vous parlez com- 
me M. de Fontenelle, mon cher chevalier ! 

— Peste! vous lisez donc, M. de La Faye? Nous en re- 
parlerons alors. Il s’agit bien de cela ! Que faites-vous donc 
là-bas avec cette canonnade ? 

— Eh mais, dit l’autre, nous nous battons très-bien, mon- 
sieur | 

Et il entrainait M. de La Tour du Pin. 

— Ce qui fait que je vais à M. de Soubise avec une lettre 
de M. de Broglie. 

— Ah! fit M. de La Tour du Pin, suivez-moi donc alors; 
je vous ai fait un chemin superbe, vous allez voir. 

— Voyons, dit M. de La Faye, en lui prenant le bras. 

J1 était trois heures du matin quand ils arrivérent au ma- 
réchal : le canon grondait toujours. 

M. de Soubise s'était jeté tout botté sur la paille et se 
damnait à Jjurer comme un païen avec M. de Castries, qui 
se trouvait d’une colère effroyable. Chaque coup de canon 
le faisait se démener comme un soufflet que lui aurait donné 
M. de Broglie. Il ne pouvait se pardonner d'avoir été aussi 
confiant, et le donnait à tous les diables en songeant à ce 
que le duc de Choiseul avait dit à M. de Soubise. 

Jl était bien temps !.… 

Quand M. de La Tour du Pin entra, conduisant M. de La 
Faye, le marquis eut toutes les peines du monde à ne point 


294 


se jeter le premier au-devant de lui et à lui faire une ques- 
tion qu’il n’appartenait qu'au maréchal d’adresser. Mais 
celui-ci ne le fit pas languir, et, dans son impatience, ré- 
pondant à peine au salut des officiers, il saisit une lettre que 
M. de La Faye lui présentait de M. de Broglie, où le maréchal 
lui mandait qu'ayant emporté le village d’Altrop, il s’y main- 
tenait malgré les ennemis qui l’en voudraient bien chasser ; 
qu’il continuait d'être aux prises avec eux, et priait M. de 
Soubise d'attirer l’attention du prince Ferdinand en agissant 
sur son centre et sur sa droite, ce qui l’empécherait d’en 
tirer des troupes qui l’accableraient. 

M. de Castries fit sonner les trompettes, rouler les tam- 
bours et réveiller le camp où tout le monde dormait, comme 
hier M. de Traversay sur les paniers de Madame d’Altheim. 
Moins d’une heure après, les troupes se portérent sur Schei- 
dingen qu’on enleva fort joliment. 

Ce pauvre marquis de Castries était d’une telle humeur, 
qu'il se battit comme un caporal, sautant à pieds joints par- 
tout où il y avait un coup à donner; et je vous jure que s’il 
ne se fit pas vingt fois casser la tête, c’est qu’il a une mer- 
veilleuse étoile. 

— Eh bien ! M. de La Faye, disait M. de La Tour du Pin, 
nous vous reconduisons à M. de Broglie avec mille honneurs, 
j'espère ?.. Mais essayez au moins d’être plus adroit que cette 
nuit. 

— Monsieur, répondait l’autre du plus grand sang-froid, 
soyez tranquille et ne vous inquiétez point: on n’a pas tou- 
jours affaire à des gens de qualité! 

On atteignit ainsi la Lippe, et la brigade de Piémont fut 
chargée d’y jeter un pont. Les hommes sautent à l’eau en 
chantant l’air de Sans-Quartier et se mettent bellement à 
l'œuvre. Pendant ce temps-là , le reste s'arrêta l’arme au 
pied , et la canonnade de gronder de plus belle des deux 
côtés. C’était la meilleure manière de passer le temps en 
attendant la bataille sérieuse qui se devait donner après le 
passage. 


225 


M. de Castries se tenait à la tête du pont, excitant de la 
parole et du geste les soldats qui travaillaient, riant avec eux 
des boulets perdus , et se faisant une véritable fête de passer 
tout à l'heure sa mauvaise humeur avec M. de Broglie. 

Mais il était écrit qu’il n’aurait pas ce plaisir-là. 

Car au moment même qu’il en parlait avec M. de La Saône, 
lieutenant-colonel des gardes-françaises dont le régiment te- 
pait le bord de la rivière avec les gardes-suisses, un cheval 
s’abattit à quelques pieds d’eux, roulant avec son cavalier 
noué à son corps par des cordes. Tous deux étaient souillés 
de sang et de vase : à l’eau qui en dégouttait on voyait qu’ils 
avaient traversé la rivière. 

On courut à eux. 

Le souffle du cheval sortait de ses naseaux rougis avec un 
gémissement rauque et sifflant ; on eut dit ce son étrange que 
renvoie une cymbale violemment agitée. Le pauvre animal 
était au bout... 

Pour le cavalier, qui portaitau poignet un tronçon d’épée 
retenu par une dragonne d’or, il avait la tête ouverte d’un 
coup furieux ; le sang inondait sa figure où s’étaient collés 
les cheveux déroulés. Aussi ne füt-ce qu'après l'avoir fait re- 
lever avec mille précautions et fait laver avec l’eau de la 
rivière que M. de Castries put enfin le reconnaitre. 

— Le marquis de V“**! s’écria-t-il en s’agenouillant pour 
le mieux voir. 

Le soulevant ensuite lui-même avec M. de la Saône , ils le 
portèrent doucement à l’écart, mandèrent un chirurgien et 
attendirent dans l'inquiétude que vous pouvez tous imaginer. 


XIV. 


Le marquis respirait encore, mais il était fort tristement 
accommodé. Outre sa blessure à la tête , il était percé et 
meurtri en plusieurs places, son uniforme était sabré et par 


226 


lambeaux. La fraicheur de l’eau baignant sa blessure et cou- 
lant sur son visage, le ranima, et M. de Castries s'étant nommé, 
il lui fit signe de s'approcher de sa bouche pour mieux 
entendre ce qu’il n’avait presque pas la force de Jui dire. 

Le marquis de Castries voulait envoyer vers M. de Soubise; 
mais M. de V””, soulevant sa main défaillante, le retint par 
son habit ; il pensait qu’il n’aurait pas le temps d’attendre 
jusqu’à l’arrivée du maréchal. M. de Castries comprit, et 
le blessé lui dit avec mille peines qu’il était trop tard, que 
M. de Broglie était battu , qu’il se retirait, et que M. de 
Soubise se gardât bien de s’engager d’avantage. 

Cela dit, et n’en pouvant plus, il se tut et parut mourir. 
Jwaginez-vous, s’il vous plaît, la fureur de M. de Castries ! 
Laissant près du blessé M. de la Saône, il galopa à M. de 
Soubise et lui conta la déconvenue de M. de Broglie. Aus- 
sitôt le maréchal donna l’ordre de la retraite ; on démolit le 
pont commencé , et la brigade des gardes marchant sur le 
flanc pour assurer le mouvement , on s’en alla tout autre- 
ment qu’on était venu. 

La retraite se fit, d’ailleurs, le plus tranquillement, le plus 
honnêtement du monde : pas un ennemi ne bougea, et M. de 
Soubise s’en vint camper à l’abbaye de Paradis. 

On y avait porté le marquis de V””. C’est là que plusieurs 
jours durant il demeura couché, entre la vie et la mort, dans 
une cellule de religieux, ayant des accès de délire furieux et 
donnant à tous ceux qui l’approchaicnt des peines infinies: il 
rêvait oies, discipline, bataille, ferraillant d’une main, bénis- 
sant de l’autre ; se croyant tantôt en pleine mêlée, tantôt dans 
un confessionnal ; ne sortant de ces étranges visions que pour 
crier à tue-tête, comme une oïe eflarée, et remuant bras et 
jambes comme s’il voulait s'envoler. C'était d’un triste à 
fendre l’âme. 

Il faut convenir aussi que l’endroit où il se trouvait n'était 
pas du tout fait pour le guérir de ces visions-là, non plus que 
de ses blessures, et que l’aspect d’une cellule, avec ses murs 


297 


blancs et ses fenêtres grillées, était, à lui seul, capable d'’en- 
voyer tout à fait dans l’autre monde celui qui en était aussi 
près. 

Mon oncle d'Apchon le venait voir à chaque instant , et finit 
même par ne le presque plus quitter; ce qui fit le plus grand 
bien au marquis. Il aimait beaucoup mon oncle ; sa présence 
le calmait, et ce fut ainsi, dans ces longues veilles, qu’il lui 
apprit, avec assez de suite dans les idées, comment il était 
venu de si étrange façon dans les lignes de M. de Soubise. 

M. de Choiseul avait eu raison : le maréchal de Broglie 
voulait agir seul et prendre ainsi pour lui tout le poids et tout 
l'honneur de la campagne. Aussi, malgré qu’il avait été con- 
venu de ne rien faire sans concert, et cela devant M. de Stain- 
ville, qui l’a confirmé depuis à son cousin, le maréchal avait- 
il serré de très-près M. le prince Ferdinand, ayant l’idée de 
lui couper le passage vers la Lippe, la seule retraite qu'il eût, 
ou au moins de lui tailler son arrière-garde. Et c’est là qu'il 
se trouva s'être lourdement trompé, tout habile qu’il est. 

Vous savez comment M. de la Faye arriva près de M. de 
Soubise , et ce qu’il lui venait demander de la part de M. de 
Broglie : mais il était trop tard. La nuit, le pays inconnu, le 
temps qu’il fallut à M. de Soubise pour réveiller et disposer 
les troupes, tout cela fit que M. de Broglie se trouva battu, 
le prince Ferdinand ayant porté sur un seul point toutes les 
forces qu'il tira de son centre et de sa droite où il ne se sentait 
pas menacé. 

Pendant ce temps-là, M. de Soubise, qui s’en tenait à ce qui 
avait été décidé, ne bougeait point ; aussi M. de Broglie se sen- 
tant décidément battu, dépêcha un aide-de-camp vers la Lippe 
où se tenaient les hommes de Ficher avec le marquis de V"”. 
Ïl donnait ordre de faire prévenir M. de Soubise qu 1l se re- 
tirait, et qu il eut à ne pas marcher, contrairement à ce qu il 
lui avait mandé cette nuit par M. de La Faye. 

— Allons , dit M. de V'**, qui veut y aller? 

Personne ne bougea. 





298 


Le marquis rougit de colère , et croyant cependant qu’on 
ne l’avait pas bien compris , répeta sa question. 

— Allons donc, dit-il encore en poussant son cheval au 
milieu des partisans, ne m’entend-t-on point? 

On le laissa pousser tant qu’il voulut, et le groupe se re- 
ferma sur lui en faisant entendre des murmures de menace 
et de sourdes paroles de refus. | 

M. d’i -hon était à une demi-lieue de là, en vedette ; le 
marquis trouvait donc seul ; la situation devenait assez 
génant : 

— }' a, mes maîtres! cria-t-il en regardant autour de lui, 
qu’est-« à dire ? Voulez-vous point être pendus, hein ? 

— Ni être pendus, ni obéir, dit une voix ; nous n’avons 
pas de chef, nous! 

Ficher n’y était pas ; il était occupé du côté de M. de Sou- 
bise, et le mécontentement qui grondait secrètement depuis 
un partage inégal où il s’était réservé la part du lion, éclatait 
en son absence. | 

1 faut dire aussi que pour aller à M. de Soubise, il n’y 
avait que deux chemins à prendre : l’un, où l’on était sûr de 
rencontrer l’ennemi ; l’autre, par les marais de la Lippe, où 
il n’était pas, mais où la mort se montrait presque certaine 
et sous un aspect malséant et tout à fait inacceptable et 
dérourageant. | 

28 drôles trouvaient plus simples de ne pas se donner la 
peine de choisir. 

— Oh! oh! fit le marquis , nous allons voir. C’est bien 
dit ? reprit-il. 

Et il sortit de ses fontes un pistolet qu’il arma de l’air le 
plus calme du monde. 

Une main s’abattit sur son bras, et le tordant comme un 
étau de fer, le contraignit par la douleur à lâcher son arme 
qui partit toute seule en l’air et tomba à ses pieds. 

— Mort de Dieu! cria-t-il en crevant de ses éperons le 
ventre de son cheval qui s’enleva en gémissant, vous êles des 
lâches!.. tue! tuc! J'irai, moi! 


229 


Ce brusque mouvement l’avait dégagé. Tombant sur les 
misérables à grands coups d’épée , il s’en passa de toute sa 
colère , cassant une lête par-ci, ouvrant une poitrine par-là, 
estafilant, trouant, balafrant, comme un homme qui fauche; 
puis balayant du poitrail le reste de cette vilenie : 

— J'irai, canailles ! 

Et il disparut dans les grands roseaux qui bordaient la 
rivière. 

Il courut ainsi longtemps, longtemps, fou de rage et comme 
un homme faisant un mauvais rêve. Quand il sentit sur ses 
yeux comme un voile rouge et brülant, et un vertige entraîner 
tout devant lui comme dans une ronde de sorciers. 

En même temps , il portait la main à son front. 

N lui sembla qu’il y enfonçait un fer chaud, et quand il 
retira sa main, il la vit inondée de sang. 

Ïl arrêta son cheval percé de coups, tout haletant , et se 
sentant chanceler, se retint aux crins: puis il tenta de se rap- 
peler. | 

Dans sa lutte , il avait eu la tête fendue , et la première 
ivresse passée , il venait de s’en apercevoir. 

Alors, dans un suprême effort, il tenta de rassembler ses 
idées. Il se redit le message de M. de Broglie, écouta de quel 
côté venait le canon , pensa : M. de Soubise est là , songea à 
l'honneur de son nom , dit deux mots à Dieu et se lança en 
avant. 

Ï estimait, d’après le bruit du canon, qu’il n’était guëre 
qu’à deux lieues de M. de Soubise ; mais ce court trajet était 
plein d’embûches et de périls. Ayant encore couru quelques 
pas , 1l s’arrêta. Le sol devenait extrêmement mobile et fan- 
geux : il essaya de réfléchir. 

— Là, se dit-il en regardant à sa gauche, l’ennemi, assu- 
rément. Mais avec mon cheval, j’y puis peut-être échapper, 
ct si je suis atteint, me défendre ou au moins mourir comme 
il convient. 

La, — et il regardait à sa droite, — des mares , des trous 


230 
sans fond et fangeux, des cloaques où nous enfoncerons comme 
des cailloux , où nous mourrons sans gloire ni vengeance, 
comme des sots. 

Non, reprit-il en caressant de sa main sanglante le cou 
de son cheval , non, pardieu , mon fidéle ! Cette mort-là me 
fait presque peur! Fil A la grâce de Dieu, et va 1. 

Et se penchant, tant il souffrait, sur les crins ruisselants, 
il piqua vers la gauche. 

Mais bientôt le mouvement, la course, lui donnèrent une 
fièvre terrible ; il lui sembla que des ombres de toutes cou- 
leurs dansaient devant ses yeux et que des diables cornus 
lui fouillaient le crâne de leurs griffes d’airain avec mille 
ricanements bizarres et moqueurs. 

En même temps, son cheval se mit à souffler d’une ma- 
niére inquiétante, et ses jarrets commencèrent à trembler 
en fléchissant. 

Le marquis le mit au pas et le regarda : l’œil était encore 
étincelant et le rayon du courage y brülait : mais la force 
s’en allait. 

Il essaya de se rappeler encore ce qu’il devait dire à 
M. de Soubise, et une mortelle angoisse le prit au cœur quand 
- 1 comprit qu’il allait l'oublier. 

Alors il serra de ses deux mains sa tête qui brûlait, comme 
pour y retenir la pensée qui s’en allait, et finit par la ressaisir 
presque mourante. 

Il se répéta ensuite chaque parole et s’y attacha, comme 
un homme qui se noie s’attache à une branche. 

Mais ses forces coulaient avec son sang, et il pouvait à 
peine se soutenir. Près de lui, une cabane écroulée avait 
conservé dans langle d’un mur un arbre écorché par les 
boulets. À ses branches pendaient encore des filets et quel- 
ques cordes laissés là par des pêcheurs qui, sans doute, 
avaient fui. 

Le marquis y poussa son cheval, et de son tronçon d’épée 
Coupa une corde. 


931 


Il en entoura le cou du cheval, la fit revenir sur lui-même, 
en roula les deux bouts sous ses bottes de facon à s’en atta- 
cher les jambes, les tourna autour des fontes pour se fixer 
à la selle, et finit par les serrer autour de son corps. 

— Maintenant, se dit-il, je ne tomberai peut-être pas. — 
Mais mort ou vivant, j'arriverai.. Et vive le Roi !… 

Et là-dessus, il repartit. Le canon devenait tellement dis- 
tinct qu’il jugea qu’il avait tout au plus une demi-lieue jus- 
qu'aux lignes de M. de Soubise. 

Quand il aperçut, courant sur lui, une dizaine de cavaliers 
qui cherchèrent aussitôt à lui couper le passage vers la ri- 
viére. | 

Il n'avait qu’un parti à prendre en l’état où il était : il 
n’hésita pas et se lança aussi vers la rivière. 

Mais son cheval épuisé n’avançait plus que par bonds et 
les cavaliers ennemis le gagnaient. | 

Déjà ils criaient au marquis de se rendre... Enfin ils le 
touchaient... quand une bande d’oies se leva subitement 
devant eux avec un bruit de tonnerre et des cris effrayants. 

Les chevaux épouvantés se cabrent, se retournent , et se 
jetant les uns sur les autres arrêtent ou démontent leurs 
cavaliers. 

Ce ridicule hasard sauva le marquis. : 

M. de V”” poussa son cheval dans l’eau, et quand ceux 
qui le poursuivaient parvinrent à ramener les leurs, il était 
déjà loin. 

On lui lança bien quelques balles dont l’une lui entama 
l'épaule; les autres se perdirent dans ses habits mouillés. 

Enfin il atteignit le bord, et là il s’évanouit tout à fait. 

Comment arriva-t-il à M. de Castries ? il ne le sut jamais; 
son cheval s’y porta par instinct, et il ne reprit quelque 
connaissance que dans les bras de M. de la Saône. 

Jl avait sauvé l’armée de M. de Soubise, mais il avait 
tant souffert, tant lutté pour arriver vivant jusque-là, que 
sa raison y succomba : il est resté fou. Il n’a gardé que 


232 
celte balafre au front, que vous avez ous vue et qui raconte 
mieux que moi sa gloire et sa noblesse. 

Le roi lui envoya le brevet de maréchal-de-camp et le 
cordon bleu par mon oncle d’Apchon, qui le vint trouver à 
son château de V°”, où il s’était retiré. Senac l’y accom- 
pagna par ordre de Sa Majesté et tenta de ressusciter cette 
raison anéantie. [l comptait un peu sur l’émotion que lui 
produiraient ces nouveaux honneurs, mais ce fut inutile. 
Il regarda bien un moment le cordon et le grand sceau 
rouge. Senac ne respirait plus... Mais rien n’y fit. Ce fut 
comme une pierre qui tomberait dans l’eau dormante d’un 
puits sans fond : une ride sur l’eau et voilà tout. Senac, dé- 
sespéré, partit le voyant perdu. 

Plus depuis son visage n’a quitté cette pâleur effrayante 
que la ligne rouge de sa blessure rend encore plus étrange. 

Un seul souvenir est resté dans ce front labouré, un seul, 
qui fait sourire quand on ne sait rien — vous l’avez vu — 
mais qui fait pleurer — voyez — quand on en sait le mot. 

C'est le souvenir des oies, le dernier bruit de ce monde 
qu'il ait pu comprendre : tout le reste lui est indifférent et 
comme n’existant point. Ainsi voilà la gloire bien défaite, 
n'est-ce pas, et bien battue? 

— Bah! dit le chevalier de Béthune, quand M. de Saluces 
eut fini, et en essuyant une larme furtive, après tout il est 
heureux !... moi je l'envie! 


On atteignait Pont-à-Mousson, où le chevalier de Miossens 
imagina une plaisanterie qui faillit lui coûter cher, mais 
d’où, heureusement, il se tira à son honneur. 

| | A. ToUTAIN. 
(La suile prochainement. 


CEE DO TEE) 





L'INVASION 


DES BARBARES 


DANS LA VALLÉE DE LA MOSELLE. 


GR 7 


L'histoire de la contrée, de la province, de 
Ja ville natale cst la seule où notre âme s'at- 
tache par un intérêt patriotique, les autres 
peuvent nous sembler curieuses, instrectives, 
dignes d'admiration, mais elles n'attachent 
point de cette manière. 

AUGUSTIN THIERRY. 


Au plus loin que l’histoire nous permet de remonter vers 
le passé, nous nous trouvons en présence de trois peuplades 
fixées sur les bords de la Moselle, les Leucks, les Medio- 
matriks, les Trevirs. Nous savons qu’elles existaient dès 300 
ans avant J.-C., puisque saint Jérôme a fait la remarque que 
les peuples de Galatie parlaient, en Orient, la même langue 
que les Trevirs. Tout le monde sait que les Galates sont sortis 
de la Gaule trois siècles avant l’ère chrétienne pour se jeter 
sur l'Asie. 

Le lieu de rassemblement des Trevirs était Trèves; celui 
des Mediomatriks, Metz; celui des Leucks, Toul. Ces trois 
cités, établies sur le cours de la Moselle, étaient séparées 
par un territoire d’un aspect tout particulier. Couvert d’arbres 
séculaires , parsemé de ruisseaux et de marais, hérissé de 
hautes montagnes, entrecoupé de gorges profondes, ce pys 


234 


avait reçu le nom d'Arduenn (en gaulois, la grande forêt). 
Peu babitée dans le principe, quand déjà Trèves, Metz, Toul 
regorgeaient d'habitants, la contrée ardennaise avait dù 
nécessairement recevoir des colonies sorties des peuplades 
voisines. 

Trèves, en teuton ®rier, envoya les Trevirs fonder dans 
le bassin de la Moselle, le village de Terver, devenu depuis 
Terveil et enfin Terville. Ï est remarquable par le rôle impor- 
tant qu'il a joué dans plusieurs siéges de Thionville. On y 
admire une petite chapelle gothique , oubliée de nos démo- 
hsseurs modernes, de nos bâtisseurs de granges-églises et 
de clochers-colombiers, qui s’intitulent architectes et tou- 
chent comme tels de forts beaux émoluments. Elle porte à la 
clef de voûte la date 1462 en chiffres arabes. C’est le seul 
spécimen d'architecture religieuse du xve siécle que possède 
l'arrondissement de Thionville. Les Trevirs doivent avoir 
baptisé le village de Trieux, qui s’est appelé tout d’abord 
Terver et Tervel, comme le prouvent d’anciennes chartes, 
nolamment une donation faite à l’abbaye de St-Pierremont 
par Pierre, chevalier de Roserueles, en mars 4255. 

La présence des Trevirs se fait sentir à Tressange, dont le 
nom, composé de Triers et inen , signifie, d’après Bender et 
Adelgnu, cours d’eau des Trevirs; comme nous avons dénom- 
mé, en Algérie, ruisseau des Français, ruisseau des Bédouins, 
tel ou tel cours d’eau. 

Nous voyons les Mediomatricks rayonner autour de Divo- 
durum , notre Metz actue!, et fonder sur la Seille près de 
Dieuze, sur la Sarre près de Puttelange, sur la Nied prés 
d'Elvange , trois villages qui ont conservé de leur commune 
origine, le nom identique de Metzing, et près de Thionville 
Metzange. 11 en est de même à Melzerwisse, à Melzeresche, 
qui se traduisent par prairies, chênes des Mediomatricks. Ce 
peuple apparaît à Aumetz, qui s’appelait AU Metz, le vieux 
Melz, comme dans le Luxembourg on rencontre AU Trier, 
le vieux Trèves. 


235 

Les Leucks ont aussi émigré dans la forêt des Ardennes. 
De même que nous les découvrons dans la Franche-Comté à 
Luzeuil (Leucorum villa), dans l’Alsace à Luxcheim (nabi- 
tation des Leucks), de même nous les trouvons campés dans 
la Meurthe à Lulzelbourg, et sur l’Alzette à Luxembourg, 
localités dont les noms se décomposent en forteresse des 
Leucks , et enfin dans le département de la Moselle à Lutzel- 
kirch, près de Boust et du chemin des Romains, église 1so- 
lée qui remonte à une très-haule antiquité, et que, par cor- 
ruption de langage, on nomme Usselkirch. Les Leucks se 
montrent à Luxieux, près de Beuviller , à Lutltange, dont le 
nom s’est d’abord écrit Luxestange, Leucorum slagnum, 
étang des Leucks. 

Il ne faut pas s'étonner de voir ce peuple porter si loin ses 
conquêtes. Très-habiles à tirer de l’arc, ils étaient redoutés 
de leurs voisins. 

Enfin il n’est pas jusqu'aux Rem: qui s'étaient fait repré- 
senter dans les parages de la Moselle, à Remich, Remiacum 
(cours d’eau des Rémois). 

Indépendamment de ces émigrations, la forêt des Ar- 
dennes renfermait des habitants nés dans ses ravins et sur 
ses étangs, qui ne vivaient que des produits de la chasse et 
de la pêche. Tels étaient les Cerest, les Segni , les Eburones. 
Nous arrétons là notre citation parce que ce sont les seuls 
peuples dont le séjour ait laissé des vestiges dans la vallée de 
la Moselle. 

Ainsi Cherisey, qui, à l’époque carlovingienne, était Cari- 
siaco, Kirsch, près de Luttange, qui se nomme Carisiago 
super fluvium Bibersam, sur la Bibische, dans une charte 
de 791, sont des souvenirs des Cœresi qui habitaient vrai- 
semblablerment le long de la Chara, la Chiers. 

Les Segny sont les fondateurs de Chyny qui jadis s’appe- 
lait Cheniacum, de Sentzich au-delà de Trèves, et de Sentzich 
sur la Moselle au-delà de Thionville et de Sancy. Ces trois 
localités ont porté primitivement le nom de Senciacum. 


237 | 

Quant aux Eburones, ils ont laissé parmi nous de faibles 
traces de leur séjour sur la Moselle. Sommes-nous en droit 
de faire remonter jusqu’à eux la fondation des villages de 
Beyren, à la frontière de Luxembourg, qui renferme une 
église gothique dévouée au marteau de nos architectes? de 
Buren, sur la Sarre, au pied du Siersberg? de Buré, près 
de Longuyon ? Quoi qu’il en soit, les Eburons avaient à Metz 
un protecteur ou chargé d’affaires, car on a trouvé une 
tombe portant ces mots: EBVRON SOTER. 

Tel était l'arrondissement de Thionville quand les aigles 
romaines vinrent s’abattre sur notre sol vierge encore de 
toute conquête. Il nous reste à y constater l'influence du vain- 
queur pour savoir en quel état stratégique les barbares sur- 
prirent notre pays. 

Nous ne raconterons pas comment les Mediomatricks se 
sont inclinés devant la toute puissance de César. Tout porte à 
croire, d’après le silence gardé par ce grand capitaine dans 
ses commentaires, qu’il n’éprouva pas grande résistance pour 
implanter parmi nos ancêtres le sceptre romain. Il n’en fut 
pas de même chez les Trevirs; ceux-ci ne se soumirent qu’a- 
prés deux années de luttes et de combats, comme le prouve 
une inscription trouvée sur les bords de la Sarre, sauvée de 
l'oubli par Gruter et reproduite par dom Calmet. 


CÆS: PRO: EXER: IMP-P-P: 
S° C: AV: TREVE: ING 
ESSUM: H: CASTRA SARRAE-: 


FLVM: PRO: MIL- CVSTODIA 
BIENN- POTITVS EST. 





Si cette inscription n’est pas apocryphe, elle établit bien 
clairement que César, commandant l’armée au nom du 
peuple et du sénat romain, a fait séjourner, pendant deux 

47 


238 
années, ses troupes dans des camps, sur les bords du fleuve 
la Sarre, pour surveiller les abords de Trèves. 

Cette lutte fut d'autant plus longue, que les Belges, décimés 
par les javelines romaines, renouvelaient leurs rangs par des 
renforts envoyés d’au-delà du Rhin. César passa deux fois ce 
fleuve, Agrippa limita. Îs écrasérent ces peuplades sans les 
dompter. 

Elles formaient dans leur ensemble une seule race épar- 
pillée en de nombreuses tribus. C'était la nation des Teutons 
qui se divisait en deux grands rameaux : les Suèves situés 
entre l’Elbe et le Danube; les Germains fixés à cette époque 
entre l’Elbe et le Rhin. 

Le rameau germanique comprenait les Frisons , les Cattes, 
les Sicambres... Le rameau suévique comptait “les Marco- 
mans, les Longobards, les Burgundes, les Vendes, les 
Dalnes, qui, réunis, formèrent les Vandales. 

A côté des Teutons , séparée par le Dniéper et la Vistule, 
vivait une autre nation dite les Slaves, qui étendait son em- 
pire depuis la mer Noire jusqu'aux monts Ourals. Au-dessus 
des Teutons et des Slaves, existaient les descendants d’Odin, 
la race Finnoise ou Scandinave, dans les régions glacées du 
nord de l'Europe. Les Finnois étaient originaires de la Tar- 
tarie dont ils avaient gardé les mœurs dures, le mépris des 
traités, la plus insigne mauvaise foi. Les Teutons et les Slaves 
formaient le long du Danube, dans les vallées des Karpathes, 
deux agrégations devenues célèbres sous le nom de Daces el 
de Rethes. 

Ce sont les Germains contre lesquels les Romains eurent 
d’abord à prémunir leur conquête des bords de la Moselle. 

Les Sicambres, qui avaient semblé accepter le joug des 
Romains avec assez de résignation et payé des tributs régu- 
lièrement, arborèrent tout-à-coup, sous Auguste, le drapeau 
de la révolte, crucifiérent les préposés du fisc, enlevérent 
l'aigle de la 2e légion, et mirent en déroute l’armée du tri- 
bun Lalius. 


239 

À cette nouvelle, Auguste arriva du fond de ltalie, suivi 
de nombreuses cohortes de vétérans qu’il échelonna dans les 
principales villes. C’est la première garnison fixe que re- 
curent Metz, Toul et Trèves. Puis 1l cantonna huit légions 
dans la partie avoisinant le Rhin. 

Drusus Néron, frère de Tibère, fut adopté par Auguste, et 
vint par la force des armes et par une bonne administration 
consolider la conquête de César. 

Par ses soins, une double ligne de forteresses et de camps 
ne tarda pas à border le Rhin et la Moselle et à se relier 
avec une semblable défense établie le long du Danube. 
L'Europe ancienne et civilisée était ainsi protégée par une 
barriëre de forts qui s’étendait depuis le Pont-Euxin jus- 
qu’à l'Océan germanique. 

C’est à Drusus Néron que notre pays est redevable de ses 
premières fortifications. Sur les hauteurs qui dominent les 
vallées de la Sarre et de la Nied, ce général planta sa tente 
en un lieu resté fameux sous le nom grec d’Hierapolis (la ville 
sacrée). Cette construction stratégique date de 41 ans avant 
la naissance de Jésus-Christ, comme le prouve l'inscription 
suivante trouvée récemment sur une pierre qui servait de 
banc à une auberge de Rosbrück: 





TIB' CÆS... 
DIVE- AVG: F... 
DIVI-IVLI- N…. 

AVG: PONTIF 
MAX: COS: IT. 
IMP: VIII TRIB 
POTEST XXVII 

..VIC... 





Ce monument a été trouvé au Hieraple et constate que le 
camp est contemporain de la huitième année du règne de 


240 


Tibère, fils d’Auguste, et petit-fils de Jules César, de la 
quatrième année de son consulat, de la vingt-septième de 
son tribunat. 

L'importance et le nombre des objets trouvés dans les 
fouilles du Hieraple révèlent la grandeur de ce camp fortifié. 

L défendait les abords de la vallée de la Moselle dans la 
direction de la Germanie, du côté de la Sarre, tandis que 
l'avenue de Trèves, du côté de la Belgique, était éclairée 
par une autre forteresse établie sur le vaste plateau de Petzel 
et qui s'appelait Egypliacum (ville égyptienne). 

C'était cette ville forte que l'itinéraire d’Antonin indique 
par trois astérisques comme se trouvant à seize lieues gau- 
loises de Trèves, à douze lieues de Metz, et comme consii- 
tuant le seul relai de poste établi entre ces deux grandes 
cités, sur la seale voie existant alors. 

Voici de quelle manière elle est indiquée dans un manus- 
crit du 1x* siècle, trouvé à Oviédo en 882 que Luitprand 
attribue à Antonin : 


SIRMIO 
Strasbourg ARGENTORATVM. . . . .. M.P.XXXVIII 
Dieure DECEM PAGOS. . . . . . . M.P.XX 
Metz DIVODVRVM. . . . . . . . M.P.XX 
PURE 3 ee 0e GPS nu à M.P.XII 
Trèves TREVEROS . . . . . . . . M.P.XVI 


On sait que pour consolider sa conquête, Auguste avait 
fait créer des voies militaires qui, partant de Lyon comme 
d’un centre commun, allérent rayonner aux quatre extré- 
mités des Gaules. 

Celle qui traversait notre province devait être de bonne 
heure dans un parfait état de viabilité, puisque, sous Au- 
guste, Tibère ayant appris que Drusus son frère venait 
d’être atteint, en Hollande, d’une maladie mortelle, fran- 
chit les Alpes, traversa Lyon, Langres, Metz, faisant, au 
dire de Pline, deux cents milles (à peu près cent vingt licues) 
en vingt-quatre heures. 


241 

Elle passait à Woippy, Marange, Pierrevillers, Remon- 
ville, Rombas, Clouange, Budange, Remelange, Daspich, 
Heitange, Boust, Preisch, Dalheim. 

Trèves , Metz et Strasbourg étaient mis en communication 
facilement. La route de Strasbourg s’abritait derrière Île 
Hieraple, celle de Trèves était protégée par Egyptiacum. 

Sous les empereurs suivants, les nombreuses incursions 
que firent les Germains au travers des lignes romaines, don- 
nérent l’idée d'augmenter le nombre des camps retranchés. 

À la gauche d’'Egyptiacum, plongeant dans les gorges des 
vallées de la Chier et de l’Alzette, s’éleva bientôt une nou- 
velle forteresse sous la main puissante de Titus. Elle prit le 
nom de Tileburg, devenu par corruption le Titelberg. L'ins- 
eniption suivante, qu'y déchiffra Tessier, lève tous les doutes 
sur cette étymologie : 


Je O° M: | 
TIT- VESP- CÆS- AVG 
IMP: PONT: MAX: 





On y voit qu’une légion y éleva un ex voto à l’empereur 
très-bon, très-grand, Titus Vespasien César Auguste... 

Les vestiges de ce camp étaient encore très-imposants, 
il y a cinquante ans, par le nombre des tours et la profon- 
deur des fossés que la charrue a nivelés depuis. 

Le Titeburg se reliait à Metz par le camp d’Aprilis, dont 
on voit encore les traces dans la forêt d'Avril; et à Egyptia- 
cum par un fort construit sur un rocher d’où sortaient à 
gros bouillons de très-belles sources, en latin fonles, nom 
que les Romains donnèrent au château-fort et au ruisseau; 


242 


d'où les allemands ont fait la dénomination de Fensch, que 
les Français ont transformée en celle de Fontoy. 

Dans le bassin de la Moselle, les Romains campèrent le 
long de ce ruisseau de Fontes, en un lieu qu’ils appelérent 
Aspicium, sur la rive gauche du fleuve, tandis que sur la 
rive opposée ils jetérent les fondations de trois autres étapes 
pour donner la main au camp d’Hierapolis. 

La première était située presqu’à l’opposite de l’embou- 
chure de la Fensch, en un endroit abreuvé par des sources 
limpides qu’ils dénommèrent Judicii (Yutz), les deux autres 
sur le versant de la vallée de la Canner, à Caranusca 
(Clang), et sur les hauteurs à Ricciacum (Ritzing). 

Cette seconde ligne de défense doit être d’une époque 
moins ancienne que le Titeburg. Nous la croyons contem- 
poraine de la seconde voie romaine qui fut tracée le long de 
la rive droite de la Moselle. Elle passait à St-Julien, à Cham- 
pion, à Belllainville, à Logne , à Yutz, à Klang , à Kalen- 
bourg, dans la forêt de Callenhoven, à Rilzing. Elle doit 
dater de Nerva et des Antonin, quand ces princes entrete- 
naient la vigueur physique et la moralité de leurs soldats 
par des constructions de ponts, d’aqueducs, par les dessé- 
chements de marais et les endiguements des fleuves. 

Ce qui dénote le caractère essentiellement stratégique de 
cette seconde voie de Metz à Trèves, ce sont les détours 
qu’elle subit pour atteindre les hauteurs. L'autre route n'a 
été que le perfectionnement d’une voie de communication 
déjà consacrée par les relations commerciales de Metz et 
Trèves. Ce second chemin semble avoir été créé par les 
Romains, aussi a-t-il disparu plus vite. Il est plus difficile 
d’en suivre la piste ainsi que des autres lignes intermédiaires. 
On retrouve les vestiges de ces voies romaines sur le terri- 
toire et dans le nom de bien des communes de notre dépar- 
tement, telles que Cheminot, Caminetum au huitième siècle, 
village où l’on vient de découvrir de nombreuses médailles 
au type de Tetricus, Chemery, Kemplich, dont le radical est 


243 


Kem, duteuton Kommen, d’où nous avons fait Caminus, che- 
min; et Kallenbourg, burg, forteresse, Kallenhoven, hof, 
ferme callis, de la chaussée. Dans la forêt qui porte ce dernier 
nom, l’archéologie a déterré une colonne milliaire avec une 
inscription votive d’Antonin-le-Pieux. Ce qui fixe d’une ma- 
nière assez exacte l’époque de la création du second chemin 
de Metz à Trèves, mais ce qui est loin d’expliquer le défaut 
de mention de cette nouvelle voie, sur ce qu’on est convenu 
d'appeler l’Itinéraire d’Antonin. Voici de quelle façon elle est 
notée dans le document connu sous le nom de Carte de Peu- 
tinger que l’on croit-être une table Théodosienne dressée au 
ive siécle. 


Lieues anciennes. 


AVGVSTA TRESVIR. . Trèves 
RICCIACO. . . . . , X Ritzing. . + 4="!}, 
CARANVSCA... . ee X Clang.. e 4 1/6 


DIVO DVRIMEDIO side 
MATRICORVM . . . . XIII Metz. + . . 6 5/3 


15 

Les Romains ont encore laissé ailleurs des traces de leur 
séjour; leur nom Sômer en teuton s’est conservé dans celui 
de Remering, près de Sarralbe; Remezing, annexe de Folck- 
ing; Remeling, près de Sierck; Remelfing, sur la Sarre ; 
Remelfing, sur la Nied ; ces deux derniers signifient marais 
des Romains. Remeldorf, sur la même rivière, ne se traduit-il 
pas par village des Romains; comme Remering non loin de 
là veut dire blockhaus des Romains ? De même Rombas est 
un travestissement de Romberg, forteresse des Romains. Ce 
radical Romer se revèle encore sur le Kem, à Remelange, et 
dans le grand-duché de Luxembourg à Rumelange, enfin à 
Remilly (Ræmiliacum). 

Cette poursuite du passé à travers la philologie nous con- 
duit à d’autres découvertes aussi intéressantes. Suétone nous 
apprend que Tibère ayant passé le Rhin ne crut pouvoir 
mieux pacifer les Germains qu’en transplantant les Daccs 


244 


et les Rhœtes dans les pays compris entre la Meuse et le 
Rhin. C’est ainsi que prirent naissance plusieurs centres de 
population qui, du nom de ces colons étrangers, gardérent le 
nom de Rhætila (Rhetel), Rhætig (Roussy), Ræthmarck (Rod- 
mack), frontière des Rhœtes. Les Daces ont été placés à Da- 
genheim, Dagstuhl, Dagsburg (habitation, forteresse des 
Daces). 

Cette transfusion sociale ayant porté d’heureux fruits, elle 
fut imitée avec succès par Trajan et Marc-Aurèle à l'égard 
des Cattes, des Frisons et d’autres peuples vaincus. Mais 
nous ne trouvons des vestiges que de deux nations; à Kat- 
tenheim (Cattenom), la colonie des Cattes; à Kaitenga (Ke- 
dange), et à Frisingheim (Frisange), la colonie des Frisons. 
Ce dernier village est bien ancien puisqu'on y a trouvé l’ins- 
cription TRIBOCIE + DECVR qui révèle le séjour des Tribo- 
ques, les ancêtres des Strasbourgeois. 


CH. ABEL. 
(La fin à la prochaine livraison.) 





CURIOSITÉS LITTÉRAIRES. 


Comédies de Térence. — Opinion 
de J. KHardouin sur l'antiquité. —— Poèmes 
attribués à Virgile. — Annius de Viterbe. — Histoire 
du roi Rodrigue, par Michel de Luna. — Chatterton. — Gil Blas. 
— Morceaux supposés de Pétrone et de Catulle. — 
Les Mille et une Nuits. — Poésies 
de Clotilde de Surville. 


Un passage des Recherches de notre vieux Pasquier pour- 
rait servir, à cet article, d’épigraphe et de critique. « Îl n’est 
pas dit, soutient l'écrivain en son naïf langage, « que tous 
» tableaux exposés en vente par les peintres, représentent 
» les beaux visages. Il y a tantost des grotesques, tantost des 
» droleries, qui ne se rendent pas moins agréables à l'œil. 
» Tels sont les discours du présent chapitre. » 

Importe-t-1l beaucoup , en effet, de connaître le véritahle 
auteur d’un livre? Le nom ne fait rien à l’affaire, dira-t-on ; 
que ce soit celui d’un tel ou d’un tel, l'ouvrage n’en sera 
ni meilleur ni plus mauvais pour cela. Sans doute. Toute- 
fois, dans le domaine des belles lettres, 1l s’est glissé tant 
et tant de supercherics, qu’on peut, sinon par intérêt, du 
moins par curiosité, rechercher la paternité de certaines 
œuvres, recherche trés-licite en littérature. 

Tout le monde, par exemple, connaît Térence; tout le 
monde sait-il que Scipion Emilien (le second Africain), et 
Lælius, sont peut-être les véritables auteurs de l’Andrienne 
et des autres comédies que nous admirons cncorc? Mon- 


246 


taigne, qui ne plaisante pas, en est très-convaincu. « Si la 
perfection de bien parler, nous dit-il, pouvait apporter 
quelque gloire sortable à un grand personnage, certaine- 
ment Scipion et Lœlius n’eussent pas résigné l'honneur 
de leurs comédies, et toutes les mignardises et délices du 
langage latin à un serf africain, car, que cest ouvrage 
soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez 
et Térence l’advoue lui-mesme, et me ferait-on desplaisir 
de me desloger de cette créance. » 

L’argument tiré de la beauté et de l’excellence de l’ou- 
vrage est peu décisif. On ne voit pas trop pourquoi il aurait 
élé impossible à un affranchi d'écrire aussi bien, peut-être 
mieux que Lœlius et Scipion, mais la seconde raison est 
bien plus concluante. Du temps même de Térence, la ques- 
tion était déjà agitée, et le passage suivant, tiré du prologue 
des Adelphes, semble donner un grand poids à l’opinion de 
Montaigne : « Quant à ce que disent des malveillants, que 
» d'illustres personnages aident le poëte et travaillent assidü- 
» ment avec lui, loin de le prendre, comme ils se l’imaginent, 
>» pour un sanglant outrage, il se trouve fort honoré , etc. «€ 
Ces expressions sont-elles la preuve d’une collaboration, 
ou ne constituent-elles qu’une flatierie ingénieuse d’un poête 
reconnaissant et prêt à partager sa gloire avec des protec- 
teurs... adhuc sub judice lis est. 

Une hypothèse bien plus hasardée fut soutenue avec beau- 
coup de talent au XVIIe siècle. Le savant J. Hardouin, dans 
son Chronologiæ ex nummis antiquis reslilulæ specimen pri- 
mum, établit hardiment la supposition de la plupart des 
anciens auteurs. Selon lui, on ne pourrait considérer comme 
authentiques que les œuvres d’Homère, d'Hérodote, de 
Cicéron, de Pline , les géorgiques de Virgile, les satires el 
les épitres d’'Horace; toute l’histoire ancienne aurait été 
composée au XIlle siècle avec ces seuls documents ; les 
autres ouvrages, notamment l’Enéide, l'Art poétique, la Rhé- 
lorique de Quintilien appartiendraient à des moines du 
moyen âge. 


5 SSL YS US VU v 


247 


Ce singulier paradoxe causa, comme on doit le penser, 
une grande émotion dans le monde savant. Les réfutations 
les plus vives s’élevèrent de toutes parts. En faveur de l’an- 
tiquité parut une formidable armée de factums, de mémoires, 
de libelles, parmi lesquels deux surtout se distinguent par 
l’érudition. Ce sont les Vindiciæ velerum scriptorum d’un 
conseiller au parlement de Paris, avec cette épigraphe : 
« C’est une dangereuse hérésie que de travailler à détruire 
» les monuments antiques grecs el latins, qui font aujour- 
» d'hui la gloire de nos éludes et le principal ornement de 
€ nos bibliothèques ; » et les Cinq Arguments décisifs de 
M. Des Vignolles. 

On ne saurail croire quel luxe d’imagination et de savoir, 
quel étalage de recherches sur les langues et les monuments 
des anciens peuples se rencontrent dans ces écrits. Thucydide, 
Diodore de Sicile, parlent de plusieurs éclipses de soleil et de 
lune , aussitôt nos auteurs se livrent aux calculs les plus 
compliqués pour marquer la concordance exacte qui existe 
entre les historiens et les tables astronomiques. « Comment 
>» dés lors, s’écrie Lacroze , concevoir que des moines du 
» XIIIe siècle, fabricateurs de tous ces ouvrages, aient eu 
» des tables semblables à celles que le roi Alphonse fit faire 
» depuis! » Des Vignolles demande à Hardoum où ces 
mêmes moines auraient trouvé la suite des archontes athé- 
niens, suite qu’il vérifie d'une manière rigoureuse à l’aide 
d'inscriptions anciennes découvertes postérieurement au 
XIIIe siècle. D'où ces faussaires ont-ils eu les fastes consu- 
laires pour les inscrire dans leur Tite-Live, leur Denys d'Ha- 
lycarnasse , en sorte qu’ils s'accordent rigoureusement avec 
les fastes du Capitole, trouvés seulement au début de cette 
polémique. Et le reste à l’avenant. 

En lisant ces savantes dissertations, on regrette sincère- 
ment de voir leurs auteurs aux prises avec un sujet de celte 
nature. Si ces ingénieux systèmes de chronologie ou d'as- 
tronomie n’avaient pas pour but la réfutation d’une opinion 


248 


chimérique et sans grande importance, à coup sûr on pañle- 
rait encore de Lacroze et de Des Vignolles. Qui les connait 
aujourd’hui ? 

Pour être juste , il faut néanmoins reconnaitre qu’il n’est 
pas d'écrivain célébre de l’antiquité auquel on n’ait attribué 
quelques-uns de ces opuscules apocryphes qui, par leur in- 
fériorité même, passent assez facilement pour une œuvre de 
jeunesse ou de délassement. Bien certainement Virgile n’a 
jamais composé deux méchants petits poèmes, Culex et Ciris, 
que pendant longtemps on a publiés sous sa responsabilité, 
et qu’on est fort étonné de rencontrer à la suite de l'Énéide, 
dans la belle et célébre édition des Elzévirs de 1636 (celle 
dont les dédicaces sont imprimées en rouge); c’est faire 
injure au grand poëête que d’associer à ses vers de semblables 
productions. 

Peut-être devons-nous mettre sur le compte de l’ignorance 
du moyen âge ces fausses attributions d’origine. A partir de 
la renaissance, l’erreur n’est plus possible , l'ignorance fait 
place ouvertement à la supercherie. 

Annius de Viterbe, ou Jean Anni, publia à Rome, en 1498, 
in-folio, sous le titre: Antiquitatum variarum volumina 
XVII, divers ouvrages originaux de Xénophon, Philon, 
Béroze, Fabius Pictor, Marsylle, que, suivant lui, il venait 
de découvrir. Le livre eut tant de vogue qu'on en fit une 
seconde édition en 1559, in-8° ; c’est ce qui le tua. Répandu 
à profusion, surtout en France, il se vit d’abord l’objet de 
la plus vive critique et bientôt de la raillerie universelle. Un 
pamphlet intitulé : Réponse aux XVII livres d'antiquiés, 
compilés par l'ineptie et la crédulilé la plus absurde, prouva 
clairement qu’Annius était une dupe ou un imposteur. En 
réalité, il paraît qu’il avait été trompé le premier par un 
ignorant qui voulait se venger de lui. 

Cette supercherie bientôt mise à jour n’avait pas, en defi- 
nitive, causé un grand préjudice à la littérature ; il n’en fut 
pas de même d’une fraude commise, au commencement du 
XVIIe siècle , par un auteur espagnol. 


249 


Michel de Luna, interprète de Philippe HI pour la langue 
arabe, fit paraitre, traduit de cet idiôme en espagnol, l’His- 
loire du rot Rodrigue, composée par Abulcacim- Tarif - 
Abentarique, contemporain des événements qu'il racontait. 
La version de Luna, imprimée pour la quatrième fois à Va- 
lence, en 1646, recommandable surtout par l'élégance du 
style et par ses connaissances historiques très-variées, donna 
le change à tous les érudits; elle ne tarda pas à servir de 
base à l’enseignement de l’histoire , et, pendant plus d’un 
siècle, de point de départ à tous les ouvrages qui parurent sur 
celte matière. | 

On devine sans peine quelle autorité ont aujourd’hui toutes 
ces compositions, depuis qu’on a trouvé, dans les papiers 
mêmes de Luna, la preuve que l'Histoire du roi Rodrigue 
n'est qu’un conte fait à plaisir et sans documents certains. 

L’Angleterre et la France devaient, en semblable matiére, 
se montrer plus spirituelles que l'Italie et l'Espagne. Vers le 
milieu de 4768, et à l’occasion de l’ouverture du nouveau pont 
de Bristol, on vit paraître dans les journaux des poésies don- 
nées sous le nom de Rowley, moine anglais du XVe siècle. La 
première pièce était une description de moines passant pour 
la première fois sur le vieux pont de Bristol, les autres des 
fragments de la tragédie d'OElla, des chœurs de ménestrels, 
et enfin un chant sur la balaille d'Hasting. 

« Ces poésies, dit M. Villemain, offraient beaucoup d’ima- 
» ginalion et unc vive sensibilité ; les formes, les construc- 
» tions étaient surannées , l’orthographe plus encore. » 

Comme elles étaient communiquées par un enfant à peine 
âgé de quinze ans, « il y avait dans l’âge, dans l’inexpé- 
» rience d’un tel éditeur , quelque chose qui favorisait la 
» fiction. On devait croire qu’il disait vrai, car comment au- 
» rait-il eu l’habileté de mentir ainsi? » Les lecteurs s’abu- 
sérent cependant jusqu'au moment où Walpole, esprit fin et 
curieux , découvrit la fraude. 

Chatterlon était fils d’un pauvre maître d'école ; il avait 


250 

trouvé chez son père un coffre qui, déposé autrefois dans la 
cathédrale de Bristol , était encore rempli de vieux parche- 
mins ; il s’était mis à déchiffrer ces anciennes écritures, à 
_les imiter, à composer ensuite les ouvrages qui viennent d’être 
cités. On sait le reste. Chatterton vint à Londres, où il fut 
l’objet de l’admiration universelle ; mais en le comblant d’é- 
loges, on oubliait sa pauvreté, et lui, comme depuis Maifilâtre, 
avait l’âme trop haute pour demander l’aumône. 

Ïl s'empoisonna à dix-sept ans. 

Ses poésies , recueillies soigneusement , offrent les plus 
grandes beautés et, malgré tout le mal que s’est donné l’au- 
teur, elles ne paraissent anciennes que par l’écriture. Lais- 
sons parler M. Villemain , juge si compétent. « On imite, on 
» emprunte quelques formes de style, quelques locutions su- 
» rannées, mais le caractère des idées vous trahit toujours. 
» Dans un des prétendus chants de Rowley, sans la vieille 
» orthographe et les vieux mots artistement combinés, je re- 
» trouve ce que je vais traduire: 

O toi ! que reste-t-il maintenant de toi ! OElla, l'enfant 
chéri de l'avenir! que mon chant soit hardi comme ton 
courage , et aussi durable pour la postérité ! 

« Je reconnais tout de suite la forme de la pensée moderne, 
» bien que Chatterton eut écrit ce texte d’une écriture go- 
» thique, et sur du parchemin qu'ilavait soigneusement sali. » 
(Tableau de la litlérature au moyen-âge. — Tome 2, XIXe 
leçon). 

Quoiqu'il en soit, le génie précoce du poëte, son âme vive 
et passionnée, sa fin tragique, nous ont valu un des plus beaux 
drames de M. Alfred de Vigny, et le charmant épisode de Ketty- 
Bell dans le Docteur noir. Ceci nous ramène en France. 

Occupons-nous d’abord d’une querelle littéraire qui faillit 
devenir fatale à la gloire d’un grand écrivain, à l’auteur de 
Gil Blas. Lesage, qui, pendant toute sa vie, avait eu un goût 
très-prononcé pour la langue et les mœurs de l'Espagne, 
devenu vieux , traduisit ou imita de l’Espagnol : Gusman 


251 


d'Alfarache , Eslevanille et le Bachelier de Salamanque. 
Dans une préface , il eut l'imprudence de prendre pour épi- 
graphe: Furto lœtamur in ipso : Notre bonheur est de voler, el 
de suite on lui contesta la propriété de son meilleur ouvrage. 

Dans le courant du siècle dernier, la querelle avait pris un 
caractére tel, qu’un moine espagnol, très-érudit d’ailleurs, 
alla jusqu’à publier : Les aventures de Gil Blas de Santillane, 
volées à l'Espagne par M. Lesage, restituées à leur patrie et 
& leur langue naturelle, par un espagnol zélé, qui ne souffre pas 
qu'on se moque de sa nation. Mais l’auteur n’ayant su éviter 
la difficulté, toujours si grande en pareille matière, de repré- 
senter le manuscrit original , il demeura bien constaté que 
Lesage n’était pas un simple traducteur, et que son œuvre lui 
appartenait entiérement. 

Cette querelle dépassa même le but que les adversaires 
s'étaient proposé ; elle servit à démontrer avec quelle mer- 
veilleuse précision Lesage avait tracé ses caractères. A pro- 
pos du Comte de Lerme et du duc d’Olivarès, le père Isla ne 
peut s'empêcher de dire : « Voyez, le vol est évident ; un es- 
pagnol seul pouvait connaître si bien nos ministres! » (Vil- 
lemain. — Littérature du XVIIIe siècle, tome 4er). 

C’est la consécration même du génie. 

L'Espagne voulut prendre sa revanche. En 1800, un espa- 
gnol, nommé Marchéna, attaché à l’ambulance de l’armée du 
Rhin, s’amusa, pendant les loisirs d’un quartier d’hiver passé 
à Bâle, à intercaler dans un morceau de Pétrone , une pièce 
de vers qui se liait avec beaucoup de naturel au sujet origi- 
nal. Îl la publia sous le titre : Fragmentum Pelrontii, en biblio- 
lhecâ S. Galli, antiquissimo ms exceplum, gallicè vertit ac 
nolis perpeluis illustravit, Lallemandus S. Theologiæ doctor 
el comme l’annonce ce préambule, il l’enrichit de notes très- 
curieuses, destinées à dissimuler encore mieux la fraude. 

Cette fois, tout le monde y fut pris, et sans une nouvelle 
supercherie, les vers de Marchéna seraient aujourd’hui défini- 
livement attribués à Pétrone. 


252 


Enhardi par le succès, il publia, en 4800, un Fragment de 
Calulle, trouvé à Herculanum ; lorsque, quelques mois après, 
un savant professeur d’Iéna , Eichstadt, annonça qu’il venait 
de découvrir dans la bibliothèque de Vienne le même frag- 
ment, mais avec des variantes importanles. | 

Ces variantes étaient une critique spirituelle adressée aux 
imposteurs littéraires, et relevaient d’une manière mordante 
certaines fautes commises par Marchéna. L’allusion était ma- 
nifeste: Marchéna était battu avec ses propres armes. Il avoua 
publiquement la fraude. 

Chose singulière ! des savants allemands refusérent de 
croire à la sincérité de cette déclaration pour le premier 
morceau supposé ; ils accusérent hautement son auteur de 
vol littéraire , et entreprirent de prouver que Pétrone était 
bien le père du passage publié en 1800! 

Quel est le véritable auteur des Mille et une Nuits? 
Galland, dans son épiître dédicatoire à Mme la marquise d'O, 
fille de M. de Guilleragne , avait attribué ce recueil à un 
auleur arabe inconnu. Comme Galland était d’une grande 
modestie, comme aussi les orientalistes étaient rares en 1680, 
le bruit ne tarda pas à se répandre que les Mille el une Nuits 
n'étaient pas une traduction, mais une œuvre originale ; bruit 
que Galland accrédita par un complaisant silence. On sait 
comment le public se vengea ; le pauvre auteur, exposé chaque 
jour à de nombreuses mystifications, fut réduit à demander 
pardon dans une petite brochure publiée à Paris, en 1690, 
affirmant sous la foi du scrment n'être qu’un simple tra- 
ducteur, et n'avoir jamais pu découvrir le nom de l’auteur 
des Mille et une Nuits. I] n’acheta son repos qu’au prix de 
cette déclaration. 

Sylvestre de Sacy lui-même n’a pu résoudre d’une manière 
certaine la question qui tourmentait si fort Galland. « Ïl me 
>» paraît, dit-il dans sa belle dissertation, que le livre a 
» été écrit originairement en Syrie, et dans la langue vul- 
>» gairc, qu’il n’a jamais été achevé par son auteur, soit que 


253 

» la mort l'en ait empêché, ou par toute autre raison ; que 
» dans la suite les copistes ont cherché à le compléter, 
» soit en y insérant des nouvelles qui étaient déjà connues, 
» mais qui n’appartenaient pas à ce recueil, comme les 
» Voyages de Sindbad le marin, et le Livre des sept Vizirs; 
» soit en en composant eux-mêmes avec plus ou moins de 
» talent...... qu'il n’est pas fort ancien, comme le prouve 
» le langage dans lequel il a été écrit, mais que toutefois, 
« lorsqu'il a été rédigé, on ne connaissait pas encore l’usage 
» du tabac et du café, puisqu'il n’y en est fait aucune men- 
» tion, car l’auteur ne montre pas assez de respect pour les 
» vraisemblances pour qu’on puisse supposer qu’il aurait 
» évité de faire présenter à ses personnages des pipes ou 
» des tasses de café, afin de ne pas compromettre l’honneur 
» de ses récits par quelques légers anachronismes. 

» Cette observation reporterait la composition de ce recueil 
» au moins au milieu du IXe siècle de l’Hégire, et il comp- 
» terait ainsi 400 ans d'existence. » 

En 1802 parurent sous le titre : Poésies de Clotilde de Sur- 
ville, des pièces de vers inédites, attribuées par C. Vander- 
bourg à une noble dame du XVe siècle. Dans la préface, l’é- 
diteur prétendait lcs avoir trouvées dans les papiers du mar- 
quis de Surville, fusillé à la Flèche, sous le Directoire. Ces 
poésies, qui excitérent une admiration générale, furent bien- 
tôt reconnues comme non authentiques. Charles Nodier, aussi 
fin et curieux que Walpole, se chargea de démontrer le pre- 
mier la supercherie. « Indépendamment, établit-il dans ses 
» questions de httérature.légale, de la pureté du langage, 
» du choix varié des mesures, du scrupule des élisions, de 
» lalternative des genres de rimes, règle aujourd’hui con- 
» sacrée mais inconnue au temps de Clotilde, de la perfection 
» enfin de tous les vers, le véritable auteur a laissé échapper 
>» des indices de supposition auxquels il est impossible de se 
» méprendre. » 

Clotilde cite un passage de Lucrêce, dont ks œuvres 

17 


254 


n'étaient pas encore découvertes par le Pogge; elle parle 
des satellites de Saturne, dont le premier fut observé par 
Huyghens, en 1635, et le dernier par Herschell, en 1789 ; elle 
traduit une ode de Sapho inconnue au XVe siècle: le doute, en 
un mot, n’est plus possible. Reste à savoir le nom de l’au- 
teur ; est-ce le marquis de Surville? est-ce Vanderbourg”? on 
n’en sait rien : les allusions manifestes aux événements de 
la Révolution qu'offre l’Héroide à Béranger sembleraient tou- 
tefois indiquer un poëte qui, dans l’exil et la solitude, aurait 
voulu cacher ses opinions sous un vieux langage, et feraient 
peut-être pencher la balance en faveur du marquis de Surville. 

Quoiqu'il en soit, l’auteur n’en est pas moins un homme 
de grand talent ; ses poésies, pour le naturel et la finesse, 
sont à la hauteur de ce que nous possédons de mieux en ce 
genre. Est-il rien de si gracieux que ces Verselels à mon pre- 
mier né? 


0 cher enfantelet, vray pourctrait de ton père, 
Dors sur ce seyn que ta bousche a pressé! 
Dors petiot ; cloz amy, sur le seyn de ta mère, 
Tien doulx œillet par le sommeil oppressé ! 
Bel amy, cher petiot, que ta pupille tendre 
Gouste un sommeil qui plus n’est faict pour moy! 
Je veille pour te veoir, te nourrir, te défendre. 
Ainz qu’il m’est doulx ne veiller que pour toy. 
Dors mien enfantelet, mon soulcy, mon idole; 
Dors sur mon seyn , le seyn qui l’a porté, 
Ne m'’esjouit encor le son de ta parole 
Bien son soubrir, cent fois m’aye enchanté ! 


N'est-ce pas la tournure des idées modernes ? Ces poésies 
se lisent sans efforts, sans embarras ; on comprend parfai- 
tement les vieux mots qu’on y rencontre. Ce n’est ni la ru- 
desse dans le style et la pensée des poètes du XVe siècle qui 
arrête quelque peu le lecteur. Ouvrez les poésies de Charles 
d'Orléans , la différence sera sensible. 


255 
Le poète royal parle de ses lunettes : 


Par les fenestres de mes yeulx 

Ou temps passé, quand regardoye, 
Advis m’estoit, ainsi m'’aid Dieux, 
Que de trop plus belles veoye 

Qu’à présent ne fais ; mais j’estoye 
Ravy en plaisir et lyesse 

Es mains de madame Jeunesse. 


Or maintenant que deviens vieulx, 
Quant je lis ou livre de joye, 

Les lunettes prens pour le mieulx, 
Par quoy la lettre me grossoye 

Et n’y voi ce que je souloye : 

Pas n’avoye ceste foiblesse 

Es mains de madame Jeunesse. 


Jeunes gens vous deviendrez vieulx (els) 
Si vivez et suivey ma voye. 


Certes, ces vers ne se lisent pas aussi couramment que ceux 
de Clotilde de Surville. « C’est pour nous une épreuve, dit 
» M. Villemain, une pierre de touche certaine pour déméler 
» d'avec les contrefaçons modernes ce qui porte la date véri- 
» table du moyen âge.... | 

» La leçon de goût qui sort de là, c’est qu'il ne faut pas 
» tenter sous son propre nom ce que l’on ne peut faire non 
» plus sous un faux nom. Que chaque siècle écrive la langue 
» qu’il parle. Une époque de raffinement ne doit pas simuler 
» la barbarie. Si on la simule sous un nom ancien, la con- 
> trefaçon se trahira ; si on essaie de la simuler sous son 
» propre nom, on restera tout à la fois inférieur à son temps 
» et à soi-même. » 

En présence de ces sages paroles, nous devrions termi- 
ner ici un article déjà trop long, mais nous ne pouvons 
passer sous silence un dernier trait du meilleur goût et qui 


256 


eut d’autant plus de retentissement que Molière fut mis un 
instant en cause. 

Le Médecin malgré lui venait d’être représenté pour la 
première fois. Toute la cour admirait le couplet que le futur 
médecin adresse à sa bouteille, lorsqu'un incident suspen- 
dit les éloges que l’on adressait à l’auteur. Le président 
au parlement de Paris, Rose, qui connaissait aussi bien le 
latin que le droit, récitait dans les salons une strophe de 
vers latins trouvés dans un vieil auteur et qui évidemment 
avaient servi de modèle à Molière, puisque son couplet en 
était la reproduction à peu près littérale. 

Molière, vivement interpellé, déclara en vain qu'il n’avait 
jamais eu connaissance de ce texte; il ne fut pas cru, mais 
en revanche on l’accusa hautement de plagiat. Cette accusa- 
tion, qui succédait à des louanges, commençait à lui causer 
un vif chagrin ; il alla trouver le président pour vérifier l’ori- 
ginal, que le savant magistrat, et pour cause, se gardait bien 
d'indiquer. Le jour même l’honneur de Molière était rétabli, 
et Rose comptait un ami de plus. 


Voici les deux strophes, objets de cette anecdote : 


Qu'ils sont doux, Quam dulces 

Bouteille jofie, Amphore amœna, 
Qu'ils sont doux, Quam dulces 
Tes petits glous-glous! Sunt tuœ voces! 
Mon sort ferait biea des jaloux Dum fandis merum in ealices 
Si vous étiez loujours remplie, Utinam semper esces plœna! 
Ah! bouteilie, ma mie, Ah! ah! cara mea lagena 
Pourquoi vous videz-vous ? Cur vacua jaces ? 


Ces vers ne seraient-ils pas dignes d'Horace, si Horace 
avait connu la rime? dit M. H. Lucas dans sa belle Histoire 
du Théâtre-Français ! 

Nous n'en finirions pas si nous voulions consigner ici 
toutes les supercheries littéraires qui ont été commises, 
nous avoris signalé les principales, nous sommes loin d’avoir 
épuisé le sujet. 


257 


Combien d’auteurs pourraient s'appliquer l’épigraphe 
composée pour La Thuillerie : 


Ici git qui se nommait Jean, 
Il croyait avoir fait Hercule et Soliman ! 


Combien d’autres devraient faire amende honorable pour 
les mauvais tours qu’ils ont joués au public? 

« Mestier toutesfois dont ie me mocque, disait Pasquier ,. 
et auquel qui moins en fait, mieux il fait. » 


Vicror JACoB. 





NOTICE HISTORIQUE 


SUR 


Charles-Louis-Auguste FOUCQUET, due de BLLEISLE, gouverneur de Mek 
et fondateur de l'Académie royale de celte ville. 


XVIII® SIÈCLE. 


C’est un mal que la vie des bienfaiteurs d’une ville ne soit 
pas plus minutieusement connue et plus présente à l’esprit de 
tous. Si les rayons de leur célébrité se reflètent sur le pays à 
la prospérité duquel ces personnages d'élite se sont consa- 
crés , il est bien, par un juste retour , de leur rendre une 
portion de l'éclat qu’ils communiquent. Rappeler leur nom et 
donner le récit de leurs bonnes actions, ce sont là d’utiles 
enseignements. 

Sous le règne de Louis XV, Metz eut pour chef militaire 
un homme intelligent et zélé dont le gouvernement fut tout 
rempli de cette noble émulation qui inspire les grandes pen- 
sées d'utilité publique. Nous avons nommé le maréchal de 
_Belleisle. 

Cet illustre gouverneur se préoccupa constamment de ré- 
pandre des bienfaits autour de lui, et prit en grande sollicitude 
les intérêts de la province dont l’administration lui demeura 
confiée pendant trente années. Le bien général, non point en 
vaine théorie, mais dans l’application, dans tout ce qui s’a- 
dapte le plus et le mieux aux progrès et au soulagement des 
citoyens, voilà ce qui toujours domina la pensée de M. de 


259 


Belleisle. T1 fut l'ami du peuple en même temps que celui du 
roi et le bienfaiteur de son département. 

Nous n’avons pas à réfuter ce jugement injuste porté par 
quelques écrivains étrangers à notre localité, que le maréchal 
avait plus d’ambition que de vrais talents, que le plus sou- 
vent 1l envisagea les affaires dans des vues personnelles et 
intéressées. La jouissance la plus douce pour l’âme des bons 
citoyens, est le sentiment du bien qu’ils font à la société, des 
services qu'ils rendent à leur patrie. M. de Belleisle, fort de 
la vérité de ce sentiment, sut toujours s’élever au-dessus des 
injures. Ïl fut confiant dans l'opinion publique : elle s’est dé- 
clarée pour lui. A l’honneur de notre ville, aucune parole de 
blâme n’est tombée des lèvres d’un Messin contre le gouver- 
nement occupé pendant de si longues années et avec tant de 
bonheur par le maréchal de Belleisle. Ce n’est point la bio- 
graphie du diplomate et du ministre que nous avons eu l’idée 
d'entreprendre, ce travail serait supérieur à nos forces. 
C’est un simple récit de la vie du gouverneur de Metz et du 
fondateur de l’Académie royale de cette ville, resserré en peu 
de pages et écrit d’après les pièces authentiques que nous 
avons sous les yeux. 

Quelques notes sur la jeunesse du comte de Belleisle ne 
paraîtront pas sans doute superflues. Elles permettront une 
appréciation plus exacte des titres particuliers du gouver- 
neur au respect et à la reconnaissance de la cité. 

Charles-Louis-Auguste Foucquet, comte de Belleisle, naquit 
le 22 septembre 1684, à Villefranche, en Rouergue, dans le 
château où son père, Louis Foucquet, marquis de Belleisle, 
s'était retiré après la chute du célébre et infortuné surinten- 
dant des finances Nicolas Foucquet. Sa mère était dame 
Catherine-Agnès de Levis. 

L'éducation du jeune de Belleisle fut soignée. La nature 
avait doué son âme d’heureuses qualités que le temps, Île 
travail et les soins de maitres habiles contribuérent à déve- 
lopper. Les livres qui traitent de la guerre, de la politique et 


260 


de l’histoire furent, dès son enfance, ses lectures favorites. 
I ne les quittait que pour se livrer aux mathématiques dans 
lesquelles 1il fit des progrès sensibles *. 

Le marquis de Belleisle avait laissé à Versailles des amis 
sûrs et dévoués. Îl espérait que les malheurs du surintendant 
ne seraient point un obstacle à la carrière de son petit-fils. 
Son espoir ne fut point déçu. Le comte de Belleisle n’eut pas 
plutôt atteint sa majorité, que Louis XIV lui donna un régi- 
ment de dragons. Il servit avec distinction, se signala au 
siège de Lille et y reçut une blessure. Le roi récompensa sa 
valeur en le faisant brigadier de ses armées (1708). 

Le comte de Belleisle avait assez de talents pour ne devoir 
sa réputation qu’à lui seul. L'année suivante il devint mestre- 
de-camp général des dragons. 

Le temps que ne réclamaient pas ses occupations mili- 
taires, il l’employait à des examens politiques. Aussi ne 
tarda-t-il point, malgré son jeune âge, à prendre part aux 
négociations entamées pour mettre fin à la guerre que le 
grand monarque, quoique épuisé par des victoires et des 
échecs successifs, soutenait toujours avec dignité et souvent 
avec avantage. 

Dès que la paix fut signée, le comte de Belleisle, qui ve- 
nait d’être pourvu du gouvernement de la forteresse d’Hu- 
ningue , se rendit à Versailles. Il fut três-bien accueilli par 
Louis XIV. 

En 1718, le duc d'Orléans, alors régent du royaume, créa 
le comte de Belleisle maréchal-de-camp des armées. Il suivit 
avec ce grade l’armée française qui allait combattre en Espa- 
gne, sous les ordres du maréchal de Berwick. 

À son retour de la Péninsule, le jeune officier supérieur 





La Vie politique et militaire de M. le maréchal duc de Belleisle, prince de 
"Empire, ministre d'Etat de S. M. T, C., etc., seconde édition, 4 vol. in-12. La 
Haye, 1762. 


261 
fut compris dans la disgrâce du ministre Le Blanc. Après un 
court exil, il réussit à faire admettre son entière justification 
et reparut à la cour. Il se rendit utile ou plutôt nécessaire. 
Dès ce moment, les dignités et la fortune, la faveur et les 
grâces volérent au devant de lui ‘. 

En 1727, le comte de Belleisle fut appelé pour la première 
fois dans le beau pays que traverse la Moselle, et dont il de- 
vait être l’un des plus habiles gouverneurs. 

La formation de plusieurs camps de plaisance avait êté 
résolue. Le comte de Belleisle reçut le commandement du 
camp entre Metz et Thionville. 

Le nom de Foucquet était déjà connu des Messins. Le 
fameux surintendant avait été jugé digne d’une place de con- 
seiller au parlement siégeant à Metz’, moins d’un mois après 
Ja création de cette cour souveraine. Ce magistrat avait 
exercé ces honorables fonctions l’espace de trois années, et 
avait acquis l'estime et l'amitié de ses collègues. Deux grands 
oncles paternels du comte de Belleisle avaient également ap- 
partenu à la compagnie : Basile Foucquet, abbé de Barbeaux 
et de Rigny, en qualité de procureur général (20 juillet 1654), 
et Gilles Foucquet de Mézière, comme conseiller (3 juillet 
1657). 

Un camp de plaisance , composé de vingt-six escadrons 
et de vingt bataillons sous le commandement du comte de 
Belleisle, fut formé dans la plaine du village de Richemont, 
prévôté de Thionville , sur le bord de la Moselle. 

Le comte de Belleisle ne s’en retourna pas avec les troupes, 
Jors de la levée du camp. Louis XV le désigna pour remplir 
la charge de gouverneur de la province et de ses frontières. 
Le titulaire était le maréchal Yves d’Alègre, officier distingué 
et l’un des plus honorables serviteurs du dernier roi, mais 





* Vie politique el militaire de M. le maréchal de Belleisle (ouvrage déjà cité), 
page 25. 
2 24 septembre 1655. 


262 


que l’âge et les fatigues avaient considérablement affaibli et 
tenaient éloigné de Metz. 

Le comte de Belleisle connaissait la haute importance et 
l'étendue considérable des fonctions qui lui étaient dévolues 
en l’absence du maréchal d’Alègre. Il profita admirablement 
de son autorité et de son crédit pour fortificr et embellir 
tout à la fois la ville qu'il commandait. 

A cette époque, le gouverneur militaire avait tout pouvoir 
sur la ville. 

Plein d'activité, doué d’un esprit élevé et d’une énergie 
persévérante, portant ses soins dans l’administration, le comte 
de Belleisle donna le signal des améliorations et des embel- 
lissements qui ont assuré à notre bonne vieille cité, devenue 
ville française, un nouvel avenir. 


F.-M. CHABERT. 


(La suite à une prochaine livraison.) 








LETTRES D'ANOBLISSEMENT 


Accordées en 1601, par Charles, duc de Lorraine, à Philippe de 
Vigneulles, citoyen de Metz, petit-fils du chroniqueur. 


CS TES —— 


Dom Calmet, dans sa Bibliothèque Lorraine‘, ou Histoire 
des Hommes illustres de ce pays et des T: rois- Évéchés , ter- 
mine ainsi son article sur Philippe de Vigneulles’, l'intéres- 
sant chroniqueur de Metz su moyen-âge, marchand el cilain 
en cette ville : 

« Je ne sai précisément en quel tems il mourut. Je trouve 
» dans les Annoblis de Lorraine, un Philippe de Vigneulle, 
» citoyen de Metz, annobli en 1501. C’est apparemment 
» notre auteur. » 

Le laborieux bénédictin a commis une double erreur. Ce 
Philippe de Vigneulles qui reçut des lettres d’anoblissement, 
n'était point notre historien, mais son petit-fils. L'époque 
de la mort de Philippe de Vigneulles, premier du nom, est 
aujourd’hui fixée d’une manière certaine, à la fin de 1526 
ou au commencement de l’année suivante”. Nous avons sous 
les yeux une copie en bonne forme de l’anoblissement 
accordé aux Vigneulles. Les lettres originales délivrées à ce 
sujet portent la date du dernier jour d’avril 1601. 

En voici la teneur : 


CHARLES. PAR. LA. GRACE. DE. DIEV. 
DUC DE CALABRE, LORRAINE, BAR, GVELDRES, MARCHIS, MARQVIS 


* Page 1011. 

2? Ainsi nommé du village où il naquit , situé à 6 kilom. N.-0. de Metz. Phi- 
lippe, fils de Jean Gérard, paysan assez à l’aise, et de Mugui, marque sa nais- 
sance à un vendredi du mois de juin 4472; il cut pour parrain un cordonnier, 
Jehan de Vigneulles, et pour marraine Laurette Chapelle, nofable dame de 
Metz. Celle-ci voulut que son filleul s’appelàt Philippe comme son fils. 

% M. Henri Michclant. #émoires de Philippe de Vigneulles. 


264 

DV PONT A MOUSSON, COMTE DE PROUENCE, VAVDEMONT, BLAMONT, 
ZUTPHEN , etc. À Tous qui ces pntes verront, SALVT. Comme 
originellement et de droict naturel, toutes personnes en 
gnal soient libres, franches, et non sujetes à aucune ser- 
uitude , et suiuant le propre instinct de leur nature s’en- 
clinent à cette fin et tendent à s’ y maintenir et conseruer 
leur ingenuité noblesse et liberté innée et à eux donnee de 
leur naissance et premiere origine, et neantmoins depuis 
par le droict des gens et instituôns ciuiles, ceste franchise 
ait esté restraincte en la plus grande partie. De sorte qu'au- 
jourd’huy le nombre de ceux est petit qui ne soient redigez 
en ordre inferieur , tenus en estats bas humbles et meca- 
niques, et en subiection de seruices, imposts, exactions, 
tailles, et redebuances, seruiles et ignobles. Toutesfois l'ex- 
cellence des Princes naturellement s’esjouit à exalter et 
authoriser ceux qui par leurs vertus, sçauoir, sagesse et 
actes prudens, nobles et vertueux, se sont addonnez à choses 
loüables et longuement conduits el exercités en icelles sin- 
gulierement en experience, traictement et expeditions des 
hauts et principaux affaires de la chose publique. Donc a 
plus juste tiltre ils ont merité et meritent de preeminer et 
exceller par dessus les autres et destre hibres, francz, exempls 
et non sujets à telles loix de basse et vile seruitudes, et par 
consequent sont dignes et capables d’impetrer et obtenir 
les benefices et gratificons desdicts Princes qui à ces fins, 
facilement et liberalement les leurs concedent et octroyent, 
tant pour la recognoissance, et renumeraôn de leurs vertus, 
cognuës et de longue main esprouuées que pour mouuoir et 
accroistre les courages d’aues qui par tels moyens pourroient 
s’efforcer, et tendre à meriter de paruenir de condition in- 
ferieure, à plus haut estat noble et superieur au bien profit 
et utilité de toute la Repubiique. 

POUR CES CAUSES et autres justes consideraôns à ce nous 
mouuants, mesme pour la bonne et certaine experience et 
cognoissance que nous auons des vertus, inlegrité, pru- 


265 


dence , loyauté, diligence, fidelité et autres bonnes parties 
estants en la personne de nostre cher et bien amé PHILIPPES 
DE VIGNEULLE, citoyen de Metz, lequel des son jeune aage 
par ses labeurs et diligences auroit cherché tous moyens de 
se rendre digne et capable d’estre utile pour seruir au pu- 
blique, comme de fait il auroit fait paroistre non seulement 
en ce qui touchoit le bien publique, mais en tout ce qu'il a 
recongnu estre de nostre seruice, s’y estant monstré fort affec- 
tionné, ayant tousiours vescu par tous les pays ou il a hanté 
et fréquenté noblement en honneur, et de sorte que l’aurions 
justement recongnu digne d'honneur, joinct qu’il est issu de 
parenté vertueuse et honnorable. AUONS à iceluy PHILIPPES 
DE VIGNEULLE de nostre certaine science, grace speciale, 
pleine puissance et auctorité, annobly et annoblissons, et du 
ültre de Noblesse decoré et decorons par ces presentes. 
Voulons, et nous plaist, et octroyons , que luy et ses enfans 
masles et femelles nez et à naistre, descendants de luy en 
loyal mariage leur posterité et lignée soient à tousiours — 
mais, tenus, traittés, et reputés pour nobles en jugement et 
dehors, jouissent et usent de tous honneurs, libertés, fran- 
chises , droicts, priuileges et prerogatiues dont jouissent et 
ont accoustumé jouir et user tous aues Nobles. Qu'ils puis- 
sent prendre et receuoir Ordre de Cheualerie, acquester 
chasteaux, forteresses, Seigneuries, hautes justices, basses et 
moyennes, et tous autres fiefs, arriere fiefs et nobles tene- 
mens de quelque authorité et dignités ils soient pour par 
eux et leur posterité et lignée les tenir et posseder noblement, 
et mesme ceux qu’ils ont ou peuuent ia auoir acquis par eux 
et leurs predecesseurs, en iouir pleinement et paisiblement 
et en faire tout ainsi que si d’ancienneté ils estoient nez et 
extraicts de noble lignée, sans qu’ils soient tenus ne puis- 
sent estre contraincts de les vendre, laisser, aliener, et 
mettre hors de leurs mains en quelque maniere que ce soit, 
ni de nous en payer, ni à nos successeurs aucune finance, 
laquelle denre grace speciale auons quitté remise et don- 


266 


née, quittons, remettons et donnons par cesd. pntes audit 
DE VIGNEULLE, en faueur et comtemplaôn des seruices et 
raisons dessus dites. Et en signe de les porter. D'Or à vn 
triangle ou porncte de diamant de sable enuironné de trois 
raisins de pourpre fueilles de Sinople, Tymbré du triangle de 
l'escu, le lout porté d'un Arme couuert d’un Lambrequim au 
metal et couleur de l'Escu. 





A.BELLEYOYE 


VOVLANS qu’icelles ils puissent porter ensemble sade. pos- 
terité et lignée, et en vser desormais en tous lieux comme 
tous autres vsent et ont accoûtumé vser de leurs armes. 
Si DONNONS en mandement par ces mesmes pntes a tous 
nos Mareschaux, Seneschaux, Presidents, Gens des comptes, 
Baillifs, Capitaines, Procureurs, Receueurs, Preuosts et 
à tous autres nos Officiers et Justiciers presents et aduenir, 
leurs Lieutenans et chacun d’eux en äroict soy, si comme 
à duy appartiendra , Que le dit DE VIGNEULLE et sade. pos- 
terité et lignée nez et à naistre, ils facent, souffrent, et 
laissent iouyr et vser de nos presentes graces, dons et oc- 
troys d’annoblissement et choses dessus dictes pleinement 
et paisiblement, et perpetuellement tout ainsi et en la forme 
et manière que cy deuant elles sont declarées et specifiées, 


267 


sans en ce leur faire mettre ou donner, ne souffrir estre fait 
mis ou donné ores ni pour l’aduenir aucun trouble des- 
tourbier ou empeschement, lequel si fait mis ou donnè 
leur estoit ou auoit esté, le reparent et mettent ou facent 
reparer et mettre incontinent ‘et sans delay à pleine deli- 
urance, et au premier estat et deu, CAR TEL EST NOSTRE PLAISIR. 
PRIONS en outre, et requerons tous Roys, Princes, Comtes, 
Barons, et autres Seigneurs nos amis, allies, et bienvueil- 
Jans que de l’honneur et priuilege de noblesse, ensemble de 
nosd. presentes graces et octroy, 11z facent, et souffrent, et 
laissent jouir et vser entièrement et paisiblement a perpetuité, 
comme tous autres nobles, ont accoustumé faire, sans qu’ils 
y soient aucunement troublés ou empeschez, ainsi que si 
aucune chose pour le temps aduenir se faisoit au contraire, 
incontinent et sans delay ils le reparent ou facent reparer, 
nonobstant quelconques loix, statuts, coustumes, vsages de 
Pays, ordonnances, restrictions, mandemens ou deffences a 
ce contraires. Et afin que ce soit chose ferme et stable à tou- 
siours , nous auons à cesdites presentes signées de nostre 
propre main, fait mettre et appendre nostre grand scel. 
DONNÉES en nostre ville de Nancy le dernier jour d’apuril 
Mil six cents et ung. Ainsi signé CHARLES. Et sur le reply 
est escrit PAR SON ALTESSE le Sr. de HARAUCOURT 
Gouverneur de Nancy pnt, et contresigné M. Bonnet avec 
paraffe, et a costè Rege. Bonnet auec paraffe et scellé du 
grand sceau de sad. altesse de cire verte, sur double lacs 
de soye pendant. 

Coppie prinse et collaônnee à son original escrit en par- 
chemin signée Charles et sur le reply par son Altesse le 
sieur de Haraucourt, gouverneur de Nancy pnt contresignée 
M. Bonnet et a costè registrata Bonnet et scellèe du grand 
sceau de saditte Altesse sur cire verte à double lacs de soye 
meslée pendant, et y rendue conforme par les tabellions 
jurez au duché de Lorraine residans à Nancy soubsignez 
leurs seings cy mis pour tesmoings. 

GUILLAUME. PERIN. 


268 


Les lieutenant ciuil particulier et coners. aux Bailliage et 
siege de Nancy ville capitalle du duché de Lorraine, font 
sauoir a tous qu'il apparliendra, que Mes Jean Guillaume et 
Jean Perin qui ont signè la pnte coppie sont tabellions jures 
audit duchè de Lorraine et residans aud. Nancy et qu'aux 
actes par eulx passé ou signès en lad. qualité foy pleine et 
entiere est adjoustée par tous en jugement et dehors. En 
tesmoing de quoi auons faiet soubsigner la presente legali- 
saôn par Mr. Nicolas François Letondeur greffier ordinaire 
auxd. Bailliage et siège et fait apposer le cachet duquel 
ils ont accoustumè vser en tels et semblables cas, aud. Nancy 
le cinquiéme jour du mois de juillet mil six cent soixante 
quatre. Signè LETONDEUR. 


Scellè par nous Lieutenant civil et criminel aux Bailliage 
et siege de Nancy le 6. juill. 1664. 


Signé MaHUET. 


Ce qui précède a été transcrit par nous, sur l'expédition 
même ci-dessus rappelée, prise et collationnée à son original. 
Un de nos amis, M. Charles Purnot, avocat près la cour 
impériale de Metz, à qui ce document curieux appartient, a 
bien voulu nous le communiquer. M. Roubis, substitut du 
procureur du roi au bailliage de cette ville, en avait été pos- 
sesseur au siécle dernier. La copie est d’une trés-belle exé- 
cution et sur parchemin. Elle est intitulée : Copte figurée 
des lettres de noblesse du sieur Philippe de Vigneulles du 
dernier avril 1601. La lettre capitale du nom du souverain 
est fortement enluminée : au centre ont été dessinées les 
armes de Lorraine surmontées de la couronne ducale. Les 
mots Charles, par la grâce, etc., sont écrits en caractères 
d’or. 

Ajoutons que les lettres de noblesse qu'il avait plu au 
duc Charles d’octroyer au citoyen de Metz, Philippe de 
Vigneulles , furent taxées le 3 mai 1601, par modération, 
en vertu d’une grâce spéciale, à la somme de mille francs. 


269 


Sur le récépissé délivré par le trésorier général des finances 
de Son Altesse, du paiement entre ses mains, de ces mille 
francs, la Chambre des comptes de Lorraine ordonna, le 
2 de ce mois de mai, l’enregistrement au greffe desdites 
lettres de noblesse, après avoir acquiescé à tout leur contenu, 
en lant qu’il pouvait la concerner. 

Ce Philippe de Vigneulles qui mérita pour lui et sa pos- 
térité, par d'importants services, uné si haute faveur du 
duc de Lorraine, fut fait bientôt écuyer. Il devint avocat au 
parlement de Metz, quelques années après l'établissement de 
la Cour souveraine dans la métropole des Trois - Évéchés. 
Le savant biographe M. Emm. Michel rapporte que l'avocat 
Philippe de Vigneulles signa en 1651, en qualité de tuteur 
de Suzanne Ferry, une transaction passée entre le célèbre 
ministre protestant Paul Ferry et ses enfants. 


F.-M. CHaBERT. 





LE SOTRET 
AN. PR Périé 


ste 


La nuit tombe. Au lointain déjà brille une étoile; 
Par les vitraux ouverts et de vigne garnis 

Le vent d'automne agite un blanc rideau de toile 
Et pousse en soupirant des feuillages jaunis. 


La bouilloire frémit, la grave ménagère 

Jette sur les chenets quelques brins de sarment; 
Le bois se tord et fume, et la flamme légère 
Mële au bruit du rouet son gai pétillement, 


Hélas! ta place est vide, Esprit de ma Lorraine, 
Où donc es-tu, Sotret, à lutin familier, 

Toi qu’on voyait jadis pendant la nuit sereine 
Scintiller à travers les branches du hallier ? 


Le néant Pa donc pris comme nos vieilles gloires, 

Nos comtes et nos ducs et nos preux batailleurs, 

Les femmes aux doux noms gravés dans nos histoires : 
Iseult, Berthe aux grands pieds, Jeanne de Vaucouleurs ? 


Non, non, tremblante étoile, astre de nos grand'mères, 
Tu n’es pas morte; un soir, un soir calme, azuré, 

J'ai vu glisser encor tes rayons éphémères, 

Feu follet de l'amour, sur un front adoré. 


T'en souvient-11?... C'était une nuit embaumée, 

Les vers luisants brillaient dans l’herbe des sentiers ; 
Elle dit, en montrant ta lueur bien-aimée | 
Qui s’évanouissait derrière les noyers : 





4 Nom du lutin familier en Lorraine et en Alsace. 


271 


— « Nous n’imiterons pas cette vaine lumière, 

Et notre amour, à nous, rayonnera toujours. » — 
Toujours! .. O frais serments, crédulité première... 
L'hiver vous vit pâlir, éternelles amours ! 


Et depuis, le lutin à l’aîle diaprée 

Ne s’est plus remontré sous les chemins couverts, 
En vain je l’ai cherché parfois, à la vesprée, 

Dans les chênes touffus et les buis toujours verts. 


Le reverrai-je encor, ton feu clair qui sommeille 
Maintenant à l'abri de quelque froid tombeau ? 

0 Sotret, si jamais ton étoile vermeille 

En ce monde glacé doit luire de nouveau, 


Que ce soit, cher démon, comme dans l’âge antique 
Les dieux Lares faisaient aux portes du Romain, 
Que ce soit sur le seuil du foyer domestique, 

Sur la mère endormant son fils contre son sein! 


Octobre 1853. 
ADH. THEURIET. 


L'administrateur-gérant de l’Austrasie, 


A, ROUSSEAU, 


Metz, imp. de Pallez et Rousseau. 


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NOUVELLES RECHERCHES 


SUR LE 


MANUSCRIT D'HENRI CHAMPLON, 
Curé d'Oltonville. 


CRE TEN 


En publiant il y a quelques mois, dans l’Austrasie, l'extrait 
si imparfait du manuscrit de Champlon que nous avions pu 
nous procurer, nous avions surtout pour but d’appeler l’at- 
tention sur ce précieux document historique et d'engager à 
en rechercher l’exemplaire original. La copie qui fait partie 
des archives de la paroisse d’Ottonville, et qui nous avait été 
communiquée avec tant d’obligeance par M. le curé, laissait 
beaucoup à désirer ; nous ignorions d’ailleurs complètement 
sa provenance. Nous sommes heureux de pouvoir aujourd’hui 
donner de nouveaux détails sur ce précieux manuscrit, ils 
résultent de documents fournis par MM. le docteur Regnier, 
de Bouzonville ; Burtard, curé d’Ottonville, et Schmitt, curé 
de Saint-Pauiin à Trèves. 

Les Bénédictins, auteurs de l'Histoire de Melz, qui ont 
emprunté à Champlon plusieurs détails sur la guerre des 
Suédois, parlent en ces termes du manuscrit d'Ottonville : 
« La cure d’Ottonville près Boulay, diocèse de Metz, avoit 
» alors pour pasteur M. Henri Champson ‘ auquel nous 
» sommes redevables d’un journal historique de ce qui s’est 
» passé de son temps. Îl l’a inséré dans son registre des 
» baptêmes. On y trouve des particularités qu’on chercheroit 





* Il résulie des documents que nous avons recueillis à Oltonville, qu'il faut lire 
Champion; ce nom est encore très-eonnu dans le pays. 


15 


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274 


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» inutilement ailleurs. [ commence en 1626 en nous an- 
» nonçant qu’en cette année on célébra un Jubilé dans tout 
» le diocèse, et finit en 1635 par une description vive et 
» pathétique des maux que la peste, la famine et la fiévre 
de Hongrie y avoient causés. Sa latinité est pure, et ses 
» pensées annoncent un grand homme de bien. » 

On voit par ce qui précède que c’est le registre des bap- 
tèmes de la paroisse d’Ottonville qu’il faudrait retrouver pour 
avoir le manuscrit original de Champlon. Or, nous devons à 
l’excessive obligeance de M. le docteur Regnier, que l’on nous 
avait indiqué comme ayant recueilli l’une des copies de cet 
intéressant écrit, des détails très-précis sur cette question. 

Le registre des baptêmes de la paroisse d’Ottonville, tenu 
par le curé Champlon, est complètement inconnu aujour- 
d’hui. La seule copie ancienne du travail attribué à Cham- 
plon, connue dans le pays, fait partie des archives de la 
paroisse de Nunkirchen, canton de Bouzonville. Longtemps 
ignorée au fond d’un coffre rempli des titres de la fabrique, 
elle fut communiquée, il y a quelques années, à M. Schmitt, 
alors curé de Dilling, près de Sarrelouis, et aujourd’hui 
curé de Saint-Paulin à Trèves, qui en fit l’objet d'un mé- 
moire et d’un intéressant commentaire publié en allemand. 
La copie déposée aux archives de la paroisse d’Ottonville a 
été prise sur la brochure de M. Schmitt. 

M. le curé de Nunkirchen ayant bien voulu nous confier le 
précieux manuscrit de ses archives, nous l'avons collationné 
avec la copie d’Ottonville et avec le texte de M. Schmitt et nous 
avons reconnu quelques erreurs ou omissions qu'il était im- 
portant de rectifier. Le manuscrit de Nunkirchen consiste en 
quatre petits feuillets fort sales, en papier vergé de Om,178 
de hauteur sur 0m,106 de largeur. La première page a vingt 
lignes, la seconde dix-neuf, la troisième dix-huit, la qua- 
trième dix-sept, la cinquième dix-huit, la sixième dix-sept et 
la septième douze ; rien n’est écrit sur le verso du quatrième 
feuillet. I n’y a nititre, ni date, ni signature. L'écriture, 


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275 


trés-lisible, est celle d’une personne habituée à écrire l’al- 
lemand ; elle semble appartenir à la fin du xvnie ou au com- 
mencement du xviie siècle, vers l’an 1700. 


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Nous le transcrivons ici avec la plus scrupuleuse fidélité‘ : 
« Hic annus 1635 nobis fuit luctuosissimus ; salem in toto 
Episcopatu et ditione Metensi duplo carius emere jussi 
sumus. 

> Omnes Lotharingi Ducem abjurare , et in verba Regis 
jurare moniti et coacti. Urbes ac fortalitia omnia in lotha- 
ringià solo æquata Hombour, Forbach, Luneville, etc., etc. 
» Fuit hac hyeme acutissimum frigus, quo multa glacie- 
rum * millia ad Rehnum evecta. Philippi burgum ex insi- 
diis in Cæsaris potestatem reductum. 

» Treviros etiam nocturnâ aggressione obtinuit Nicolaus 


» Maillart exiguâ manu, in eaque urbe Principem Electo- 


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rem intercepit. 

» Îtem cœpit, Siricium ac Bolaium, sed Bolaium dedere 
coactus fuit illustrissimo Principi De Conde, post tridui 
obsidionem 18 julii, qui muros omnes dirui jussit, cum 
Jam ante octiduum magna pars urbis, adeoque templum 
immisso proditoris igne conflagrasset. 

> Atque ab illo tempore cives spoliari indies exuique for- 
tunis omnibus et præda esse cœperunt. 

» Eodem tempore circa Julium mensem Suecorum reli- 
quiæ sub Duce Bernardo Weimar, omnium bipedum 
sceleratissima colluvies, evocata à Naborensibus contra 
obsidionem Nicolai Maillart, qui urbem pro Duce Lotha- 
ringiæ postulabat ; postea detenta pro salvo conductu 
principum Sara ac Bipontini Metas versus miserrimum 





‘ La partie antérieure à l'an 4655 n’a pas été reproduite sur la copie de Nun- 


kirchen ; il est probable qu’elle est perdue aujourd’hui. 


2? La copie de Nunkirchen porte gallorum ; mais l'emploi du mot evecta in- 


dique une erreur de copiste. (Voir , au sujet de cette débâcle de glaces, la 
chronique de Jean Bauchet). 


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276 


in modum deprædata est. Omnia sacra ac profana con- 
fundens , nec locis nec personis pepercit ; calices , albas, 
casulas, mappas abstulit, plusquam sexcentas ecclesias in 
vicinià violavit, sacra omnia, reliquias et altaria prefegit, 
ipsumque adorandum Christi corpus multis in locis pedi- 
bus conculcavit. 

» In hoc pago ablatus calix argenteus ex Ricringen, duæ 
albæ pulcherrimæ , et velum calicis factum acu pictoriä, 
corporalia aliquot, et quidquid in templo inventum est. 

» Rustcis omnes cistæ perfractæ, adempta supellex, abacu 
equi 400, mulieres et virgines pleræque violatæ, ita, 
ut per integrum mensem sub tecto commorari nemini tuto 
liceret. In hyeme extremum frigus, sicut æstate summos 
calores sustinuimus. Messis tamen et vindemia felicem ha- 
buissent proventum, si his frui licuisset.… Cardinalis De la 
Vallet copiis cum Duce Weimar ex Seucis in Augusto Reh- 
num petierant. Calendis octobribus revertuntur re infectä, 
inediâ, peste præliisque attriti, subsequente à tergo exer- 
citu Cæsariano, sub Generali Galasse Croatarum, Hunga- 
rorum , Polonorum et nescio quorum hominum, quales 
saltem hæc ditio experta est nunquam. Quid his effectum ? 
0 tu quicumque has notulas aliquando lecturus es, cogita 
non sinere peccatores longo tempore ê sententiä agere, 
sed suo tempore ulciones adhiberi divini beneficii indi- 
cium esse. Parochia hæc opibus, pecoribus, numero for- 
tium et robustorum incolarum florebat , et tota in eam 
versa est malorum moles. À Seucis jugulabamur , Lotha- 
ringi omnia deprædabantur, Cæsariani nos hostes judica- 
bant, Metenses nullum ferebant auxilium, et sic, cum neu- 
trales esse conabamur, nulli eramus. Salvo-guardiam ob- 
tinuimus à Thconisvillanis et Sircensibus, tamen prædones 
milites semper nobis erant infensi, et magnum pecorum 
numerum indies abigebant. Una marchionis Badensis co- 
hors unicâ vice trecentos boves, sues quingentas, et quin- 
quaginta equos abduxit, pastorem boum interfecit, et 


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» 


277 


lantum non etiam pastorem hominum me ipsum pridie 
sancti Michaëlis. Deinde eadem cohors circa Martinalia 
60 vaccas, et equos 20 abduxit. Obtinui etiam ipse rogatu 
Parochianorum à Duce Carolo Lotharingiæ Bolaij cum 
exercitu castrametato confirmationem protectionis nostri 
pagi, nec tamen eflicere potui, quin omnia frumenta nos- 
tra excuterentur, media pars pagt incendio periret à co- 
hortibus Baronis de Bleinville et Lenoncourt et de Mersy, 
qui per dies decem omnia sicut locustæ consumpserunt. 
Dein vero residuum locustæ comedit bruchus , 1d est, 
exercitus Croatarum et Hungarorum, qui juxta Nidæ trac- 
tum fermé sex seplimanas et amplius substitit, et omnes ferè 
pagos incendio et populatione absumpsit. Sacra omnia et 
profana permiscebant, non personæ, non sexui, non æfali 
parcebant, quod reconditum, quod abstrusum ubique erue- 
batur, quidquid usquam pecorum erat, retquum abdu- 
cebatur. Violari virgines, enecari matres discructari viros 
übique audiebatur. Haustus quidam ätabolieus, que swe- 
cum vocabant, sic propinabatur, ut supino homini aqua 
aut oleum afrquando sordes ad erepitum usque infunde- 
rentur, ut pecunias, aut panem, aut supellectilem indi- 
caret. Nemo calceatus tuto foribus egredi, nemo domi 
manere nudus audebat; viventibus auræ usura, mortuis 
sepulturæ facultas negabatur... Antehàc pro extensionc et 
possessione agrorum lis erat, hoc anno pro sepulchri spa- 
tio summâ contentione decerlatum est. Omnia ubique cæ- 
meteria repleta et auctà, quamvis sæpe Bolar 10 aut 12 
una in scrobe conderentur. In pagis multi octo dies, multi 
ipsos menses, in quibusdam domibus 4 aut 5 insepulta 
cadavera jacuerunt. Pestis, fames, febris hungarica aliæ- 
que calamitates omnia funeribus replebant, et quo quis 
erat robustior, eo cilius et graviès decumbebat et neca- 
batur celeriüs. Qui semet evasisse videbantur, tandem ter- 
tiô , quartÔ relapsi vivendi et ægrotandi faciebant finem. 
Nos ex parochiä nostrà sepelivimus partim hic, partim Bo- 


278 


» laij et ahbi, iisque justa funeralia Bolaij in sacello cas- 
trensi persolvimus, cum nec calicem domi, nec alia orna- 
» menta haberemus, nec remanere in pago cuiquam liceret 
» à festo omnium sanctorum usque ad septuagesimam. 

» Animæ eorum et omnium fidelium requiescant in sancta 
> pace. Amen. » 

La restitution du véritable texte de la copie de Nunkirchen 
exigeant de nombreuses corrections à notre première tra- 
duction, nous avons cru devoir la reproduire entièrement 
aprés y avoir introduit les modifications nécessaires par suite 
des rectifications du texte latin : 


« Cette année 10635 nous vit verser bien des larmes. Nous 


» reçümes l’ordre, dans toute l’étendue de l’évêché et de la 
» domination messine, d’acheter le sel deux fois plus cher ‘. 


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* La chronique de Jean Bouchet, greffier de Plappeville, écrite vers 1650 
(Bibliothèque de la ville de Metz. Mss. historiques, n° 182, page 126 et suiv.), 
s'étend beaucoup sur cette augmentation du prix du sel : 


NOUVELLE MESURE POUR LIVRER LE SEL. 463%, 


Æa Jan mil six cent et trante cinque 

En janvier le haictiesme fat faicte de quarte et pinte 
Aussy des chopinette pour mesurer le selz 

A la menuee mains en les rues et quartiez. 


Devant le parlement : au plus hault du pallais 

Dedans des grand cherpaigne furent portéé sans dilay 
Hecq furent frappée : de trois grand fleur dellys 

Dans lescusson de France, estoient marquéé en my. 


Par monsieur le premier Anthoine de Brethaigne 
Farentla quarte et la pinte laxée et liquidéé 

La quarte dix souls tournois ; moins deux deniers 
Par arrest de la cour fut ainsy regallé. 


Or lun des conseillers en cecy fut commis 

Quen son nom se nommoit, le seigeur de Fremys 
Quaux jour au lendemain, manda mons' Praillon 
Pour lay tout racompter le tortu et raisons. 


279 


» Tous les Lorrains furent invités et obligés à abjurer leur 
» duc et à prêter serment au roi. Les villes et toutes les 
» forteresses de la Lorraine, Hombourg , Forbach, Luné- 
» ville, etc., etc., furent rasées. 

» À la suite d’un froid très-rigoureux qui régna cet hiver, 
» une immense quantité de glaçons fut entrainée jusqu’au 
> Rhin'. 





Or Philippe Praillon estant maître eschevin 

Da pays et la ville et de tout le commung 

Entendant cest arest faict par le parlement 

Que sur le selz failloit prendre deux cent et dix mil francs. 


9 0e ee 2 ee ee = ee = ee + ee + ee ee ee ee ee 


OADONNANCE POUR LE SELZ. 1635. 

De par le Roy 

Et monsieur Fremi con*" du roy en sa cour de parlement de Metz , commissaire 
députté par sa maiesté pour ledi regallement du selz en l’estenduéé deladicte cour. 

Sur la requeste des députtes des paroisses de Metz deffences sont faicte a toutes 
personnes de quelle qualité estat et conditions quelles soient, ecclesiastique, nobles, 
roturiers , seigneurs de francqalœuf officiers et autres privileges quelconque de la 
ville de Metz, pays-messin et francq alœuf y annexes duser a l'avenir dautre 
sel que celluy qui leur sera fourni au grenier de Metz par ledit messire Clande 
Perrin et consorts ou leur commis a raison de cinq soulz tournois la pinte moins 
un deniers bonne et loyal et de favorisser ou receller les faulx saulniers sur 
peine de cinq cent livres d'amende. . . . . . . . . 


‘ La chronique de Jean Bauchet (page 128) donne d’intéressants détails 
sur cette débâcle de glaces : 


| LANÉE QUE LES GLACES ROMPIRENT ET VINDRENT EN LILLE EN 1635. 


Lao mil six cent trante et encour cinqne 

En la Muzelle un grand inondation deau y survint 
Venant des neiges; les glaces descendant sy effroyable 
Quen cent ans on nen veu la semblable. 


Pres la Voges et aussy Lunverdun (Liverdun) 
Tout les glasons sestoient tout mis en ung 
Sen vindrent devalle comme une arméé en fille 
Eutre pont de Mollin et aussy Longeville. 


Hauictiesme jour de janvier ; environ la minuicts 

Leau découltante aval, amena ce bultin 

Jusque proche La Wanne quondi de Wadrinanéé 

Dont les gens de Longeville navoient pour lors soif deaucé. 


280 


» Philipsbourg fut réduit par surprise au pouvoir de l’em- 
> pereur. 

» Nicolas Maillart, par une attaque de nuit, se rendit éga- 
» lement maître de Trèves , avec une très-petite troupe ; il 
surprit dans cette ville le prince Électeur. 
» Il prit aussi Sierck et Boulay; mais il fut obligé, le 18 
juillet, de remettre cette dernière ville, après un siége de 
trois jours , à l’illustre prince de Condé , qui ordonna de 
» raser toutes les murailles, lorsque déjà huit jours aupara- 


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Plusieurs ghsons passoient de long de Longevilfe 
Rompant porte et murailles , ils passoient scans divisse 
Et toute d’une routté ensemble sen sont allé 

Droict au pont de la croix au Loup sont aresté. 


Feeq il sassemblerent tourtouts en um monceauls 

Per foy en vérité bien cinq cent mil leumreaux 

Estant tout lan sur lautre , comme ont melz des gassons 
Sans bord ny menty, de la haulteur du pont. 


Audesus du pot mor, il couroient sans arest 

Et au saulx de Werixe, il couroient sans arest 

Es champs et es masoiage ; proche la maison doron 
Estoient pour vray tonrtout plain de glasons 


La paseur de huict pieds il y en avoit plusieurs 
En descendant la Muzelle , menoient telle rigeur 
Que bien chosses certaine , en toute vérité 

Que le pont et les arche, il faisoient tout tremblé. 


Telle fat que les pécheur de Metz estant sorti 
Dedans la thealerott, sestant tout refoy 

Il eurent telle espouvente de leau et de la glaces 
Furent tous en an moment force de quicter la places. 


Le jour au lendemain , fallut couré a crouvéé 

Avec hache et huauix, pour y faire une brigéé 
Pour rompre les glasons, au pied da pont au Loups 
Afin quon ny mette piedz dans les pertuys ny trou. 


Les ceux de la crouvéé, il en tiroient hazard’ 
Des personnes qui passoient , il en tiroient an liar 
Et daucuns autres deux, il nestoient pas taxé 
Prenoient ce qu’il pouvoient, pour en dire verilté. 


281 


y vant une grande partie de la ville , et en outre l’église, 
» étaient mcendiés par les feux lancés par le pertide ". 


Alors enthierement, lespace de trois semaines 
Chars ny haulte charette, ny aussy leur domaines 
Ny peureut charier au loup desus le pont 

failloit prendre le detour proche la maison Dorron. 


Anthoine de Brelaigne , premier president 

Aa parlement de Metz, ea fit toute autant 

Avec sa caroche et ses gros noir chevaulx 
Fallut prendre le tour dans le bas comme en haalt. 


* Chronique de Jean Bauchet (page 149). 


CINQ CENT? PORC PRIS PAR LES MESSRIN À BOLLAS. 1035. 


_ 


Ce fut par un dimange, jour de Ste Trinité 

Que le cheval leger de Metz et le bouchiez 

Et bien deux cent pielond , allerent devant Bollas 
Pensant prendre culz au chausse le cappre Maillair. 


Venu devant Bollas, envoient leur trompette 

A luy parlementer du chasteaux se demettre 
Respondist brusquement au messein sans raisen 
Qu'il estoit aw due Charle, nompoins a des colon. 


Les appellant frappouille, et coppaulx toute ensemble 
Dres dedans son chasteaux leurs fit cest harangue 
Vous est des babillart relournéz vous a Melz 
Peigner vos beaux cheveulx , destendre voz rabalz. 


Ce oïeant les messeins, li reponce a eux faicte 

Naieant canon ny vivres, pour a My thenir teste 

Firent un tour de regnerds, allerent prendre les pourceaux 
Et les chenvres et bouquin, du bourg et du chasieaalx. 


Toute au milieu d’an boys, ils les allerent trouvé 
En un grand eforest, où les avoient sauvéz 
Doubtant destre campé , les amenerent a Metz 

Et dans le Champaissaille, furent vandu a l’estache. 


Des messein et bourgeois fut leur premier vaillance 
Qu'ils firent depais les troubles des Lorrains allemans 
Dissoit on que lear prisses et tout leur battin 

Fat vandu a qui plus bierf quatré cent fleurins. 


282 


» À parlir de ce moment, les citoyens commencérent à 
» être pillés chaque jour, dépouillés de tous leurs biens et 
» à devenir une véritable proie. 





ENCOUR COURCÉE A BOLLAIS PAR LES MEssgins. 4635. 


Trois jours après que les messeins eurent faicts 
A vandre leur buttin , sont ralliez de faict 

Et touts en une bande dedans le champaissaille 
Sont cinq cent assemblé , tourtout menant rippaille 


Se disant l’un a l’autre, faulte avoir avoir poudre et plond 
Pour Maillar et ses gens leur donner bon guerdon 

Tsy toy mon camarade, desja avons le pore 

À Iheur jaurons les vaches et le chasteaux et bourg. 


Et lors droite a la porte quondi aux allemans 
Sen sont tres tous sorly, criant comme cbahuant 
Tirant a St Jolieo, puis par le hault chemin 
Pensant avoir desja Boullas et le butin. 


Et tant il chevaucherent qna sept henres du malin 
Arivont proche Bollas , jusque dans le jardin 

Maillar avec ses gens les estant apperceu 

Quavec deux cent chevaulx en mesme temps courist sus. 


Avec quatre escadrons il les esguillonna 

Et de telle hardiesse, qu’en fin il les chassa 

Jusque a St Jean Wolmenche tousjours les poursuivant 

Les meilleurs armes qu’il eussent, en fin ce fut leur jambe. 


Toutefois des messein ny eut q'un des tuéz 
Eo retournant villaiges et aussy deux blécé 
Voilla le bon butin que nos messein y frent 
Il sen revindrent bien dollent et bien triste. 


Or ne furent plus davis de Bollas aller veoir 
Syl navoit du canon et du plus de convoyer 

Sy degousté estoient , desire ainsi repoussé 

Que eusent a tout le diables volontier tout donné. 


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283 


> Dans le même tenps, vers le mois de juillet, apparurent 
» des restes de bandes suédoises commandées par le duc Ber- 
» nard Weimar, troupe immonde et épouvantable d'êtres 





CAMPS DE BOLLAS. 


Le neufviesme jour du moys (juin) le prince de Condé 
Eu sa ville de Nancy: le dimanche la entre 

Ou il fit son entrée avec dix mille homme 

Toute noblesse de france, la plus part gentilhomme. 


Le samedi suivant il met sus son arméé 
Et vint camper Bollas, avec force dragéés 
En passant parmy Vic, print huict piece dartillerie 
Le dimanche au matin, aprestist ses batterie. 


Monsieur le prince de Condé fit une sommation 

À Maillar a ses gens a rendre chasteaux donjon. 
Alors a la trompette lettre luy rescrivit 

De rendre bourg et chasteaux, il nestoit point davis. 


Et quau duc Charle son prince, la place appertenoil 
Et quillecq la dedans en garde mis luy avoit 

Et pour qui que se fut, le chasteaux ny rendroit 
À cappittaine ny princes, y mesme au roy Francoys. 


Or lors ny cognoissoit ny francois ny francoisse 
Que avoir querelle huttin el toutes noize 

Donc monseigneur le prince oicant cest reponce 
Son armées en bataille fit mettre et bastions. 


Neuf pieccs de canon fit hausser sur gabions 

Le dimanche sur le soir; quesueillon bien pierron 
Tout du long de la nuict donnèrent soixante ambade, 
Aux allemans et Lorrains et à leur sieur Maillair. 


Soixante lun après lautre coup dartillerie donnèreut 
Quaux chasteaux et donjon enthier il decoiffereut 

En bas de la muraille il y firent une breche 

Qun chars y eust entré scans arest ny empèche. 


Maillair voieant cela fut sy espouventé 

Voieant tout acable, les toits et les guerriers 
Dissant à ses soldats, voici terible dances 

Que Conde et ses gens nous aprenent de France. 


284 


» n'ayant d'humain que la forme, appelée par les habitants 
» de Saint-Avold pour délivrer Jeur ville assiégée par Nico- 
» las Maillart qui soutenait les prétentions du duc de Lor- 
>» raine ‘. Retenus ensuite pour sauf-conduit des princes 





De lendemain envoie une trompette 

À monsieur le Prince questoit en une logetle 
Darier un gros pomiers tout dedans les jardins 
Tout aupres de Bollas, pour luy crier mercy. 


Qui lors presenta audit prince de Condé 

Où estoit en escrit quavoit deliberé 

Son cappitaine Maillar de rendre le chasteaux 
Maieannant sauf baigaiges et tous armes et chevaux. 


Le S' de Condé son conseil tenu 

En mesme temps fit reponce a Maillair en conclud 
Qu'il rendroit le chasteau moiennant sauf bagaiges 
Trente cheval avec luy scans nul autres esquippaiges. 


Pour lors Maillar, et aussy trente cheval 
Sortirent dudit Bollas, fayeant comme canaille 

En disant au francoys messieurs ne vous mocquez 
Devant qui soit huict par icy my voirez. 


Le restant de ses gens, garolté et liez 

Y furent enthierement et aux boureaux livré 

Au Tillot de Bollas, il furent tres tous penda 
Scans nul miséricorde, scans reslé jamais ung. 


Par le boureaux de Metz, et celluy de Moyenvic, 
Par celui de Nancy, aussy de trois Juif 

Que par force il furent pris pour pendre et estranglé 
Les soldatz de Maillar qui furent bien couchadé. 


Or eslant tout ce faict, fut faict des commissaires 
Pour defaire le chasteaux et ausy les murailles 
Dont tout fut accable, destruy et demolli 

Et mesme la muraille, qui faissait le circuit. 


! « D'autres cotté cstoit un cappitlane nommé Maillar qui tenoié pour le duc 
Charles de Lorraine estant gouverneor de Cierque qi estoit encour plus méchant! 
que les Bourguignons, il pilloit tout de ce coté La vers Ste-Barbe le hault chemin 
les Estangs estoit toujours sur le chemin a volé. D’autres ehbairges aroit de son 


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285 


de Sarrebruck et de Deux-Ponts , ils saccagérent les envi- 
rons de Metz de la manière la plus horrible. Ces barbares, 
confondant tout dans leur rage de destrucüon, Le sacré et 
le profane, n’épargnèrent ni les hommes ni leurs habita- 
tions ; enlevèrent les calices, les aubes, les chasubles et les 
linges sacrés, profanèrent plus de six cents églises dans 
le voisinage, détruisirent les reliques, renversèrent les au- 
tels et poussèrent la brutalité jusqu’à fouler aux pieds, en 
beaucoup de localités, le corps adorable du Christ. Dans 
notre commune, un calice d'argent fut enlevé ; à Ricrange‘ 
ils ravirent deux très-belles aubes, un voile de calice brodé, 
quelques corporaux et tout ce qui fut trouvé dans l’église. 
» Tous les coffres des paysans furent brisés, leurs meubles 
ravis, cent chevaux dérobés, les femmes et les jeunes filles 
pour la plupart violées, tellement que pendant un mois en- 
tier personne ne pouvait demeurer en sûreté sous un toit. 
Après avoir supporté pendant l’hiver les rigueurs du froid, 
on éprouva pendant l’été de grandes chaleurs. La moisson 
et la vendange eussent néanmoins été abondantes, s’il avait 
été permis d’en jouir. Au mois d'août , le cardinal de la 
Vallette avait gagné le Rhin avec ses troupes réunies aux 
Suédois commandés par le duc Weimar. Le 4er octobre, 
ils rebroussérent chemin, consumés par les maladies , la 





altesse de Lorraine de prendre à rançon tous particuliers qui residoient en la 
Lorraine qui tenoient le parti des Françoys fut gentilhomme ou laboureur quoy 
quil fut il les prenoit à rançon puis sil ne le vouloient suivres il les faisoit à luy 
contribué, il estoit sans cesse du costé de Courcclle Ste-Avolx pour tacher 
dattraper les vivres et munitions que les francoys menoient jours à autres pour 
l'entretenement de l’armée de France qui estoient campée devant Deux Pont eu 
Alemaigoe mais on y cnvoyoit si bon convoys qu’il ny gaigoa pas trop. En fin de 
compte tout devint sy cher à Metz cause que la commerce des marchandises ne 
vaquoit plus que cestoit une terrible chosse. > 


(Chronique de Jean Bauchet , page 161.) 


* Ricrange est annexe d’Ottonville. 


286 


» disette, la peste el les combats ‘, et poursuivis par l’ar- 
» mée impériale commandée par le général Galas *. Cette 
» armée était composée de Croates, de Hongrois, de Polo- 
» nais et de je ne sais quels hommes que l’on ne se fut jamais 
» attendu à voir dans notre pays . 


! MURTALITE DE L'ARMÉE FRANCOISE SUR LE RHIN EN ALLEMAGNE. 1633. 


En ce temps Monsieur de La Force estoit dedans Lando 
Sur le rivaiges du Rhin qu’envoya sussilôt 

Dire audit La Cappel et à Monsieur d'Ancy 

Quil-aille avec leur gens le trouver sans redi. 


Tout son quartier d'hiver avoit fait en Allemaigne 

Avec les François qu’estoit en mal estreine 

La peste aassi le pourpre, aussi le flux de sang 

Mourir en firent plusieurs, ne sachant le denombrement. 


De Metz y furent envoyés, barltiers appoticaires 
Docteurs et cherurgiens, pour les guerir de mal 
Par madame de La Force ilecq furent envoyés 
Qu’estoit logée à Metz, el promis les payé. 


Par compte faict en somme , en l'armée des francoys 
Mourut cinq mil homme, y compris suédois 

C’estoit grand pitié ; de la telle puanteur 

Qu’il faisoit en l’armée, tout estoit en grand peur. 


Monsieur de La Force et monsieur de Thonny 
Et monsieur de Rohan, de Lando il partirent 

Et avec leurs armée allèrent droit à Spire 
Qu’estoit ville capitale d’Allemaigne et d’Empire. 


(Chronique de Jean Bauchet , pages 132, 133.) 


2 Chronique de Jean Bauchet, page 169. 

« Lesquelles esloit cest armée que Gallas conduissoit de quarante mil homme 
presque tout chavalleries homme bien faict de toutes sortes de nations comme 
Lorrains allemans Gravace, Pollac appollittain anabaptiste Turc hongrois. » 


5 M. le docteur Régoier, de Bouzonville, m’écrit que la tradition locale rapporte 
que la rencontre des deux armées eut lieu entre Ottonville et Teterchen. Les deux 
armées, francaise et impériale, y perdirent beaucoup de monde; mais l'avantage 
resta aux Français. 

. Le P. Barre rend compte de ce combat en ces termes, dans son His{oire géné- 
rale d'Allemagne (Paris 1748, in-4o, t. LX, p. 679) : Après un premier com- 
“ bat entre Odcrnheim et Messeinheim, le général des impériaux se mil à la tête 


VUS SOU US v 


287 
» Que laissérent-ils comme traces de leur passage ? Ô qui 
que tu sois, lecteur que le hasard pourra amener à par- 
courir ces lignes, n’oublie pas que c’est une preuve de la 
bonté de Dieu que bien loin de permettre que tout réu-- 
sisse indéfiniment aux pécheurs au gré de leurs désirs, il 
les châtie au contraire quand il le juge convenable. Cette 
paroisse florissait par ses richesses , ses troupeaux et un 
nombre considérable d'habitants courageux et robustes, 
lorsqu'une série interminable de malheurs vint fondre 
sur elle. Nous étions égorgés par les Suédois, les Lorrains 
pillaient tout, les Impériaux nous traitaient en ennemis, 
les Messins ne nous portaient aucun secours, et dans cette 
position, obligés à la neutralité, nous étions complètement 
nuls. Malgré une sauve-garde que nous avions obtenue des 
habitants de Thionville et de Sierck, nous étions cons- 
tamment en butte aux incursions de soldats pillards qui 
nous enlevaient chaque jour une grande quantité de bétail. 





de nenf mille chevaux, traversa le duché de Deux-Ponts, passa la Sarre, entra 
dans la Lorraine, et attendit les alliés entre Vaudervange et Boulay, à une 
journée de Metz. Il s'y donna un rude combat le 27 septembre 1635. Galas 
délacha quatorze régiments sur l’arrière-garde française. Six compagnies de 
cavalerie du cardinal de la Valette soutinrent le choc des impériaux, el les atta- 
quèrent ensuite avec tant de fureur que la cavalerie de Galas fut mise en dé- 
roule ; cinq cents Croales furent tués, avec plusieurs officiers. Les Français se 
relirèrent à Pont-àa-Mousson, ct les Suédois à Vic et à Mouyenvic, avec les deux 
armées réduites à six mille chevaux et à huit mille hommes de pied. Celle de 
Galas était encore composée de quinze mille fantassins, de huit mille chevaux et 
de six mille Croates. Il s'empara de Vaudervange et vint camper près de Zager- 
munde. Il bonora de ses éloges la belle retraite des Français et des Suédois, assu- 
rant que c'était la plus belle action qu’on eut jamais vue. » 


* Jean Bauchet raconte en ces termes (page 175), les vexations des troupes 


impériales, Cravace et Turc, commandées par Galas: € Ici ils les mettoient à 
mort, jusque à les rostir, mettre de telle sorte que jamais beste brute n'aist esté 
mise à la facon qu'ils mettoient les pauvres qu’ils atrappoient ; ils n’y regardoient 
ni vieux, ni jeune, ni Lorrains, ni Bourguignon ni François, ni Messein : tout ce 
qu'ils trouvoient estoient à leur darier maitre, n’estoient point eulx c’estoit le bon 
Dieu qui nous envoie ces fleau quan il lui plaist. 


VIS VE SUV VUE VV YU YVISEY % Y 


Vu UT YU YU Ov y 


288 


Une cohorte du marquis de Bade ravit d’un seul coup trois 
cents bœufs, cinq cents porcs et cinquante chevaux. Îls 
tuérent-le pasteur des bœufs, et peu s’en fallut qu'ils ne 
me tuassent aussi, moi le pasteur des hommes, la veille 
deda fête de saint Michel {28 septembre 1635). La même 
cohorte enleva ensuite, vers la Saint-Martin, soixante vaches 
et vingt chevaux. J’obtins moi-même, sur la demande de 
mes paroissiens, du duc Charles de Lorraine campé à 
Boulay avec son armée, la confirmation de la protection 
de notre village, et cependant je ne pus empêcher que nos 
récoltes ne fussent saccagées et que la moitié du village 
ne fût incendiée par les troupes du baron de Bleinville, 
de Lenoncourt et de Mercy, qui, semblables à une nuée 
de sauterelles, anéantirent tout durant l’espace de dix jours. 
Ce qui avait échappé à la sauterelle fut ensuite dévoré par 
la chenille, c’est-à-dire par l’armée des Croates et des 
Hongrois qui séjourna pendant plus de six semaines dans 
la vallée de la Nied et anéantit presque tous les villages 
par la dévastation et l'incendie. Confondant tout dans sa 
rage, le sacré et le profane, elle ne tenait compte ni de 
la qualité des personnes, ni de l’âge, ni du sexe; les 
objets cachés ou enfouis étaient partout découverts et 
enlevés, tout ce qui restait encore de bélail était emmené. 
On n’entendait parler de tous côtés que de Jeunes filles 
violées, de mêres assassinées et d'hommes mis à la torture. 
» Îls donnaient la question en proposant au patient de 
boire un coup diabolique qu’ils appelaient le suédois. 
L'homme étant couché sur le dos, on lui introduisait de 
force dans la gorge, jusqu’à rupture des parois de l’es- 
tomac, de l’eau ou de l’huile et quelquefois des ordures, 
pour le forcer à indiquer les lieux où étaient cachés l'ar- 
gent, les provisions et les hardes. Chaussé hors de chez 
lui ou nu à la maison, nul n’était en sûreté ; la jouissance 
de l’air était refusée aux vivants et la sépulture aux morts. 
» Auparavant, on avait des procès pour acquérir et pos- 


289 


>» séder des terres ; cette année on se disputa avec achare 
nement l’espace nécessaire pour un tombeau. Partout les 
» cimetières furent remplis et agrandis, quoique souvent à 
» Boulay dix ou douze corps fussent inhumés dans une 
» seule fosse. Dans les villages,un grand nombre attendirent 
» pendant huit jours, beaucoup attendirent même des mois 
» entiers, et dans quelques maisons quatre ou cinq cadavres 
» restèrent sans sépulture. La peste, la famine, la fièvre de 
» Hongrie et d’autres calamités semaient la mort de tous 
» côtés ; le plus robuste était par cela même plus violemment 
» atteint et plus rapidement enlevé. Celui qui paraissait 
> avoir échappé une fois à la maladie, ne tardait pas à suc- 
> comber après trois ou quatre rechutes'. Nous avons in- 
> humé la plupart de ceux de notre paroisse en partie ici, en 
» partre à Boulay et ailleurs, et nous avons célébré leurs 
s services funèbres dans la chapelle du château de Boulay, 





1 On Hità ce sujet dans la Chronique de Jean Bauchet, p. 176: « En ve temps 
dévefs ln St Luce (48 octobre 1635,) telle estoit sy grande la mortalité en la ville 
de Mets, que par nombre fait par les banerols on en meltoit trois cents en terre 
enun jour, rien que catholique non compris les ceux de la religion (réformée), ny 
kes soldats qui mouroient au Champaissailles et devant les portes que tout da long 
dres le pont aux areines jusque St Julien. Tout les hayé et chemin estoient plein 
dé soldats malade dobt il y en mouroit plus de cent en un jour et fallut louer des 
gens aux frais de la ville pour les mettre en terre du long des hayes et chemins 
el avoient des crochot de fer pour enhacher par foys dix ou douze en une fosse ; 
sans menti de là püsnteür qu'il firent il fallut fermer la porte des Alkemans et la 
laisser bien huit jour close jusque à ce qu’ils furent enterrés. Au Champaissaille 
cestoit tout de mesmé parquoy on les prit tent les malades que les morts et les 
mena on en la cornuee gellines et en la maison de santé, dont la maladie qui cou- 
roient estoit, flux de sang, peste, pourpre et fievbvre contagieuse et chaude. 
Au vray dirë ce que les soldats vindrent en cest estat ce fat la panvreté qu'ils 
apportèrent d’Allemaigne, à n’avoir nrangé pain de huit jours, que des navéaux 
et charotte et avec la peur et la chasse de travail qu'ils eurent au retour. Les 
rapports elant faits par les bannerots des paroisses qu’au mois de novembre rien 
que dx bourgeois de la ville, il y en avoit moura six mil tant femme que des 
enfans. Persuane n’avoit bon terhps en la ville pour l'heure, que les ceux qui fai- 
#vient les fosses ét qui entetroient les corps morts ; il leur falloit force argat et 
du #i$ fouitA ét quant sus couse estoidét ivres udict & jours. 

19 


» 
» 
D» 
» 


» 


290 


à une époque où nous n'avions chez nous ni calice, ni 
autres ornements, et où personne ne pouvait demeurer 
dans le village, ce qui dura depuis la fête de la Toussaint 
jusqu’à la Septuagésime. 

> Que leurs âmes et celles de tous les fidèles reposent en 
une sainte paix! Amen. » 


Nous croyons devoir ajouter ici l'extrait d’une lettre que 


nous écrit à ce sujet M. Burtard, curé d’Ottonville : « Voici 


YVES SV y OS VS VU 


Y 


ce que j'ai recueilli dans un registre de M. Jeunehomme, 
curé d’Ottonville en 1789: « Les premiers registres qui 
se trouvent dans notre église sont de M. Henry Champlon 
(au lieu de Champson), qui est entré à Ottonville, en qua- 
lité de curé, en 1626. M. Henry David a été son prédé- 
cesseur et curé dudit Ottonville pendant trente-neuf ans, 
selon différents contrats qui font mention de lui et du 
temps pendant lequel il a été curé. Tous les registres de 
son temps et ceux avant lui, ont été brûlés par les Suédois, 
selon la mention qu’en fait M. Henry Champlon, son suc- 
cesseur, ainsi que de toutes les horreurs commises dans la 
guerre des Suédois. Depuis l’an 1635, on ne trouve ni 
actes, ni registres, jusqu’à l’année 1653, dans laquelle 
année M. Serarius fut nommé curé à Ottonville. 

> La date de la mort de M. Champlon est inconnue ; une 
ancienne tradition rapporte sa mort à la fin de la peste 
hongroise, c’est-à-dire en 1635 ou 1636, mais je ne puis 
donner à ce sujet des renseignements certains. 

» La copie de Nunkirchen ne doit pas être la seule qui 
existe, car j'ai vu et entendu de vieux curés originaires 
d’Ottonville qui citaient de mémoire de nombreux passages 


» du manuscrit de Champlon. » 


En parcourant, l’automne dernier, les diverses communes 


je la Moselle, en vue de recueillir les documents relatifs à 
ja rédaction de la statistique monumentale du département, 


291 


nous avons également trouvé dans les archives de la paroisse 
d’Anderny (canton d’Audun-le-Roman), un registre des bap- 
têmes, sur lequel le curé d’Anderny, contemporain de Cham- 
plon, inscrivait des notes historiques. Voici celles qu’un ra- 
pide examen nous a permis de transcrire : € Le jour de St. 


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» 
» 
D» 
» 


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> 
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L 


Jean Bapt° 1635 l'armée du roy de France ait logé à An- 
derny avec quatre pièces d’artillerie et le lendemain ait 
assiégé le chasteau de Sancy. Une compagnie de cavaliers 
estant demeuré à Bonvillers audit jour de St Jean Baptiste 
vient loger audit Anderny le lendemain, laquelle com- 
pagnie estait conduite par Monsr. du Croy. Le général de 
la dite armée s’appeloit Mons'. du Hallie. 

» Ï] y passa encore deux pièces d'artillerie par Anderny 
sans faire arrest le lendemain de la St. Jean pour aller 
aussi devant Sancy. 

» — Le 16 juin 1643, Monsr. de Vatimont avec 800 che- 
vaux vint blocquer Thionville; le même jour Mr. le mar- 
quis de Gesvres avec son armée logea le loing du ruisseau 
de Fontoy au-dessus de Hayange et le lendemain 17 alla 
devant Thionville. Le vendredi suivant 19e dudit, Monsr. 
le duc d'Anguien y arriva le soir. Et fut rendue la sus- 
dite ville par composition le samedi 8 d’aoust en la mesme 
année. On n’y entra, le seigr susdit que le 10e jour de 
St Sauveur auquel jour de St Sauveur la garnison sortit, 
emmenant deux pièces de canon et un mortier. 

> — Le 1er septembre, l’armée partit pour aller devant 


> Sircqs. » 


GEorGEs BouLanGé. 





L'INVASION 


DES BARBARES 


DANS LA VALLÉE DE LA MOSELLE. 


(Suite el fn). 


. L'histoire de la contrée, de la province, de 
Ja vülo natale est in seule où nôtre âme s'et- 
tache par un intérêt patriotique, les autres 
peuvent nous sembler curieuses, instructives, 
dignes d'admiration, mais clles n'attachent 
point de cette inarière. 

| AUGUSTIN THIERRY. 


Tel fut l’état de notrë pays dans les deux premiers siècles 
dé l’ére chrétienne. Jusqu’alors il n’avait eu qu’à se défendre 
contre des excursions éphémères auxquelles se livraient acci- 
dentellement les peuplés d’au-delà du Rhin; jusqu'alors les 
légions romaïnes avaient suffi pour purger le térritoiré de 
tés pillages. Mais dès l’année 493, les attaques des Teutons 
devinrent plus fréquentes. Il fallut songer à de nouveaux 
expédients. Didius Julianus, gouverneur donné à notre pro- 
vince par Septime-Sévère, organisa les habitants des villes 
en corps de milice, arma les campagnes, et à l’aide de ces 
forces militaires improvisées, il parvint à rejeter les Teutons 
dans leur pays de marécages et de tourbières. C’est la pre- 
mière garde nationale qu’aient vue les rives de la Moselle. 

Ïl arriva un moment où ce rempart de volontaires devait 
être rompu. C’est qu’à l'inverse des Romains, qui couraient 





293 


à leur perte par leurs divisions et leurs guerres prétoriennes, 
les Teutons prenaient de la consistance en formant entre 
eux des fédérations. Près des bouches de l’Elbe, s’organisait 
la ligue des Saxons, pirates se servant d’un poignard re- 
doutable appelé sachs. Au-dessous d'eux se formait celle 
dite des Francks (Gers, hardis) qui se recruta parmi les prin- 
cipales tribus germaines. A leur exemple, sur les frontières 
rhéno-danubiennes, avait pris naissance la plus forte et la 
plus entreprenante de toutes, eelle composée des hommes 
rassemblés de toutes parts all mann, et qui reçut le nom 
significatif de ligue allemanique. Etaient à à la tête de cette 
fédération : les Vendes, les Dalnes, les Suèves, les Alains, 
les Marcomans. Vaincus par Caracalla en 214, ils reprirent 
leur œuvre de destruction sous Alexandre Sévère, passérent 
le Rhin et franchirent le rempart de Trajan, en-deçà du 
Danube, 

L'empereur était alors à Antioche, occupé contre les 
Perses ; il accourut en toute hâte de l'Orient, à la tête de 
plus de 200,000 hommes. C’est alors que notre province 
fut habitée pour la première fois par des troupes asjatiques. 
C’est alors que s’y établirent des légions d’archers arméniens 
et parthes. Une inscription trouvée à Gran nous est une 
preuve que les Parthes ont trouvé assez de charmes aux 
Gauloises pour les épouser. 


CONNVBIQ JUNCTI DIVERSIS GENTIRVS 
“| VT GALLÆ CVM PARTHIS MONIMEN 
7. | . TVM SIC STATVERVNT BALISIDÆ. 





‘Les Balisides, unis par le mariage à diverses nations, à 
l'exemple des Gauloises mariées aux Parthes, ont peur ce 
motif érigé ce monument. 

Re n'est pas la seule inscription qui nous parlo des Par- 


294 


thes, en voici une, trouvée près de Cologne, qui est très- 
exphcite sur ce point : 


I: O* VICTORI.... 
..CIPIS LEG: Il: PARTHIC 


..EVERVS: B: F:° PREF: 





Ces légions parthes ont laissé leurs noms, sur les bords 
de la Sarre, à un village appelé Parth, et à deux autres 
localités situées sur le Kem, qui va à Dalheim, haute et 
basse Parth, où l’on a trouvé des tombes, des monnaies, 
des poteries attribuées aux Romains. 

Arrivé à Mayence, Alexandre Sévère fit jeter un pont sur 
le Rhin, porta la guerre en pays ennemi et forca les AHe- 
mands à mettre bas les armes. Ceux-ci restèrent tranquilles 
jusqu’au milieu du troisième siècle. A cette époque, quit- 
tant les monts neigeux de la Scandinavie, les Goths com- 
mençaient à apparaître sur la Vistule et à refouler devant 
eux les Slaves et les Teutons. Meurisse constate que quel- 
ques-unes de nos chroniques portent que les Goths vinrent 
faire une course jusqu’à Metz, sous l’empereur Philippe, vers 
250. Praillon va jusqu’a dire qu’ils y restérent dix années 
et introduisirent l’arianisme dans notre pays. Postumius, 
gouverneur des Gaules, redoutant la réaction de ce mou- 
vement, fit élever des tours fortifiées sur le Danube et sur 
le Rhin en 260. Précaution vaine! Fredegaire nous rapporte 
que vers 2692, sous l’empereur Gallien, une horde d’Alle- 
mands, composée de Vendes, de Dalnes, de Suëves et d’A- 
lains, passa le Rhin par surprise sur le pont de Mayence, 
puis vint, sous la conduite de Chrocus, chef de la ligue, 
saccager Mayence et tuer ses habitans, incendier Trèves sans 
atteindre la population qui s'était réfugiée dans le cirque, 


295 


et s'emparer de Metz dont les murs s’écroulérent en une 
puit, par la volonté de Dieu. 

C'est là tout ce que nous apprend l’histoire. Voyons ce 
que nous confirmera la philologie. Dans la vallée de l’Alzett, 
nous trouvons, près de Dipach, un Dalheim, ce qui est 
l'annonce d’une colonie de Dalnes ou Danois. Les Dalnes y 
ont laissé quelques-uns des leurs. Même observation doit 
être faite à Egypliacum qui fut nécessairement pillée et dont 
les ruines ont servi à fixer quelques Dalnes. Delà un autre 
Dalheim. En se rapprochant de Metz, ils laissèrent encore 
de leurs compagnons à Daundorf] (village des Danois), dont 
Je nom seul est resté à un han de la commune de Mondorff. 
Suivons-les ; ils passent la Moselle près de Kœænigsmacker et 
fondent le village, aujourd’hui ruiné, de Danheim. Nous les 
retrouvons à Dalstein (le rocher des Dalnes), puis à Dalheim, 
près de Bouzonville, très-ancien village que mentionnent 
des chartes du neuvième siècle. Nous perdons leurs traces 
à Danenthal, près de Sturzelbronn (vallée des Danois); à 
Daneburg, prés de Sarralbe (forteresse des Danois), enfin 
à Delme, dans la Meurthe, qui n’est rien autre chose que 
Dalheim francisé. 

Nous voyons les Danois à Dain-en-Saulnois. Aux envi- 
rons de Metz, n’est-il pas, près de Plappeville, tout un coteau 
appelé en Déle? N'est-ce point là un vivant souvenir des 
Allemands fédérés? Il est probable que dans le troisième 
siècle c’est par ce côté que Metz a été prise d'assaut el sacca- 
gée. C’est ce qui expliquerait que par la suite tous les habi- 
lans se sont reportés vers la Seille, ne se trouvant pas assez 
en sûreté sur la rive gauche de la Moselle. 

Jusqu'ici nous n’avons rencontré qu’un des deux peuples 
qui constitue la nation vandale. Les Vendes semblent plus 
nomades. Aussi les trouvons-nous en Espagne en 408, où ils 
fondent le royaume de Vandalusia (Andalousie). Néan- 
moins quelques Vendes sont restés parmi nous sur le Rupt- 
de-Mad, à Vandelainville, qui, dans une charte d’Othon, avait 


296 


gardé le nom de Vandala villa (ferme des Vandales); à Van- 
deleville appelé dans une charte de 1091 Vandeni villa ; à 
Vantoux. 

Non loin de là nous trouvons les Alains à Allémont. En 
effet, une charte de donation à l'abbaye de Sainte-Croix, 
datée du 8 décembre 1194, mentionne l’église de Sancii 
Privacti de ALANI MONTE. 

Les Suèves ont laissé aussi des vestiges de leur séjour 
dans le pays de Luxembourg. Viltheim a trouvé une inserip- 
tion ainsi conçue : 








MATRONIS SVEBIS 
ÆMILIUS 
PRIMITIVVS 
EXVOTO. LM 
... OT ÆLIANO: C 






En 273, Aurélien envoya Probus dans les Gaules. Ce 
général, ayant concentré ses troupes à Châlons, marcha sur 
les Allemands et les força à repasser le Rhin. 

Sous le règne de Tacite, en 275, les Teutons se montrè- 
rent de nouveau plus menaçants que jamais. C'était la ligue 
franque qui dofnait, cette fois entraînée par les Gundes. 
Ceux-ci étaient les moins dévastateurs des Teutons. Assez 
avancés dans l’art de la castramétation, ils construisaient, 
au sommet des collines, des habitations, des retranche- 
ments qu'on nommait burg, ce qui leur valut d’être appe- 
lés burgundes, tandis que les Teutons eampaient en plein 
air au sommet des montagnes, en ayant soin de s’entourer 
d’un triple cercle de remparts composé de cailloux , de terre 
et de roches. Ce système de fortifications reçut le nom de 
ring (anneau). Nos archéologues en ont découvert plusieurs 
dans notre département. 


297 


Les Gundes s’avancérent en dominateurs jusque dans les 
plaines arrosées par la Moselle, érigeant leurs burgs pen- 
dant que les Francs semaient la cime des coteaux de leurs 
rings. Ils s'emparèrent ainsi de plus de soixante grandes 
cités des Gaules, et détruisirent le camp romain de Hié- 
raple. Les Gundes fondérent, sur la rive gauche de la Mo- 
selle, Stromburg (la forteresse du torrent), Burg (la forte- 
resse), Betlegburg, Budersburg, Lucemburg, Keyburg, Gries- 
burg, Richersburg, Romburg, Standalburg, Teutoburg (£or 
teresse des Teutons), Titeburg. 

La rive droite fut aussi bien fortifiée : Saarbyrg, Siers- 
burg (forteresse de la Sarre), Mensburg, Allenburg, Kons- 
burg, Hackenburg (forteresse du pic), Griesburg, Kalemburg, 
Mabbburg, Folkemburg. 

La plupart de ces nomg ont perdu leur physionomie pre- 
mière par la corruption du langage, qui a suivi une pente 
toute naturelle. Comme les burgs sont, la plupart, situés sur 
des montagnes (en langue tudesque, berg), il en est résulté 
que dans tous les mots il y a eu substitution. C’est ainsi 
que Folkenburg (forteresse du peuple) est devenu Falken- 
berg Faulquemont, quoique cette localité ne soit nullement 
située sur une montagne. 

Teutoburg (forteresse des Teutons) de Teuschberg a fait 
Tichémont. Hackenburg (la forteresse du pic) à cause de la 
forme conique de la montagne, est devenue Hackenberg 
(la montagne du pic). Il en est de même pour Rombaur, 
(Rombas), etc. 

De leur côté les Francs établirent leurs rings sur les deux 
rives de la Moselle: c’est ainsi que l’on trouve Hasmaring 
(Hespérange), Velfring, Nintring, Burmering, Biring, Zeu- 
ring, Remering, dans les environs d’Egypliacum ; et sur 
la route du Titeburg, Godbring, Echering (Escherange), En- 
ring (Entrange), OEstring (Œutrange), Olgring (Algrange), 
Velckring (Nolkrange), Flosring (la forteresse du ruisseau, 
Florange); le long du Kem depuis Dalheim jusque près de Metz; 


298 


Evring (Evrange), Ringlen (petit château-fort), Guentring 
(Guentrange), Weymering (Veymerange), Gandring (fort des 
Gundes), Rochering (Rosselange), Maring (Marange). 

Sur l’autre voie romaine on comptait Bertring (Bertrange), 
Ruring (Rurange), et plus avant vers la Nied, Remering, Ra- 
cring (Racrange) dans les bifurcations vers le Hiéraple. 

Ces établissements des barbares ne furent pas de longue 
durée, car dès qu’il fut proclamé empereur, Probus, en 277, 
rejeta les Francs et les Burgundes jusqu’au-delà du Necker 
et les força de lui livrer un contingent de 16,000 guerriers. 
Ïl transplanta des Vandales en Bretagne et des Francs sur 
les bords de la mer Noire. 

Néanmoins des lieux habités par eux sur la Moselle con- 
servèrent leurs noms. Ainsi Teutonhof ou ferme des Teutons, 
subsista pour devenir plus tard Thionville. Tichémont, Au- 
dun-le-Tiche sont autant de souvenir des Teutons. 

L'empire romain connut des Jours meilleurs. Pour ne pas 
laisser s’énerver l’activité morale et physique des légions, 
Probus les occupa à replanter les vignes des Gaules qur 
avaient été arrachées depuis deux siècles par Domitien, dans le 
but de protéger la production du blé. 

En 998, les Allemands franchirent de nouveau le Rhin 
parce qu'ils avaient appris que l’empereur Constance Chlore 
était occupé en Bretagne. Ils parviennent jusqu’à Langres, 
quand ils sont rencontrés par l’empereur qui, à la tête de ses 
légions venues de Bretagne, les défait, poursuit ces hordes 
germaines au-delà du Rhin et les anéantit à Vertach. 

Constance Chlore s’empressa ‘ensuite de ravitailler toutes 
les places fortes des frontières rhénanes. Il fut secondé dans 
cette œuvre de réédification de toutes nos forteresses de la 
Moselle par des ouvriers bretons qui laissérent leurs noms 
aux villages de Bretinach, Bertrange, Breistroff, où se re- 
marque le radical Brillones. Près de Mayence se trouvait 
aussi le vicus Britlanorum , la villa Priltanorum, qui sont 
la traduction latine de nos deux Bretstroff, dont le nom 


299 


s'écrivait Britandorff dans une charte de donation de 1241 
à l’abbaye de Bouzonville, c’est-à-dire village des Bretons. 

C’est à partir de cette époque, c’est-à-dire de la fin du 
troisième siècle, que les empereurs d'Occident établirent le 
siége de l’empire dans la ville de Trèves pour mieux sur- 
veiller les mouvements hostiles de la Gaule et défendre les 
abords du Rhin contre les Francs. 

Constantin chercha à effrayer ces peuples et ne fit que les 
exaspérer. 

Un vaste cirque fut construit à grands frais dans la ville 
impériale, et là, en présence de dix mille spectateurs qui ap- 
plaudissaient avec rage, des prisonniers Francs étaient don- 
nés en pâture aux bêtes féroces. L’empereur présidait à ces 
orgies; les victimes venaient s’incliner devant cet homme 
appelé le grand et lui disaient: « César, ceux qui vont mourir 
te saluent. » On appelait ces infamies les jeux franciques. Cela 
se passait à Trèves en l’an de grâce 806. Attendez quelques 
” années et vous allez voir la vengeance éclater , car le sang 
appelle le sang. 

En 313, les Francs pillent de fond en comble le camp 
d'Egyptiacum et celui d’Aspicium, comme on peut l’induire 
de certains caractères des trouvailles numismaliques. En 356, 
les deux ligues, les Allemands et les Francs, se réunissent pour 
fondre sur la Gaule. Ils viennent jusqu’au cœur de ce pays. 
Le César Julien les rejoint dans les Vosges et les bat sur 
les bords dela Seille, à Decempagi (les dix cantons de Dieuze). 
L'année suivante, les Allemands s’introduisent jusqu’à Lyon. 
Julien se fortifie dans Saverne, prend les Allemands à revers, 
les met en déroute, et laissant ses prisonniers dans Metz, il 
court à Mayence, se jette sur la rive droite du Rhin, ct force 
les Allemands à demander merci. 

En 36%, les Vendes se représentent dans la vallée de Ja 
Moselle. Julien, devenu empereur par la mort de Constance, 
envoie des troupes contre ces barbares. Eucaire, le premier 
apôtre dans ces contrées, se met à la tête des chrétiens qui 


300 
lui étaient dévoués. Aidés de cette armée électrisée par la fai, 
Eucaire et ses deux fidèles compagnons Eliphe et Libaire 
parvinrent à mettre en fuite les Vendes sous les murs de Liver- 
dun. Mais que peuvent le courage, l’héroïsme, la vertu, devant 
des souverainæaveuglés? Julien apprenant que tout le pays 
Leuckois était chrétien, fit arrêter Eucaire, toute sa famille 
et deux milliers de prosélytes. Ils furent tous égorgés sur les 
hords de la Moselle, près de Pompey, en un liey qui a con- 
servé le nom sinistre de Tombes. Ce fait est rapporté ‘par 
l'inseription suivante qui semble dater du quatorzième siècle. 


Pour l'amour bu creatour 

Sct en ceftiieu et a l'eutour 
Nobles barons hampions be [a foi 
De La vie eternelle ayant foif 
Defauels le mivouere et eremplaire 
Gtait Poufr: St: Guçaire 


Bar Balbres Carafe et Paiaes 
Eftant avec fappoftat Julien 
Bingt beur centz par nombre 
out mis ici en comble 

En l'an ttj° [ri la rt À be Pay 
Burent mis unis en cefte watz 





L’expulsion des Vandales est confirmée par une charte du 
roi Arnou, en 894, qui parle de la délivrance de Liverdun 
en ces termes: Ciberbunis [veus pacis phieffué «a 
Banbdalis remanfit indeftructus. 

Les Allemands ne se considérèrent point comme vaincus; 
aussi dés que Valentinien monta sur le trône, profitant de 
ce que le Rhin était gelé, en 365, ils ravagérent toute l'Alsace 
et triomphèrent des légions romaines à Chälons-sur-Saône. 
Jovin, général de cavalerie, employa quelques mois à rallier 
ses troupes en garnison à Mets et à Trèves. À leur tête, il 
vint surprendre, en été, les Allemands près de Scarpone, 


301 


précisément aû moment où ils se baignaient dans les belles 
eaux de la Moselle, et il en fit un massacre horrible. Pen- 
dant ce temps, Mayence tombait au pouvoir des Francs. 

Ce qui n’empêcha pas Valentinien, en 368, de se faire 
décerner, à Trèves, les honneurs du triomphe. Néanmoins, 
ces tentatives le firent songer à rétablir sur le Rhin tout 
l’ancien système de fortifications. Il releva les anciens forts 
de leurs ruines. Cette restauration ne s’arrëla pas aux bords 
du Rhin, la défense de la capitale exigeait que la Moselle 
füt fortifiée. Tous les camps qué nous avons vu détruire 
furent rétablis à Hierapolis, Caranusca, Ricciacum, Egyp- 
tacum, Tileburg, Aprèlis, Fontes. Metz fut ceinte d’une 
épaisse muraille, dont la Moselle et la Seille rendaient l’abord 
impossible. Ausone, qui vivait à cette époque, nous eri parle. 

A nous apprend de plus que sur les bords de la Moselle, 
non loin de Trèves, l’empereur Gratien avait transplanté 
une colonie de Sarmates, peuples des bords de la mer 
Caspienne, ayant le même type kalmouck que les Huns. 
Ce peuple tartare, vers le quatrième stècle, était sorti de l’Agie 
pour inonder les steppes de la mer Noire. Nous les verrons 
tout à l'heure à l’œuvre dans notre pays. Mais auparavant 
ils devaient être précédés par les Burgundes, qui s’avancèrent 
en vainqueurs jusqu’à Metz et Toul, en 428. Aëtius, général 
romain, les taïlla en pièces. Ce qui n’empêcha pas les 
Franes, en 447, sous la conduite de Merowech, de détruire 
Trèves, brûter Metz et s’avancer jusqu’à Orléans. Tel est lé 
réeit que nous donne Adon, archevêque de Vienne. 

Enfin en 454 parurent, sur lé Rhin, cmq cent mille 
hortimes au nez plat, aux yeux petits, aux épaules trapues, 
oajours à chéval, se noutrissant de chäir crue, aux mœurs 
féfoces, ne vivant que de rapines, ne respirant que le pillage 
et la destruction. Ces hommes étaient commendés par un 
être hideux qui s’intfula plus tard le Fiéau de Dieu, alors 
il s'appelait Atüla. Îls sont connus dans l’histoire sous le 
nom de Huns ou Chunni. Aïrivant des bords de la mer Noire, 


- 


302 


ils avaient mis une année à traverser la Germanie. Sur le 
Rhin ils se divisèrent en trois corps d'armée: l’un alla sur 
Langres; l’autre, au nord, marcha sur Tongres; le troisième, 
commandé par Attila, passa le Rhin à Coblentz, puis se diri- 
gea sur Trèves qu’il pilla, et prit la route de Metz. Sur son 
passage , tout devenait ruines. « Là où mon cheval a passé, 
disait-il, l'herbe ne pousse plus. » Les Huns laissérent quel- 
ques-uns des leurs dans notre pays, comme avaient déjà 
fait les Vandales. Retrouvant des compatriotes à l'embouchure 
de la Moselle, un grand nombre de Huns y résidèrent et don- 
nérent à ce pays montagneux les noms de Hunsruck (côle 
des Huns), Hunolstein (rocher des Huns). Dans le duché de 
Luxembourg, Attila a imprimé son nom à Ettelbruck (pont 
d’Attila) que la tradition lui attribue. Prés de Bessin, on vous 
montre un endroit appelé Hunswinckel (le coin des Huns); 
près d’Arlon, il est une fontaine appelée Hunnebour (fontaine 
des Huns) ; dans les campagnes, un grand nombre de tertres 
sont appelés par les paysans Hunnengraben (tombes des 
Huns). C’est là l'itinéraire suivi par la bande qui est allée à 
Tongres par Arlon. 

Pour se rendre en ligne directe sur r Metz, Attila semble 
s'être rejeté sur la rive droite de la Moselle, à Hunting, à 
Hunsburg, sur la Canner (forteresse des Huns), puis à Hunne- 
rica devenu Ennery, à Hunsburg, près St-Avold, enfin à Metz. 

Grâce aux légendes, nous avons quelques documents sur 
la présence d’Attila dans nos contrées. Il paraît qu’il s’attaqua 
avec fureur à nos murailles. Mais dépourvu de machines 
suffisantes, et inexpert d’ailleurs à de telles opérations, il leva 
le siége tout découragé après avoir longtemps battu du bélier 
les murailles de la ville, et il vint assiéger le château-fort 
de Scarpone, situé sur la Moselle à la distance de vingt et un 
milles. Il était occupé de le saccager quand on vint l’avertir 
qu'un pan des murailles de Metz s'était écroulé subitement. 
Aussitôt Attila saute à cheval, il accoutt sur la brèche et il 
précipite ses Huns en pleine nuit sur les paisibles habitants 


303 


qui s’apprétaient à solenniser la fête de Pâques. On était au 
7 avril 451, à la veille de cette fête. L’évêque s’étant retiré 
dans la cathédrale avec son clergé, il fut épargné et emmené 
captif, mais ses prêtres furent tous égorgés sous ses yeux 
au pied des autels. Les Messins périrent par le fer ou par 
le feu, leurs demeures furent saccagées, puis livrées aux 
flammes. On raconte qu’il ne resta debout qu’un oratoire 
consacré à saint Etienne, premier martyr. De Metz, Attila 
se dirigea vers Decempagi et vers Marsal, sans doute pour 
fournir son armée de provisions de sel. Les légendes rap- 
portent qu'à Marsal, saint Livier, guerrier messin, fut mar- 
tyrisé. À Dieuze, les Huns furent saisis d’une cécité complète 
qui ne disparut que lorsque Attila eut remis en liberté 
l'évêque de Metz et les personnes échappées au massacre. 

Quel est cet évêque? Grégoire de Tours prétend que c’est 
Auctor qui a été effectivement évêque de Metz; mais il vivait 
en 350, c’est-à-dire un siècle auparavant. L'erreur s’explique 
parfaitement. Le fait d’Auctor a pu se passer lors de l’inva- 
sion des Vandales, et Grégoire a confondu les Vandales et 
les Huns. Ce fut l’évêque Gosselin qui tenait le siége épisco- 
pal messin quand Attila s’'empara de Metz. Cette confusion 
est tellement possible, que les légendaires de la vie de saint 
Tron rapportent textuellement le fait de la préservation de 
l’oratoire Saint-Etienne à l’invasion des Vandales, et il n’y 
est nullement question des Huns. 

Quoiqu'il en soit, la conduite des évêques messins a été 
digne de celle de saint Loup et de saint Germain. Mais le 
plus bel exemple devait être donné en 882, quand les Russes, 
ces hommes du Nord ou Nordmann, après avoir saccagé 
Trèves, voulurent faire subir le même sort à la capitale de 
l'Austrasie. Vala, évêque de Metz, se mit à la tête des troupes 
françaises, courut à la rencontre des barbares, leur fit digue 
de son corps à Remicb. Îl perdit la vie dans la mêlée, mais 
la victoire resta aux Français et la vallée de la Moselle fut 
pour cette fois encore préservée du fléau de l’invasion, grâce 


304 


à la valeur de son prélat. Ces hauts faits ont leur place toute 
marquée dans un travail spécial sur l’irruption des Ner- 
mands dans la vallée de la Moselle. 

Pour conclure relativement aux barbares, nous devons 
ajouter qu’à partir de l'invasion d’Attila, les Francs se sont 
implantés sur les bords de la Moselle, d’abord à titre d’alliés 
et de colons, mais ensuite commé maîtres du jour que 
Lucius leur ouvrit les portes de Trèves, vers 480. Sous le 
commandement de Clovis, la conquête était accomplie. Les 
Francs cessent désormais d’être des barbares. L'histoire ne 
voit plus en eux que la souche du peuple français. 


CHarLes ABEL. 





SONNET. 


Éi] 


L'HORREUR DU BADIGEON. 


REX 


Un long cri de stupeur accueille l’ordonnance 
Imposant la détrempe aux immeubles bâtis... 

« Hélas! redit chacun, tout disparaît en France! 
» Les traditions, l’art, le goût en sont partis. 

» Sous l’immonde céruse, ô triste décadence! 

» Nos monuments seront perdus , anéantis.... » 
Bref, on n’eût jamais cru qu’une chaste science, 
Que l'archéologie eût fait tant de petits !.… 


Nos artistes-bourgeois rêvent vert pâle et jaune, 
Mais ce beau désespoir médiocrement m'étonne 
Et j'en suis peu touché, car je vois la couleur. 


Allons! convenez-en , dignes propriétaires, 
Au fond , le badigeon ne vous gênerait guères 
S'il ne fallait solder votre badigeonneur!.… 


J. LARDENAL. 


20 





en à 


CHRONIQUE. 


—Gher— 


Les matériaux abondent à l’Austrastie, et au milieu des richesses 
qui lui arrivent, son éditeur n’a que l'embarras du choix. C'est ce 
qui explique pourquoi les deux dernières livraisons brillent par l’ab- 
sence d’une chronique artistique qui n’a pu y trouver place. À tout 
seigneur tout houneur... Nos appréciations sont la partie Kgère , sans 
conséquence de l’œuvre; il est juste qu’alles s’effacent devant des 
travaux plus sérieux et plus dignes de recevoir les bonneurs de l’im- 
pression. Cette fois, cependait, nos complaisants collaborateurs ont 
bien voulu serrer les rangs en notre faveur, et nous allons en profiter. 

La saison théâtrale est terminée, mais il est juste de constater les 
émouvantes péripéties qui en ont marqué les derniers jours. Avant 
d’en aborder le récit, rappelons le séjour parmi nous d’une éminente 
cantatrice, Mie Masson, qui a donné sur notre scène quatre ou cinq 
représentations qui ont été, nous le disons à regret, asez peu suivies. 
Cette artiste a cependant un mérite distingué qui aurait dù être 
mieux apprécié à Metz, Malheereusement son talent est de eeux que 
la foule, surtout en province, n’appréeie guère. ERe possède, si 
nous osons dire ainsi, le génie des détails seéniques. Son jeu a tout 
à la fois de l'ampleur et cette grâce sévère qui sied au genre 
qu’elle a choisi. Mais, étourdi que nous sommes, nous n’avons pas 
dit encore l'emploi qui est le sien, et dans notre monde oublieux, il 
n’est que trop possible qu’on en ait, après un mois et plus, perdu le 
souvenir. Or, Me Masson a remplacé à l'Opéra, au grand Opéra, une 
artiste d’un renom immortel, Me Stoltz; et quand on accepte un tel 
héritage, ce peut être une témérité, mais c’est déjà une présomption 
en faveur du talent qui a été jugé digne d’un tel honneur. Une voix 
ample plutôt que timbrée , un geste noble et facile, une compré- 
bension élevée des effets, des ressources et des reliefs de la scène, 
telles sont les qualités qui recommandent M'e Masson à l'estime des 
connaisseurs. Dans la Reine de Chypre , elle est admirable de no- 
blesse , de passion , d'énergie. Dans la Favorite, elle atteint son 


307 ; 


apogée. La main sur la conscience, nous n’avons jamais vu détailler 
ainsi le quatrième acte de ce magnifique ouvrage. Comme style, 
comme élan , elle y réalise l’idéal de la perfection dramatique. I lui 
a valu une ovation enthousiaste, mais stérile. Sauf un auditoire 
d'élite, le public s’est obstiné à ne pas répondre à son appel. 

Racontons maintenant une véritable épopée artistique, grosse de 
lutteset d'incidents, une rivalité de Capulets et de Montaigus, moins les 
poignards, plusles fleurs. Notrecharmante prima donna, Me Pouilley, 
nous abandonne, comme on sait, pour les parages alsaciens où l’at- 
tire un splendide engagement. Or, ses admirateurs à Metz, et ils sont 
nombreux, ont voulu lui laisser un souvenir de son séjour parmi 
nous... Et quand nous disons un souvenir , ce n’est point assez... 
L’enthousiasme civil et l’enthousiasme militaire ont eu chacun leur 
manifestation , leur témoignage adulateur, tranchons le mot, leur ca- 
deaü d'adieu. Un bracelet somptueux, une chdtelaine étincelante 
n’ont pas paru suffisants pour traduire une douleur si universelle, il 
a fallu mettre en coupe réglée les jardins d’alentour et déposer, avec 
récidive, aux picds de l’idole, un tribut odorant mais formidable de 
fleurs amoncelées.. Mais n'anticipons pas sur notre récit. 

Au milieu de ces transports, et quand on préparait les magnificences 
de l’ovation dernière, une fée de l’art parisien, prenant son vol, vint 
s’abattre sur notre scène, réclamant sa part de ces triomphes préparés. 
Grand émoi dans le camp des partisans exaltés de notre transfuge!.. 
Eh quoi! nous avons une fauvette et on nous envoie un rossignol! 
Pourquoi cette intrusion indiscrète, pourquoi nous déranger ainsi dans 
notre douleur, dans nos transports, dans nos admirations?... Ainsi 
disaient les Capulets messins, nous voulons dire les amis quand 
même de la diva Pouilley, en l'honneur de laquelle redoublaient 
les manifestations chaléureuses. 

Permettez, répondaient les Montaigus, c’est-à-dire les défenseurs 
de l’art parisien , le soleil luit pour tout le monde. Me Pouilley est 
une cantatrice distinguée, d'accord; elle a de la grâce, de la voix, 
üné voix fraîche et sympathique, elle possède enfin les avantages de 
sa jeünesse, et nous ne le nions pas , nous le nions si peu que nous 
Papplaudissons avec vous , aussi fort que vous; mais enfin, soyons 
juste, voici venir une admirable artiste dont la brillante renommée a 
été conquise sur la scène parisiénne qui né désigne sés élus qu’à bon 
escient ; il s’agit de Mme Ugalde, un nom illustre entre tous dans les 
arts, de Mme Ugalde dont le talent se baigne depuis tantôt dix années 


308 


dans le Pactole des engagements dorés... Mais voyez!.. quel jeu fin et 
spirituel, quel entrain dévorant, quelle grâce dans les intentions, 
quelle recherche exquise dans le geste, quelle entente profonde des 
effets décisifs!.… Daignez voir comme elle occupe la scène, comme elle 
la remplit tout entière, comme elle sait communiquer à tout ce 
qui l'entoure l’ardeur charmante qui l’anime!.. Chacun de ses rôles 
est une création, une transfiguration, un type. mais écoutez! 
Cetle vocalisation prestigieuse ne vous dit-elle rien ? ne comprenez- 
vous pas ces difficultés vaincues, ces arpéges vertigineuses, ces trilles 
cadencés avec une précision idéale ?.. Elle a possédé, c’est vrai, un 
organe plus étendu; elle a dans le registre grave quelques notes 
presque frustes, nous en convenons; mais depuis quand le mérite 
d’un chanteur se mesure-t-il mâthématiquement à la voix qu'il a, et 
à la comparaison de celle qu’il a eue?... et jamais l’organe de 
Mr: Ugalde a-t-il été plus flexible, plus prodigue d’enchantements 
et de prestiges ?.. allons !.. Mie Pouilley est une jeune cantatrice qui 
a de très-belles , de très-enviables dispositions ; elle nous a charmés 
pendant deux ans et nous sommes tous d’accord pour la regretter; 
mais pour Dieu, pas de parallèle impossible! ne mettons pas, 
si nous ne voulons donner à rire, l'artiste qui commence sur la 
même ligne que l'artiste qui a fait royalement ses preuves ; ne com- 
parons pas un élève avec un maître, un maïtre qui, après tout, 
a une réputation consacrée par des juges plus compétents que nous 
tous !.. 

Paroles perdues. Les Capulets s’absorbant dans leur exclusivisme, 
continuaient à exalter la prima donna messine aux dépens de la 
grande artiste parisienne, et, nous l’avouons avec douleur, ils 
l'emportaient par le nombre, par l’activité, par la chaleur des 
démonstrations, sur leurs adversaires indignés ; si bien que le direc- 
teur du théâtre, qui est un homme d'esprit, entrevit dans ces dispo- 
sitions l’occasion d’une soirée fabuleuse , d’une de ces représenta- 
tions qui font époque et que le caissier prise particulièrement. Il 
annonça pour le même soir Mie Pouilley et Me Ugalde dans deux 
rôles fameux de leur répertoire. Ce fut un coup de maître. La salle 
fut trop petite pour contenir le flot des envahisseurs. Les Capulets 
et les Montaigus, tous à leur poste, se pressaient, s’entassaient sur 
les banquettes, et dans la foule s’embrassaient bon gré mal gré. 
M'e Pouilley ne reverra peut-être jamais une telle ovation à sa 
gloire ! À la fin de l’acte et à un signal donné, les bravos devinrent 


309 


frénétiques ; le bruit des cannes, des sabres, des épées, les piéti- 
nements, les trépignements, les retentissements remplirent l'enceinte 
d’un nuage de poussière qui ne figurait pas mal la fumée de l’encens, 
tandis qu’une avalanche de fleurs, un tourbillon de bouquets, pro- 
jectiles odorants, menaçaient d’écraser l’héroïne d’une si délirante, 
mais si indiscrète manifestation. Il y eut entre autres un bouquet 
si phénoménal de dimension , qu’il eût tué l’infortunée si son poids 
avait permis qu’il arrivât trop juste à son adresse ! 

Un instant après , Mre Ugalde eut son tour. On croyait qu’il n’y 
avait plus de fleurs pour elle, qu’il ne pouvait plus y en avoir tant 
la dépense qu’on venait d’en faire avait été désordonnée. Mais les 
Montaigus étaient là!.. ils avaient aussi en réserve leurs provisions 
embaumées, et, une fois de plus, une trombe de bouquets vint 
s'abattre aux pieds de la célèbre artiste. Il fallut trois comparses 
de corvée pour déblayer la scène littéralement encombrée. Une cou- 
ronne d’or, offerte par les artistes du théâtre, une superbe séré- 
nade à l'issue de la représentation complétèrent le triomphe de 
Mae Ugalde et signalèrent le zèle et l'enthousiasme de ses admirateurs. 

Tels furent les incidents de cette clôture qui eut un grand reten- 
tissement, et d’où se dégagea enfin, dans notre ville ordinairement 
plus que réservée dans ses démonstrations, un peu d’entrainement 
et de sève artistique!.. La chose est assez rare, assurément, pour 
mériter d'être notée; voilà pourquoi nous avons cru devoir enre- 
gistrer, un peu longuement peut-être, dans notre revue, le souvenir 
de ces luttes et de ces délires fugitifs. 


PHILBERT. 





LES 


Ê : 
. 
. Ov om A plu: sf 


Épisode des premières guerres de la République. 


V. 
L'HORRIBLE JOURNÉE. 


Le lendemain était un dimanche. Jamais la physionomie de Paris 
n'avait été plus sinistre. Même aux jours des grandes crises, même . 
au 10 août, l'agitation de la rue n'avait pas ce caractère de rage taci- 
turne , d’anxiété palpitante , d'attente désespérée. On sentait courir 
dans l'air ces effluves divinatrices qui annoncent les grandes catas- 
trophes; un frisson fiévreax secouait toutes les poitrines, une sueur 
sanglante mouillait tous les fronts. Point de ces cris qui surexcitent 
les incertitudes et fouettent les courages indécis , point de ces élans 
d'enthousiasme qui en imposent aux tièdes courages et galvanisent , 
dans les troubles civils, les foules mobiles et impressionnables. On 
comprenait instinctivement que le génie du meurtre s'était abattu 
sur la cité tremblante, et que l’histoire allait enregistrer une de ces 
scènes indescriptibles et fatales qui laissent dans les annales une 
longue traînée de sang. Il n’y avait plus dans Paris que des bourreaux 
et des victimes, des gens qui tremblaient et des gens qui allaient 
tuer. La pensée de la résistance ne venait à personne... Une poignée 
d'hommes, quelques tigres à face humaine allaient épouvanter Paris 
par le plus exécrable des forfaits ; la ville entière connaissait le com-— 
plot, et pas une épée n'est sortie du fourreau, pas une poitrine in— 
dignée ne s’est mise en travers des projets homicides, pas un effort 
n’a été tenté pour sauver les innocents et pour épargner au monde le 
plus épouvantable spectacle qu’il ait jamais contemplé !.…. 


511 


ll y a donc des époques dans la vie des peuples où le sens moral se 
rotire des consciences et laisse le champ libre aux inspirations du mal ? 
Il peut donc venir un jour, une heure, où l’humaaite rejette comme 
un fardeau trop pesant toute générosité, loute pitié, toute solidarité... 
où cette hideuse impression qu'on appelle la peur glace le sang dans 
les veines de la multitude et enlève à une cité immense, à un peuple 
tout entier, la conscience, moins que cela, l’iastinct des devoirs pri-— 
mordiaux, de tous les mouvements, de toutes les aspirations qui 
distinguent l’homme de la brate?.. D’un côté , quelques handits, 
tous lâches, car la cruauté est exclusive du courage, de l’autre, des 
milliers de cœurs, la plupart braves comme les Français sont braves, des 
honnêtes gens qui, réunis , ralliés sous une pensée commune de résis- 
tance et d'indignation , eussent sans peine et d'un seul geste de leur 
bras armé d’un glaive, fait rentrer dans la poussière ees pourvoyeurs 
de la mort... Et tout est resté muet et glacé, et les sicaires ont pu 
accomplir dans la quiétude de l'impunité cette œuvre sanglante dont 
le récit est une torture, dont le souvenir est une honte! Ah! c’est 
que sans doute une pensée d’en haut planait sur cette Babylone 
moderne ; c’est que, par une permission divine, il a fallu que l’homme, 
qui est si fier de la civilisation qu’il a conquise par tant de siècles de 
labeurs, d'essais et de souffrances, apprit qu’en dehors des voies de la 
justice éternelle, il pouvait descendre jusqu'aux bas-fonds de la bar- 
barie la plus repoussante, jusqu'à l’antropopbagie des cannibales. 
Grande et terrible leçon qu’un seul mot explique, le mot de la 
Providence qui récompense, punit et préserve : expiation ! 

Vers midi, les sons lugubres de la cioche d'alarme retentirent au 
loin ; bientôt cet autre tocsin ambulant qu'on appelle la générale, 
remplit également la cité de bruits et de frémissements précurseurs. 
Le matin, obéissant à un ordre mystérieux qui émanait des régions 
gouvernementales, un homme funeste dont le nom est resté comme une 
tache de sang dans l’histoire de ta révolution, l’ancien huissier 
Maillard, avait fait d'horribles apprèts: provisions de sciure de bois, 
vinaigre désinfectant, tous les accessoires des immolations préméditées. 
Maillard, marchant en tête d’une harde d’énergumènes suivis d'une 
populace fanatisée, prit en quelque sorte possession de la ville, 
choisissant l’heure où ordinairement la circulation est plus active, 
pour traverser effrontément les rues de Paris, armés de sabres , de 
fusils et de cette pique à tongue hampe qui a sa spécialité révolution- 
naire. 


319 

À deux heures de l’après-midi, la hideuse cohorte se porta sur la 
prison de l’Abbaye, dont les portes furent ouvertes sans résis- 
tance et l’orgie sanglante commença, On sait que les premières victimes 
furent une vingtaine de prêtres envoyés de l’hôtel-de-ville à la prison, 
et qui, après avoir échappé par miracle à une foule de furieux qui 
pendant le trajet assiégeaient leurs voitures, en furent précipités dans 
ha cour de l’Abbaye et inaugurèrent, malgré leurs cris et leur inno- 
cence, les crimes de cette effroyable journée. Mais Dieu nous garde d’en 
raconter les repoussantes péripéties... Entrainé par notre sujet , nous 
avons dù évoquer ces funestes tableaux dans lesquels nos héros jouent 
un rôle; mais nous nous enfermerons avec soin dans le récit de leurs 
aventures, en regrettant qu'elles soient inséparables pour le moment 
des horribles scènes dont nous avons raconté le début. 

Aux premières rumeurs de la rue, Ludwig et Hannes avaient quitté 
leur demeure et avaient visité les principales artères de la cité et tous 
les lieux de réunions populaires. Les flots de la multitude les avaient 
conduits à l’hôtel-de-ville, et ils avaient suivi le terrible cortége qui 
accompagna jusqu'à la prison de lAbbaye les premiers prêtres 
immolés. Depuis deux jours, Ludwig, qui assistait aux séances des clubs, 
connaissait les projets d’extermination des plus fougueux séides de la 
révolution, Plusieurs fois mème, dans sa généreuse ardeur, il s'était 
efforcé de faire entendre dans ces antres de la démagogie furieuse, 
des accents de modération et de clémence ; mais arrêté aux premiers 
mots par des murmures improbateurs bientôt suivis d’imprécations 
formidables et même de voies de faits, il avait été réduit au 
silence par ees hommes qui voulaient non être avertis et conseillés, 
mais servis dans leurs passivns et flattés dans leurs fureurs. 

Décidé à tout tenter pour arracher le comte à son affreuse destinée, 
il avait fait en sa faveur les démarches les plus actives ; mais sans 
notoriété, sans protection, ïl avait échoué dans toutes ses tenta- 
tives.. La prison alors, comme lachéron avare des anciens, ne lâchait 
pas facilement sa proie, 

Désespérant de réussir par les voies régulières, il se tenait prêt à 
employer les moyens violents ou la ruse, suivant les circonstances. Il 
avait médité vingt plans d'évasion auxquels il avait dû renoncer en 
raison des obstacles sans cesse renaissants qui se dressaient devant 
lui... J1 avait pénétré sans doute le secret des meneurs qui poussaient 
à un massacre, mais comment eût-il deviné que leur projet s’accom- 
plirait librement, sous le soleil de Dieu, dans la capitale de la 


, 


313 


France, en pleine civilisation ? Il croyait à un complot dont les 
ombres de la nuit cacheraient l’explosion; il ne pouvait venir à sa 
pensée que le meurtre, réduit en principe, s’accomplirait sans 
répression et protégé par la complicité tacite de toute la population. 
I n'avait donc rien préparé en vue de ce qui allait se passer, parce 
que les crimes qu’on méditait devaient dépasser par leur froide audace 
tout ce que l'imagination pouvait supposer. Mais quand il vit 
Maillard, qu’il connaissait bien, recruter insolemment ses sicaires 
parmi la lie des bandits du faubourg, quand il vit cette horde coiffée 
du bonnet rouge, maîtresse du pavé de Paris et se vantant d'avance 
des attentats qu’elle méditait, il comprit que le moment suprême 
élait arrivé et qu'il fallait prendre une résolution, Hannes ne Pavait 
pas quitté. Tous deux entrérent à l’Abbaye avec la foule ameutée ; 
tous deux furent témoins des premières immolations. Pénétré 
d'horreur, Ludwig entrafna Hannes hors de l’enceinte de la prison, 
et le conduisant dans un cabaret voisin , alors désert, car la foule était 
ailleurs, il se laissa tomber sur un banc grossier, et, la voix saccadée, 
les yeux fixes, la poitrine haletante, il exhala un soupir convulsif. 

— C’en est fait de la liberté! dit-il... les misérables !.. ils la rendent 
odieuse..… ils l’égorgent en se vantant de la servir!.. Mais tout 
m'abandonne donc?.. mes rêves de jeunesse s’envolent l’un après 
l'autre.. O mes espérances mortes!.. ma patrie déshonorée et tachée de 
sang innocent.. mon amour. étouffé sous les larmes, sous la honte !. 
Dieu juste, est-ce assez ?.. Mais il faut donc que je meure maudit ?.. 
Non, tant que j'aurai un devoir à remplir, j'aurai une consolation à 
espérer... 

— Mon bon Ludwig... calme toi !.. fit l'ex-clubiste en essuyant un 
pleur volumineux... 

— Hannes, répéta Ludwig, approuves-tu les cannibales que tu viens 
de voir à l’œuvre ?.. 

— Non, Ludwig ; j’ai fait le méchant à Glulcksberg, c'est vrai. mais 
j'ai brûlé une bicoque, après tout... des murs, ça ne pleure pas, ca 
ne supplie pas... Tiens, Ludwig, si M. le comte m'avait crié grâce, 
jamais, vois-tu , jamais je n'aurais eu le cœur de le tuer... 

— Bien, Hannes, et pour réparer ta faute es-tu décidé à me 
seconder... même en courant des dangers, même au péril de ta vie! 

— Ah ça... entendons-nous... Puisque {tu me mets de moilié dans 
les projets et qu'il s'agit de ma peau... c’est bien le moins que je 
sache de quoi il retourne... Eh bien ! franchement, ce que tu 


#4 


me dis là, ce dévoùüment que tu montres pour le ci— devsst 
comte... fout cela c'est du grec pour moi... car enfin, si je ne 
m'abuse.. tu aimais Gredlé.. ty voulais même l’épouser.…, à preuve 
que je t'en ai beauçoup voulu pour ça... Or, c’est ton rival que tu 
prétends sauver aujourd'hui ?.. Et le sauver comment,,. à là barbe 
de ces enragés qui n’y vont pas de main-morte et qui te broieraient, 
ainsi que ton serviteur, comme chair à pâté?.. Encore une fois, je ne 
comprends pas. 

— Le comte a séduit Gredlé.… et t# ne comprends pas que je veuille 
conserver à la sœur de Karl le seul homme qui peut lui rendre 
l'honneur ?., 

— Le seul... le seul... fit Hannes en se pinçant l'oreille gauche, 
signe infaillible de son embartas. Ah ! ma foi, tant pis... dit-il avec 
élan, comme s'il voulait secouer une réserve importune, je dirai 
ce que j'ai sur la conscience... El bien! mon bon Ludwig. 
apprends donc qu'il ne m'est pas du tout prouvé que Gredlé aime si 
fort le ci-devant. 

— Explique-toi, Hannes.… 

—— D'abord, j'ai des raisons de croire que Gredlé ne me voyait pas 
du tout d’un œil indifférent... 

— Le moment est mal choisi pour plaisanter, dit Ludwig en fronçant 
les sourcils. 

— Plaisanter !.. avec ça que j'y songe!.. Non, je parle sérieusement. 
Plusieurs fois elle m'a permis de l'erabrasser... primo... et au bois 
encore, devant son frère, c’est vrai, mais le diable n'y perdait rien. 
et puis, nous avons été élevés ensemble, et naturellement. ça est né 
avec nous, quoi. 

— Hannes... tu seras donc toujours le même?.. Mais, mon pauvre 
garçon, ce que tu dis là n’a pas le sens commun... En y refléchissant, 
je veux traiter avec indulgence ta folie qui prend sa source peut-être 
dans un sentiment sérieux... mais réfléchis donc. elle s’est donnée à 
un autre, enfin! 

— Voilà, où je t’attendais.… fit Hannes en caressant avec une inten. 
tion profonde son nez avec son doigt indicateur... C’est vrai... elle a eu 
le malheur de. enfin, la chose est irréparable. Mais songes donc que 
le comte était le maître de Gredlé... qu'il a pu lui imposer sa volonté, 
et que si la pauvre fille a obéi... c’est contre Le vœu de son cœur. 

— Pauvre ami! fit Ludwig, presque touché de cet acharnement 
d'illusion qui survivait à tout eequi semblait devoir ca détruire la source. 


315 


— Aussi, continua Hannes, je considère Gredlé comme une victime 
et non comme gne coupable... et s’il ne fallait que ma main pour lui 
rendre le bonheur. 

Et, pour corroborer son dire, Hannes tendait cette main robuste 
qui devait en effet offrir à Gredlé un appui des plus solides. Ludwig, 
en attendant, s’en empara. 

— Allons, Hannes, dit-il avec bonté mais d’une voix ferme, point 
de ces rêves que tm caresses à tort et qui ont un côté puéril ; tu es ya 
bomme, mon ami, et c’est à ton cœur que je m'adresse poar obtenir 
la coopération dans l’entreprise que j'ai résolue. Je te le dis nettement, 
sans toi, je ne puis rien ; ayec ton aide je réussirai, mais nous jouons 
tous deux notre vie! Que Gredlé aime ou n'aime pas le comle, que 
le comte ait été un instant égaré par l'amour et se soit rendu coupable 
d'une séduction criminelle... Il faut l’oublier!.. 11 ne faut plus voir 
en lui que le futur mari de Gredlé, qu’un homme en danger de mort 
et que nous devons sauver à tout prix, es-tu prêt ? 

— À taper dur!.. Oui, qu'est-ce qu'il faut faire? 

— Je te le dirai ; en attendant, imite-moi. 

Ludwig se dépouilla de son habit, releva jusqu’à l’aisselle les man- 
ches de sa chemise qu’il macula de taches de vin, et s’ébouriffa les 
cheveux ; il revétit ensuite une carmagnole qu’il tenait cachée sous 
ses vêtements. Hannes, aussi par l’ordre de Ludwig, s'était muni de 
cette friperie , indispensable accoutrement pour figurer dans les orgies 
populaires, et en un tour de main, les deux amis ressemblérent, à s’y 
méprendre, aux héros qui travaillaient pour le moment sous les ordres 
. de Maillard. Hannes surtout possédait un physique tout à fait favorable 
au rôle qu'il allait jouer ; son énprme tête coiffée du bonnet rouge, 
ses bras s’épanouissant sous un épais réseau de câbles neryeux ; son 
torse velu et athlétique lui donnaient l’apparence la plus formidable. 
Il n’avait eu besoin que de produire ses avantages pour être sûr de 
leur effet; son costume nouveau était une révélation, ce p'était pas 
une métamorphose !.. 

Ils gagaëèrent la ruc; elle était pleine de gens armés qui 5e 
croisaient en tous sens. 

— Hannes, il nous faut des armes, dit froidement Ludwig. 

— Allons, vous autres, dit le colasse en s'adressant aux plus proches 
d'entre ses voisins... je suis meilleur patriote que vous. je veux vos 
sabres et vos piques... et vivement, ou sinon. 

Hannes dessina une pose digne d'un hercule du nord, pliant sur 


316 


ses jarrets, les deux poings à la hauteur des seins. Cette demande 
était formulée éloquemment , on se hâta d'y faire droit. 

— Vive la nation !.. vivent les sans-culottes!.. cria la foule. Voilà 
des braves! 

Hannes et Curtins s’armèrent en un clin-d’œil, 

— Et maintenant, dit Ludwig , à l'Abbaye !.… 

Nous précéderons les deux jeunes gens dans cette prison où d’ail- 
leurs nous les retrouverons plus tard. Le comte de Glucksberg, en 
quittant Gredlé , avait emporté un trésor de bonheur et d'espérance. 
Les heures, dans son triste séjour, lui avaient paru moins longues et 
moins amères. Son cachot s'illuminait des rayons qu'il avait vu briller 
dans les beaux yeux de la jeune fille... Elle ne lui avait pas tout dit, 
il en était sûr... Il devait y avoir , sous son sourire presque heureux, 
un mystère d’espérance et d'avenir !.. 

Le dimanche matin , cependant, ces riantes impressions commen- 
cérent à s’affaiblir en lui; quelque chose d’inexplicable planait sur 
la prison et semblait ajouter une torture de plus aux souffrances 
ordinaires des prisonniers. L’un d’entre eux avait fait part à Fabien 
des soupçons de tous. Sous les verrous, comme à l'air libre des rues, 
des rumeurs vagues présageaient ou laissaient soupconner les événe- 
ments qui se préparaient. Les gardiens étaient plus farouches , leur 
langage plus ricaneur, quelquefois plus mystérieux. Chez quelques- 
uns même, dans le sein desquels la fibre sensible vibrait encore, 
il y avait eu plus de politesse dans les formes ; on avait constaté des 
marques de compassion dans leur regard, dans leur attitude. Rien, 
hélas! rien n'échappe à un prisonnier qui sait que sa vie est menacée 
et qui la défend contre tout ce qui l'entoure. L’aptitude perspicace 
touche alors à la faculté lucide, l'esprit d'observation au don de 
seconde vue. Avant que le tambour, au glas saccadé, n’eût appelé la 
ville aux armes, on savait dans toutes les prisons que les captifs 
allaient courir de terribles dangers... Déja leurs proches, leurs 
amis alarmés, éperdus, en assiégeaient les portes, sans parvenir, 
pour la plupart, à voir une dernière fois ceux qu'ils aimaient et 
qui étaient condamnés à périr !.… 

Quand le tocsin se fit entendre, quand ce bruit sans nom qui se 
dégage des foules en marche, arriva aux oreilles et aux cœurs des 
prisonniers de l’Abbaye, ce fut une rumeur d’effroi, un épouvantc- 
ment de terreur, vague encore , déjà terrible. Alors, il se passa 
dans le préau de la prison une de ces scènes déchirantes et sublimes 


317 


à la fois, qui donnent aux funèbres images des temps révolution- 
maires, comme un reflet des époques sublimes du christianisme pri- 
mitif, Un vieil ecclésiastique, curé de l’une des paroisses de Paris, 
dont le seul crime était de n'avoir pas voulu renier Rome en prétant 
le serment à la constitution , un de ces hommes que rendent double- 
ment respectable le ministère sacré et la dignité de l’âge, répandait 
partout à ses côtés, les conseils, les exhortations , les tendres et con- 
solatrices paroles. Il ne pouvait plus se méprendre sur le sort qui 
l'attendait , lui et ses compagnons... De temps en temps des coups 
de feu tirés dans les rues voisines, annonçaient la présence d'une foule 
armée; le cliquetis des armes venant mème jusqu'à eux , grandissait 
d'instant en instant... Il y eut un moment où une révélation terrible 
tint enfin éclairer ces infortunés sur le sort qui les attendait. 

— Prèche, calotin!... avait dit un gardien en s'adressant au 
rieux prêtre. tu jouis de ton reste!.. Et cet homme avait accampa- 
gné ses paroles d’un geste d'extermination. 

Ua instant après , un grand silence se fit à l’intérieur et au-dehors 
de la prison.. Puis des cris incisifs percèrent le silence ; le massacre 
commençait. Fabien et ses compagnons se mirent à genoux devant 
l'homme de Dieu, dont la face vénérable avait conservé sa sérénité. 

— Priez pour moi, mes enfants, dit-il, comme je prie pour vous, 
Affermissons mutuellement notre faiblesse ; nous allons paraître devant 
Dieu... qu'il nous reçoive tous dans sa miséricorde, et que notre mort 
nous donne la vie près de lui... Mes amis, votre frère qui va mourir 
avec vous, vous aimé, vous dit adieu et vous bénit!.… 

Fabien courba la tête sous cette bénédiction à laquelle il associa 
mentalement la pauvre Gredlé! Résigné, il fit le sacrifice de ses 
dernières espérances, de ses derniers bonheurs. 

La porte du préau s’ouvrit. Les prisonniers purent entrevoir 
quelques-uns des séides de Maillard jetant sur eux un de ces regards 
que la hyène attache sur la proie vivante qu'elle va dépecer. Chacun 
fut réintégré dans son cachot en attendant le moment de comparaître 
devant le terrible tribunal. Car, après le premier massacre, il avait 
été convenu qu’on donnerait aux exécutions les formes dérisoires 
d’une justice sommaire. 

Les prisonniers étaient jugés par un tribunal improvisé qui pro— 
nonçait les sentences sur le vu des registres de l’écrou, pour toute 
pièce du procès, et après un interrogatoire réduit à sa plus simple 
expression. Maillard fut nommé président par acclamation; quant à 


318 


ses assesseurs, on jagea sürperflue la formalité de l'élection, et les 
premiers venas furent placés sur le banc des juges. 

Cette odieuse parodie de la justice avait pour théâtre une des 
salles basses de l’Abbaye, dont plusieurs portes donnaient dans les 
cours de la prison, où la masse des sicaires, le sabre au poing, atten- 
dait les condamnés. Les oreilles délicates du tribunal improvisé ne 
pouvaient supporter les cris de détresse, les prières inatiles des vic- 
times... Il fallait éviter à la sensibilité de Maillard le spectacle de ces 
scènes déchiræntes qui accompagnent une condamnation capitale. On 
inventa donc üne formule connue des adeptes et qui, sous une forme 
indifférente, était un arrèt de mort. | 

— Monsieur où madame à la Force ! disait le président. Et le mai- 
heureux était entraîné dans la cour voisine où il était reçu par les 
égorgeurs embrigadés. 

Cette mise en scène préparée, le terrible tribunal commença À 
fonctionner. 

Ludwig, pat sa contenance mâle, par l'exagération de ses propos 
révolutionnaires, avait réussi en peu d’inslants à donner à la foule 
une haute idée de son patriotisme. Presque toujours, les hommes les 
plus grossiers subissent l'influence des natutes qui leur sont supé- 
rieures par l’esprit et l'éducation. Cela est vrai quelquefois quand il 
s’agit de dominer une multitude pour lui imposer une révolution 
contraire aux projets qu’elle poursuit: c'est vrai lowjours quand une 
individualité d'élite prétend seulement servir ses passions et indiquer 
un but à ses efforts. Hannes, de son côté, obtenait un succès énorme 
dans la cour de l’Abbaye. Ce n’était point par la parole, é’était par 
l'étalage de sa force physique qu'il commandait l'admiration de ses 
hideux compagnons. Par l’ordre de Ladwig, H avait pris à t&che 
de leur donnet une opinion réspectable de son poignet et de l’élasticilé 
merveilleuse de ses muscles. Un instant , $a naissante popularité avait 
failli sombrer sous les soupcons, assez justifiés d'ailleurs, de ses cama- 
rddes. Ib comprit à certains chuchotements qu’il était l’objel d’une 
sorte d'enquête sommaire qui menaçait de ne pas se terminer à son 
avantäge. Déjà on le désignait da doigt, et un cercle menacant 
s'était formé autour de lui. L'instant était critique, maïs c'est dans 
tes grandes octasiôns que se révèlent les grandes facultés !.…. 

— Qu'est-cé qui te connait, ici, dit un des plus fougueut seéides 
de Maillard... tu usurpes la place dun bon patriote... Alons, demi- 
tour à gauche... on simon. " 


319 


— Sinon, quoif dit tranquillement Hannes en faisant craquer 
d'ane manière inquiétante les articalations de ses bras. 

— Je me charge de te balayer. dit l’agresseur datis les notes basses 
ét en s’arc-boutant sur ses jarrets dâns une pose provoeatrice… 

C'était, à tout prendre, un honorable adversaire... au point de vue 
de la force des muscles, bien entendu. 

— Eh bien! ça me va... dit Hannes en se frotlant joyeusement 
les mains... Nous allons voir qai ést le meilleur patriote de nous 
deax !.. Attention... vous aklez rire, vous autres. . 

Hannes , se précipitant aussitôt sur son adversaire, le renversa en 
un chind’œil; puis enlevant de terre à 14 force du poignet, il lui fit 
faire ua tour à bras tendu à la stupéfaction enthousiaste de. galerié 
cireulaire.… 

Hannes eut beaucoup de peine à se dérober anx homreurs da triom- 
phe. Son bat était atteint. Ceci se passait pendant Finsliallation du 
tribunal, et les nouveatx amis de Hanrres voulaient absolument qu'il 
eût les prémices de Pexécution, c’est-à-dire qu’il se placât à la 
porle du prétoire pour perter les premiers coups. 

—— Non pas, dit-1l', que les autres commencent... moi, je reste 
poar la bonne bouclie !.. 

Ladwig était resté dans le préloire, maïs de temps er lemps rl 
faisait une apparition dans la cour, causait pendant quelques instants 
avec Hannes, puis revenait auprès des juges, faisant des efforts 
inouis pour comprirmer ses tumultueuses pensées, pour arrêter 
l'ouragan d’indignation et de sainte colère qui s'élevait en lui à 
chaque viclime comparaissant devant le sanglant cénacle !.… 

Tableau effroyable et qui dut, en quelques instants, le vieillir de 
vingt années !.. Ee soir était venx, et la lueur rndécise des torches 
donnait à ces sdèties un caractère plas sauvage ef plus repoussant 
eticove. … On et dit d’une assemblée de démons s'agitant dans quelque 
horrible cauéhemar, C’est que la réatité dépassait les plas folles, Les 
plus effrayantes hallucinations des rèves !.. 

Tandis que le malheureux Fabien attendait l'instént suprême, la 
pauvre Gredlé était livrée à ces tortures sans nom qui laissent le 
cœur flottant entre le doute et la certitade du matheur accompli. Le 
bien aimé était-il encore au nombre des vivants?.. les révoltes de 
tout sen être, les élans de son désespoir allaienit-ils lwi annoncer que 
tout était fini pour lui et pour elle? 

Enste Gredié!.. après avoir quitté l’homme de la prison, elle 


320 


avait été chercher un sommeil que l'espérance lui avait rendu doux 
et léger; accablée de fatigue, d’inquiétudes et d'insomnie, elle 
n'avait pu reposer encore depuis son arrivée à Paris, employant ses 
journées à des démarches sans issue, attendant les ombres de la 
nuit dans la fièvre de l’impatience pour se faire entendre de celui 
qui ne vivait plus qu’en elle, pour lequel seul désormais elle voulait 
vivre. Pour la première fois, un repos réparateur avait fermé sa 
paupière... mais quel réveil, grand Dieu!.. Aux premiers retentisse— 
ments du tambour, elle avait été debout, se vêtissant à la hâte, 
éperdue de terreur. 

En vain elle avait voulu pénétrer dans la prison dont les portes 
étaient restées fermées pour elle. Ce n’est pas que l'enceinte du 
sombre séjour ne püt s'ouvrir devant le sexe faible; d’horribles 
mégères, les futures tricoteuses, avaient pu facilement y pénétrer, 
payant leur bien-venue et leur droit d’entrée par des imprécations 
et des hurlements qui les mettaient plus qu’au niveau des acteurs du 
drame qui allait s’accomplir... Mais ces dames possédaient une 
individualité qui leur ouvrait toutes les portes, et l'attitude modeste et 
le regard candide de la pauvre fille ne prévenant pas en sa faveur, 
elle avait toujours été impiloyablement repoussée. Pourtant elle 
voulait à tout prix prendre sa part du terrible spectale dont les 
péripéties se déroulaient à quelques pas d'elle... Elle voulait mourir 
avec son Fabien, ou pleurer une dernière fois sur son cadavre! 

L'amour, surrexcilé par le désespoir lui enverra-t-il une de ces 
inspirations qui triomphent de tous les obstacles et font reculer un 
mur d’airain ?.. | 

Le tour de Fabien était arrivé. Son nom retentit dans les longs 
corridors, et escorté par deux sbires aux bras rougis, à la pique 
ébréchée, il comparut devant l’immonde tribunal. Sa contenance 
était fière, sa lèvre dédaigneuse. Il avait fait le sacrifice de sa vie, 
et il appelait le coup mortel avec la sérénité de l’espérance. Le trépas 
n’élait-ce pas la délivrance ?.. 

— Qui entre? dit Maillard sans daigner jeter les yeux sur le 
prisonnier. 

— Le comte de Glucksberg. 

— Pourquoi as-tu été arrêté ?.. 

— Parce que je déteste les principes au nom desquels tu t'arroges 
le droit de me juger. 

— Prends garde!.. dit Maillard en levant enfin sur l’audacieux 


321 


jeune homme un regard empreint à la fois d'étonnement et de cynique 
colère. .… 

— Je suis condamné d'avance. Fais ton œuvre, bourreau, je suis 
prêt. 

Et Fabien regarda en face les membres du hideux tribunal, ces 
faces blèmes et sinistres sur lesquelles était profondément marquée 
l'empreinte des plus violentes et des plus basses passions. Sous ce 
regard assuré, plusieurs baissèrent les yeux; les autres, se levant 
avec fureur, brandirent leurs sabres et menacèrent le prisonnier du 
poing... Mais Maillard, laissant errer sur ses lèvres un sourire des 
enfers, étendit ses deux bras pour contenir ses compagnons et fit 
tomber une à une, comme des gouttes de plomb fondu, les paroles 
de mort : 

— Le citoyen à la Force !.. 

Fabien jeta un dernier regard sur ses juges et fit un pas vers la 
porte du préau… 

— Allons, marche, brigand !.. dit une voix furieuse. Et Ludwig, 
car c'était lui qui parlait ainsi, prit le comte au collet en l'entrafnant 
vers la porte fatale. Mais en même temps il lui dit rapidement 
quelques mots à l'oreille ; c'était dans la partie obscure du prétoire, 
et nul ne soupconna ce qui s'était passé. 

La porte s’ouvrit, et, horrible vision! le condamné aperçut dans 
l’entrebäâillement une mosaïque de têtes farouches coiffées du bonnet 
rouge, il vit briller une forêt de sabres et de piques levés, prêts à 
frapper et qui l’attendaient.… 

Fabien s’élança résolument sur cette harricade humaine hérissée 
d'acier. 

Auguste GIRONVAL. 
(La suite prochainement.) 


— st et 6— 


L'administrateur-gérant de l'Austrasie, 
A. ROUSSEAU, ‘ 


Mets, imp. de Pallez et Rousseau. 





SIERCK. 


Le mot d’esquisse placé en tête de ces pages indique que 
nous n'avons pas la’ prétention de publier une histoire de 
Sierck. Le rôle assez important que cette petite ville joua au 
moyen âge rendrait certes cette histoire intéressante, malheu- 
reusement nous n’avons pu jusqu'ici réunir tous les maté- 
riaux pécessaires à l’achèvement d’un travail de ce genre. 
Nous avons pensé néanmoins que cette notice serait peut- 
être accueillie avec indulgence. D’autres que nous ont déjà 
été tentés par ce sujet qui nous occupe. M. Renaut, notaire 
à Vatcouleurs, a commencé sur Sierck des études que la 
mort interrompit et que nous regrettons de ne pas con- 
naître. M. l’abbé Bettinger, curé à Waldveistroff, et M. le 
docteur Fristo ont également fait sur Sierck des recherches 
consciencieuses, demeurées aussi manuscrites, et qui nous 
ont plusieurs fois été du plus grand secours. Qu'il nous soit 
permis de remercier ici leurs familles et leurs amis auxquels 
nous avons dù la communication de ces précieux documents. 

Sierck, peuplé aujourd’hui de 2264 habitants, est la pre- 
miére ville de France que l’on rencontre en venant de Trèves ; 
il est situé à une demi-lieue de la frontière prussienne et 
à 12 lieues de Metz. Sa position est celle de toutes ces pitto- 
resques petites cités du moyen âge qui, de Trèves à Coblentz, 
parsément les rives charmantes de la Moselle. 

Cette rivière, en arrivant devant Sierck, a eessé de s’écouler 

24 


324 


entre des bords aplanis. À sa gauche s’élève le Stromberg , à 
sa droite l’Altemberg; vers l'Est, et dirigée du Sud au Nord, 
est la côte de Kirsch, où l’on remarque Rustroff et son cou- 
vent devenu aujourd’hui un pensionnat de jeunes filles.La base 
à demi circulaire du Stromberg oblige la Moselle à décrire 
une courbe gracieuse et à creuser une espèce d’anse où Sierck 
est situé dans l’étroite vallée que forment les trois montagnes 
dont nous avons parlé. Un quai large, dont la construction 
fut commencée en 1784, donne à Sierck un certain air d’im- 
portance. Chef-lieu d’un canton, ayant une justice de paix, 
un collége, un bureau d’enregistrement, un bureau de douane 
une poste aux chevaux, des tanneries considérables, une 
brigade de gendarmerie ; attirant un assez grand nombre 
de campagnards, souvent traversé par des voyageurs, Sierck 
a des éléments de vie auxquels son aspect doit une gaîté 
que n’ont point ordinairement les petites villes. Au-delà des 
.maisons modernes qui bordent le quai, la partie la plus an- 
cienne de Sierck s’étage sur les versants de l’Altemberg dont 
au sud-ouest la tête dénudée domine le vieux château. Des 
tours, des restes de murs se dressent çà et là entre les pignons 
blancs et les toitures qui apparaissent au-dessus des mfisons 
alignées sur les bords de la Moselle et, par leurs teintes 
sombres, produisent, avec les pans de gazon que montrent les 
premières pentes de l’Altemberg, avec la verdure des jardins, 
avec la fraicheur des constructions plus nouvelles, des con- 
trastes faits pour charmer le paysagiste. 

Ces ruines sont les débris d’antiques fortifications. Jadis 
Sierck, beaucoup plus étendu qu’il ne l’est aujourd’hui, s’en- 
tourait d’une ceinture crénelée que longeait à l’intéreur un 
chemin large de trois pieds. Ce chemin, le chemin du guet, 
passait par les diverses tours dont les murailles étaient gar- 
nies et les reliaient au château, d’où émanaient tous les ordres 
relatits à la direction militaire de la ville. Êes clochers 
d’églises ou de chapelles, les tourelles armoriées d’hôtels 
appartenant à des gentilshommes, s’élevaient au-dessus des 


325 


murs d'enceinte de Sierck, dominés eux-mêmes par la masse 
imposante du vieux château. 

Construite au point culminant de la ville, planant sur la 
Moselle, cette forteresse eut une importance que la proximité 
du sommet de l’Altemberg diminus considérablement lorsque 
la poudre fut en usage. À une époque très-reculée, un fort 
fut bâti sur l'emplacement qu'occupe le vieux château 
et précéda, dit-on, la fondation de la ville même qui prit le 
nom de ce fort. Suivant Bullé, ce nom dériverait du mot 
Chirck, qui signifie embouchure, et la chute du ruisseau de 
Montenach dans la Moselle pourrait à la rigueur justifier 
cette étymologie; mais n'est-il pas plus naturel de penser que 
le mot Sierck, autrefois Sirques, et plus anciennement Cir- 
cum, provient simplement de la courbe, du demi-cercle 
tracé par la rive sur laquelle la ville est située? 

Existant à l’époque de la domination romaine, Sierck fit 
partie de l’Austrasie. Thierry, religieux de Saint-Mathias de 
Trèves, rapporte, dans son livre intitulé Gesta Trevirorum, 
qu’en 7192 le roi Pépin donna le château de Sierck à une 
certaine reine cuidam reginæ, à l’occasion du mariage de 
celle=ci. 

Au IXe siècle, Lothaire Ier abandonna à son fils Lothaire II 
les contrées qui, à cause du nom de ce prince furent appelées 
Lotharingie, Lothraine, puis Lorraine. Ce pays, à la mort de 
Lothaire, fut l’objet de grandes contestations entre ses oncles 
Charles-le-Chauve et Louis de Germanie. Sous le règne de 
Charles-le-Simple, Gisilbert devint duc de Lorraine. À sa 
mort, cette province passa sous la domination des archevêques 
de Cologne. Vers le milieu du Xe siècle, la Lorraine fut divisée 
en deux parties : l’une, la Mosellane inférieure, comprit les 
diocèses d’Utrech, de Cologne, de Liége et de Cambrai ; l’autre, 
la Mosellane supérieure, fut composée des diocèses de Metz, 
de Strasbourg, de Trèves, de Toul et de Verdun. Sierck fai- 
sait partie de la haute Mosellane et dépendait, en 980, des 
archevêques de Trèves. A cette date, et par suite d'une de 


326 


ces guerres si fréquentes alors aux environs du Rhin, un fau- 
bourg de Sierck fut brûlé, et l’incendie détruisit l’église pa- 
roissiale de Saint-Laurent. Le titre d'église paroissiale fut 
alors transféré à l’abbaye de Saint-Sixte de Rethel. 

En 1037, Adalberon, prévot de Saint-Paulin de Trèves, 
usurpa le siége archiépiscopal au préjudice de Papon, reconnu 
archevêque de cette ville par l’empereur, le clergé et Île 
peuple. Adalberon fut attaqué par son compétiteur, vaincu et 
obligé de restituer les châteaux de Saarbruck, de Berncastel 
et de Sierck. Il existe un acte dans lequel Adalberon prend 
le titre de seigneur de Sierck: Dominus de Sirques. 

Avant de nous occuper de l’époque où Sierck passa sous 
la domination des ducs de Lorraine, il n’est pas hors de pro- 
pos de parler d’une illustre famille qui porte le nom de la 
ville dont nous écrivons l’histoire, qui fournit à l’ordre de 
Saint-Jean de Rhodes un commandeur ; à Trèves, un arche- 
vêque, et qui produisit des hommes dont les grandes qualités 
se manifestérent au service des princes Lorrains. Le nom sous 
lequel est connue cette noble famille ne semble-t-il pas indiquer 
qu’elle eut la seigneurie de la ville de Sierck? Et remarquons- 
le, les armes de cette ville sont exactement les mêmes que celles 
de la maison dont il s’agit : d’or à la bande de gueules char- 
gée de trois coquilles d'argent. D’où provient une telle com- 
munauté de noms et d’armoiries? L’explique-t-on suffisam- 
ment en disant qu'un des membres de cette famille fut, pour 
les ducs de Lorraine, châtelain de Sierck dont il prit et légua 
le nom à ses descendants? Il existe un document fait pour 
jeter peut-être quelque lueur sur cette question‘. Le 21 
février 1436, le roi René donna à Arnoult de Sierck des lettres 
d’investiture de la terre de Forbach, lettres dans lesquelles il 
est rappelé qte les ancêtres d’Arnoult furent seigneurs de 





‘Voyez un article publié récemment sur la famille de Sierck par le 
Vœu national. 


327 


Sierck. Voici un extrait de ces lettres: « Nous, René, par la 
grâce de Dieu, roy de de Jérusalem et de Sicile, duc d'Anjou, 
de Bar et de Lorraine, marquis de Pont-à-Mousson, comte 
de Provence, de Forcalquier et de Piémont, et nous, Isabelle 
de Lorraine, reine, duchesse, marquise et comtesse desdits 
* royaumes, duchés, marquisats et comtés, à ce authoriséc de 
nostre seigneur et espoux, scavoir faisons à tous qui verront 
et entendront lire ces présentes pour nous, nos héritiers et 
successeurs, que par grâce particulière faveur et amitié que 
nous portons à notre noble amé et féal conseiller Arnould de 
Sierck, chevalier, seigneur de Minsberg et de Monkler, à cause 
des bons et fidèles services qu’il a rendus à l’illustrissime 
prince Charles, duc de Lorraine et marquis, nostre cher beau- 
père, et père d’heureuse mémoire, l'ayant servi toute sa 
vie en Lombardie, en France et en plusieurs autres pays. 
Comme aussi, en considération des services qu’il nous a 
rendus , nous ayant assisté jusqu'ici de conseils salutaires 
et que dans le temps de notre captivité, quoique dans ses 
vieux jours et sentant les infirmités de l’âge, 1l fut par dif- 
férentes fois en Flandre, en Brabant et en Bourgogne avec 
lillustrissime princesse et dame Marguerite de Bavière, du- 
chesse de Lorraine, et marquise d’heureuse mémoire, notre 
chère belle-mère et mère, trouver nostre neveu le duc de 
Bourgogne pour moyenner nostre liberté, à quoy il a fidèle- 
ment travaillé. Considérant que ledit Arnoult de Sierck avoit 
mis à nostre service son fils, le noble Gaspar de Sierck, 
d'heureuse mémoire, dès que nous arrivasmes de France en 
nos estats de Bar et de Lorraine. Lequel Gaspard de Sierck fait 
chevalier de nos propres mains à la bataille de Bulgneville, 
où nous fusmes faict prisonnier, fust glorieusement tué à 
nostre costé, versant son Jeune sang dans notre service, pour 
raison desquels susdits services dignes de reconnaissance et 
différents autres que ledit Arnould et ses ancêtres seigneurs 
de Sierck et de Monkler ont rendu à nos prédécesseurs les 
anciens ducs de Lorraine, tels que dans toutes les occasions 


328 


qui se sont présentées, ils se sont montrés dignes d’estre 
récompensés, nous nous trouvons aussi obligés devant Dieu 
et de droit de reconnaître et récompenser ces services. A ces 
causes et eu esgard aux dits services et à ceux que ledit 
Arnould et ses heriticrs rendront et pourront rendre dores- 
navant à nous et à nos heritiers, nous René, roy susdit et 
Isabelle reine, à ce authorisée du roy nostre époux après avoir 
murement délibéré et prudemment refleschi sur les services 
ci-dessus énoncés y avons eu égard de mesme que par la 
bienveillance et amitié que nous avons pour le susdit Arnould 
de Sierck, seigneur de Minsberg et de Monkler luy avons 
donné et conféré à luy et à ses héritiers en augmentation de 
ses autres fiefs, nostre chasteau, ville, faubourg et villages 
de Forbach, etc., etc. » 

On aura remarqué que chaque fois qu’il est question 
d’Arnoult, il est désigné par ces mots: Arnoult de Sierck, 
seigneur de Meinsberg, tandis que ses ancêtres sont qualifiés 
de seigneurs de Sierck. Cette distinction est importante et 
prouve que, dans ce dernier cas, René a eu l’intention arrêtée 
de rappeler ce qu’avaient été les aïeux d’Arnoult qui, lui, avait 
bien conservé le nom de Sierck, mais n’en était plus seigneur, 
tandis qu’il l'était encore de Meinsberg et de Montclair. ‘ 

A quelle époque les seigneurs de Meinsberg auraient-ils 
possédé Sierck? D’après le témoignage de René, cela aurait 
été dans un temps où ils rendirent aux prédécesseurs du roi 
de Sicile, les anciens ducs de Lorraine, de signalés services. 
Par ces mots d'anciens ducs de Lorraine doit-on entendre les 
princes qui, avant Gérard d’Alsace, gouvernèrent non hérédi- 
tairement la Mosellane supérieure? Nous ne le pensons pas, 
car divers documents nous prouvent qu'au Xe siécle et au 
commencement du XIe, les archevêques de Trèves se quali- 
fiaient de seigneurs de Sierck. On pourrait, à la vérité, penser 





! Voyez sur Meinsberg l'Austrasie, tome IV, 1839 , et sur Montclair le même 
recueil, Promenades archéologiques , nouvelle série , tome F, 1842. 


329 


que ce n’était là qu’un titre indiquant plus une prétention 
qu’une possession réelle, que ce n’était là qu’une seigneurie 
in partibus comme la royauté de Sicile, de René lui-même ; 
mais nous avons vu qu’en 1031, Adalbéron avait été obligé 
de restituer le château de Sierck à Papon. Il y avait donc véri- 
tablement possession. Nous ne sommes pas éloigné de croire 
— et c’est la seule manière d'expliquer l’allégation de René, 
lequel avait une trop grande érudition historique et généalo- 
gique pour donner aux aïeux d’Arnoult un titre qu’ils n’au- 
raient pas eu, — nous ne serions pas éloignés de croire que 
les seigneurs de Meinsberg furent, avec les ducs de Lorraine, 
seigneurs de Sierck. Péut-être la maison de Sierck était elke- 
même alliée à la maison de Lorraine. Il y avait, en tous cas, 
une assez singulière analogie entre les armoiries de ces deux 
familles. Les sires de Sierck, comme nous l’avons dit, por- 
aient d’or à la bande de gueules chargée de trois coquilles 
d'argent, et les ducs de Lorraine d’or à la bande de gueules 
chargée de trois alérions d’argent. | 

Nous avons remarqué à la bibliothèque impériale (collec- 
tion de Lorraine, minute des inventaires) un acte par lequel 
Arnoult céda au duc ses droits sur une maison située devant 
le château de Sierck. Ne peut-on voir dans cette cession le 
vestige d’une partie de suzeraineté? Celte suzeraineté semble 
démontrée encore par la manière dont les sires de Sierck 
sont désignés dans les actes latins : Domint de Cirques ; enfin 
une citation que nous empruntons à M. l’abbé Bettinger, 
donnerait à penser que les seigneurs de Sierck avaient le 
litre de comte. Dans un registre du receveur des ducs de 
Lorraine , il est parlé « d’une maison en ladite ville de 
Sirques, près de l’hospital , en laquelle le pescheur de Mon- 
seigneur le compte se souloit tenir et faire résidence sans 
rien donner, pour lors qu’il la tenoit de ladicte seigneurie. » 
Ce'qui confirmerait dans l’opinion que la maison de Lor- 
raine succéda à la part de seigneurie de la famille de Sierck, 
c’est qu’elle paraît s'être reconnue comme solidaire de cette 


330 


famille, c’est que nous voyons le comptable des princes lor- 
rains payer, en 1639, une rétribution due par les sires de 
Sierck éteints en 1530, « à messire Nicolas Faber chapel- 
lain pour la Âre messe au loing de l’année, afin de dire et 
celebrer au loin de la sepmaine une messe en l’église dudit 
Sirq et sur l’autel de saint Jost que feu les seigneurs de 
Sirck avoient accoustumé payer de toute ancienneté cinq 
francs comme appert par les lettres sur ce faites par les 
maires, gens de justice dudit lieu, etc. » (Registre des re- 
cettes des ducs de Lorraine , année 1639, fol. 121). 

Nous venons de dire qu’Arnoult céda ses droits sur une 
maison de Sierck et que dans cette cession on pourrait voir 
les traces d’une ancienne suzeraineté ; mais ces traces se re- 
trouvent encore à une époque postérieure. Dans la Collection 
de Lorraine, Layette, Sterck, il est fait mention d’une lettre 
patente de Jean de Salm à qui avait, par mariage , passé 
une partie des droits de la maison de Sierck. Par cette lettre 
datée de 1538, Jean décharge et dégage ses sujets de la terre 
de Stierck de l’obéissance qu’ils lui devaient , et déclare que 
désormais ils appartiendront au duc Antoine. Ce ne serait 
donc pas seulement les ancêtres d’Arnoult qui auraient été 
seigneurs de Sierck, ce seraient aussi ses descendants. 

Ce point historique offre , du reste, de grandes difficultés, 
et elles ont été remarquées par M. le baron d’Hannoncelles 
dans un important ouvrage manuscrit que sa famille a bien 
voulu nous communiquer. « Cette seigneurie — dit le savant 
historien, en parlant de la seigneurie de Sierck, soit pour le 
tout, soit en grande partie, appartenait à la maison de Sierck, 
maison de nom et d'arme, illustre, puissante et tenant rang 
dans l'empire parmi celles des libres seigneurs et barons, ainsi 
que l’atteste l’armorial général de l’an 1609. Et comment la 
seigneurie de Sierck était-elle donc entrée dans cette maison? 
descendait-elle des anciens châtelains, des anciens seigneurs 
voués ? était-elle donataire , aliénataire , arrière-feudataire ? 
en un mot, à quel titre possédait-elle? C’est ce qu’on ignore. » 


881 


Ce qui rend cette question fort obscure, c’est que nous 
voyons les ducs habiter Sierck et disposer de son château. 
En 1034, Adalbert IV le possède et y réside. En 1047, Henri- 
le-Noir donna la Mosellane supérieure à Gérard d’Alsace, 
chef de l’illustre maison de Lorraine, et en 1067, ce prince 
demeurait à Sierck; ce que prouve un acte de lui, terminé 
par ces mots: Datum publice in castello Sirck. 

En 1132, Adalbéron, archevêque de Trèves, ayant pris le 
titre de duc de Lorraine, voulut avec l’aide d’Étienne, évêque 
de Metz, de Renaud, comte de Bar, et de Godefroy, comte de 
Louvain, s'emparer du château de Sierck, où résidait le duc 
Simon. Adalbéron s’avança à la tête de dix mille hommes; 
mais Simon, secondé par le duc de Bavière et le comte de 
Salm , marcha au-devant de son adversaire et le défit entiè- 
rement près du village de Kænigsmacker. 

Vers 1150, Viry de Fontoy reprit le château de Sierck du 
duc Matthieu Ier. 

En 1171, le même prince donna ce chateau à l’Église de 
Metz, dont son fils Thierry venait d’être élu évêque. Les prélats 
qui succédèrent à Thierry rendirent Sierck aux ducs de Lor- 
raine , mais s’en réservérent la seigneurie directe. Ce droit 
fut encore reconnu en 1247 par Marie de Châtillon, duchesse 
douairiére de Lorraine; depuis cette époque, on ne voit plus 
que Sierck ait été mouvant de l’évêché de Metz. 

En 1208, Ferry Ier, duc de Lorraine, ayant été en guerre 
avec Thiébaut, comte de Bar, laissa, à la suite d’un traité, le 
château de Sierck en ôtage à celui-ci. 

Si heureusement placé en face du Stromberg, s’élevant au 
milieu d’un air vif et salubre, planant sur de beaux paysages, 
à proximité de vastes forêts abondantes en gibier, le château 
de Sierck fut pour plusieurs ducs de Lorraine un séjour de 
prédilection. Matthieu IT, prince justicier, que de puissants 
souverains prirent souvent pour arbitre, se plaisait à l’habiter. 
Il y donna, en 1935, la cure de Kirchnaumen et la chapelle 
de Saint-Giriaque à l’abbaye de Bouzonville. Ce fut Matthieu Il 


332 


qui fit, dit-on, construire l’église de Sierck qu’une galerie 
reliait au.château où se trouvait aussi une chapelle — la cha- 
pelle de Sainte-Anne — remarquable par la hauteur de sa tour. 

L'église de Sierck renfermait plusieurs tombeaux que la 
révolution n’a pas respectés. Une statue représentant un 
chevalier armé et gisant les mains jointes, ayant la tête cou- 
verte d’un casque et les pieds appuyés contre un chien, 
symbole de la fidélité, recouvrait le tombeau d’Arnoult de 
Sierck, dont les armoiries étaient sculptées à la droite de 
cette statue. 

Vis-à-vis ce monument était celui d'Adam de Pallant, sei- 
gneur de Rolingen et bailli de Nancy, mort en 1501. Il était 
représenté armé, à l’exception de la tête, et dans l’attitude 
de la prière. Une inscription, dominée par un heaume en- 
tr'ouvert, était placée au-dessus de cette statue qui était en 
marbre blanc et plus grande que nature. Sur les parties 
latérales du tombeau on remarquait les armoiries d’illustres 
familles de Lorraine, de France et d'Allemagne ; c’étaient 
les seize quartiers erigés aux chapitres métropolitains de 
Trèves, Mayence et Cologne. M. l'abbé Bettinger rapporte 
un fragment de l’épitaphe d'Adam de Pallant; il est ainsi 
conçu : Hier liegt der edele Adam von Pallant Herr zu 
Rolingen..…, und Vibels Kirchen .. Belis zu Nanzi. Dem Ste 
Gott gnædig im jahr 1505. « Ici repose le noble Adam de 
Pallant, seigneur de Rolingen et de Vibels Kirchen, bailly de 
Nancy. Dieu lui fasse miséricorde dans l’année 1505. » Vers 
la sacristie était incrustée dans le mur une statue d'enfant 
au-dessous de laquelle on lisait ces mots de l'apocalypse : 
Ege sum alpha et omega. Get enfant appartenait, dit-on, 
à la famille de Sierck. » Un des hommes les plus distingués 
de cette maison, Jacques de Sierck, figurait dans les vitraux 
coloriés de l’une des fenêtres de l’église. Il y était peint re- 
vêtu des habits pontificaux et du pallium, les mains jointes 
et dans l’attitude de l’adoration. Jacques de Sierck fut sacré 
archevêque de Trèves dans la chapelle de Meinsberg, château 


333 


qui, comme on l’a déjà vu, appartenait à sa famille, et dont 
les ruines imposantes existent encore à deux lieues de Sierck'. 
Jacques eut pour compétiteur Raban de Helmestad!t, et ce fut 
au temps de leurs luttes que la fausse Jeanne d’Arc préten- 
dait qu’elle donnerait la victoire à celui des deux pour lequel 
elle prendrait parti. Habile au maniement des affaires, ca- 
pable de dicter à la fois plusieurs lettres sur des matières 
différentes et de haute importance, Jacques fut chancelier de 
René, duc de Lorraine, et remplit aussi les fonctions de 
grand-chancelier de l'empire, dont l’archevêque de Mayence 
se démit en sa faveur. Jacques tenta de fonder une académie 
à Trèves, mais les agitations dont son gouvernement fut 
ébranlé l’empêchèrent de mettre à complète exécution ce 
projet qui ne se réalisa qu’en 1473. 

On remarquait encore dans l’église de Sierck quelques 
autres monuments : vers la sacristie était le tombeau de 
M. et de Mme de Morbach, fondateurs du grand-autel. Ils 
étaient représentés agenouillés devant un crucifix. Ce tom- 
beau datait du XVIle siècle. Adam de Valferding ou Vaudre- 
vange était aussi enseveli dans cette église. 11 fut anobli en 
1514 par le duc Antoine, et ses armes se voyaient encore, 
avant la révolution, sur un ornement en velours donné à 
l'église par lui ou par sa famille. Le tombeau d’Adam de 
Vaudrevange portait une statue de chevalier armé de toutes 
pièces et tenant en main un bâton de commandement. Deux 
autres statues de petite dimension indiquaient encore le 
sépulcre de Jean de Sarbourg et de sa femme Marguerite 
Newes. 

Devant l’autel de la Sainte-Croix on remarquait une pierre 
ronde pesant environ trente livres. La tradition prétend que, 
dans une pénitence publique, les adultères devaient porter 
cette pierre à leur cou. 





* Ce château fut rebâti vers 1400 par Arnoult de Sierck. (Collection de Lorraine, 
N° 30, bibl. impériale). V. sur Meinsberg l’Austrasie. 


334 


L'église de Sierck, telle qu’on la voit aujourd’hui, ne rap- 
pelle pas l’époque où l’on place son origine; elle semble 
d’une date plus récente et ne paraît du reste pas indigne de 
la ville où naquit Pierre Perat, l'architecte de la cathédrale 
de Metz. 

En 1953, Catherine de Limbourg, régente, donne en fief 
à Henri, seigneur d’Hoffelize, dix charrettées de vin à prendre 
sur le vignoble de Sierck. 

En 1954, Arnoult de Wolkrange reçut un fief pour lequel 
1] déclara devoir la garde de Sierck un an et un jour. 

Le duc Ferry Il, comme son père Mathieu IT, se plaisait 
beaucoup à Sierck, et en 1265 il y donnä asile à Thierry, 
abbé de Saint-Mathias de Trèves, qui fuyait la persécution 
de son archevêque, Henri de Feinsting. 

En 1322", Jacques de Montclair, écuyer, reprit de Ferry IT 
la vouerie de Sierck , et l’on pourrait penser qu’à partir de 
ce gentilhomme la famille des Montclair eut la seigneurie 
de Sierck. C’est le premier personnage de cette maison que 
cite M. le baron d’Hannoncelles dans une généalogie qui 
tient de trop près à notre sujet pour que nous négligions de 
la rapporter *. 





Ÿ On lit dans le supplément à la Statistique publiée par M. Verronneis : 
« Charles, duc de Bourgogne, nomma gouverneur de Sierck en 1375, Dufay, 
lieutenant de Luxembourg, etc. Dans l’allégation de ce fait, dont nous ignorons la 
source,une erreur lypographique a sans doute tronqué la date, puisqu’en 1375, le 
dac de Bourgogne était Philippe-le-Hardi. Il s’agit sans doute du sire Du Fay, dont 
le nom figure deux ou trois fois dans la vie de Charles-le-Téméraire, et qui fut 
lieutenant de Luxembourg, mais nous n’avons pas trouvé de traces de son passage 
à Sierck. 

? Dans un différend qui eutlieu en 1539 entre le duc Antoine et Valentin 
d'Isembourg, au sajet du retrait de lignages prétendu par ce dernier, Valentin 
d’Isembourg produisit une généalogie de la famille de Sierck dans laquelle il avait 
pris alliance. Dom Calmet a donné une analyse peut-être peu exacte de cette pièce. 
Nous ferons remarquer, du reste, que la famille de Sierck était illustre avant 1593- 
Nous voyons dans l'inventaire des titres et papiers de Lorraine, T. X, (Bib. de 
Metz), qu'en 1274, Arnoult de Sierck , chevalier, prètait hommage au duc Ferry 
et s’engageait tant pour lui que pour ses fils à garder le ville de Sierck pendant 
un an et un jour. 


339 


« Jacques ke, seigneur de Sierck , lequel vivait en 4395, 
fut père d’Arnoult qui suit. 

Arnoult dit le Vieux, seigneur de Sierck , Meinsberg, etc., 
chevalier, vivant en 1439, avait épousé une fille de Conrad 
Bayer et de Marie de Parroye, sœur de Conrad Bayer, évêque 
de Metz ; il eut de ce mariage Arnoult qui suit. 

Jacques, évêque-électeur de Trèves en 1439. 

Philippe , chanoine et grand-prévot dudit Trèves, vivant 
en 1456. 

Gaspard, seigneur de Freuenberg. 

N., mariée à Jean de Kesper. 

Peut-être N. mariée à Jean de Raville. 

Jeanne, qui épousa un seigneur de Fenestrange. 

Arnoult dit le Jeune, seigneur de Sierck, Montclair, 
Meinsberg, Forbach, etc., avait épousé, en 1430, Eva, sœur 
de Jean IV, rhingrave de Daun et de Kirsberg, dont il eut 
Adélaïde, laquelle épousa Hanneman de Linange ; Elisabeth, 
mariée à un seigneur de Sayn ; Marguerite, mariée à Jean 
VI, de Salm ; Hildegarde, mariée à Valentin d’Isembourg. » 

Jean Ier, qui aida de sa vaillante épée le roi Jean de France, 
qui, avec lui, fut fait prisonnier à la bataille de Poitiers, 
qui, rendu à la liberté par le traité de Bretigny, alla com- 
battre les Sarrazins, qui ensuite marcha à côté de Dugueselin 
à la bataille d’Auray, Jean Ier n’avait point les goûts séden- 
laires. Il séjourna à Sierck autant que le lui permettait son 
caractère chevaleresque et aventureux. À diverses reprises 
il y passa plusieurs mois'. Sa cour était brillante et nom- 
breuse, ses principaux officiers occupaient des hôtels situés 
dans la ville au-dessous du château, et il laissa un si bon 
. souvenir dans la contrée que l’on a prétendu qu’en honneur 





1 On voit à Sierck une maison qui, suivant la tradition, fat habités par ce prince. 
Telle qu’elle existe, cette maison est beaucoup plus moderne. Un joli balcon qu’on 
y remarque paraît dater de la renaissance. El est supporté par des espèces de carya- 
tides dont l’une, assez étrange, rappelle une bisarre et très-célèbre fontaine de 
Bruxelles, 


* 


336 


de sa fête fut instituée l’étrange cérémonie de la roue en- 
flammée. 

Le 93 juin, les habitants de Basse-Kontz, village placé sur 
la rive gauche de la Moselle, fabriquent encore de nos jours 
un cylindre de paille du poids de 4 à 500 livres et dont l’axe 
est traversée par une perche qui sert à diriger cette espèce 
de roue. Ce cylindre est transporté sur le Stromberg, mon- 
tagne qui, comme nous l’avons dit, fait face à Sierck. Quand la 
nuit est tombée, on met le feu à la paille, et il s’agit de le 
faire rouler aussi loin que possible. Si la roue descend plus 
bas qu’une fontaine qu’on rencontre à mi-côte du Stromberg, 
les habitants de Basse-Kontz peuvent exiger deux hottes de 
vin des habitants de Sierck. Si, au contraire, la roue s’éteint 
avant d’arriver à cette source, Basse-Kontz doit offrir un 
panier de cerises à la ville de Sierck. Les habitants de Basse- 
Kontz sont fidèles à ce vieil usage sans savoir d’où il leur 
vient, et semblent croire que s’ils le négligeaient, leurs ré- 
coltes pourraient courir les plus grands périls. On dit que 
le duc Jean, pour remercier ses sujets de Basse-Kontz de 
leur bizarre feu de joie, les exempta du droit d’octroi lors- 
qu'ils apportaient leurs denrées à Sierck. 

Il est probable, du reste, que la cérémonie de la roue enflam- 
mée — que l’on rencontre dans d’autres localités des bords 
de la Moselle allemande — est fort antérieure au règne de 
Jean. Ce disque brûlant n’est sans doute qu’un feu de la Saint- 
Jean, rendu plus pittoresque par la nature même des lieux‘. 
Toutefoisil est à remarquer que quelques-uns des gros frappés 
à Sierck, sous Jean Ier, présentent l’image d’une étoile ou 
d'une roue. Serait-ce une allusion à l'usage dont nous avons 
parlé? M. Teissier, dans son Histoire de Thionville, cite un de 





1 Une autre version, rapportée par M. Fristo, est que durant la peste qui suivit 
l'invasion des Suédois, les habitants de Basse-Kontz adressèrent des prières à 
saint Jean pour obtenir la cessation dun fléau, et firent vœu de diriger, à perpé- 
tuité, une roue enflammée vis-à-vis une chapelle consacrée au saint el qui alors 
existait à Sierck. 


337 


ces gros. Le poids en est de 46 grains, il offre deux écus- 
sons de Lorraine dominés par la roue en question et porte 
cette légende : « Johes. Di. Gra: Lothar. Duc Mar. » Sur le 
revers on voit une croix cantonnée de quatre étoiles et ces 
mots: « Moneta Ducis Lothar. in Cierck. » M. l’abbé Bettinger 
décrit dans son manuscrit un autre gros de Jean Ier qui 
offre quelques différences avec celui dont s’est occupé 
M. Teissier. Ce gros ne porte qu’un écu de Lorraine autour 
duquel on lit: « Johannes Dux Lothar et mar. » Au chef de la 
pièce sont deux épées croisées. Au revers on remarque 
une croix ancrée environnée de deux légendes, l’une com- 
posée de ces mots: « Bndictu : sit: nome: Dni: nri: ihv 
xr. y. » L'autre de ceux-ci: « Moneta Sirck. » Le quart de gros 
du même prince montre l’écusson de Lorraine et cette lé- 
gende : « Johes Dux Lothar.» Au revers, une épée en pal est 
flanquée de deux rosaces et entourée de ces mots : « Moneta 
in Circk. » 

Charles Ier, prince aussi belliqueux que son père, résida 
fréquemment à Sierck et y fit aussi frapper diverses pièces 
peu différentes du premier gros de Jean Ier, que nous avons 
décrit. Ce fut sur l’ordre de Charles Ier que l’on construisit 
à Sierck un atelier monétaire; la maison qu'il occupait est 
encore reconnaissable à une balance sculptée dans le tym- 
pan de la porte d’entrée. « En faisant, vers 1780 , creuser 
une cave.dans cette maison — dit M. Fristo — son ancien 
propriétaire, M. Richard-Daubré, trouva des mortiers de 
bronze, des lingots d’étain et divers ustensiles propres à la 
fabrication de la monnaie. » Ce fut sous le règne de 
Charles Ier que Sierck parut être arrivé à son plus haut 
degré de prospérité. La résidence presque habituelle des 
princes Lorrains y avait créé plusieurs établissements impor- 
tants. Le grand bailliage d'Allemagne, c’est-à-dire le bailliage 
des parties allemandes des états des ducs de Lorraine, fut, 
dès 1406, transporté de Vaudrevange à Sierck, et par une 
convention faite avec l'électeur, il jugeait les procès des 
Trévirois. 


338 

Le duc Mathieu IT avait fondé, près de Montenack, une 
abbaye de l’ordre de Citeaux, appelée Marienflos. Sous la 
protection constante des princes Lorrains, ce monastère avait 
recu, en 4951, une forêt de Ferry Ier. En 1414, Charles kr 
engagea Agnès de Wolkrange, abbesse de Marienflos, à se 
retirer au couvent de Freistroff, alors abandonné, et il installa 
des Chartreux dans le monastère qu’elle venait de quitter". 

Le souvenir de la femme de Charles Ier est encore conservé 
à Sierck. Après la mort de son mari, Marguerite de Bavière 
fonda un hôpital de 14 lits, fondation dont il reste encore 
de faibles revenus. On croit que Marguerite fut enterrée à 
Rustroff. Ce village fort ancien s’appela autrefois Rukerdorff, 
Rosendorff, Roedorff, Rosaville (village des roses) et fut ha- 
bité par des familles distinguées. Paul Pshitzer de Rustroff 
fut, en 1492, grand-maître de l’ordre teutonique. L'ancienne 
église de Rustroff existait déjà du temps du duc Mathieu II, 
et avait été fondée par les prédécesseurs de ce prince. Dans 
la chapelle de la Vierge, on remarque des vitraux ornés des 
armes d'Anjou, de Bar et de Lorraine. À l’époque où 
écrivait M. l'abbé Bettinger, on distinguait, sur une dalle 
malheureusement usée par le frottement des pieds, l’eff- 
gie d’une femme et la date encore lisible de 1442. Cette 
effigie que nous avons en vain cherchée était peut-être celle 
de Marguerite de Bavière. Rustroff est le but d’un pélerinage 
depuis longtemps célèbre, et aujourd’hui encore les habitants 
de Sierck se rendent à ce village le jour de l’Annonciation. 
Us forment une procession solennelle et, le maire de la ville 


! Ces Chartreux quittèrent Marienflos pour Rettel, célèbre abbaye située à 
peu de distance de Sierck et précédemment occupée par des Bénédictins. Ar- 
noult de Sierck fonda alors à Marienflos une collégiale de neuf chanoines qni, en 
1636, furent réduits à 3 par la peste. Ils abandonnèrent Marienflos que Charles IV 
laissa à la Chartreuse de Rettel, à la condition que les Chartreux y diraient une 
messe le dimanche et le vendredi. 

En 1760, les Chartreux firent reconsiruire la collégiale qui exista jusqu'à le 
révolution. 


339 


en tête, vont faire hommage d’un cierge pesant au moins 
45 livres à l’église de Rustroff, qui était jadis l’église parois- 
siale de Sierck et qui fut donnée par le duc Mathieu à 
l’abbaye de Bouzonville, en 1235. C'est ce prince qui cons- 
truisit l’église paroissiale actuelle qui n'était alors que la 
chapelle castrale à laquelle on descendait par un escalier 
fort curieux. — En 1433, Marguerite de Bavière , veuve de 
Charles de Lorraine, y fonda un hôpital. 

On voit à Rustroff un couvent dont la fondation remonte 
à l’an 4485. Il fut bâti pour des sœurs grises venues de 
Trèves, qui ensuite embrassèrent l’ordre de Saint-François et 
subsistérent jusqu’à la révolution. Après diverses vicissitudes, 
ce couvent a été acheté en 1833 par les sœurs de Sainte-Chré- 
tienne de Metz; elles y ont établi un pensionnat de jeunes filles, 
qui est dans l’état le plus satisfaisant. 

Antoine le bon duc, qui fit avec François Ier de France 
les guerres d'Italie, qui reçut du brillant Valois le surnom 
de parfait chevalier, fut, en mai 1516, attaqué dans son 
château de Sierck par les comtes de Guerlack et Fran- 
cisque , qui marchaient à la tête de 6,000 hommes. Le duc 
fit une sortie et tailla ses ennemis en pièces près du village 
de Montenach. 

Le XVIIe siècle fut pour nos contrées une époque de mal- 
heurs, et Sierck eut à souffrir des désastres de toute espèce. 

Louis XII s’empara, en 1633, des états de Charles IV, qui 
avait pris parti pour l'Espagne. Après huit jours de siége, 
Sierck fut alors occupé par les Français et eut pour gou- 
verneur M. de Stainville. Cette place ne devait pas encore 
cette fois rester définitivement sous leur domination. 

Un fidèle serviteur du duc de Lorraine, appelé Maillard, 
alla, en 1635, trouver son maître qui résidait à Stuttgart, et lui 
proposa de reprendre Sierck. Le prince accepta cette offre 
avec Joie et donna à Maillard une commission de colonel. 
Celui-ci rassembla des hommes déterminés, arriva brusque- 
ment à Sierck, fit sauter la porte du château à l’aide d’un 

22 


340 


pétard et, comme il l’avait promis, s’empara de la place’. 

Après ce succès, Maillaïd alla assiéger Saint-Avold. Les 
Suédois , alliés de la France et commandés par le duc de 
Weimar, marchérent au secours de cette petite ville et se 
répandirent dans la contrée, pillant et saccageant tout sur 
leur passage. Les troupes du cardinal La Valette , qui avaient 
gagné le Rhin et que Gallaz forçait à battre en retraite, 
vinrent bientôt rivaliser d’excès avec les bandes du duc de 
Weimar, et les Lorrains ; enfin, un corps dehuitmille brigands, 
Croates, Hongrois, Polonais, lancé sur la France par l’empe- 
reur, acheva de dévaster la Lorraine allemande. M. George 
Boulangé a récemment traduit un manuscrit contenant l’éner- 
gique récit de toutes les misères qui marquérent l'invasion 
de ces nouveaux tard-venus *. 

Les campagnes aux environs de Metz, Thionville, Boulay 
et Sierck devinrent désertes. Les paysans cherchaient un 
refuge dans les forêts où ils se construisaient des huttes. 
Plusieurs villages disparurent, tels que Terlange, Guévange 
et Rexange qui existaient près de Thionville; Heckling , st- 
tué entre Stuckange et Metzerwisse ; Husange, entre Kæ- 
king et Cattenom ; Schafiling, entre Basse-Ham et Walmes- 
troff. Plus de 600 églises furent dévastées. L'église de Sierck 
fut de ce nombre. A l'approche des Suédois, les habitants 
de cette ville passèrent la Moselle et se retirèrent dans un 
bois qui alors dominait le Stromberg. Les Suédois saccagè- 
rent Sierck, pillérent l’église et se retirèrent enfin. 

À ces malheurs en succédèrent d’autres. Pendant deux 
aus les champs étaient restés sans culture. Une effroyable 
famine eut lieu et la peste la suivit. Des villages entiers 





‘ M. Abel a bien voulu nous indiquer un passage des mémoîres d’Aubery dans 
lequel il est dit que François des Chapelles, gouverneur de la ville ei du châtesa 
de Sierck , fut accusé de lècheté devant l’ennemi et fut condarané, dans un conseil 
de guerre tenu à Mézières, à avoir la tête tranchée devant les troupes, con- 
damnation qui fut exécutée. 

4 Rouue d'Austranie (1804), t. 2°, page 7 et suir. 


841 


furent dépeuplés. À Sierck, une rue tout entière, la rue 
des Orfèvres, resta sans habitants et tomba en ruines. 

Au milieu de tous ces désastres, le duc Charles IV menait 
sa vie aventureuse. Habile guerrier, brave comme un pala- 
din des vieilles épopées chevaleresques, chef de condottieri, 
ileût pu conquérir des états que prince il n’eût pas su garder. 
Inconstant dans ses alliances politiques comme dans ses 
amours, il mécontenta tour à tour l'Espagne et la France 
qui finirent par le déposséder. Promettant le mariage avec au- 
tant de facilité que don Juan, uni à la princesse Nicole, 1l 
épousa la princesse de Cantecroix, puis voulut passer un 
contrat de mariage avec Françoise Pajol, fille d’un apothi- 
caire, puis prétendit épouser une chanoinesse, et enfin, à 62 
ans, prit pour femme Louise d'Aspremont, âgée de treize ans. 
Durant les premiers feux de scn amour bigame pour la prin- 
cesse de Cantecroix, Charles IV habita fréquemment avec 
elle le château de Sierck que lui avait reconquis le colonel 
Maillard. Ce château, devenu une espèce de Wodstock pour 
cette autre Rosamonde, fut alors animé par les fêtes les plus 
follement somptueuses'. 

Charles IV établit à Sierck un conseil souverain composé 
de deux présidents, deux conseillers généraux et douse 
conseillers. Ce fut dans les premières années de son règne 





L On connaît ces vers de Pavillon: 


Ci-git un pauvre duc sans terres 

Qui fut jusqu’à ses derniers jours 
Peu fidèle dans ses amours 

Et moins fidèle dans ses guerres. 


Il donna librement sa foi 

Tour à tour à chaque couronne, 
Et se fit une étroite loi 

De ne la garder pour personne, 


Il entreprit tout au hasard, 

Se fit tout blanc de son épée, 

Il fut brave comme César 

Et malheureux comme Pompée, etc. 


342 


que fut aussi élevé, en 1627, un couvent de Franciscains 
dont les batiments existent encore. Ce couvent, construit 
entre la ville et le château qui le domine, fut acheté pen- 
dant la révolution par M. Toygat, notaire. Plus tard, ce digne 
citoyen en fit don à Sierck, et en 1826, l’ancien édifice 
devint un collége dirigé par des ecclésiastiques. 

En 1643, Charles IV s’étant retourné du côté de l'Espagne, 
quitta Sierck avec le colonel Maillard et laissa le comman- 
dement du château au capitaine La Chapelle. 

Après avoir gagné la bataille de Rocroy, cette même année 
1643, le duc d’'Enghien s’empara de Thionville puis mar- 
cha sur Sierck. Il enleva la ville le soir même de son arrivée, 
et plaça une batterie devant le château qui capitula après 
vingt-quatre heures de défense. 

En 1645, Turenne , l’émule du grand Condé, passa avec 
son armée par Sierck. Jean Boler, seigneur de Gandern 
et maire de cette ville, alla au-devant de l’illustre général 
et lui représenta la triste situation du pays. « Nous nous 
contenterons de ce qu'il y a, » répondit Turenne. Et son 
armée acheva de ruiner la contrée. Boler vint alors généreu- 
sement au secours des pauvres. Une croix haute de vingt 
pieds, portant ses armes et élevée sur la place du Marché, 
exista jusqu’en 1792, rappelant à la fois la mémoire du 
seigneur de Gandern et le triste temps où il avait admi- 
nistré Sierck. — Un frère de Jean Boler commanda une divi- 
sion de l’armée de Marlborough lorsque celui-ci se trouva 
en face de Villars dans la campage dont nous aurons bientôt 
à parler. | 

Le 28 février 1661, la ville et le château de Sierck furent 
définitivement cédés à la France. Le 29 août suivant, Colbert 
de Saint-Pouange, conseiller d’état, Colbert, président du 
conseil souverain et intendant d'Alsace, Florimont d’Alla- 
mont, baron de Chauffour, grand-bailli de Pont-à-Mousson, 
François de Perre, seigneur de Clervaut, auditeur des comptes, 
commissaires nommés par Charles IV, arrivèrent dans la ville 


348 
de Sierck, les uns pour en prendre possession, les autres 
pour délier de leurs serments les sujets du duc. 

Le dernier jour du mois, les commissaires du roi se ren- 
dirent à Montclair et en prirent possession ainsi que des 
villages de Freistroff et Fremersdorff; ils revinrent ensuite à 
Sierck et choisirent les trente villages dont les noms suivent : 
Basse-Kontz, Malling, Kerling, Lemestroff, Kédange, Rettel, 
Metzeresch , Hombourg , Buding, Metrick, Haute-Kontz, 
Aboncourt, Oudren, Hastroff, Bettelainville, Saint-Imbert, 
Kemplich, Klang et Weckring (annexe), Moncren, Saint- 
François, Sainte-Marguerite, Lacroix, Laumesfeld Ilagar- 
ten (annexe), Montenach, Kalembour , Rustroff, Apach, 
Haute-Sierck, Kaldweïler ct Freiching. Les maires de ces 
villages, qui étaient tous présents, furent relevés de leur ser- 
ment de fidélité à Charles de Lorraine, et tout comme on 
l’eût fait de nos jours, se hâtèrent de prêter serment à leur 
nouveau maître. Dans un mémoire adressé par la ville de 
Sierck à M. le controleur général, on lit: « Le château et la 
ville de Sierck, avec trente villages au choix de Sa Majesté, 
eurent le bonheur d’être cédés à la France. » 

Dans cette débâcle de dévouements, un seul homme, Pierre 
Boudet, échevin de Sierck, eut le courage de rester fidèle à 
son prince. Il se retira au château de Meinsberg, et y 
emporta probablement avec lui quelques-unes des archives 
de la ville, dont partie se trouve aujourd’hui à la préfecture. 

Au bonheur d’être cédé à la France, Sierck dut de perdre 
le grand-bailliage qui fut transféré à Vaudrevange. 

En 1673, le grand Condé séjourna à Sierck avec une partie 
de son armée et ordonna la construction de deux petits 
forts destinés à protéger le château. Il fit ensuite remarquer 
au roi l'importance de cette position, et demanda ou que 
la forteresse fût mise en état de défense ou qu’elle fût dé- 
molie. Ce dernier parti prévalut. M. de Brisacier, qui était 
gouverneur de Sierck, se retira alors dans son château de 
Hombourg, près Kédange, conservant d’ailleurs son titre et 


JA& 
ses appointements jusqu’à sa mort arrivée en 1677. Il eut 
pour successeur de Brye, qui fut “pourvu du gouvernement 
de Sierck jusqu’en 1704. 

En 1705, Luxembourg, Thionville et leurs environs furent 
menacés par Marlboroug cqgmandant l’armée anglaise et 
hollandaise. Villars reçut de Louis XIV la mission de s’oppo- 
ser à ce dangereux ennemi. L'armée française vint camper 
d’abord aux environs de Kœænigsmacker, puis elle s’avança vers 
la frontière et s'étendant de Rettel jusque sur le plateau du 
Kausberg qui domine Sierck, occupa une position tellement 
forte que Marlboroug n’osa ordonner l’attaque et se décida 
à la retraite. Le château de Meinsberg, tombé au pouvoir du 
grand capitaine anglais lui servit de quartier-général après 
celui d’Elft, et c’est à cette circonstance que la résidence 
des sires de Sierck doit d’être aujourd’hui généralement 
connue sous le nom de château de Marlboroug. Près de 
Thionville, le séjour d’un autre général a substitué à peu 
près de même le nom de Gassion à celui de Neufbourg. 

Villars établit à Sierk un commandant, qui fut M. d’Har- 
quel ; celui-ci conserva ces fonctions jusqu’à la paix d’Utrecht 
en 47143, année où le fort fut encore une fois démoli. En 
4734, le château de Sierck fut de nouveau rétabli sur les 
représentations de M. de Belle-Isle et M. de l’Église en eut le 
commandement. Î1 fut remplacé par M. de Gueisen, puis par 
M. de Tullet, auquel succéda M. Des Robert. Il paraît que 
plus tard le titre de gouverneur fut rétabli. Nous avons eu 
connaissance d’un document, lequel établit qu’en 1779 Le 
baron de Bock élait gouverneur pour le roi de la uille et du 
château de Sierck. En 1787, cette charge lui fut remboursée; 
Sierck n’eut plus de gouverneur mais un commandant, qui 
fut M. de Kennedy. 

Sierck n’en avait pas fini avec les calamités. En 1750, le 
46 juillet, le ruisseau de Montenach inonda la ville, 
détruisit douze maisons, onze tanneries, trois chamoise- 
ries, dix-neuf jardins, deux ponts et ce qui restait des 


345 


archives. Le maréchal de Belle-Ïsle, gouverneur de la pro- 
vince des Trois-Évéchés, se rendit sur-le-champ au milieu 
du désastre et obtint du roi un secours de 30,000 livres. 
En 1784, une nouvelle inondation désola la partie basse 
de la ville et fut suivie de l'invasion de la fièvre typhoïde. 
Sur les instances de M. de Schonen, l’un des bienfaiteurs de 
Sierck, le roi Louis XVI accorda les fonds nécessaires à la 
création d’un quai. 

L'histoire de Sierck n’offre plus désormais que peu d’in- 
térêl. Le château, vendu en 1811 par le gouvernement impé- 
rial, fut racheté en 1814 par la Restauration, et servit 
l’année suivante à la défense de nos frontières. Depuis il a 
plusieurs fois été question de le réparer, mais il est resté 
dans le même état de délabrement. Succédant aux débris 
de la domination romaine, il est à son tour devenu une 
ruine ; il est la première vignette de ce magnifique album 
dont la dernière vue est Ehrenbreitstein. 


TH. DE PUYMAIGRE. 


UNE PAGE RETROUVÉE DE L'HNTOIRE DE THIONVILLE, 


EG CIARI ST 


Thionville n'était dans le principe qu’une colonie de 
Teutons qui se sont fixés sur la rive gauche de la Moselle, 
aprés avoir ruiné les établissements romains situés aux en- 
virons, Judicium, Aspicium. Au Ville siècle, la colonie 
teutone (Teotonis villa) fut jugée digne de devenir une 
maison de plaisance impériale. Charlemagne l’honora de 
son séjour. Bien plus, il y fit construire un palais. Les chartes 
nombreuses que l’empereur expédiait de Thionville ne se 
terminérent plus comme en 775 par ces mots: Actum Theo- 
tonis villä publicè; mais bien par ceux-ci plus significatifs 
(comme on le voit en 783 dans l’acte de donation de Ré- 
milly et Cheminot à l’abbaye Saint-Arnould): Actum Theo- 
donis villæ PALATIO NOSTRO. 

De cette demeure impériale, Thionville moderne n’a rien 
conservé. On y voit encore un îlot de maisons dans la partie 
orientale de la forteresse qui est traversée par deux rues 
auxquelles conduit une porte voûtée accostée de deux tou- 
relles, et jadis défendue par une herse. Cette portion de la 
ville a gardé le nom de Château. La tradition y montre les 
cuisines de Charlemagne, l’archéologie y indique, comme 
plus digne d’attention, d'anciennes murailles, la Tour aux 
Puces et une petite tourelle gothique avec fenêtres ogivales 
et écussons sculptés. Ces débris d'architecture sont loin 
d’être contemporains de Charlemagne, à moins d’en excepter 
les assises de la Tour aux Puces. Ils devaient faire partie de 
la citadelle que les comtes de Luxembourg ont érigée sur 
l'emplacement présumé du palais de Charlemagne détruit 
vers le Xe siècle. Florange avait eu les préférences des der- 


347 


niers carlovingiens. Ce n’est plus à Thionville, mais ?n Flo- 
ringas que, le 11 mai 896, Zwentibold signe ses chartes. 
Florange y est décorée du titre de curia regia. Tandis que 
Charles-le-Simple, en 914 à Thionville, signait un diplôme 
en faveur de l’abbaye de Saint-Mihiel , son chancelier écrit : 
Actum Theodonis will. Le palatium avait disparu. Ce sont . 
les mêmes termes qu’emploiera en 977 l’empereur d’Allema- 
gne, Othon IT, quand il datera de Thionville une donation 
faite à l’abbaye de Saint-Pierre. 

Dès cette époque, Thionville n’avait plus de palais, mais 
bien une citadelle qui faisait de cet endroit le lieu le plus 
fort de tout le Luxembourg. Comme les princes y faisaient 
leur demeure, la citadelle conserva le nom de château. 
Charles-Quint est le dernier souverain qui l'ait habité, mais 
ce n'est pas le dernier prince que Thionville ait vu dans ses 
murs. Louis XIV y vint en 1674 ; en 1744, le dauphin se 
promena sur ses remparts. On s’y souvient encore de la ré- 
ception du duc de Berry et de celle des ducs d'Orléans et de 
Nemours. Louis XVIII a même pris part au siége de Thion- 
ville en 1792. 

Le château formait une petite ville militaire accolée à une 
ville ouverte. Quelle était l'étendue de cette forteresse ? Les 
documents manquent sur ce point. Par une charte de Ven- 
ceslas Ier, datée du 1e mars 1357, on sait que le château de 
Thionville renfermait une chapelle dédiée à saint Nicolas. 
Ïl était impossible jusqu’à ce jour de dire l'emplacement 
approximatif de cette chapelle castrale. M. Tessier avait 
renoncé à faire cette recherche. Plus heureux que l’élégant 
historien dé Thionville, nous croyons avoir trouvé un docu- 
ment certain sur la chapelle du château de Thionville. 

La municipalité vient de vendre la partie de la chapelle 
de l’hospice civil qui, après avoir servi de club sous la Révo- 
-lution, avait été détourné de sa destination religieuse pour 
rester converti d’abord en corps-de-garde, enfin en maga- 
sins. Le nouvel acquéreur a fait démolir ce bâtiment et a 


548 


mis à jour deux caveaux ignorés. L'un, rectangulaire , très- 
étroit, renfermait vingt-deux squelettes superposés avec 
ordre, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, portant 
des croix pectorales, des médailles pieuses qui indiquent 
que plusieurs ossements proviennent de l’ancien couvent des 
Glaristes établi en ce lieu dès 1685. Du reste, point de traces 
de cercueils. L’autre caveau est plus spacieux ; il a la forme 
d'un carré parfait. Les arêtes des voûtes sont formées par 
des nervures prismatiques qui partent des quätre angles où 
se trouvent des consoles, forment quatre clefs de voûte orne- 
mentées et viennent retomber sur une colonne centrale. 
Chacune des clefs de voûte représente un dessin difiérent: 
une rose, une quinte-feuille, des feuillages, et la dernière 
une date, aussitôt ensevelie dans le morüer, qu’on m'a dit 
être celle de 1508 en chiffres arabes. 

Une croix pattée rayonnante, peinte sur la voûte, semble 
indiquer que nous sommes en présence. d’une cryple ou 
église souterraine, et nous montre la place de l’autel. 

Cette construction a fait partie d’une église. Quoique se 
trouvant sous le chœur de la chapelle des Claristes, ce caveau 
n'est pas une création de ces religieuses , qui, seulement en 
1635, ont pris possession du terrain vague que le cardinal 
infant leur accorda près de la Moselle. Ce n’est qu'en 1663 
qu'elles ont fait bâtir leur église près du château comme 
le portent leurs titres de propriété. 

Le caveau récemment découvert à Thionville a donc dù 
faire partie de la chapelle Saint-Nicolas du château de Thion- 
ville. Cette découverte nous permet de conclure que la cita- 
delle s’étendait jusque sur la place du marché, c’est-à-dire 
au centre de la ville actuelle ; et que la chapelle castrale a 
été détruite lors du siége de 1558, avec la plus grande partie 
du château sur les ruines duquel les Claristes de Luxembourg 
ont élevé leur couvent. 

CH. AB£L. 





! Arch. départ. — Couvent des Claristes de Thionville. 





LES 


MATINÉES DE FRESCATL 


—ta--— 


XV. 


Ce jour-là, il y avait eu grande vie menée à l'auberge des 
Trois-Mores. Condé-Dragons rendait à Penthièvre son hos- 
pitalité de l’avant-veille. Les verres, les chansons, les sar- 
casmes se croisaiènt, s’entrechoquaient, que c'était merveille! 
Les rires éclatant sous les saillies de ces têtes ardentes et 
folles couraient sur la table en fusées étincelantes. Pour ce 
ce qui était de l'esprit, on en dépensait, on en dépensait, 
à le faire sauter par les fenêtres! 

On n’en était pas encore arrivé, comme depuis, à n’y plus 
savoir jeter que les bouteilles vides et les pots cassés. . . .. 

Malgré le voisinage maussade du couvent des chanoines 
Augustins, c'était vraiment le meilleur cabaret de Pont-à- 
Mousson, cette auberge des Trois-Mores. Il n’est pas bien 
sûr que les chansons du chevalier de Boufflers -- qui l’inventa 
— ne sautaient pas souvent par dessus les murailles du 
cloître et ne s’en venaient pas, de loin en loin, passer en 
brises profanes dans les arbres des jardins. C'était, ma foi, 
un voisin quelque peu dangereux et aimable, et le démon 
de midi, comme disait l’abbé de Citeaux, en a dû sourire 
plus d’une fois. 

Mais le petit abbé de Boufflers n’y regardait pas de si 
près. Il venait de jeter son petit collet sur les toits avec le 
conte d’Aline: les portes de St-Sulpice s'étaient rouvertes 


390 


devant eux à deux battants, ct tous deux les avaient repas- 
sées sans se retourner. 

Redevenu le chevalier de Boufllers, il galopait de plus 
belle sur tous les grands chemins. C’est lui que le comte 
de Tressan rencontrant un jour sur la grand’route, salua 
ainsi : « Chevalier, Je suis ravi de vous rencontrer chez 
vous ! » On a dit aussi de lui que c’était le plus errant des 
chevaliers. Et c'était vrai. Pour lui, la vie fut un voyage 
dont il fit plus des trois quarts à cheval. Il vivait à cheval ; 
il n’y dormait pas, mais il y rêvait. A vingt ans, 1l définis- 
sait à sa manière le véritable bonheur au pauvre abbé Por- 
quet. « L'abbé, disait-il, ne cherchez pas si loin pour ne 
rien trouver : c’est un beau cheval, un bon chien, quelque 
peu d'ombre !... » Aline acheva la définition. 

On dirait que l’écu des Bouflers', avec ses {rois moleiles 
de gueules, prédestinait le plus aimable et le dernier de leurs 
fils à cette existence de centaure en lui montrant le chemin. 
Qui n’a rencontré de ces visées d'en haut se témoignant 
même dans les variétés des hommes ? 

Mais nous voici loin du chevalier de Miossens. — C’est 
qu'il faut bien dire comment il se faisait que le cabaret des 
Trois-Mores reçut aussi belle compagnie, et comment le 
chevalier de Bouflers l’avait inventé dix-sept ans auparavant. 

ll courait sur h route de Nancy, jetant au vent du matin 
des cris de jeunesse et de joie, heureux de sa liberté, du 
soleil, saluant les foins parfumés, souriant aux oiseaux qui 
volaient et aux belles filles qui se retournaient — tant il 
était beau — pour le revoir par dessus les épis verts. Mais 
lui, secouant la tête, leur chantait ce refrain qu’il avait lu 
dans le Mercure de France et que l’abbé Porquet ne lui 
avait pas enseigné : 


Mettez, belles, vos bagnolets, 

Voici le temps qu’on court aux fraises ; 
Couvrez vos gorges de collets, 

Mettez, belles, vos bagnolets! 





‘ Boufflers portait d'argent à neuf croix recroisettées de gueules posées trois- 
trois et trois, et à trois molettes de gucules posées deux et une. 


394 


Ah! disait-il, ce n’est pas elle! 

N cherchait Aline, Aline qu’il n’avait qu'entrevue en un 
jour de poésie et d'amour, avec son pot au lait, son bon- 
net de neige et ses seize ans; Aline qu'il n’avait plus retrou- 
vée sous les pommiers fleuris du verger, au bord de la 
source, sur la lisière verte de son petit champ de blé, qui 
n’était pas encore la reine de Golconde ni la petite vieille 
habillée de feuilles de palmier 

Cherche, va, cherche, heureux et fier jeune homme, l’âge 
ne t'a pas encore dit qu’on ne trouve cela qu’une fois 
dans sa vie, et que tu l’as déjà perdu! Et va, c’est encore 
un bonheur que de le chercher !.… 

Ïl arrive à Pont-à-Mousson, traverse la ville, passe le pont, 
tout cela sans le savoir seulement, et en regardant les hiron- 
delles. Enfin le cheval s’arrête et la pensée du chevalier 
aussi. 

.— Monsieur s'arrête ici? 

À cette demande faite avec un accent de stupéfaction pro- 
fonde et craintive , Boufflers tourna la tête et vit un homme 
maigre et long qui l’attendait sur le seuil, le bonnet à Ja 
main, la mine souriante, et dansant sur des pieds que 
Rabelais n’eût pas manqué de comparer à des guitares : 
c'était Quaresmeprenant en cabaretier de province. 

— Non, dit-il en riant de tout son cœur de cette gro- 
tesque figure , c’est mon cheval... mais c’est une bête. 

— Point tant, pensa le pauvre homme dansant plus fort 
et prenant à la bride le cheval qu’il redoutait déjà de voir 
partir et qu’il retenait comme une proie. 

C'est que la venue d’un cavalier de la mine de Boufflers 
était un événement inconnu pour cette hôtellerie où ne des- 
cendaient guëre que les racoleurs et les rouliers. 

Le chevalier devina la misère, et comme il se sentait 
heureux, il fut bon. 

— Bah! se dit-il, je n’ai pas faim! 

Et ïl se laissa faire, sauta de cheval, le recommanda à 


GA | 


son hôte avec tous les soins imarinables, jurant qu'il le 
rosserait comme yn âne s’il y manquait, puis s’en vint sur 
la porte afin de voir où il était. | 

Sur une enseigne de bois peint se balançant à une tige de 
fer il vit trois figures qui avaient l'air de le regarder aussi 
de la plus engageante façon du monde. L'une avait la peau 
jaune et les yeux rouges, l’autre la peau rouge et les yeux 
jaunes ; la troisième, entre les deux autres, ouvrait des yeux 
blancs jetés comme deux taches sur une peau noire. Les 
noms de Gaspard, Melchior et Balthazar flamboyaient en 
lettres criardes sur leurs poitrines nues aux muscles de 
Samson. Le peintre inconnu, dans son enthousiasme, avait 
trouvé bon de coiffer les trois mages de ce cercle de plumes 
fantastiques à la mode des Incas de M. Marmontel, et de les 
nimber de cet audacieux vocable : 


Aux Trois-Mores. 


Le nom valait les plumes : les mages se trouvaient des 
Mores d'Amérique. 

— À la bonne heure! se dit Boufflers éclatant de rire. 
Ce peintre est un drôle qui sait la baguenaude ! Vertudieu, 
quelle palette! J'en veux parler au roi Stanislas pour li 
peindre des diables à son théâtre d’Einville, dans l’Exlève- 
ment de Proserpine ! Demandons ce nom:-là. 

Il se retournait. 

— Ah! dit-il avec un cri de Joie, Aline !.… 

A côté de lui, la porte entr’ouverte d’un jardin laissait 
voir une jeune fille cueillant des cerises moins rouges que 
ses lèvres. Son bras nu, hâlé par le soleil, abaissait vigau- 
reusement les branches d’où les gouttes de rosée coulaient 
sur sa chair brune comme des perles. Quelques feuilles tom- 
bées s'étaient arrêtées dans les plis mutins d’un petit bonnet 
de toile blanche, jeté à la grâce de Dieu sur d’épais cheveux 
bruns tordus en câble derrière la tête, et traversés à la 
naissance du cou de belles mèches blondes où la lumière se 


853 


jouait en fauves rayons. Sous son corsage de drap rouge, sa 
taille se pliait comme un jeune frêne et se balançait douce- 
ment aux modulations d’une chanson vieille comme tant 
d’autres, que la jeune fille se chantait sans le savoir : 


C’est un beau soldat du roi 
Parti pour la guerre, 

Qui lui dit : Viens avec moi, 
Avec moi, ma chère... 

— Que dira ma mère ? 

— C’est un beau soldat du roi. 


Et les cerises, la chanson., la mélodie naïve, tout cela 
tombait ensemble dans le panier, dans l’air pur et dans la 
rosée du jardin. ; 

— Ah! lui dit Boufflers en s’asseyant près d’elle et man- 

t ses cerises , je vous chanterai bien d’autres chansons, 
ma chère Aline. 

Aline — appelons-la comme le chevalier — Aline fut tout 
effrayée et rougit beaucoup. Mais elle se mit à rire de ce 
nom qu'elle accepta tout de suite; il était si bien donné 
qu’elle le trouva plus beau que le sien. 

— Les bonnes cerises! dit Boufllers, et les beaux yeux! 

Alme les baissa bien vite et voila ses joues sous l'ombre 
de ses longs cils où perçait le sourire. 

Boufflers se garda bien de lui dire qu’elle ressemblait à 
une autre Aline qu’il cherchait, qu’il ne trouvait plus, et qu’il 
l’aimait à cause de cela. Î1 lui parla d'elle-même , et elle le 
crut bien mieux. Îl était si beau, si aimable, avec son esprit 
et sa jeunesse , il chanta à la jeune fille tant de chansons 
qu’elle ne savait pas et qu’elle écoutart cependant en les 
reconnaissant comme si elle les avait toujours sues — douces 
chansons de seize ans — que lorsqu'il n’y eut plus de cerises 
dans le panier : Hélas ! se dit-elle, il a pris mon cœur aussi! 

Boufllers s’en alla sans dire qu'il reviendrait ; il s’en 
serait bien gardé! Quand il partit, la pauvre Aline se sauva 
pour qu'il ne la vit pas pleurer. 


dé 354 


— Adieu, dit-il à l’hôte ; avec une enseigne comme celle-ci 
vous ferez fortune. 

Et il lui montrait les trois têtes qui brillaient au soleil 
couchant. 

Le chevalier n’avait pas dit qu'il reviendrait, mais il re- 
vint. Il revint tant, qu’il amena aux Trois-Mores la marquise 
de Boufflers qui était assez grande dame pour trouver jolie 
celle que son fils appelait Aline sans que la belle jeune fille 
sût pourquoi. 

— Elle mettrait, je crois, mes mitaines et mes mules, 
dit-elle, en la regardant de la tête aux pieds avec ce sourire 
qu'on ne voit plus. 

— Et c'est son père, cela ? reprit-elle en montrant 
l’aubergiste d’un geste inoui. 

On sut bien vite à Lunéville que la marquise de Boufflers 
avait daigné voir ce cabaret des Trois-Mores dont on com- 
mençait à jaser quelque peu, et qu’Aline avait trouvé grâce 
devant elle. C'était là un de ces bonheurs que n'avaient pas 
toutes les plus fières ni les plus titrées. Toute la cour de 
Stanislas vint confirmer le brevet de grâce et de beauté 
que la marquise avait octroyé à cette fleur égarée. 

L'abbé de Bernis lui fit son portrait que tout le monde 
connaît : 

La maîtresse du cabaret 

Se devine sans qu’on la peigne; 
Le dieu d’amour est son portrait, 
La jeune Hébé lui sert d'enseigne. 
Bacchus, assis sur un tonneau, 
La prend pour la fille de Ponde. 


Mème en ne versant que de l’ean 
Elle a l’air d’enivrer son monde. 


— Ah! dit un jour le baron de Tresmes à Boufflers, Aline 
a la jupe trop courte ! 

Ïl faut dire que, la veille, M. de Tresmes avait perdu toute 
la soirée au pharaon, ce qui le mettait de fort laide humeur. 

— Oui, repartit le chevalier, mais elle a la jambe bien 
faite | 


399 


Voilà Bouflers , voilà sa poésie définie par lui-même. Sa 
muse a la jupe un peu courte, c'est vrai; mais qu'elle a la 
jambe bien faite ! Elle la montre avec tant d’esprit qu’on ne 
songe pas qu’elle la montre trop. 

Donc le cabaret des Trois-Mores devint un cabaret de 
renom et de haut parage. Plus de rouliers ni de racoleurs, 
mais de nobles cavaliers, de belles dames, avec de brillants 
chevaux et d’éclatantes livrées ! La vieille enseigne seule de- 
meura du passé. Boufllers avait bien défendu qu’on l’ôtât ja- 
mais. 

On la décrocha cependant, mais trente ans plus tard, pour 
y attacher les effigies de M. de Bouillé et du comte d’Artois, 
et les cribler de pierres. Aline n’y était heureusement plus : 
ce fut la fin des Trois-Mores. On y revit bien, quelques années 
après, un cabaret qui s’appela Hôtel des Trois-Maures. Mais 
l'enseigne était neuve , mais il n’y avait plus de têtes à 
plumes, mais il n’y avait plus le nom des trois mages : ce 
n’était plus le cabaret des Trois-Mores. On eût pu croire 
qu'il n’y avait que deux lettres changées et une enseigne 
nouvelle à la place d’une vieille. Entre ces deux lettres et 
ces deux enseignes, il y avait eu toute une révolution. 


A. TouTAIN. 


à 4 


23 





DEVANT UN CHAMP DE BLÉ. 


Juin 1854. 


Balance, au vent du soir, ta beauté plantureuse, 
Blé svelte , blé riant que jaillet morira, 
La brise qui te roule en vague savoureuse 
Méle sur tes-épis la poussière amoureuse 

Qui les fécoudera. 


O champ hospitalier ! à tes pieds l’alonette, 

Quai soudain se hérisse avec un léger cri, 

Fait, en grattant le sol, sa poudreuse toilette. 

Près de toi, pour son nid , la craintive caillette 
Vient chercher un abri. 


Sur ta riche oasis, que le doux ciel domine, 

Bcillent les boutons d'or, les bluets caressants.… 

Et le beau scarabée — un joyau qui chemine — 

Dans les ombres du soir, tout à coup s’illumine 
Aux feux des vers luisants.…. 


Source de vie, à blé! je t’aime et te révère ; 

Tu braves les rigueurs de la froide saison, 

Et ne ressembles pas, dans ta grâce sévère, 

A ces chétives fleurs qui, naissant sous un verre, 
Meurent dans un frisson! 


Quel sera ton destin?.. Tombé sous la faucille , 

De ta pulpe neigeuse, on ira trafiquer.… 

Faconné dans le sucre, illustré de pastille, 

Au bal, quelque danseuse à l'œil noir qui pétille 
Daignera te croquer! 


867 


On peut te transformer de plus d’une manière: 

On te fait blanc ou noir au blatoïir du moulin... 

Eh bien! je l’aime mieux de qualité dernière, 

Pour être le pain bis que la veuve aumônière 
Présente à l’orphelin. 


Des savants ont cherché, dans leur outrecuidance, 
Quel peuple t’inventa, dans quel temps, en quel lieu ? 
Miracle permanent de cette Providence 
De qui vient ici-bas tout bien, tout abondance, 
Ton créateur, c’est Dieu! 


Déjà sourit le pauvre à ta riche apparence ; 
Ses maux vont s'alléger, hélas! et non finir. 
Le pain à bon marché, c’est l’hiver sans souffrance, 
Pour lui, qui, sur sa faim, règle son espérance, 
Un an, c’est l'avenir! 


O blé! tu n’es encor qu’une plante humble — une herbe, 
Mais ton règne commence aux rayons de l'été... 
Sous l'œil d’or du soleil le champ vert devient gerbe, 
Et l’astre-roi te fait de son reflet superbe 
Ta part de royauté !.. 


Tu nous tiens lieu de tout et rien ne te remplace, 
Par toi l'humanité trouve son vrai milieu, 
L'homme se civilise où tu peux trouver place, 
Où tu ne peux pousser sont les steppes de glace 

Et l'empire du feu. 


Des peuples le destin se pèse à ta balance, 

Arbitre souverain de toute nation, 

Ton absence est un vide où s’amasse en silence 

Ce foyer dévorant de haines d’où s’élance 
Toute sédition ! 


308 


Notre prospérité par la tienne s'exprime, 
Les yeux de l'univers restent fixés sur toi... 
Te montrer est un bien, te cacher est un crime, 
De ta santé partout le bulletin s’imprime, 
Comme on fait pour un roi! 


Et cependant le ciel, détruisant son ouvrage, 

Peut en un court instant te briser sans cfforts; 

Vous êtes, l’homme et toi, le jouet de l'orage, 

Orgucilleux, vos grandeurs appellent le naufrage, 
Tous deux faibles et forts. 


Ainsi le veut d’en haut l’éternelle harmonie. 

Pour prouver hautement aux humains effrayés, 

Qu'en Dieu réside seul la puissance infinie, 

Hommes ou plante, il faut la superbe punie 
De Titans foudroyés ! 


Mais la nuit cest venue et l’insecte bourdonne, 
Rayant de cercles noirs l'horizon encor bleu, 
Le vent même se tait... Beau champ de blé, pardonne, 
Je trouble le repos que cette nuit te donne, 

Cher nourricier, adicu ! 


V. VAILLANT. 





LES 


Épisode des premières guerres de la République. 





VL. 


FOLLE !.. 


Le comte de Glucksberg s'était élancé sur la forêt de piques qui 
se dressaient, en dehors du couloir, dans la cour de la prison. Mais 
Hannes s’était porté au premier rang des sicaires, et lorsque la porte 
s'était ouverte : 

— Placel avait-il crié de toute la force de ses poumons, mainte- 
nant c'est à mon tour! 

Cet organe formidable , joint à un geste expressif , avait opéré un 
mouvement de retraite parmi ses plus proches voisins. Il en résulta 
qu’un vide se fit entre lui et la masse armée qui l’entourait. En tac- 
licien habile, Hannes profita de la circonstance. 

— Mort au ci-devant! s’écria-t-il. Et il se précipita sur Fabien, 
à qui il porta ou fit semblant de porter un coup furieux. Puis étrei- 
gnant le fréle jeune homme entre ses bras puissants, il le renversa sous 
lui, fit plusieurs fois le geste de haut en bas du meurtrier qui achève 
sa viclime, et prenant par les cheveux le pauvre Fabien étourdi 
par cette brusque attaque et aussi par un furicux coup de poing qu'il 
avait cru prudent de lui asséner , il jeta le corps sans mouvement sur 
les cadavres qui étaient étendus pêle-méle dans un coin de la cour. 
Pendant que ceci se passait, un autre condamné avait été livré à la 
fureur des complices de Maillard , et la manière d'opérer de Hannes, 
favorisée d’ailleurs par une demi-obscurité, n'avait éveillé aucun 
soupcon, ou plutôt la vigucur dont il avait fait preuve et l'élan 
homicide qu'il avait montré lui avaient concilié de plus en plus l’es- 
time de l’assistance. 


360 


— J'avais calomnié le citoyen!. dit même à ce sujet l'homme 
qui, un instant auparavant, avait cherché querelle à Hannes.. C'est 
décidément un patriote qui ne boude pas!. 

Cependant l'évanouissement du jeune comte ne dura pas. Il ouvrit 
bientôt la paupière, la mémoire lui revint, et sentant une vive dou- 
leur à la tête, il crut être blessé à mort. Il le crut d'autant mieux 
qu'il se sentait couvert de sang des pieds à la tête... Mais ce sang 
n’était pas le sien, c'était celui des infortunés couchés à ses côtés et 
exhalant un dernier reste de vie par leurs blessures béantes. 

Ludwig avait quitté la salle du tribunal, et il était revenu dans la 
cour où un signé de Hannes lui avait appris le succès de leur pieuse 
tentative. Mais il s’en fallait de beaucoup que la réussite fût com- 
plète ; ils devaient arracher le jeune homme à ce lieu de désolation, 
et cette seconde partie de leur tâche n’était pas de beaucoup la plus 
facile. L'inquiète défiance de ces hommes permettrait-elle aux sau- 
veurs de Fabien de le faire quitter, sain et sauf, cet abattoir humain 
où une victime avait, par un miracle de dévouement, échappé au 
fer des bourreaux ?.. 

Ludwig, fort occupé en apparence à compter le nombre des morts 
pour faire enlever leurs dépouilles, avait l'œil obstinément fixé sur 
Fabien, qu’un regard de Hannes lui avait désigné dans cette foule 
pantelante, Au premier geste du jeunc homme, quand il revint de 
son évanouissement, il se rapprocha de lui, et se penchant sur 
son oreille, comme s'il voulait s'assurer que la vie ne l’animait plus, 
il lui dit, si bas qu'aucune oreille humaïne n'aurait pu percevoir 
à un pas le moindre son: 

— Pas un geste, pas un mouvement, quoi qu’il arrive, quoi que 
vous puissiez voir!. M’entendez-vous?. répondez par un seul mot. 

— Oui... fit le jeune homme sur le même diapason. Et il 
rentra dans une immobilité complète. 

Ludwig se releva. 

— Ïl serait temps, dit-il, de faire enlever ces charognes!.. Ça 
encombre. Allons, vous autres, un coup de main! 

Des brancards étaient préparés en effet, et de temps en temps 
des hommes embrigadés faisaient disparaître le trop plein des héca- 
tombes dont Maillard était le grand sacrificateur. À la parole de 
Ludwig, les travailleurs se mirent à l’œuvre. Mais déjà Hannes avait 
utilisé une claie mise par lui en réserve, et le corps de Fabien v 
avait été placé sans précipitation et avec tout le sang-froid néces- 
saire, car Ludwig présidait à l’opération. 


s6t 


En ce moment, une femme, une jeune fille s'élança dans la 
cour ; son costume élait celui des mégères de la rue: la coiffe de 
travers, le chignon démantelé, le jupon en tiretaine, orné par le 
bas d’une frange de déchirures: c'était la tricoteuse d’après nature, 
mais avant la lettre. Cette femme, c'était Gredlé ; il lwi fallait à tout 
prix entrer là où son bien-aimé était mort ou allait wourir , et elle 
avait été troquer ses vêtements proprets contre ces loques immoadas, 
repoussantes, il est vrai, mais qui lui assuraient us Libre passage 
parmi la foule ameutée, une libre cutrée peut-être dans l'enfer 
sanglant où elle allait chercher une agonie ou un cadavre. 

Mustte et impassible, elle alla droit aux hommes qui chargeaient 
les morts sur les brancards et fixa l’un après l'autre ces visages 
décolorés ou fardés de sang refroidi. À chaque épreuve, à chaque 
cadavre, un soupir de soulagement suprême lui montait du cœur 
aux lèvres, et elle recemmengait celle épouvantable inspection, Le 
tour de Fabien devait venir, il vint. La malheureuse Gredlé arriva au 
moment où Hannes allait emporter le comte, 

— Je veux le voir!., dit-elle en désignant le corps étendu. Puis 
levant les yeux, elle reconnut Hannes et Ludwig, et un cri rauque, 
un de ces cris qui sortent des entrailles palpitantes, relentit dans la 
cour et attira l'attention. 

Gredlé se tordait les mains, regardant alternativement Hannes et 
Ludwig en face. 

— Vous me l’avez tué !.. dit-elle... Et une écume rosée vint poindre 
aox commissures de ses lèvres contractées. 

Fabien tressaillit à cette voix... mais Ludwig lui dit en feignant 
de l’arranger sur la claie : 

— Sur votre vie, pas un mot! tous les yeux sont sur nous! 

Le corps retomba inerte. 

— Je veux le voir!.. répéta Gredlé. Quels infâämes vous êtes ! aller 
le poursuivre jusqu'ici?.. Toi, Hannes, toi, Ludwig!.. Vous êtes 
donc vendus au démon que vous êtes impitoyables comme lui !.. 

Ludwig, voulant tout hasarder pour tout sauver, quitte Fabien et 
s’avance vers Gredlé pour la contenir en lui expliquant qu'elle était la 
dupe des apparences; mais la jeune fille, prompte comme le jet ful- 
gurant de la nue, sc précipite sur Fabien dont Ludwig lui cachait 
la vue... Ses doigts blancs et délicats écartent sur le front du 
jeune homme les cheveux imaculés qui le couvraient, et la malheu-— 
reuse fille, le sein bondissant, l’œil injecté, regarde pendant la durée 


862 


d’une seconde le visage de son ami... Puis tout à coup, tournant 
sur elle-même et bondissant comme un faon dans une clairière, 
elle fait entendre un long éclat de rire dont les notes modulées chro- 
matiquement parcourent plusieurs fois avec vélocité le clavier vocal 
et se terminent par un éclat de vocalise. 

— Elle a perdu la tête... dit Hannes qui tremblait de tous ses 
membres à ce spectacle effrayant. 

L’infortuné Fabien oublia tout. 

— Folle!.. Gredlé!.. dit-il en se soulevant impétueusement et en 
courant à la jeune fille. Mais celle-ci avait disparu en chantant. Au 
coin de la cour elle trouva un lambeau de vêtement, elle le lacéra 
en bandes minces et s’en fit une couronne qu’elle se posa sur le front, 
puis elle chanta d’une voix éclatante: 


J'aime les grappes rougissantes 
Qui retombent comme un cimier ; 
Rival heureux de l’églantier , 
Corail des forêts jaunissantes , 
Que j'aime le fruit du sorbier! 


— Tout est perdu! dit Ludwig quand Fabien se leva pour courir 
vers la pauvre folle. 

En effet, un mouvement violent se fit aussitôt dans le groupe des 
comparses de Maillard. 

— Trahison!.. cria la foule, ils s’entendaient pour sauver un 
ennemi du peuple! Mort aux traîtres ?.. ‘ 

— Hannes, tu défendras la porte quand nous serons sortis, dit 
Ludwig rapidement; tiens une demi-minute et c'est le salut pour 
le comte! 

— Mais... dit Hannes dont les instincts peu belliqueux repa- 
raissaient en comprenant qu’une lutle inégale pouvait s'engager, ils 
sont trop contre moi! 

— Si tu hésites, nous périssons tous trois !.… 

— J'obéirai, Ludwig, dit Hannes terrifié en se mettant en dé- 
fense. 

— Encore une fois, continua Ludwig qui, tout en parlant, entrainait 
Hannes et le comte vers la porte de sortie, c’est le seul moyen de te 
sauver toi-même |. 

La foule resserrait, autour des trois jeunes gens désignés à sa rage, 
son cercle de plus en plus compacte ; mais Hannes, qui, dans des jeux 


363 


moins chanceax, avait heureusement montré, un instant auparavant, 
sa force peu commune, en imposait aux agresseurs, et Ludwig put 
parvenir avec Fabien, qui faisait tête de son côté aux assaillants, 
jusqu’à la grande porte qu’il parvint à entr’ouvrir... fl poussa le 
comte dehors, opéra sa sortie à son tour et franchit sans obstacle les 
ondes turbulentes de la foule entassée extérieurement dans la rue. 
Hannes , faisant contre fortune bon cœur, opérait avec son sabre un 
majestueux moulinet dont nul n'osait braver les cercles redoutables. 
Cela dura quelques secondes. 

— Trahison! trahison! criait-on dans la cour, et quand la porte 
s'oavrit, ces vociférations firent explosion dans la rue. 

— Où sont les traîftres? demanda la foule à Ludwig au moment 
où il se présentait à elle. 

— Là-bas! dit audacieusement Ludwig ; les traîtres, ce sont les 
prisonniers qui se révoltent... Moi, je vais chercher du renfort... En 
attendant, citoyens, volez au secours des patriotes. 

Puis Ludwig appela vivement Hannes. 

En un instant la foule extérieure se précipita dans la cour, et 
rencontrant le flot des adversaires de Hannes, il en résulta une sorte 
de remous tumultueux, de tourbillon humain qui força les deux 
courants contraires à s’annibiler l’un l’autre. Ludwig avait compté 
sur ce résultat, il en profita pour fuir avec le comte, et bientôt ils 
étaient tous deux hors de la portée de leurs ennemis. Quant à Hannes, 
en se faisant de ses coudes unc sorte de bélier opérant sans relâche 
des pesées à droite et à gauche, il s'était facilement frayé un chemin 
dans la cohue, et à sa grande satisfaction il s'était retrouvé entier et 
dispos après les cruelles épreuves qui avaient rempli cette funeste 
soirée. 

Gredlé avait disparu de son côté, dansant et prenant des poses 
avec sa couronne de loques sur la tête. Hannes avait dit vrai, sa rai- 
son n'avait pu supporter un tel enchafnement de malheurs, terminés 
par ce qu’elle croyait être le plus terrible de tous. Elle était devenue 
folle !.. et tandis qu’elle s'éloignait en fredonnant les airs de sa gaie 
jeunesse, il avait fallu que Ludwig, tout en adjurant Hannes de le 
défendre, contfnt le pauvre Fabien qui voulait la suivre, c’est-à-dire 
courir à la mort. Hélas! de Fabien qui était sauvé et de Gredlé qui 
était folle, le plus heureux c'était Gredlé! 

Le désespoir de Fabien, en effet, était déchirant. A peine hors 
des mains de ses ennemis, il appelait la mort comme si, un instant 


304 


auparavant, il ne l’avait pas vue de si près, comme si elle ne le mena- 
çcait pas encore. Car hors de la prison, tout n’était pas fini; il fallait 
pouvoir quitter Paris et la Franee, et cette entreprise offrait mille périls 
dans son exécution. 

Le comte remercia avec effusion ses libérateurs, car Hannes re- 
trouva les deux jeues gens réunis chez Ludwig... mais l’ami de 
Karl ne répondit qu’avec froideur aux paroles de gratitude de Fabien, 

— J'ai voulu conserver à Gredlé celui qui doit être son mari, 
dit sévèrement Ludwig. 

Mais Fabien m'avait pas compris Famertume de ees parokes. Il 
n’avait entendu que le nom de Gredlé et sa réponse avait expiré dans 
un sanglot. 

Quelques jours se passèrent. Ludwig et Hannes les employèrent à 
chercher Gredlé dans cet immense Paris qu'ils ne connaissaient 
qu’imparfaitement encore et où plusieurs fois ils s’égaraient dans ses 
quartiers tortucux, dans ses interminables faubourgs. Ils allaient 
interrogeant les passants, s’arrétant devant chaque maison, sphinx 
de pierre auquel ils demandaient le secret de la retraite qui recélait 
k pauvrefolle. Fabien, qui avait dù accepter l'hospitalité de Ludwig, 
avait promis de ne pas quitter le modeste logement qui les abritait 
tous les trois ; mais sitôt que les deux amis avaient quitté leur com- 
mune demeure, Fabien, dévoré d’angoisses, méprisant le péril, 
commençait à son tour les mêmes recherches, aussi infructueuses, 
bétas! que celles de Hannes et de Ludwig... 

Un soir , en rentrant, les deux ainis n’avaient pas retrouvé le comte 
au logis. Un dernier espoir l’avait retenu dans les rues livrées à lagi- 
tation et aux délirantes émolions du moment... fl s'était dit que 
peut-être Gredlé , obéissant à un instinct de tendresse survivant à la 
raison , se rappellerait l'heure nocturne où elle venait consoler par ses 
ehants le triste prisonnier, et reviendrait faire entendre sa douce vois, 
eroyant animer encore pour son bien-aimé le silence de la nuit. Fabien, 
à l’heure ordinaire, se rendit donc aux abords de la prison qui avait 
failli voir se terminer le triste drame de sa vie, et attendit, palpitaat, 
la venue de la pauvre folle. Mais, moins heureux que quand 
l'épaisseur des verroux s'’interposait entre lui et la liberté avec Gredlé, 
son attente fut déçue , et, triste, découragé, il revint chez Ludwig 
quand les premiers rayons de-l’aurore commen<aient à dorer l’extré- 
inité des toits de la grande ville. Il fallut biea avouer aux deux jeunes 
gens le secret de ses courses jourualières, et malgré l’anxiété à laquelle 


385 


Ludwig avait été livré pendant la longue absence du comte, il n’eut 
pas le courage de lui adresser un reproche cet lui dit même en lui 
pressant la main : 

— Vous avez fait votre devoir, monsieur. 

Mais qu'était devenue la pauvre Gredlé? L’infortunée était loin de 
Paris. Pendant les longs jours que ses amis avaient consacrés à l'y 
chercher, une voix inconnue, un secret mouvement l’avaient poussée 
à quitter la grande ville et à revenir aux lieux qui l’avaient vue naître, 
comme ces oiseaux voyageurs que l'instinct ramène à leur berceau. 
après de lointaines pérégrinations. Gredlé marchait insoucieusement 
le leng des routes, chantant ses plus jolis airs, s’arrétant dans les 
villages pour les recommencer et recevant de la pitié des villageois le 
pain noir qui couservait sa misérable existence. Mais, on le comprend 
sans peine, la folle ne faisait pas beaucoup de chemin... A chaque 
prairie émailléc, elle tressait une couronne odorante ; à chaque ruis- 
sau jaseur elle s’arrêtait heureuse, jetant, comme Ophélie, à ses 
ondes, les fleurs de la gerbe cueillie dans le champ d’avoines mûres ou 
sur le penchant des collines ombreuses. Cependant elle allait à son 
but, marchant dans la direction du soleil levant, aspirant l’aie du 
pays natal que lui apportaient parfois les douces brises parfumées. Le 
Dieu des cœurs purs, le Dieu de bonté veillait sur clle! 

Il vint un moment où les trois jeunes gens comprirent que tout 
espoir était perdu de retrouver Gredlé. Les ressources de Ludwig 
s'épuisaient , il fallait prendre un parti. Plusieurs fois le comte, qui 
appréciait les difficultés, les misères de cette situation, avait déclaré 
à ses sauveurs qu'il allait quitter Paris au risque d’être reconnu et 
arrêté, que peut-être il pourrait gagner la frontière, et qu'une fois 
hors de France il retrouverait quelques débris de sa fortune prove- 
uant de la vente des propriétés qu'il possédait aux environs de Deux- 
Ponts. Ludwig s'était toujours opposé à ce départ qui offrait tant de 
chances contraires , il avait même exigé du comte sa parole d'honneur 
de ne pas le quitter sans le prévenir de sa résolution, 

Un jour, Hannes et Ludwig, qui avaient recommencé leurs courses 
mystérieuses, se trouvèrent, dans la matinée, aux environs du Pont- 
Neuf. Ludwig paraissait moins triste que de coutume, il pressait 
entreses mains, d'un air de satisfaction évidente, un papier bien pré- 
cieux sans doute, puisqu'il: produisait sur le désespéré jeune homme 
une impression si contraire à celles qui, depuis quelque temps, abreu- 
vaient sa vie d’amertume et de douleurs. 


366 


Une foule immense remplissait les rues aux abords de la place 
Dauphine; sur le terre-plein où s’élève maintenant la belle statue 
équestre d'Henri IV, était dressée une sorte d’échafaudage surmonté 
d'un mât sur lequel flottait un drapeau où on lisait ces mots: La 
patrie est en danger. De temps en temps, les appels du tambour 
retentissaient au loin et excitaient dans cette foule un frisson électrique. 
L'étranger avait envahi la France; Verdun, l'un de ses remparts du 
côté de l’est, était tombé en son pouvoir, et un élan de patriotisme, 
honorable et digne de la France, celui-là, soulevait toutes les poitrines 
et ralliait tous les cœurs. 1] fallait opposer une armée aux envahisseurs, 
et de toutcs parts des soldats improvisés demandaient un fusil et un 
drapeau pour courir à la frontière... Au Pont-Neuf, l’estrade, sur- 
montée du drapeau rappelant les dangers de la France, abritait une 
table où, sur des registres incessamment remplis, s’inscrivaient les 
noms des défenseurs volontaires de la patrie... 

— Comprends-tu, Hannes?.. dit Ludwig, c’est ici qu'on reçoit 
les enrôlements militaires... Qu'en pense ton courage ?.… 

— Mon courage... convient qu'il regrette fort les loisirs du village 
nalal, mais il ajoute qu'il est prêt à imiter s’il le faut celui de son 
ami et compatriote Ludwig. 5 

— À la bonne heure !.. Oui, Hannes, le moment est venu de payer 
notre dette au pays. Paris n’est pas la France, c’est un coupe-gorge. 
c'est un enfer où s’agitent les plus basses passions, où sc préparent 
les péripéties effrayantes.. A l’arméc seulement nous retrouverons 
la patrie, la loyauté sous les drapeaux, le dévouement sous les bal- 
les ennemies... Je vais inscrire mon nom après ceux des braves qui 

défilent devant nous. Tu m'entends , qui m'aime me suive! 

Quelques minutes après, les deux jeunes gens avaient signé le pacte 
qui les liait au service de la patrie, ct rentraient moins sombres, pour 
le quitter bientôt, sous le toit où les attendait le jeune comte. Celai-ci 
fut frappé du chängement qui s'était opéré dans l'attitude de Ludwig 
et du reflet presque joyeux qui épanouissait ses traits aux lignes 
sévères. 

— Monsieur le comte, dit Ludwig, vous pouvez enfin quitter ce Paris 
où vous laisserez de si crucls souvenirs. Moi aussi je vais loin d'ici 
accomplir ma destinée ; mais vos opinions, votre naissance, je pourrais 
dire vos malheurs, vous attachent à une cause qui n’est pas la mienne, 
et appartenant à des camps rivaux, ennemis peut-être, nous ne nous 
regerrons sans doute, si nous devons nous revoir, que sur le champ de 


367 


bataille, au sein d’une lutte fratricide.. N'importe, ce que j'ai com— 
mencé, je l’achèverai.. D’aujourd’hui, monsieur le comte, je suis le 
soldat de la France; mais je ne me suis engagé à la servir qu'après avoir 
rempli les devoirs que je sn'étais tracés. Voici uit passeport en règle. 
quittez Paris... fuyez. 

— Ludwig, ce que vous faites est noble et beau... Vous me récon- 
cilieriez avec les opinions que je réprouve de toute Îles forces de mon 
indignation, si je ne savais que vous partagez l’horreur que m'inspirent 
les dominateurs actuels de la France. L'illusion de la liberté vous 
séduit encore et vous espérez son triomphe... Puisse votre espoir se 
réaliser ! mais, croyez-moi, ce que les hommes qui nous gouvernent 
apportent à la France, c'est le despotisme dans l’abjection, c’est le 
déchafnement de tous les mauvais instincts décorés du nom pompeux 
de patriotisme. Moi aussi je veux la liberté pour mon pays, mais je la 
veux éclose sous l’égide de la royauté qui scule peut la faire fleurir et 
durer. Adieu, cher Ludwig, séparés ou non, adversaires si vous le 
voulez, nous n’en serons pas moins toujours deux anis jusqu’à la mort. 

Les deux jeunes gens se pressèrent les mains avec une cordialité 
plus réservée peut-être du côté de Ludwig. 

— Et vous, Hannes, continua Fabien... le 2 septembre a racheté 
et au-delà le 19 août. Je ne me rappelle que d’une chose, c'est 
qu'après Ludwig c’est à vous que je dois la vie. 

— Bien sur, vous m'avez pardonné? dit Hannes qui faisait d’incroya- 
bles efforts pour retenir une larme prête à faire irruption sur le hâle 
roussâtre de sa joue... Ecoutez donc, c'est que je l’aimais aussi, moi, 
Gredlé... sans ça... Tenez, monsieur le comle, je ne serai content que 
quand... je vous aurai embrassé... là, de tout cœur. C’est bien bardi 
à moi... mais cette embrassade-là, voyez-vous, ça me lavera tout à fait. 

Le comte n’était peut-être pas au fond très-flatté de celte effusion 
du répentant Hannes, mais il fit bonne contenance et accorda l’accolade 
demandée. 

— Avant de nous séparer, dit Ludwig, j'ai encore une promesse à 
exiger de vous. ou plutôt une prière à vous adresser, reprit le jeune 
homme qui avait surpris un imperceptible froncement de sourcils 
annonçant que le sang du gentilhomme se révoltait à cette intimation.… 

— Parlez, Ludwig. 

— Je n’ai point à interroger votre passé, monsieur, continua Ludwig 
avec une nuance de tristesse, je n’ai point à vous demander compte 
de vos actes ; je ne suis ni le frère, ni le fiancé de la pauvre Gredlé, 


868 


mais je suis l'ami de Karl, j'ai tendrement aimé Gredlé, cette enfant 
infortunée, et je serais heureux, je partirais rassuré si j'obtenais de 
votre loyauté la promesse de donner à Gredlé votre nom, si un jear 
ehHe retrouve la raison... car Gredlé n’est pas morte, mon cœur me di 
que nous la reverrons. 

— Je ne fais pas difficulté, dit te comte avec une digaité calme, de 
vous faire part d’un projet que mon cœur a ratifié depuis longtemps. 
Je vous jure, monsieur, que mon vœu le plas cher est de nommer 
Gredlé ma femme devant les hommes, comme elle l’est déjà devant 
Dieu. et ce serment que je lui ai fait, que je me suis fait à moi- 
même, je suis résolu plus que jamais de l’accomptir. Etes-vous content, 
monsieur ? 

Pour toute réponse, Ludwig prit la main du comte et y posa ses 
lèvres avec une émotion visible. 

— C'est bien, ce que vous dites là... dit Hannes en reprenant sa 
grimace demi-larmoyante... Du reste, Gredlé ne pouvait pas manquer 
de mari, toute folle qu’elle est... car si vous l’aviez refusée, j'étais là, 
moi... et on a beau dire, elle ne me voyait pas d’un trop mauvais 
œil... soit dit sans vous faire de tort, monsieur le comte. 

Ludwig et Fabien échangèrent en souriant un regard et ne jugèrent 
pas à propos de protester contre la prétention de l'entêté Lorrain. 

Une heure après, le comte de Glucksberg prit congé de Ludwig et 
de Hannes, et partit pour Metz. Son voyage n'’offrit aucune espèce 
d'incident dramalique. Grâce à son passeport, il arriva sans encombre 
dans la Lorraine allemande, où néanmoins il ne jugea pas prudent de 
se montrer, et huit jours après son départ de Paris, il franchissaîit la 
frontière et gagnaït le palatinat. 

Revenons maintenant à nos deux héros. 

Hs quittèrent Paris le tendemain du départ du comte, et se rendirent 
à pied dans la ville de Châlons, où était le dépôt de leur régiment. 

Quelques jours après, Ludwig et Hannes étsient rendus dans eette 
ville ; its y étaient arrivés avec un détachement de volontaires parisiens 
qui, au fat et à rnesure de leur enrôlement, étaient dirigés sur les places 
les phas voisines du théâtre de la guerre. Nos deux amis charmaient 
leurs loisirs en s'exerçant, tout le long du jour, au inaniement des 
armes. Aussi, après une semaine ou deux de cet exercice salutzire, 
étaient-ibs d’une befte force sur la charge en douze temps. Le général 
qui commandait à Châlons les trouva même si avancés dans art de 
da guerre, qu'un beau matin ils recurent l’ordre de quitter le dépôt 


de leur régiment et de rejoindre l’armée qui faisait face à l'invasion 
prussienne. Ce qui diminua, du reste, pour eux la satisfaction 
d'amour-propre d’étre sitôt jugés aptes à défendre la patrie sur le 
champ de bataille, c’est que tous leurs compagnons, à peu d'exception 
près, furent déclarés dignes du même honneur. En ce moment, en effet, 
on avait un pressant besoin de soldats, et on suppesait volontiers que 
le patriotisme et la valeur francaise tiendraicnt lieu, devant l'ennemi, 
d'expérience militaire. Ces qualités traditionnelles pouvaient sans 
doute beaucoup pour le succès de la campagne, mais elles n'eussent 
peut-être pas suffi devant les phalanges prussiennes, célèbres à cette 
époque par leur tactique et par les souvenirs du grand Frédérie, si les 
jeunes volontaires versés dans les régiments n’y avaient trouvé un 
noyau précieux de vieux soldats capables de donner le ton à cette 
jeunesse, en réprimant les écarts de l'indiscipline et ‘en offrant 
l'autorité de la bravoure éprouvée et des talents acquis. 

Nous nc suivrons pas, bien entendu, nos deux soldats dans les marches 
et contre-marches, dans toules les batailles et escarmouches qui mar- 
quèrent cette campagne de 1792, si glorieuse pour nos armes. Seu- 
lement nous constaterons un heureux événement arrivé à Eudwig 
quelques jours après son arrivée au régiment. Il fut nommé sergent 
dans sa compagnie, ct ses chefs qui, dès le prenrier jour, découvrirent en 
loi une nature d'élite et une instruction cultivée, se promirent de lui 
donner un avancement rapide. Cette faveur fut sans doute aceueillie 
avec plaisir par Hannes, mais comme le moi humain se dresse dans 
toutes les circonstances où un bonheur arrive à notre prochain, ft-ce 
à notre meilleur ami, le cher Hanaes ne put s’empécher de dire à 
Ludwig avec une Kkgère nuance d'amertome : 

— Diable ! Ludwig, il parait que tu t'es engagé dans le régiment 
des sergents ! [1 n’y a pas de danger qu’on m’incorpore «de sHôt dans 
eclui des caporaux ! 

Que voulez-vous? l'ambition de Harnes était de devenir eaporal… 
Ambition décue ! 

Par ane belle matinée de la fin de septembre, le bataifion dont 
Ladwig et Hannes fuisaient partie, fat désigné pour ‘débusquer 
l'ennemi d'une haatour boisée où il s'était retranché. Cette position 
était très-impottante, en ce qu’elle commandait la plaine où un: déta- 
chement français était campé et le chemin par où des renforts peuvaient 
arriver à nos soldats, en cas d’attaque par des forces. supérieures. 1] 
était donc d’un grand intérêt pour l’armée de s'emparer de: œtte-sorte 


870 


de forteresse naturelle qui génait tous ses mouvements et nécessitait 
une incessante surveillance. 

Le bataillon français qui avait bivouaqué à une demi-liene da bois, 
s'était avancé rapidement et de manière à n’être aperçu de l'ennemi 
que le plus tard possible. Les tambours, les cuivres étaient restés muets. 
Quand une haie élevée, un pli de terrain où un rideau d’arbres se 
présentaient, nos soldats filaient parallèlement au développement qu'ils 
présentaient, de telle sorte que le mouvement du bataillon ne fut connu 
des Prussiens que lorsque les premières lignes de l’infanterie débou- 
chèrent au pied des mamelons ct se formèrent en colonne d’attaque. 

Deux compagnies, tambours en tête, s'élancèrent en avant et par- 
vinrent au pas de course jusqu’à cent pas du bivouac prussien. Tandis 
que ce mouvement offensif commençait, deux autres compagnies 
formées en tirailleurs se répandaient à droite et à gauche, gravissant 
la hauteur à travers les balles et s’établissait dans une clairière, après 
en avoir chassé les fantassins ennemis. On sait ce que sont ces combats 
de tirailleurs qui se composent d'alertes, de surprises, de fuites véri- 
tables et simulées, de reconnaissances prudentes et d’agression rapides. 
Ludwig et Hannes faisaient le coup de feu, Ludwig s'exposant volon- 
tiers aux coups des ennemis, Hannes ayant une faible pour le voisinage 
des gros arbres derrière lesquels il avait soin de toujours charger son 
fusil. Il consacrait même à cette opération un peu plus de temps 
peut-ètre qu'il n’en eût fallu strictement pour la mener à bien. Mais 
Hannes n’aimail pas à voir rater son arme, et il ne négligeait rien 
pour éviter le long-feu. 

Tout à coup, débouchant sans bruit d’un sentier, apparut un peloton 
prussien qui fit feu sur les hommes que commandait Ludwig; il s’en 
suivit un mouvement de retraite qui éparpilla dans le bois les tirailleurs 
français ; tous rétrogradèrent à l’autre extrémité de la clairière que 
bordait un massif de haute futaie. Ludwig , séparé des siens, aperçut 
devant lui, à quelques pas, un Prussien qui lé couchait en joue. A son 
tour il ajusta son arme et les deux coups allaient sans doute se con- 
fondre dans une même explosion, lorsqu'une jeune fille s’élançcant du 
massif, en chantant, vint se placer sons le canon des deux fusils. Un 
cri instintif d'angoisse sortit de la poitrine de ces deux hommes qui 
relevèrent vivement leur arme sans faire feu. Ils s'étaient regardés, 
ils s'étaient reconnus! 

— Ludwig! 

— Karl! 


SH 

Ces deux noms se croisèrent presqu'aussi rapidement qu'eussent 
fait, une seconde auparavant, les balles de leurs mousquets. 

Gredlé, car c'était elle, s’assit tranquillement sur la mousse touffue 
de la clairière, et, tout en envoyant aux échos du bois les plus étin- 
celantes fioritures de son écrin vocal, elle commença à réunir en fraiches 
guirlandes les fleurs qu'elle avait eueillies en profusion. 

Les deux amis, par un élan spontané, s'étaient donné la main. 

— Gredlé! avait dit Karl, en reculant de surprise et d'effroi. 
Malheureuse enfant ! elle, ici ! | 

— Ne vois-tu pas, mon pauvre Karl, qu'elle a perdu la raison? dit 
Ludwig... Ce n’est plus ta sœur, qui était ton orgueil... ta vie... c’est 
une pauvre folle ! 

Karl! ne répondit rien, mais il s’agenouilla devant Gredié, la 
regardant de ses yeux fixes qui exprimaient la surprise et l’horreur.… 

. — Pauvre victimel.. dit-il enfin en essuyant une larme, c'est 
lai qui l’a tuée!.. honte et malheur sur sa tête !.. Mais non, ce n’est 
pas Gredlé... ce n’est pas ma sœur... c’est son spectre! 

— Oui, je suis Gredlé, dit la folle. Ecoute, Karl, ce joli couplet-là. 

Et Gredlé chanta : 


Au lointain le cor retentit, 
Les chiens hurlent dans la cinirière… 
Et le cerf à la tête altière, 
Se lève au bruit 
Et s'enfuit! 


Et s’enfait... continua Gredlé à demi-voix et comme si elle se parlait 
à elle-même. As-tu fait bonne chasse, Karl? @tsclle ensuite en re- 
levant la tête. Et toi, Ludwig ?.. Je savais bien que je vous trouverais 
ici... Je suis venue aux coups de fusil! …. 


Les chiens hurlent dans la clairière, 
Et le cerf... 


Mais le bruit du tambour battant la charge interrompit Gredlé, 
C'étaient les Français qui, ayant repris oNennres commençaient sur 
l'ennemi unc atlaque générale... 

— Sauve-toi, Karl... dit Ludwig avec terreur, voici les nôtres. 

—— El ma pauvre sœur ? 

— Je me charge de son sort jusquà ce que je puisse la remettre 
entre tes mains... mais fuis sans perdre une seconde. 

— Adieu, frère ! je te la confie. 

— Adieu ! 


372 

Et ces deux hommes en s’embrassant confondirent dans une même 
étreinte l’uniforme français et l’uniforme prussien. 

— Qu'est-ce que je vois-là? dit Hannes accourant et laissant 
tomber son fusil au spectacle de cette effusion. 

Mais déjà Karl était loin. ! 

— Le sergent Ludwig embrassant un ennemi de la patrie! j'ai la 
berlue, c’est sûr. 

— Cet ennemi c’est Karl, dit Ludvig; dans son désespoir, il s’est 
engagé dans l’armée prussienne, espérant mourir sous une balle fran- 
çaise, et voici sa sœur, la pauvre Gredlé, que l'instinct a conduite jus- 
qu'ici, dans la direction de notre Lorraine... et que j'ai promis de 
sauver... mais comment la conduire en lieu de sûreté ? 

— Je m’en charge. dit Hannes résolument. 

— T'imposer la douleur de quitter le champ de bataille avant la 
victoire. 

— Pour toi, Ludwig, j'abandonne ma part de gloire. D'ailleurs 
j'obéis à mon sergent. . 

Et Hannes entraina Gredlé dans la direction opposée à celle où 
retentissaient les éclats du salpêtre. 

Il était très-content de sa mission. 

Quelques jours après, Gredlé, par les soins de Ludwig, était placée 
dans une maison hospitalière de Metz, où elle était l'objet de tous les 
soins que réclamait sa trisle position. 

Ainsi, Gredlé était en sûreté, le comte de Glucksberg avait gagné 
l'étranger, et Karl, Ludwig et Hannes se trouvaient aux armées. Ce 
temps d'arrêt clôt la première partie de cette histoire. 

Auguste GIRONVAL. 


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. 


— 086 — 


Nous pensons faire une chose agréable à nos abonnés en leur 
annonçant que dans la prochaine livraison de l'Austrasie nous 
commencerons la publication des procès-verbaux des assises te- 
nues à Metz par l'institut des provinces les 11, 12, 13, el 14 juillet. 


L'administrateur-gérant de l'Austrasie, 
A. ROUSSEAU, 


Metz , imp. de Pallez et Rousseau. 
# 
.#À 





Le Pot au lait. — Les trois Sonhaits. 





CONTE PAR PHILIPPE DE VIGNEULLES. 





Philippe de Vigneulles, dont nous avons déjà parlé plu- 
sieurs fois , avait composé, comme lui-même nous l’apprend 
dans ses Mémoires, un recueil de contes et nouvelles à 
limitation des Cent nouvelles nouvelles. La tradition mes- 
sine avait conservé le souvenir de ce fait, mais quant au 
livre lui-même, on ignorait ce qu’il était devenu, et on le 
considérait à peu près comme perdu. Des recherches que 
nous eûmes l'occasion de faire en 1840 dans la bibliothèque 
de M. le comte Emmery, nous ont donné l’heureuse chance 
de retrouver l'intéressant travail du chroniqueur messin, la 
seule œuvre réellement littéraire , peut-être, que puisse re- 
vendiquer la ville de Metz dans tout le cours du moyen âge 
et à l'époque de sa plus grande splendeur. Malheureusement 
Philippe de Vigneulles a partagé le sort de l’un de ses de- 
vanciers qui sans doute fut un de ses modëles ; son recueil, 
comme celui de Sacchetti, ne nous est parvenu que dans un 
déplorable état de mutilation; et cette mutilation semble 
d'autant plus regrettable, qu’elle paraît être le résultat d’une 
volonté réfléchie, inspirée, on peut le supposer, par quelque 
scrupule inintelligent. Ce délit littéraire remonte, du reste, 
bien loin, car le recueil était déjà arrivé incomplet entre les 
mains de Paul Ferry, qui a inscrit la note suivante sur le 
premier feuillet du manuscrit contenant la fin d’une préface 
dont le commencement avait disparu : 

« Philippe de Vigneulles, marchand, écrit-il, composa ce 

24 


374 


livre de Cent nouvelles en l'an 1505, comme il dit luy 
mesme, en l’histoire qu’il a faite de sa vie (page 413 du 
manuscrit, 283 de l'édition), et la même année mit aussy 
d’ancienne rime en prose le livre de la belle Beatrix et 
celui de Laurent Guerin la mesme. Et depuis je l’ay veu 
tout escrit de sa main, au bout duquel il l’a tesmoigné 
de sa mesme main en ces mots : — Jcy finent les Cent 
nouvelles el plus que nouvelles faictes et compousées par 
Philippe de Vigneulles, le Muairchamps chausselier, de- 
mourant à Melz, derriere St-Salvour , sur le quair de la 
rue des Bons-Enfans, lesquelles furent faictes et achevées 
la dernière feste de Paicques, qui fut le xixe jour d'avril 
l'an mil Vc et XIII. Lequel livre de Cent nouvelles était de 
sa main et en celles du Sr Philippe de Vigneulles, advocat 
et aman. » 

De ces quelques lignes il résulte clairement qu’au xvire siècle 
l’exemplaire autographe des Contes et nouvelles de Philippe 
de Vigneulles existait encore, et se trouvait, autant que per- 
met d'en juger l’ambiguité de la phrase, entre les mains 
d'un aman de Metz portant le même nom que l’auteur des 
Contes et nouvelles. Aujourd’hui cet exemplaire a disparu, 
et il est d'autant plus fâcheux que le détenteur de la copie 
qui nous est restée n'ait pas eu la pensée d’en remplir les 
lacunes sur le texte original. On posséderait du moins dans 
son entier une œuvre qui, outre la valeur propre qu’elle 
peut avoir, a le mérite d’être une date intéressante de l’his- 
toire littéraire, car elle forme le lien de transition, peut-être 
unique , entre les nouvelles attribuées à Louis XI et celles 
de la reine de Navarre. Sans vouloir exagérer l'importance 
littéraire des Contes et Nouvelles de Philippe de Vigneulles, 
et tout en accordant qu’il a parfois répété, en moins bons 
termes, ce que d’autres avaient dit d’une manière plus pi- 
quante, il faut cependant reconnaître qu’il nous a conservé 
quelques récits agréables que nous chercherions vainement 
ailleurs, qu’il les a racontés avec une allure franche, une 


FEV E VS v y M SO» 


379 

verve de gaielé naturelle qui ont certainement Meur attrait, 
auquel ajoute encore ce qu’on nomme aujourd'hui la cou- 
leur locale, l’observation vraie des mœurs si curieuses, à 
celte époque, du pays messin. Aussi avons-nous considéré 
comme une bonne fortune de retrouver le recueil du chroni- 
queur messin, si incomplet qu’il nous ait été transmis. Nos 
lecteurs pourront, par la Nouvelle suivante, tirée de la copie 
que nous avons faite des Contes et Nouvelles, apprécier le 
mérite de l’auteur dans un genre que l'esprit français a porté 
plus tard à un si grand degré de perfection. 

Nous devons prévenir seulement que pour en rendre la 
lecture plus facile, nous avons dù modifier un peu l’ortho- 


graphe. 


La Lxxvuie nouvelle parle d'une femme de village qui avoit 
allé quérir du lait pour l'amour de Dieu, et de ce qu'il en 
advint. 


« En un village qui n’est pas loin d'ici, de bonne cous- 
tume esl que tous ceux qui ont vaches ou chèvres, donnent 
le lait qui en vient, pour l’amour de Dieu, à tous ceux qui 
en vont quérir au jour du dimanche, et celle coustume 
maintiennent encore plusicurs aujourd'huy en plusieurs 
villages : c’est assavoir, que le dimanche jamais ne vendent 
leur lait. Ores advint que audit village demeuroit un povre 
malheureux qui y estoit nouvellement venu et estoit un vaca- 
bond nommé Jehan de toutes villes; car 1l faisoit plus de 
meisons que tous les massons du pays. Celuy pouvre malfor- 
tuné de quoy je parle, estoit tant povre et avec cela tant or- 
gueilleux, glout et truant, et mal devot qu'il n’estoit rien 
plus. Advint par un jour de dimanche, que la grande 
messe estoit desja chantée, que ce truant estoit encor au lit, 
et avoit si bien appareilliez qu’il n’avoit pain, ne viande, ne 
aulcune aultre chose de quoy il sceust disner. Mais sa femme, 
qui estoit une femme de mesnage, s’elle eust eu son pareil, 
u’avoit pas faict ainsi; car elle avoit allez purchasser du lec 


376 


pour Dieu d'une maison en aultre et l’en avoit-on tant donnes 
qu'elle en avoit asses pour faire ung gros frommaige : telle- 
ment que avec ce dit lait, s’en vint en sa maison, en la- 
quelle elle trouva encor son grog paillart de mary au hct, 
qui dormoit, dont elle fut très mal contente. Et avec son lait 
s’en vint devant le lict et Dieu sait si elle parla à luy, et 
Sembloit bien à sa manière estre femme marrie et cour- 
roucée ; car elle congnoissoit ses faultes, se tenoit debout 
devant le lict et tenoïit le lait devant elle en un vaisseau de 
terre, et comme celle qui congnoissoit la vie du malheureux 
son mary, lui comptoit sa légende de point en point, et luy 
reprochoit beaucoup de ses faultes, en luy disant plusieurs 
injures desquelles je me ta s pour abréger. Mais quant elle 
eust asses criez et bray, et qu'il eust ung peu pensez à son 
cas , il luy cria mercy, disant qu’il congnoissoit avoir le tort 
et qu’elle avoit bon droict. Et promist de là en avant qu'il 
penseroit mieux à son faict. — Car par ma foi, dit-il, je me 
veux de ces jours en avant, mesler de quelque pratique et 
deviendrai marchand, et puis, fait-il, que je m’en suis ad- 
visez, je ferez, se je croy, ung bon mesnage. — Bon mes- 
aaige, Jhésus ! se dit la bonne femme, ha que tu en com- 
mence bien! C'est, dit-elle, pour tost devenir riche, de 
dormir jusques à cette heure au lict, sans ouyr messe ne 
matine. — Et bien, dit-il, se j'ay mal faict du temps passé, 
je m’amanderai et ferai mieulx d’icy en avant. Et puisque 
je me veux mettre à tenir bon mesnage, je ferai tant qu’on 
en parlera de tous cotés. — Vrayment dit-elle, cela est bien 
dit, voir qu’il se fasse. Mais premièrement lève-toy, cy la- 
verais tes mains et allons disner, car tu l’as bien gaignez. 
—— Par ma foy, faist-il, je ne m'en hâterai jà ; car, avant que 
tu aies bouilly le lait et appresté tout, je serai bien levé; 
aussi n’ay-je pas grant chose à vestir. — Saint Anthoine 
arde le groz marault! dit-elle, voudrais-tu manger tout le 
Jait à une fois! Mais n'est-ce pas pour tenir bon mesnage? 
Et encor avec cela, nous n’avons point de pain. Et va-t'en, 


377 


dit-il, emprunter une pièce chez nostre voisin; nous luy 
rendrons demain. — Voire vrayment, dit-elle, tu luy ren- 
deras; mais de quoy luy renderas-tu? Il vauldrait, par Dieu, 
mieulx que tu pensasse à aultre chose. — Et à quoy? dit-il. 
— À quoy ? Ne sces-tu à quoy ? Si tu veux tenir bon mesnaige. 
et devenir marchant comme tu dis, il fault bien faire aultre- 
ment. Et premierement, le lait que tu vouldroie icy manger, 
H en fault faire ung frommaige lequel nous venderons et de 
l'argent nous en acheterons de jeunes poussins, et par eela 
nous pourrons venir à avoir des gelines. Et fault, dit-elle, 
encommencer à ung bout; car par ainsi sont venus les riches 
gens petit à petit à avoir leur chevance. — Par ma foy, ma 
femme, dit-il, tu as ung grant entendement. Et seroit bon 
encor, se me semble, d'acheter une truatte (truie) ou ung 
porcellet, lequel nous gouvernerons du clair lait et des des- 
gouttailles du frommaige , et par ainsi pourrions parvenir à 
avoir des porcillons. — Et voir, dit-elle, et quant ils se- 
roient grans, nous en pourrions vendre et de l’argent acheter 
une genisse , laquelle deviendroit après une vaiche qui pour- 
teroit des aultres veaux, et par cela pourrions venir à refaire 
grant argent. — Et par Dieu, voirement fait-il; mais il 
nous fauldroit encor des brebis qui pourteroient des ai- 
gneaux. — Voir, dit-elle, et de la laine de noz brebis, nous 
en ferions faire des draps pour nous vestir. — Sainct Jehan, 
dit-il, tu en auras une belle robbe et de toute la meiHeur 
laine qui pourroit estre. Et puisque nous nous sommes ainsi: 
bien advisez, nous ferons, se Dieu plaist, ung bon mesnage 
puisque je sçay la... Et ne donnerois point, faict-1l, mainc- 
tenant de toute la pouvreté du monde ung clou. — Ha, dit- 
elle, il nous fauldra bien estre plus saige que nous n'avons 
estez. Car on seront tantost envieux sur nous. — Sur nous? 
dit-il. — Voir vraiment, dit-elle. Car le monde est aujour- 
dhuy mauvais et envieux. — Et par Dieu, fait-il, si acheterai-.. 
je des chevauls et chars et charettes tout de mesme. — Et 
voir, dit-elle, c’est bien dit; mais il nous fauldra avoir une. 


378 

plus grande maïson pour mettre tant de bestes que 1rous au- 
rons. Aussi aurons-nous les serviteurs à l’advenant. — Sainct 
Jehan, c’est vray, faict-il; mais aussi tant de bel mesnaige 
que nous aurons ! Hé pense-tu point que le Maire aura bien 
grant despit et bien grant deuil quant il me verra ainsi? E 
par Dieu, je serai encor Eschevin. — Eschevin, dit-elle, 
vouldroie-tu estre d'office? — Pourquoy non, dit-il, comme 
un aultre. Si serai bien dea et irai bien des premiers à l’of- 
frande et si m’asseoirai au chœur ou au chancel de l’église, 
comme ils font. Ils ne tiennent compte des pouvres gens, 
pourtant que leur coste sont si grande; mais j'en ferai des 
biens camus, se je vis ung an. — Ah! dit-elle, il nous fauldra 
faire des biens à tes pouvres parans. — Bran, bran, fait-il, 
de mes parans. Facent qu’ils en ayent, car par la corps 
bieu, ils n’y auront jà miches, et je le deffens à tous mes 
serviteurs ; qu'ils en-gagnent s’ils en vuellent avoir. — Ha, 
dit-elle , si tu es une fois d'office, tu en verras des bien es- 
bahis. — Par ma foi, se dit-il, se ne passeroit point l’an 
après que je ne doive estre Maire. Et leur ferai de tel pain 
souppe. Car je leur monstrerai qui que je suis el se Je suis 
maistre ou non. — Voir, dit-elle, mais il fauldra que aux 
povres ignorans, que tu leurs soies plus debonnaire. — Et 
par la chaire bieu, dit-il, mais plus de putaire (déhonté) ; 
car je ferai ainsi comme on m'a faict. — Et au moins, dit- 
elle aie pitié des pouvres gens. — Et je aurai, dit-il, le diable. 
Je n’en aurai pitié ni pitesse. 

» Eten disant cecy, d'orgueil qui estoit en luy, il live le 
pied et la jambe par despit et fiert (frappe) ung grant coup de 
pied, comme si les tenist déjà en sa subjection ; tellement que 
de ce coup il attaindit le vaisseau de terre que sa femme 
tenoit, où estoit le lait. Et sans qu’elle s’en sceust garder, à 
cause qu’elle estoit devant luy, là où il gisoit sur son lict, il 
attaindit d’ung grant coup qui le rua au milieu de la chambre. 
Et fut ledict vaisseau rompu et le laict respandu, parce qu'il 
ne le voyoit point ; mais cuidoit desjà estre Maire, dont il s'en 


379 


tenoit si fier, comme dict est, qu’il luy sembloit qu'il les 
tenoit desjà tous dessoubz ses piedz. Et sa femme voyant le 
meschief qu’il avoit faict, se print à braire et à crier et à des- 
tordre ses bras et ses mains, et tirer ses cheveulx. Et faisaut 
la plus terrible grimaiche, qu’il sembloit que tout le monce 
fust perdu le print à maudire et à destraver en telle maniére, 
que le povre malheureux s’enfouyt de devant elle, de peur 
d’estre batu. Et ainsi, comme dit est, s’en alla ce povre 
chétif, mal fortuné, tout le jour aval les bois, mangeant nefles 
et prunelles, ne n’osa onques retourner à lostel qui ne fut 
nuyt; laquelle venue, retourna arriere et vint à l’ostel comme 
un chien mal batu. Mais Dieu sceit qu’il ne fut pas excom- 
muniez; car sa femme parla bien à luy. Et il veant qu'il en 
avoit partie du tort et que sa femme n’avoit pas du tout le 
droit, par ce qu’elle accordoit à sa follie, dit ainsi : — Ha, 
ma femme, tu fais merveille de me injurier et de me tencer; 
mais touchant du domaige qui nous est advenu , tu en es 
cause en partie, par ce que tu m’entretenois en la follie et 
acordois à mes parolles. Oil tu es, dit-il, semblable à une 
femme qui fut jadis au temps passé, à qui Dieu donna trois 
souhaits; mais rien ne lui en vint à proffict, comme il est 
advenu de nostre lait. | 

» Lors celle femme désirant savoir quelle chose c’estoit 
que celle femme du passé avoit faict, luy demande et luy 
enquiert comment celle chose avoist esté et luy pria si fort 
que il luy dit. Adoncques le povre malheureux se print à 
dire ainsi : 

« Il fut jadis au tems passez un homme et une femme de 
» nostre estat, lesquelz désirant fort à estre riche, affin 
» qu'ilz puissent sormarcher leurs voisins, faisoient tous les 
> jours prière à Dieu qu’il luy pleust par sa bonté à leur 
» envoier des biens à grant planté et sans qu’ilz se travail- 
» lassent en rien d’en gaingner non plus que moy, et faisoient 
» tous les jours, comme dit est, de grants souhaits et sou- 
» haitoient plusieurs richesses. Et Dieu voyant que leur vou- 


V Sy Yy 0 v 


VU UE US YS 


VE VUE ULYTVLLE VS Y v 


380 


lenté et prière n’estoit pas fondée en raison les veut éprou- 


ver tant que ung jour se apparut Dieu à eulx en forme 
corporelle et leur dit ainsi qu'ils estoient bien en sa grâce. 
Car j'ay, fait-il, receu vostre prière , et pour ce je vous 
donne trois souhaitz. Souhaites vous deux et ce que vous 
demanderez vous sera octroïez et l'aurez. 

» Lors cet homme et sa femme furent bien joyeux, ayant 
la promesse que Dieu leur avoit faicte. Mais entre eulx se 
esmeut un grant huttin, assavoir mon, lequel souhaiteroit 
le premier, disant icelluy homme que premier devoit sou- 
haiter, à cause qu’il estoit plus sage pour faire ung bon 
souhait. Mais sa femme contredict et dit que non; car je 
sçay, fait-elle, mieulx ce qu’il nous fault pour le proffict de 
la maison, que tu ne fais. Et son mary dit qu’elle estoit 
folle et qu’il feroit meilleur souhait qu’elle ne sçauroit faire 
et vouloit souhaiter. Mais quant elle vit son mari qui vou- 
loit parler, elle se advança de dire et de souhaiter la pre- 
miere et dit : Et je souhaite, dit-elle, ung pied à nostre 
trépied. 

» Or ces povres gens icy estoient loing de la bonne ville 
et n’avoient là entour point de mareschal pour reffaire un 
trépied qu'ilz avoient, lequel avoit le pied rompu; par 
quoy celle femme avoir grant peine qu’elle ne s’en pou- 
voit aidier et estoit la chose au monde qu’elle plus dési- 
roit. Mais lors son mary oyant le beau souhet qu’elle avoit 
faict fust quasi hors du sens et fut presque enragé d’ire 
(colère). Et adoncques de courroux qui fut en luy quant 
il oyt le mot, hastivement et en fureur sans adviser à ce 
qu'il disoit luy souhaita le pied au ventre. Adoncques in- 
continant par son souhaict, celle femme eut le pied du 
trépied au ventre, par lequel elle mouroit s’il n’estoit re- 
mis dehors. Et par les complainctes et lamentations qu’elle 
faisoit s’y assemblèrent tous les voisins et voisines, lesquels 
quant ils sçurent la vérité du cas et qu’ils sçurent qu'il 
avoit encore ung souhait, le blasmérent fort s’il ne souhai- 


981 


» toit le pied hors du ventre de sa femme , et dirent tous 
» qu'il seroit meurtrier et cause de la mort de sadicte 
» femme, s’il le faisoit aultrement. 

» Et luy redoutant la honte et le blâme des gens n’osait 
» mieulx qu’il ne le fist. Et ainsi furent les trois souhaits 
» perdus et annihilés. » 

Par quoy, ma femme, se dit le povre fortuné, tout fut 
perdu, comme en est de nous. Car qui ne doit avoir que 
deux: blancz, jamais n’aura v sous en son vivant. Et ainsi 
en la manière qu’aves ouy se reconfortoit en‘sa fortune. 


H. MicHELANT. 


NÉCROLOGIE. 


EL. LALLEMAND, NÉ À METZ. 


Claude-François Lallemand naquit à Metz le 26 janvier 
1790". Son père, M. Louis-Joseph Lallemand, exerçait la pro- 
fession de miroitier ; sa mère était demoiselle Susanne-Éli- 
sabeth Granddidier. Les parents du jeune Lallemand lui firent 
donner de l'éducation. A l’âge de seize ans, il sortit du lycée 
de Metz. Il se destinait à la peinture, pour laquelle il mon- 
trait d’heureuses dispositions, mais sa mére contribua par 
ses conseils à le décider pour la chirurgie. Madame Lalle- 
mand avait, pour ainsi dire, deviné l’avenir qui était réservé 
à son fils dans cette partie si importante de la médecine. 
Claude-François Lallemand entra aussitôt à l'hôpital mili- 
taire. 


AR 


* Extrait de l'acte de baptème de Clande-François Lellemand, tel qu'il est 
inscrit au registre des actes religieux de l’église Saint-Martin, de Mets, pour 
launée 1790: 

€ L'an mil sept cent quatre-vingt-dix, le vingt-six janvier a été baptisé Claude 
> François, né ledit jour à quatre heures du mat , fils du sieur Louis-Joseph 
> Lallement (sic) , maître miroitier, et de Susanne Elissbeth Granddidier, son 
> épouse, de celle paroisse, le parrain : le sieur Claude Lallement, maitre 
> vitrier, son sïeul paternel et la marraine demoiselle Catherine Simon, épouse du 
> sieur François Granddidier, maltre confiseur, de la paroisse Saint-Simplice, sa 
> tante maternelle qui ont signé. 

> Ainsi signé : Claude Lallemand, Cathe. Simon, et J. Simon, vicaire à Sainl- 
> Marti. >» 


383 


Il n’avait pas encore atteint sa dix-huitième année, lors- 
qu'il fut envoyé, comme sous-aide, en Espagne. Ce fut dans 
la Péninsule que Lallemand, doué d’une force de volonté 
peu commune, prévit ce qu’il pouvait être dans la carrière 
de l’enseignement. Ses chefs l’affectionnaient et le pressaient 
de rester à l’armée, l’offre qu’on lui fit du grade d’aide- 
major dans la garde du roi Joseph, ne put le retenir. Il avait 
hâte de venir à Paris pour y continuer ses éludes et suivre 
les leçons des maîtres de l’art. 

Après deux années passées en Espagne, le jeune Lalle- 
mand obtint de rentrer dans sa patrie, et bientôt il quitta le 
service. Îl accourut à Paris où, en peu de temps, l’étendue et 
la variété de ses connaissances fixèrent l’attention des sa- 
vants professeurs chargés de l’enseignement. Son habileté 
à manier le crayon l’aida dans ses études médicales. I] 
prit toujours soin de dessiner très-exactement l'aspect exté- 
rieur des organes malades, avant les opérations auxquelles 
i] assistait. | 

Ce fut à l’Hôtel-Dieu, où M. Lallemand avait été admis 
d'abord en qualité d’élève externe et ensuite comme in- 
terne, qu’il déploya, sous la direction de l’illustre Dupuytren, 
les moyens infinis qu'il avait en lui pour s’instruire et 
observer. Bien qu'il se livrât avec une ardeur de tous les ins- 
tants à l’art chirurgical, il ne négligeait pas pour cela de 
cultiver la médecine. Il s’appliqua surtout à éclairer les 
affections du cerveau et de ses dépendances, affections peu 
connues jusqu'alors. M. Lallemand puisa aux sources nou- 
velles , il étudia Bichat, entendit Broussais et prit Morgani 
pour modéle. À force de comparaisons et de recherches, il 
tenta de faire ce que nul autre n’avait encore fait jusque-là, 
et il réussit. Les matériaux qu’il avait amassés ont été uti- 
lisés dans l’ouvrage qu’il publia en 1820 et 1823, sous 
forme de lettres, et qui a pour titre‘ Recherches analomico- 
pathologiques sur l’encéphale et ses dépendances. 

Pendant son séjour à l’Hôtel-Dieu, qui fut prolongé au- 


384 
deh du temps ordinaire, grâce à ses mérites personnels cl 
à l'amitié de Dupuytren, M. Lallemand rassembla, en outre ; 
une abondante collection de faits précieux dont la plupart 
ont été imprimés, soit en volumes, soit dans los journaux 
de médecine. 


Notre concitoyen fut reçu docteur en médecine le 6 août 
1818. It avait soutenu un brillant examen. Sa thèse est res- 
tée une des dissertations les plus remarquables présentées 
à Ja Faculté de Paris. Cette thèse, qui fut donnée à l'im- 
pression la même année, eut les honneurs d’une seconde 
édition en 4825. Elle comprend 86 pages in-4°, avec planche 
et est intitulée: Observations pathologiques propres à éclairer 
plusieurs points de physiologie. 

Le dévouement de M. Lallemand pour les jeunes gens qui 
se disposaient à suivre la médecine, l’engagea à entre- 
prendre des cours particuliers en faveur des élèves qui se 
préparaient à passer les examens du doctorat. Malgré une 
certaine difficulté d'élocution , difficulté qui ne disparut 
jamais complètement, mais qui était largement compen- 
sée par des qualités infiniment supérieures, la foule était 
avide de l'écouter et se rendait assidûment aux démonstra- 
tions du jeune professeur. 


M. Lallemand était tout occupé de ses difficiles et pénibles 
études, lorsque l’école de Montpellier demanda un pro- 
fesseur à la Faculté de Paris; il fut désigné par les membres 
de la commission de l'instruction publique pour aller ocçu- 
per la chaire vacante et enseigner la clinique chirurgicale, 
« C'est-à-dire la partie de la science qui suppose, dans qui 
ose l’exercer, les qualités les plus rares, des sens exquis, 
une main sûre, prompte, légère, une pitié mâle, un espnit 
étendu, meublé de faits, profond, sagace , et dans les dan- 
gers imprévus, vif et calme, hardi et prudent, plein de 
ressources et de fermeté. » 


À Montpellier, M. Lallemand rencontra un confrère dis- 


385 


üngué, l'habile Delpech, dont il devint rapidement l’émule. 
Tous deux se comprirent; la grande réputation qu’acquit 
aotre compatriole ne fut point éclipsée par la glorieuse re- 
nommée de Delpech. La nature de talent de ces deux célé- 
brités chirurgicales était d’ailleurs très-distincte. 


M. Lallemand se montra chirurgien éminemment con- 
sciencieux. Cependant, avec la plus admirable lucidité, des 
causes imprévues peuvent amener des effets inattendus, 
terribles. M. Lallemand, soumis à la loi commune des événe- 
ments, s’est vu parfois, 1l faut le dire, surpris ; et dans ces 
mécomptes ou ces revers que nulle puissance humaine ne 
saurait empêcher, on le vit, sinon toujours sublime, au 
moins d’une présence d'esprit toujours prompte à arrêter 
les conséquences désastreuses de l’accident. 


Dans le service, son activité, son zèle, son attention étaient 
dignes des plus grands éloges. Tout en lui était d’une in- 
telligence supérieure. Son œil vif, plongeant en même temps 
que sa rapide pensée dans la profondeur des organes, dé- 
couvrait ce qui était invisible à d’autres. Dans l’enseignement, 
il avait le tact de toujours laisser dans l'esprit de ses audi- 
teurs des préceptes ineffaçables. 


Un entendement méthodique, comme celui que possédait 
M. le docteur Lallemand, semblait vouloir qu'on le comprit 
et qu’on y répondit, ce qui n’arriva pas toujours. L’exaltation 
assez fréquente de son esprit ne favorisa que trop l'envie, 
celte compagne ordinaire du véritable mérite. Nous ne réfu- 
terons point ce qui a été, sans doute, indiscrêlement avancé 
sur le caractère et certaines particularités de la vie de 
M. Lallemand. Notre concitoyen, il est vrai, avait conservé 
quelque chose de celte originalité et de cette exaltation qui 
constituent un des traits de la physionomie de l'artiste, 
Carrière qu'il avait pensé d’abord embrasser. L’inimitié, 
jalouse de sa brillante réputation, grossit encore quelques 
rares écarts de cette nature ardente et facile à surexciter. 


386 

En 1823, le gouvernement crut devoir suspendre 
M. Lallemand de ses fonctions de chirurgien en chef à 
l'hôpital Saint-Éloi. Le célèbre docteur présenta lui-même 
sa défense. Les pièces relatives à sa suspension sortirent 
l’année suivante des presses d’un imprimeur messin, M. C. 
Lamort, avec cette épigraphe du poëte latin": ..….Resigno 
queæ dedit, et med — Virtule involvo, probam que — Pau- 
periem sine dote quæro. Cette brochure fit sensation. 


Après plusieurs années passées à Montpellier, la réputation 
de M. le docteur Lallemand s’étendit au loin. On venait de 
tous les points du royaume,et même des pays voisins, prendre 
ses avis. Des princes étrangers avaient en ses lumières une 
confiance illimitée. En Espagne et en Egypte, le nom du 
docteur Lallemand était connu et respecté. Mais, chose 
beaucoup plus précieuse que cetle popularité, c’est la bien- 
veillance avec laquelle il laissait venir à lui une foule de 
malades de la ville, des campagnes et des départements. 
Chaque jour, un grand nombre de malheureux étaient exa- 
minés et opérés par lui. M. Lallemand était constamment 
dévoué au soulagement de l’indigence souffrante ; 1l était 
toujours exact à l’heure de ses consultations gratuites, cette 
philanthropique institution si répandue chez nos médecins 
charitables, qui fait le plus d'honneur à la difficile profession 
à laquelle ils appartiennent, et qui rend les plus grands 
‘services à l’humanité. Nous avons entendu des témoins de 
ses généreuses actions ; par eux, nous avons appris combien 
de malheureux ont été l’objet de sa sollicitude, de son dé- 
sintéressement et de sa libéralité. 


Parmi les mémoires et les savantes lecons orales sur des 
sujets si variés, que notre concitoyen a laissés, leçons qui, 


CE 


‘ Horace, lib. IT, od. 25. 
2 1o-8° de IV, 56 pages. 


387 


recueillies par ses élèves ou par les rédacteurs des journaux 
scientifiques, ont produit des pages aussi brillantes que 
nombreuses, nous ne pouvons passer sous silence son Traité 
sur la maladie des voies urinaires. Ce travail est le fruit de 
minutieuses et habiles expériences qui attirérent à Montpellier 
l'élite des médecins français et étrangers , et qui n’ont pas 
peu contribué à assurer l'immense réputation de notre 
savant compatriole. La première partie de cet important 
ouvrage parut à Paris, en 1825, et fut continuée sous le titre: 
Observations sur les maladies des organes génito-urinaires, 
des rétrécissements de l'urètre et de leur irailement, etc. 


Les maladies se rattachant au système nerveux appelèrent 
aussi l’attention de M. Lallemand. Ses dispositions testa- 
mentaires renferment un legs à l’Académie des sciences, 
de 50,000 fr., dont la rente servira à récompenser les au- 
teurs des mémoires et des ouvrages sur les moyens d'apporter 
des remèdes efficaces au soulagement , sinon à l'entière 
guérison, de ces maladies irritables. ; 


Un grand nombre de Sociétés savantes, nationales et 
étrangères, se félicitaient de compter dans leur sein M. le 
docteur Lallemand. Jusque dans ses derniers moments, il 
entretint, avec la plupart d’entre elles, sa correspondance 
médicale. La Société de médecine de la Moselle lui avait 
fait accepter le titre de membre honoraire. I] était officier 
de la Légion-d'honneur , et membre correspondant de l'Aca- 
démie de Metz qui l’avait admis en 1820. 


M. le docteur Lallemand ressentait depuis longtemps 
déjà la première atteinte de la maladie à laquelle 1l devait 
succomber. Il résidait à Paris depuis sa nomination à l’Ins- 
litut, section de la médecine et de la chirurgie, à l’Académie 
des sciences. Dans ses dernières années, malgré de doulour- 
reuses souffrances, il voulut le premier faire connaitre au 
monde savant les recherches de M. Pravaz sur l'emploi 
du perchlorure de fer contre les anévrismes. Le mal qui 


388 


le minait augmentant, il céda aux instances de ses amis qui 
lui conseillaient de prendre du repos et d'aller dans le Midi. 
Il était trop tard... son état ne put s’améliorer sous le ciel 
méridional de la France... M. Lallemand est mort à Mar- 
seille, le 93 juillet 1854. 


Sans aucun doute, M. Lallemand fut l’un des plus grands 
médecins de notre époque ; il a ouvert à la science du dix- 
neuvième siècle des horizons vastes et nouveaux. Ses succès 
ont illustré l’école de Montpellier, noble rivale de la Faculté 
de Paris. 


C'est un nom célébre à ajouter à la liste nécrologique 
des Messins qui, par leur savoir et par leurs talents, ont 
doté notre ville de titres d’honneur et de gloire. 


€ 


F.-M. CHABERT. 


me 


LA BAIGNEUSE. 


eee 


De l’aurore, 

Pâle encore, 
Les-lueurs, 
Fraîches fleurs, 
Au ciel brillent, 
S’éparpillent, 

Et lanuit 
Au loin fuit. 


Plus rapide, 
Dieu pour guide, 
Le soleil, 

Tout vermeil, 
Sur la terre 

En prière, 

À jeté 

Sa clarté. 


Les mésanges, 
Petits anges 

Des buissons, 
Des gazons, 
Dans la haie 
Blanche et gaie, 
Vont courant, 
Babillant. 


Tout bourdonne, 
Tout fredonne, 
Les oiseaux, 

Les ruisseaux. 


25 


390 


Et la brise 
Folle glisse 
À travers 

Les bois verts. 


Sous le chêne, 
Sous le frêne 
Aux toits doux, 
Voyez-vous 

La gentille 
Jeune fille 
Qui, soudain, 
Vole au bain. 


Elle arrive 

Sur la rive 

En chantant, 
Ecartant 

La ramure 

Qui murmure, 
Chant flottant 
Qui plaît tant... 


Qu'elle est belle! 
D'un coup d'’atle, 
En passant, 

La baisant, 
Zéphir joue 

Et dénoue 

Ses cheveux 
Onduleux. 


La perlette 
Rondelette 
Qui blanchit, 
Rafraîchit 

La verdure, 
Est moins pure 
Au matin 

Que son teint. 


391 


Elle danse 

Et s'élance 

Des ilots 

Dans les flots. 
L'eau bouillonne, 
Tourbillonne 
Sous sa main 

De satin. 


Elle nage 

Et s'engage 

En bravant 
Flots ct vent. 
L'eau sans peine 
La ramène, 
Folle encor, 
Près du bord. 


Son pied rose, 
Frais se pose 
Sur la fleur 
Dont l’odeur 
Renaissante, 
Ravissante, 
Va volant, 
S’exhalant. 


Pure image 
Du jeune âge 
Et des jours 
Des amours, 
Où tout passe 
Et s'efface 
Follement, 
Promptement. 


Sa toilette, 
Bicntôt faite, 
Fredonnant, 
Badinant, 


392 
D'églantines, 
D'argentines , 
Un bouquet 
Au corset... 


La baigneuse 
Prend , rieuse, 
Le chemin 

Du moulin 

Qui ramène, 
Par la plaine, 
Au manoir 
Vieux et noir. 


Edouard CARBAULT. 





INSTITUT DES PROVINCES DE FRANCE. 


ASSISES SCIENTIFIQUES 


TENUES À METZ EN 1854. 








SÉANCE DU 11 JUILLET. 


PRÉSIDENCE DE M. Y. SIMON. 


La séance est ouverte à six heures et demie, dans la grande salle 
de lecture de la Bibliothèque. 

MM. Alfred Malherbe, président des assises de 1852, et Georges 
Boulangé, membres de l’Institut des provinces, prennent place au 
bureau. M. Boulangé est prié de remplir les fonctions de secrétaire. 

Plus de quarante personnes assistent à la séance. On remarque 
dans la salle : MM. Des Robert, président de la Société d’horticul- 
ture de la Moselle; le commaridant Soleirol, secrétaire ; le comman- 
dant Jacquin, maire de Scy; Simon-Nicéville, Puyperoux, Bel- 
homme, jardinier en chef du jardin botanique ; Remy, de la Société 
d’horticulture de la Moselle; Pelte, président du Comice agricole 
de Metz; Turquand, recteur du collége des jésuites de Metz; Stumpf, 
P. jésuite; Bach, P. jésuite ; Jacquot, vice-président de l’Académie 
impériale de Metz ; de Chastellux, conseiller de préfecture , secrétaife 
de l’Académie ; Auguste Prost, Munier, le comte Van der Straten 
Ponthoz, Chabert , Dufresnes, ‘conseiller de préfecture ; Terquem, 
Bournier, Eugène Gandar, le docteur Haro , membres de P Académie 
impériale de Metz; le docteur Monard, l'abbé Cordonnier, de la 
Société d’histoire naturelle de la Moselle; Rousseau, éditeur de 
la Revue de Metz ; le docteur Legrand, le docteur Arcelin, Jacot, 
avocat, Abel , avocat, de Lurcy, substitut du procureur général ; 
de Tardif, Gustave Chartencr, bibliophile, le docteur Jacquin, 
Bellieni, Pascal, Foulon, Charles Forestier, Mauduit, etc. 


394 

M. Victor Simon expose le but de la réunion et les tendances de 
PInstitut des provinces, en cherchant à établir entre les sociétés 
savantes et plus généralement entre tous les hommes d’étude, un 
lien et surtout une direction dans le travail, qui n’existaient pas 
jusqu’alors. Les congrès des délégués des sociétés savantes ont 
déjà produit d'excellents résultats dans ce sens, les assises scien- 
tifiques en sont le complément indispensable. M. le président ter- 
mine en donnant lecture du programme des assises scientifiques de 
1854, arrêté par M. de Caumont, directeur de l'Institut. 

Correspondance. M. le docteur Haxo, d’Epinal, secrétaire perpé- 
tuel de la Société d’émulation des Vosges, adresse à la réunion deux 
de ses ouvrages : 4° Fécondation artificielle et éclosion des œufs 
de poissons; Epinal, 1853; 2° Guide du pisciculteur, par le docteur 
Haxo, d’Epinal ; Paris, 4854. Il désigne M. Simon , membre de la 
Société d’émulation des Vosges, pour la représenter aux assises de 
Metz. 

MM. le baron Emmanuel d’'Huart, Puton, de Remiremont, et Alt- 
mayer, de Saint-Avold, s’excusent de ne pouvoir se rendre aux assises 
de Metz. 

M. le comte Van der Straten Ponthoz dépose sur le bureau deux 
exemplaires de son tableau synoptique indiquant les origines des 
maisons de Flandre et d'Alsace, des comtes de Metz et des dues de 
Lorraine. M. de Straten indique que les recherches résumées dans 
ce tableau rappellent des faits intéressants pour l’histoire de Metz. 1 
relate , en effet, l’extinction des deux derniers comtes de Metz qui 
s’entretuèrent en 1201 , en revenant du tournoi d’Andenne, près de 
la petite ville de Huy, de laquelle on voit, quelques années après, venir 
s'établir à Metz la famille des de Heu, qui joua plus tard un rôle si 
important dans notre histoire locale et dont l'influence servit puis- 
samment au grand acte politique de 4552 , qui rendit définitive- 
ment à la France la belle province des Trois-Evêchés. 

M. Eugène Gandar fait hommage à la réunion de trois brochures 
relatives aux questions du programme : 4° De la construction d’une 
maison des arts à Metz, Metz 1851 ; 2 Notes pour servir à une hts- 
toire des arts dans le pays messin (1825-1852), Metz 1852; 3° No- 
tice sur V.-F. Desvignes, fondateur de l’école de musique de Melz, 
Metz 1854. 

M. le président indique en réponse à la première question du pro- 
gramme : « Quels progrès les sciences physiques et naturelles ont-elles 


 d 


395 


faits dans la circonscription, en 1853? » que les remarquables travaux 
de M. Goulier, capitaine du génie, professeur de géodésie à l’école 
d'application de l’artillerie et du génie , à Metz, et de M. le docteur 
Eug. Grellois, ont été publiés récemment dans le premier volume de 
la Statistique du département de la Moselle, sur la géographie histo- 
rique , mathématique et physique , et sur la météorologie du dépar- 
tement de la Moselle :. 

M. Alfred Malherbe rappelle combien il est regrettable que la place 
manque pour le développement des collections d'histoire naturelle de 
la ville de Metz. Néanmoins la collection de conchyliologie s’est accrue 
par suite de dons et d’achats. Celle des animaux vertébrés a reçu 
notamment une augmentation assez importante. La collection des 
reptiles a été l’objet de dons considérables de M. Herpin, pharmacien- 
major au Val-de-Grâce, à Paris. M. Herpin a envoyé à Metz 80 bocaux 
contenant environ 350 sujets provenant d’Afrique , dont la majeure 
partie est encore à déterminer. La Bibliothèque de Metz ne possède 
malheureusement pas d'ouvrage qui pernene de les classer; 1l faut 
pour cela aller à Paris. 

M. Dégoutin, de Metz, a envoyé, du Paraguay, un boa monstrueux 
de 7 mètres de longueur, ainsi que d’autres espèces du Brésil. 

La suite des mammifères s’est également accrue. La collection 
d'ornithologie a été augmentée d’environ 300 pièces ; celle des co- 
lombes a pris un grand développement depuis quelque temps. C'est 
après celle de Paris la collection la plus importante de France; elle est 
fort belle et comprend le plus grand nombre des 320 espèces connues. 
On y remarque surtout celles des îles Marquises que l’on doit à 
M. Vesco. 

Pour les poissons, la place manque complètement. 

M. Jacquot ajoute, à ce qu’a dit M. Malherbe, que la collection géo- 
logique prendrait immédiatement de plus grandes proportions si elle 
n'était limitée par le défaut de place. La collection des roches est très- 
incomplète. M. Jacquot y a cherché en vain des échantillons de ce qui 
est utilisé par les arts et l’industrie ; il a formé celle suite intéressante 
qu'il eût déjà donnée à la ville si elle avait pu la placer. 


1 Statistique du département de ln Mosell>, ouvrage administratif publié sous 
la direction de M. le comte de Chastellux , conseiller de préfecture, secrétaire de 
l'Académie impériale de Metz, par décision de M. le comte Malher, préfet. T. [”, 
in-8” de 598 pages. Metz , typographie de Pallez et Rousseau , éditeurs , 1854. 


396 

M. Terquem mentionne les deux importantes collections de fossiles 
de M. Victor Simon et la sienne. Le département de la Moselle a fourni 
jusqu’à ce jour plus de 2000 espèces dont. un grand nombre sont 
nouvelles ; elles ont été classées et mentionnées par M. Terquem dans 
le premier volume de la Statistique de la Moselle. 

M. Malherbe signale la progression croissante du nombre des visi- 
teurs des collections’ du Musée de la ville, comme un indice que le 
public prend goût aux sciences naturelles. 

M. E. Jacquot, ingénieur des mines, vice-président de l Académie 
impériale de Metz, répond à la deuxième question « même question 
spéciale pour la géologie » qu’il y aurait une prétention non justifiée 
à présenter le département de la Moselle comme ayant fait faire des 
progrès à la géologie. La science géologique, proprement dite, n'a fait 
aucun progrès dans la Moselle, dit M. Jacquot; mais elle y a eonstaté 
des faits nouveaux qui méritent d’être signalés. 

On a généralement considéré jusqu’à présent, dit M. Jacquot, les 
accidents géologiques du département de la Moselle comme étant 
exclusivement la conséquence naturelle du soulèvement de la chaîne 
des Vosges; il y a lieu de constater, ce qui n’a pas encore été fait 
jusqu’à ce jour, que cette loi est loin d’être justifiée par l'étude 
approfondie des diverses couches" géologiques qui constituent le sol 
de la Moselle. Le département de la Moselle a subi, suivant M. Jac- 
quot, l'influence du soulèvement du mont Tonnerre, et par suite du 
bassin houiller de Sarrebruck; un grand nombre d'accidents du sol, 
des failles parfaitement accusées , orientées suivant la ligne est, 
830 degrés nord, le prouvent de la manière lu plus complète. Cette 
conclusion sera développée dans une des prochaines séances. 

M. Jacquot indique en outre, comme un fait intéressant à si- 
gnaler, la présence de minéraux métalliques répandus avec une 
certaine profusion dans les terrains qui composent le sous-sol du 
département ; on est étonné, en effet, de rencontrer des corps métal- 
liques, tels que la galène et la blinde, dans des terrains déposés sous 
les eaux de la mer. 

C'est surtout dans le trias que ces minéraux se trouvent avec abon- 
dance, ils y sont à quatre niveaux bien distincts. 

4° Dans les grès bigarrés, à St-Avold, Falck, Hargarten-aux-Mines, 
on trouve de la galène ou minerai de plomb , et son dérivé, le car- 
bonate de plomb , ainsi que l’oxide de cuivre et les carbonates verts 
et bleus. Des gisements importants de plomb argentifère ont été au- 


397 


trefois exploités auprès de St-Avold ; de même dans la forêt des Es- 
pennes et aux environs de Vaudrevange. 

.. 2e On a constaté dans les marnes qui forment la base du muschel- 
kalk, la présence de minéraux métalliques cristallisés, et en particu- 
lier de la galène. 

3° On a mis au jour, depuis quelque temps, des bancs de dolomie 
dans les environs de Vaucremont et de Villers-Stoncourt, dans les 
couches qui forment l'étage supérieur du muschelkalk ou inférieur 
du keuper. Ces dolomies renferment du plomb ; elles ont un carac- 
tère spécial. Outre ces minéraux métalliques, il y a de la blinde, des 
débris de poissons et de sauriens en grande quantité. Il y a des 
druses de ces dolomies qui renferment des cristaux de gypse très- 
remarquables ; ces cristaux sont transparents à Vaucremont et à 
Stoncourt. 

M. Jacquot a vu en Silésie, près de Tamowitz, une mine de plomb 
ouverte dans des terrains qui doivent être tout-à-fait analogues à 
ceux de Vaucremont. Les dolomies de cette localité sont géologique- 
ment comparables à celles de Vaucremont, seulement elles ren- 
ferment de la galène en quantité assez considérable pour être ex- 
ploitée, tandis qu’il n’en est pas de même à Vaucremont. 

4 Dans le keuper , M. Jacquot a signalé, dans les bois de Brett- 
nach , du minerai de fer en couches, ce sont des carbonates en 
ovoïdes ; en les cassant on trouve du plomb à l’intérieur. 

Voilà donc quatre terrains, quatre niveaux très-différents dans 
lesquels on trouve des minéraux métalliques cristallisés , de la ga- 
lène, de la blinde, des carbonates de cuivre, de l’oxide noir de 
cuivre, ce qui s'explique difficilement dans des terrains déposés par 
les eaux. 

M. Jacquot appelle l'attention sur le gite de Vaucremont, comme 
méritant une étude spéciale ; il n’a pas été assez exploré; on y trou- 
verait certainement des documents fort intéressants à signaler. 

M. V. Simon remercie M. Jacquot de ces importantes communi- 
cations et le prie de vouloir bien faire part à la Société de ses 
savantes et utiles recherches sur les minerais de fer du dépar- 
tement. 

M. Jacquot rappelle qu’il a déjà consigné ses travaux dans la Sta- 
tistique de la Moselle, dont le premier volume vient de paraître ; 
il constate que le département de la Moselle est un des plus riches 
de France en minerais de fer. Il est de beaucoup le premier des 


398 
départements français pour la production du fer; depuis quelques 
années , il a dépassé très-notablement la Haute-Marne. Il renferme 
du minerai de fer à six niveaux différents, dont deux sont très-im- 
portants. 

On trouve d’abord dans le grès des Vosges, dans la partie orien- 
tale du département , du minerai hydroxydé, sous forme d’hématite, 
que l’on rencontre dans des espèces de filons. Ce sont des dépôts 
très-singuliers que l’on ne saurait, d’une manière absolue, classer dans 
la catégorie des filons , car ils paraissent former, à l'encontre des 
filons, des coins dans le grès vosgien. On n’a jamais pu aller les 
chercher à une grande profondeur ; ils vont en s’appauvrissant très- 
rapidement, ce qui est jusqu’à un certain point contraire à l'idée 
que l’on se forme de ces espèces de gites. En revanche, ces dépôts 
affectent en plan des dispositions en lignes droites très-longues, qui 
ont quelquefois plus de 10 kilomètres, longueur comparable à celle 
qu'atteignent les plus grands filons du Mexique. Le minerai se pré- 
sente sous forme de veinules mêlécs de sable. Ces gisements ont 
d’ailleurs peu d'importance dans le département. Le minerai en est 
bon, mais très-pauvre ; il ne rend pas plus de 20 pour 100; son plus 
grand défaut est son association au quartz. On ne l’exploile qu'à 
Creutzwald ; il a été reconnu également à Althorn et à Roppewiller, 
dans le pays de Bitche et aux environs de Forbach. 

La disposition rectiligne de ces gisements tend à les faire consi- 
dérer comme des filons , tandis que la forme de coin qu'ils affectent 
s'oppose à ce mode de classification. 

2° On trouve dans le keuper des minerais de fer qui furent ex- 
ploités autrefois dans les bois de Velving et de Brettnach. Ils sont 
riches et très-fondants et se retrouvent généralement dans le keuper. 
M. Jacquot les a signalés partout dans le département ; ils lui ont 
servi comme d'excellents points de repère pour assigner un niveau 
géologique. Ils sont très-abondants près de Hombourg-sur-Canner ; 
on les remarque en grande quantité dans les fossés du nouveau 
tracé de la route départementale de la côte de Dalstein. C'est un 
minerai très-fondant, parce qu’il renferme de la magnésie qui est, 
dans les hauts-fourneaux, un fondant plus énergique que la chaux; 
mais il est loin des usines et par suite peu recherché. On y trouve 
du plomb ainsi que dans celui de Creutzwald. 

3 À un autre niveau, on rencontre les œutites du lias. Sur la côte 
de Saint-Julien-lès-Metz, on a exploité de ces œutiles remaniées 


399 


par le diluvium , ce qui en rendait l’exploitation très-facile. On y a 
bientôt renoncé, parce que ces minerais contiennent du soufre et 
beaucoup de phosphore ; ils constituent plutôt un niveau géologique 
qu'un niveau industriel. 

4 Un peu plus haut, dans le même étage, apparaissent, à la partie 
tout-à-fait supérieure du lias, les couches qui font la richesse du 
département de la Moselle. Elles se présentent sur un développe- 
ment de plus de 100 kilomètres, sur tout le parcours de la falaise 
jurassique dans le département, et à environ aux deux tiers de la 
hauteur de la falaise. Les ouvriers mineurs reconnaissent très-faci- 
lement leur niveau sans le secours d’aucune connaissance géologique; 
elles se trouvent invariablement à la rencontre des terrains cultivés, 
vergers ou vignes, et des bois ou friches qui couvrent les sommets 
des collines. Cette détermination empirique, qui correspond environ 
aux deux tiers de la hauteur des collines, est à peu près infaillible. 

Ces couches plongent vers l’ouest, elles ont une grande puis- 
sance : 2 mètres à Metz, et jusqu’à 25 mètres dans les environs d’Ot- 
lange. En tenant compte des contours des vallées secondaires dans 
lesquelles on peut suivre leur affleurement, on trouve que le dépar- 
lement de la Moselle possède des quantités de minerais de fer inépui- 
sables, qui sont représentées par des milliards de kilogrammes et 
suffiraient à la consommation des usines pendant plusieurs milliers 
d'années ; car sans se préoccuper des exploitations par puils qui 
pourraient être faites en recherchant ces couches au-delà de leurs 
points d’affleurement, et ne tenant compte que d’une profondeur 
. moyenne de 5 kilomètres, on arrive, pour un développement de 100 
kilomètres , à une surface de couche de 500 kilomètres carrés. 

Ce minerai est d’assez bonne qualité ; il ne renferme pas de soufre, 
mais il ést un peu phosphoreux. 

9 Viennent ensuite les minerais de fer fort qui se rencontrent sous 
forme de dépôts, lesquels se sont localisés dans les fentes de l’oolithe. 
Îls n’appartiennent pas à l'oolithe ; ils forment un dépôt postérieur 
dans les fissures de l’oolithe. On a trouvé, dans la commune d’Esche- 
range, des dépôts siliceux qui sont associés à ces minerais et qui expli- 
quent parfaitement leur formation : à les voir, on les prendrait pour 
des incrustations modernes déposées par les eaux de certaines 
sources. 

De même que les minerais précédents sont pour les fourneaux au 
coke , ceux-ci alimentent les fourneaux au bois. Ils sont exploités 


400 


depuis les temps les plus reculés. On à conservé des ordonnances du 
duc Léopold de Lorraine, qui s’appliquent aux minières de saint-Pan- 
cré; elles avaient alors une très-grande réputation pour la fabrication 
des armes et la clouterie. Longuyon avait une fabrique de canons de 
fusil fort estimés. 

Ces minerais, quoique moins abondants que les premiers, offrent 
cependant une grande richesse; on a fait à Aumetz des puits de re- 
cherche qui permettent d'évaluer la richesse des dépôts ; il en est 
résulté la constatation de ressources très-considérables. Malgré les 
nombreuses exploitations actuelles, l’épuisement de certaines parties 
du dépôt avance à peine. 

Saint-Pancré est cependant à peu près épuisé. On pourrait même 
conclure de l’épuisement de la minière de Saint-Pancré, en faisant 
le calcul de la masse enlevée, à l’encontre des autres gites presque 
intacts, que l'exploitation de ces minières doit remonter à l’anti- 
quité la plus reculée. 

On a trouvé dans ces derniers temps, sur les plateaux de l’arron- 
dissement de Briey, au milieu des champs et loin de toute espèce 
de chemin, des scories de fourneaux au bois que M. Jacquot a ana- 
lysées et qu’il a trouvées très-riches en fer. Elles sont certainement 
beaucoup plus riches que les minerais que l’on exploite aujourd'hui; 
les scories de nos fourneaux ne contiennent qu’une quantité insigni- 
fiante de fer. Dans le bois de Butte et près de Bréhain-la-Ville, sur 
les plateaux, on a constaté la présence de ces scories que M. Jacquot 
attribue à une fabrication qui doit remonter au commencement de 
notre ère. Leur position sur les plateaux exclut en effet l'emploi de 
toute force motrice. On s’établissait alors au milieu des forêts, à por- 
tée du combustible et du minerai, on trouvait dans l’argile accompa- 
gnant le minerai, la matière nécessaire pour la fabrication des creusets 
dans lesquels on traitait le minerai. On produisait ainsi, non pas de 
la fonte, mais directement du fer qui devait donner d’excellentes 
armes, ce que l’on est autorisé à conclure de la grande richesse 
des scories qui contiennent encore jusqu’à 64 pour 100 de fer non 
utilisé. 

6° Un grand dépôt diluvien forme une vaste ceinture au pied de 
la falaise jurassique. On rencontre dans ces dépôts diluviens, des 
minerais de fer entraînés par les courants diluviens provenant de 
tous les minerais dont l'existence a été signalée dans la falaise. On 
y trouve du minerai d’Aumetz roulé; les veinules des grès supra- 


401 


hasiques s’y retrouvent à l’état de plaquettes ; elles forment la, masse 
dominante de ces espèces de gites. 

C’est surtout au nord du département, vers Luxembourg, que ces 
dépôts diluviens sont considérables. Dans le grand-duché de Luxem- 
bourg, ils forment même la richesse minérale du pays. Ces mine- 
rais sont, en général, beaucoup moins abondants que les précedents ; 
ils contiennent du phosphore, quelquefois jusqu’à 7 millièmes ; on 
a même prétendu y avoir constaté la présence de l’arsenic. M. Jac- 
quot annonce en avoir fait l’analyse avec le plus grand soin, avec 
M. Langlois, et n’en avoir pas rencontré. 

Ainsi, en résumé, le minerai de fer se rencontre dans la Moselle, 
à six horizons différents, en allant de l’est à l’ouest; d’où il résulte 
que l’on ne peut parcourir un seul kilomètre dans le département 
sans rencontrer du minerai de fer. 

On le trouve en effet: 1° dans-les grès, comme à Creutzwald; 
2° dans les marnes irisées, comme à Velving et à Brettnach ; 3° dans 
le lias et les marnes à ovoïdes, à l’état de mauvais minerai, à la vé- 
rité, mais néanmoins pouvant à la rigueur être employé si on n’en 
avait pas d'autre; 4° le minerai en couche, comme à Hayange, 
Moyeuvre, Ars, etc.; 5° le minerai de fer fort en dépôts localisés 
d'Aumetz, Saint-Pancré, Butte, etc.; 6° enfin, comme surcroit, 
le diluvium qui a trituré les roches lors du creusement des vallées, 
et amassé une très-grande quantité de minerai emprunté aux étages 
précédents. 

M. le Président demande à M. Jacquot qu’elle est son opinion sur 
les blocs isolés des Ardennes, et qui se rencontrent au nord-ouest 
du département de la Moselle. 

M. Jacquot répond à cette question, que ce sont des dépôts si- 
liceux du même âge que les minerais de fer d’Aumetz et de Saint- 
Pancré. Ces masses siliceuses se sont produites au fond d’enton- 
noirs, de coupures, comme se produisent aujourd’hui les incrus- 
tations calcaires. Les eaux contenant en dissolution de la silice et 
du carbonate de fer, ont laissé déposer ces deux substances; les 
carbonates de fer se sont ensuite décomposés après coup et trans- 
formés en hydrates de péroxyde. 

On trouve ces masses au milieu des minerais, lesquels présentent 
toutes les dégradations, depuis le minerai le plus riche jusqu’à ces 
masses purement siliceuses. Si on en trouve des dépôts à part, 
c'est que les sources qui les ont déposés ne contenaient pas de 


402 


fer ; elles ne sont, en un mot, qu’un cas singulier de la formation du 
minerai de fer. Il y a la plus grande analogie entre ces blocs erratiques 
et ceux que l’on trouve au fond des entonnoirs des minerais de fer. 
Ge ne sont donc pas des roches erratiques, ce sont des masses 
siliceuses formées à la manière du minerai de fer et qui ont été 
déplacées par des courants diluviens. 

M. Monard indique, en réponse à la 3° question du programme : 
« même question pour la botanique », que l’herbier attend encore 
un local convenable. Les produits du jardin botanique viendraient 
promptement l’augmenter pour les espèces exotiques. Il est complet 
pour les espèces indigènes, et il y manque peu d’espèces de France. 
Mais il est à regretter que, faute de dispositions matérielles conve- 
nables , il ne puisse être consulté par le public. 

M. Monard donne lecture d’une note qui constate l'introduction 
des plus notables améliorations dans la disposition du jardin bota- 
nique de la ville, où tout est aménagé de la manière la plus propre à 
l'étude ('). 


‘ Nors pe MN. Monano. 
Quand il est demandé : 

Quels ont été, dans le cours de 1855, les progrès effectués en histoire naturelle? 

Pour la bolanique particulièrement , on sent le besoin d'élargir cette question 
et de la transformer en considérant comme progrès tout ce qui, depuis peu, a été 
teuté pour ne pas rester dans l’avenir an-dessous de ce qui antérieurement avait 
existé en faveur de l’histoire nalurelle et plus spécialement en faveur de la bo- 
tanique. 

En effet, à Metz, de lout temps, et ailleurs dans le département, la botanique a 
toujours eu de zéiés représentants plus ou moins nombreux suivant les époques, 
Îes ressources locales ou les provocations de l’enseignement. 

Sans citer aucun nom ni remonter bien avant dans le passé, on peut dire 
que depuis une exploration de Tournefort dans nos contrées, les traditions ayant 
pour objet la distinction méthodique des végétaux se sont conservées , et que la 
science elle-même, dans son ensemble et ses détails, n’a pas cessé de trouver des 
apprécialeurs parmi ces observaleurs attentifs, non moins frappés du grand 
nombre et de la variété des plantes, de l'éclat de leurs fleurs et de la grâce de 
leurs formes, que des immenses ressources qu’elles procurent à l’homme. 

Ce fut sous les inspirations de ces esprits d'élite, préférant aux discussions ora- 
geuses et funestes de leur époque l’éloquent tableau de la nature qu’ils savaient 
comprendre, que, vers la fin du siècle dernier, notre jardin botanique a été 
fondé pour laisser, sous une autre forme , à la foi son sanctuaire. 

Cette œuvre , morale avant tout, cette œuvre d’une sage prévoyance, substituée 


403 


M. Belhomme, jardinier en chef du jardin botanique, signale l'in- 
roduction dans la culture du jardin, d’un assez grand nombre de 
plantes qui n'avaient pas encore été cullivées à Metz. 





à une œuvre de destruction, a porté ses fruits; et, par un heureux concours de 
circonstances , l'établissement nouveau devint bientôt un centre d'initiation où 
lon vint apprendre qu’il est des jouissances supérieures que ne peut égaler la 
satisfaction terre à terre des intérèls matériels. 

On lui dut des études sérieuses et suivies, et successivement ces riches collec- 
tions de matériaux qui plus tard, habilement coordonnés , constituèrent la Flore 
de la Moselle , statistique savante et complète, que bien des départements peuvent 
encore nous envier, et dans laquelle, pour la première fois, se trouve déposé le 
germe d’une heureuse application des connaissances géologiques , aux faits non 
moins importants relatifs à la station des plantes. | 

À cet ouvrage qui ne peut vieillir, tout en reconnaissant en lui un guide sür, 
remplaçant par l'instruction écrite l'observation directe de la nature, on ne peut 
cependant s'empêcher d’adresser un reproche, et c’est celui d’avoir, comme ma- 
nuel destiné à en résumer les données, contribué un peu à faire négliger le 
jardin, qui, sous d’autres iufluences inutiles à rappeler, perdit insensiblement aussi 
son caractère scientifique pour prendre celui d’une exploitation abandonnée à l'in- 
dustrie privée. : : 

Un semblable état de choses ne pouvait durer ni manquer d’éveiller de toutes parts 
la sollicitude. L'administration municipale, dans la sienne , avec ce sentiment du 
bien public qui est en elle et la rattache à tout ce qui se distingue par la noblesse 
de son but, ne tarda pas à y mettre un terme. 

Aidée des renseignements que lui fournirent à l’envi, après un examen appro- 
fondi, les diverses sociétés scientifiques de Metz , elle entreprit avec confiance la 
restauration d’un établissement un moment détourné de sa véritable destination. 

En cela consiste en réalité le progrès accompli dont la botanique a le plus à 
se féliciter ; et pour en assurer la durée, comme pour en réaliser d’autres, une 
commission de surveillance discutant les propositions d’un conservateur, et un 
jardinier en chef exécuteur, ont paru le mécanisme le plus simple auquel il conve- 
nait de s’arrêter. 

Depuis le commencement des travaux sur place , c’est-à-dire depuis le prin- 
temps de l’année dernière seulement, l’école a été retournée de fond en comble et 
son sol amélioré ; le nombre des espèces auxquelles elle se trouvait réduite, de 300 
a été porté à 4600. C’est plus d'espèces que n’en comporte le département bien 
exploré dans toute son étendue ; c’est plus en outre qu’il ne s’en rencontre dans 
un rayon de 94 kilomètres autour de Paris, dans tous les sens. 

L'ordre de classification est celui du muséum avec lequel les étrangers et les 
étudiants peuvent s’ètre familiarisés davantage. C’est d’ailleurs le plus large, le 
plus en harmonie avec les publications nouvelles et avec la pensée de spécialiser 


404 


Une portion du jardin , qui jusqu’alors n'avait pas encore été uti- 
lisée, a été consacrée à la culture des plantes destinées à l’embellis- 
sement du jardin public de l’Esplanade. 





de plus en plus notre jardin par l'admission de préférence des espèces du déper- 
tement, que ne possèdent pas les Flores des autres localités. 

Pour les personnes qui ont été à mème de rechercher les causes du discrédit 
en France, surtout d’un grand nombre de jardins botaniques, souvent entrainées à 
un renouvellement de dépenses au-dessus de leurs ressources annuelles, il y a 
aussi à signaler une mesure qui ne paraïlra pas sans une cerlaine importance 
quand il s’agit de 2e rien négliger pour venir en aide aux études botaniques. 

Elle résulte de l’adoptioo, une fois pourvu de tiges surmoniées d’écussons à 
coulisses , d’un système d'étiquettes bien peu coûteux , permellant, quelqu’en soit 
le nombre, la désignation des plantes à mesure qu’elles paraissent, où la recti- 
fication immédiate des erreurs de nomenclature dès qu’on vient à s’en apercevoir. 

Chaque étiquette, ne revenant pas d'après ce système à plus de cinq centimes, 
se compose d’une feuille d'étain verni placée entre deux verres lattés avec le 
mastic des vitriers, après l'inscription en eacre grasse, ou à la plume en encre 
ordinaire, des renseignements d'usage, el même au-delà. 

Expérience faite , toutes promettent une durée de plasienrs années sans altéra- 
tion. Ce qui les recommande encore, c’est que, promptes et faciles à faire, on n'a 
plus besoin d'en confier l’exéculion à uu ouvrier spécial : ua jardinier dans ses 
moments désoccupés, un concierge ordinairement désœuvré, une femme qui 
aimerait à se rendre utile, un complaisant dans ses loisirs, us détenu enfin dass 
les prisons, pourraient être chargés de ce sois qui ne demande aucun apprentissage, 
car c'est dans son genre la répétition des roses façonnées à la minute, multipliées 
avec profusion el comme par enchantement les jours de grande solennité. 

Aïasi, plus de ces lacunes qui déconcertent souvent les visiteurs ; plus d’em- 
barras dans l’application susceptible d’être réglée sans le moindre retard , d’après 
les besoins du moment ; dépenses modiques qui permettent de se renfermer dans 
les limites des crédits accordés annuellement. 

Mais en dehors de l’école, l'activité et les combinaisons praticables aux études 
botaniques et horticoles, n’ont pas été moindres. 

Les serres ont élé réparées el mieux appropriées à leur destination. A leur tour, 
et proporlionnellement à leur étendue, elles ont été enrichies d'un grand sombre 
d'espèces en se débarrassant de sujets stérilement répétés pour dissimuler vas 
grande pauvreté et remplir des vides occupés désormais par an bon nombre 
d'espèces rares ou nouvelles dont la culture le plus ordinairement n’est guère 
possible que dans les établissements publics qui ont pour but l’utile et agréable, 
en multipliant les sources d'instruction. 

En résumé, sans trop présumer de ce qui déjà est réelisé , quand toutes les 
familles indigènes sont largement représentées, quand La plupart de celles qui 


405 


M. Simon-Nicéville annonce également avoir à signaler l'intro- 
duction dans ses cultures d’environ quarante nouvelles variétés de 
fruits. 

M. Simon regrette que la ville de Metz n’ait pas complété les amélio- 
rations qu’elle a introduites dans la direction de son jardin botanique, 
par la création d’un cours de botanique; c’est une lacune qu'il est à 
désirer de voir combler le plus tôt possible. 

La séance est levée à neuf heures. 


Le Secrétaire, 
GEORGES BOULANGÉ, 





sont que des représentants exotiques ne le sont pas moins , quand enfin dans son 
ensemble et ses détails on peut , dans un espace très-circonscrit , parcourir toute 
la série du règne végélal, en un mot faire dans une année ce qui serait à peine 
possible en dix, s’il fallait aller soi-même à la recherche de ce qui se trouve ici 
méthodiquement rassemblé , on semble suflisamment autorisé à dire qu'actuelle- 
ment le jardin botanique de Metz est restauré, et si cette restauration en elle- 
même ne constitue pas encore , dans l’acception da mot, un progrès scienlifique, 
il est permis de croire qu’elle y conduira en le déterminant. Nous le désirons et 
aous l’espérôns. 


26 





CHRONIQUE. 


L'Académie des inscriptions et belles lettres, dans sa séance 
publique annuelle tenue le 19 courant, a décerné une mention hono- 
rable à M. G. Boulangé, ingénieur, pour ses travaux relatifs aux 
antiquités du département de la Moselle, publiés dans l’Austrasie. 

Cette nouvelle distinction accordée à l’un de nos collaborateurs, 
nous confirme une fois de plus dans la pensée que notre publication 
remplit honorablement les promesses de son programme, et qu’elle 
justifie les nombreux témoignages de sympathie qu’elle reçoit du 
public lettré de notre province. 


On sait qu’une souscription’ est ouverte dans la Moselle pour ériger 
un monument en l’honneur du maréchal Ney, prince de la Moskowa. 
Nous apprenons avec plaisir que c’est un de nos concitoyens, 
M. Pêtre, qui est chargé de l’exécution de la statue qui doit repro- 
duire les traits du maréchal. L'artiste le représentera au moment 
où, un fusil à la main, il repousse une attaque de cosaques, à la 
retraite de Russie. La ressemblance obtenue d’après un tableau de 
famille confié à M. Pêtre, est, dit-on, frappante sur les maquettes 
que l'artiste a envoyées à la commission du monument, et qui ont 
déterminé son choix. La statue, coulée en bronze, aura une hauteur 
de 3 mètres 60 cent. La dépense totale sera de 60,000 francs. 

Il s’agit maintenant de trouver à cette œuvre d’art un emplacement 

convenable. Il est question d’ériger le monument au centre d’un 
rond-point qu’en créerait sur la chaussée qui conduit à la porte de 
la citadelle vis-à-vis te cheval de bronze de Fratin. 
Le tatent dont M. Pêtre a donné les preuves les plus honorables, 
Je désignait au choix de la commission; en nous félicitant de voir 
Pexévutioh d’uñe œuvre dé cette importance confiée à un enfant de 
Mebz, nous croyons juste d’ajouter qu’elle ne pouvait être remise en 
de meilleures mains. 


407 

Nous avons eu l’occasion d'admirer à Sierck un tableau dessiné à 
la plume qui mérite d’être décrit. Au premier abord, le parchemin 
vélin sur lequel est tracé ce curieux ouvrage, ne montre qu'un 
très-beau portrait du Christ dont l'expression est saisissante ; les 
ombres portées, les reliefs , tous les détails du dessin sont indiqués 
avec énergie et une rare entente des effets linéaires. La ténuité des 
coups de plumes est inimaginable ; leur ensemble constitue une sorte 
de poéntillé dont la délicatesse inouïe produit une remarquable xérité 
de ton. C’est une œuvre de mérite au point de vue de l’art du dessi- 
nateur, et cependant ce tableau n'offre que l'apparence de ce qu’il 
est en réalité. Là où l’on ne voit qu’un dessin, il y a un chef-d'œuvre 
d’éeriture microscopique ! Quel n’est pas l’étonnement de l’obser- 
vateur quand, empruntant le secours d'une loupe, il reconnaît dans 
les traits à la plume, si fins, si déliés, si innombrables, qui forment 
la barbe, les cheveux et la couronne d’épines, une légende écrite, le 
récit de la Passion de notre Sauveur. Ainsi, cette image sacrée du 
Christ, dont le relief est si puissant, déroule en quelque sorte mot 
par mot, trait par trait, l’histoire de ses douleurs, de son agonie, de 
sa mort!.. L’imagination reste confondue devant un labeur si patient 
qui a dû user une existence d'homme tout entière, l'existence d’un 
véritable artiste. Un religieux seul, dont toute la vie, toutes les pen- 
sées appartiennent à Dieu, a pu concevoir la pensée d’un tel ouvrage 
et trouvé le temps de l’accomplir. La légende est éerite en allemand. 
Le chiffre 1617, tracé sur le tableau, semble indiquer la date de son 
achèvement. C’est un des ouvrages d'art les plus curieux et les plus 
rares qui puissent exciter l'intérêt d’un antiquaire. Nous sommes 
heureux de profiter de l’occasion que nous offre cette publication 
pour remercier M. Renauld, conseiller général, qui le possède, de 
la parfaite obligeance avec laquelle il nous a fait voir les richesses de 
son cabinet et de sa bibliothèque. Nous ne saurions pas plus oublier 
son Cbrist légendaire que la courtoisie avec laquelle il nous en a fait 
les honneurs. 


M. Jourdain, directeur du théâtre depuis quatre ans, a obtenu un 
nouveau privilége pour l’année théâtrale qui va commencer; nous 
nous en réjouissons dans l'intérêt de l’art et des plaisirs du public. 

Par ce temps de déconfitures à peu près générales des tmpressarii 
de France et de bien d’autres lieux, M. Jourdain a obtenu un résul- 


408 


lat mouï en menant à bien son entreprise durant quatre campagnes 
successives, et l’on peut dire qu'il a fait un miracle comparable à la 
trouvaille de l’oiseau bleu couleur du temps, en distribuant chaque 
année à ses pensionnaires un prorata sur lequel ils ne comptaient 
guère. Car, il faut le dire, presque toutes les entreprises théâtrales 
sont au régime du prorata, c’est-à-dire que le chiffre des appointe- 
ments des artistes se présente sous deux aspects ; il y a d’abord le 
chiffre vrai qu’ils touchent à la fin de chaque mois; il y a ensuite la 
part éventuelle qui est en proportion avec ce chiffre et à laquelle il 
n’ont droit qu’à la fin de l’année, toutes recettes et dépenses com- 
pensées. 

Malgré ces sages précautions, on peut dire que neuf entreprises 
théâtrales sur dix sombrent avant la fin de l’année. Voilà où en est 
l’art dramatique et lyrique en province! Nous ne rechercherons 
pas les causes de cet état de choses déplorable; elles sont nom- 
breuses et poignantes, et il faudrait un volume pour les déduire par 
leurs tenants et aboutissants. Toutefois, pour nous en tenir aux gé- 
néralités, l’un des motifs sérieux de la désertion du théâtre par 
l'élément bourgeois des villes, est le choix du répertoire ordinaire des 
drames et surlout des vaudevilles, dont les tendances détestables au 
point de vue social, ou l'allure répulsive sous le rapport moral, indis- 
posent à bon droit les pères de famille et les décident à fuir un 
plaisir qui est trop sauvent un guet-à-pens contre l’honnèteté pu- 
blique. À Paris, cet inconvénient est moins grave, parce que les 
théâtres sont classés dans l’opinion, et que quand un spectaleur en 
franchit le seuil il sait parfaitement ce qu’il va entendre et 1l ne se 
risque qu’en connaissance de cause. La province, au contraire, forcée 
en cela comme en bien d’autres choses d’accepter l’omnipotence 
parisienne, subit les ouvrages de toute provenance; parmi eux il en 
est qui s'adressent à une classe d’auditeurs qui n’a pas son équiva- 
lent dans le milieu honnête d’une petite ville, et une exhibition de 
ce genre excite naturellement des répulsions qui ont pour consé- 
quence l’abandon d'un spectacle qui offre de véritables dangers. 

Nous pourrions citer aussi, comme l’une des causes de l’indiffé- 
rence que le public manifeste pour le théâtre, une tendance très- 
prononcée de la génération présente à s’isoler dans l’ombre du foyer 
domestique, ou du moins à se contenter des distractions que peut 
offrir un cercle intime et restreint. Il est peu de maisons mainte- 
nant qui n'aient parmi ses habitants un virtuose amateur, il n'est 


409 

presque pas de salons qui ne possédent un piano et quelques mains 
prétentieuses pour le tapoter. Ces pianos ne sont pas toujours d’ac- 
cord, ces mains ne jouent pas toujours en mesure, ces virtuoses ne 
sont pas de première force, et dans les concerts de famille qu’exé- 
cutent ces mains, ces pianos et ces virtuoses, on ne réalise pas à 
coup sûr l’idéal de l’art... mais qu'importe ?.. on a fait, on a en- 
tendu de la musique, cela dispense de se déranger pour en aller 
entendre au dehors et payer son plaisir. D’ailleurs, en bonne con- 
science, parmi l’innombrable phalange des gens qui lâchent à brûle- 
pourpoint la phrase stéréotypée : « Je ne suis: pas musicien, mais 
j'aime la musique... » en est-il beaucoup qui soient capables de 
préférer une sonate de Beethoven à un quadrille de Musard?..… 

La licence des théâtres de Paris, dont ceux de la province dévorent 
les produits frelatés sous peine de mourir d’inanition, et le goût des 
Jjouissances artistiques du huis clos, sont donc deux causes qui nui- 
sent à la prospérité des scènes provinciales. Il en est d'autres 
encore que nous pourrions indiquer, mais en voilà bien assez sur 
ce chapitre, et puisque la nouvelle année théâtrale va commencer, 
souhaitons à M. Jourdain un répertoire moral qui permettra de 
temps en temps aux pères et aux épouses d'oublier dans une stalle 
ou dans une loge les délices des sonates de famille !.… 

L'élément masculin de la compagnie lyrique qui a desservi notre 
scène l’année dernière, a presque tout entier renouvelé son engage- 
ment pour l'année prochaine, très-prochaine. M. Chambon, premier 
ténor; M. Bessin, première basse; M. Nesmes, seconde basse ; 
M. Fernando, baryton; le troisième ténor enfin, nous reviennent. 
Le succès qu'ont déjà obtenu ces Messieurs, nous dispense d’ex- 
primer la satisfaction que nous cause la certitude de les retrouver. 
Plusieurs de ces artistes ont été récemment donner une ou deux 
représentations au théâtre de Versailles, cette succursale du lyrisme 
parisien, et l’accueil qu’ils y ont reçu a été plus que bienveillant, il 
s’est élevé à la hauteur d’une véritable ovation!.. Pour ce qui est de 
la partie féminine des pensionnaires de notre théâtre, pas une des 
artistes de l’an passé ne figurera sur le programme de cette année. 
Tous ces oiseaux gazouilleurs ont pris leur volée vers tous les coins de 
l'horizon; table rase! Il a fallu que M. Jourdain se mit sérieusement 
en campagne pour reformer le gracieux bataillon, et il paraît que le 
recrutement n'a pas été facile. Il est bon de vous dire que les canta- 
trices sont extrêmement demandées pour le moment sur la place de 


410 

Paris. La grande ville est, ne vous en déplaise, en train de fourur 
des rossignols à tout l’univers. L'engagement exotique surtout 
donne, que c’est une bénédiction !.… Les deux Amériques demandent 
incessamment des sujels; les Antilles se montrent insatiables. S 
l'Océanie s’en méle, c'en est fait de l’art en France, et il n’y a pas 
de Conservatoires, y compris leurs succursales, qui puissent tenir à 
eette consommation de larynx français. Et que deviendra la mère- 
patrie? Peut-elle lutter contre des Républiques qui font aux can- 
fatrices un pont d’or pour passer l'Atlantique ?... Nous ne sommes 
pas assez riches pour payer nos plaisirs. Aussi, dès à présent, les 
actions de l’art du chanteur montent à vue d’œil en France. Le point 
d'orgue est demandé par les deux hémisphères, la roulade est hors 
de prix. Cependant M. Jourdain a été assez heureux pour obtenir 
un engagement d’une jeune cantatrice qui craint le mal de mer. 
Une heure après qu'elle l’eut signé, des envoyés de Venezuela sont 
peut-être venus lui offrir des sommes fabuleuses pour les suivre 
par delà l'Océan. Mais elle n’était déjà plus libre, et sa liberté coûte 
au directeur mille francs par mois, ce qui est déjà fort honnête. On 
dit aussi du bien du ténor léger et de la forte chanteuse dont les 
grâces et la jeunesse feront valoir une voix fraiche et sympathique. 
Mais voilà assez d’indiscrétion comme cela; c'est le 24 ou ke 
25 septembre que les débuts commenceront, puissent-ils être légers 
aux artistes, au directeur et au public! 





LES 
FRÈRES ENNEMIS, 


Épisode des premières guerres de la République. 


VII - 
L'ÉVENTAIL. 


Près d’un an et demi s'est écowlé depuis les événements qui 
forment la première partie de cette histoire. Nous allons, si le lec- 
teur veut bien le permettre, franchir la frontière de France et faire 
connaissance avec de nouveaux visages. 

Le mois de décembre a chargé de frimats les sombres porspec- 
tives de cette Forèt-Noire dont tous les touristes du monde nous 
ont donné de si poétiques deseriptions. Précisément parce que ses 
mélancoliques grandeurs ont été chantées si souvent, nous nous 
abstiendrons d'ajouter nos humbles couleurs aux tableaux sans 
nombre qui l’ont si minutieusement daguprréotypée. L'occasion 
était befle, cependant, puisque la suite de ce récit se passe aux en- 
virons de cette forêt célèbre, où toutes les muses errantes et cosmo- 
polites sont venues chercher des inspirations; mais je tiens à être 
agréable à mes lecteurs, ne füt-ce que pour m’avoir suivi jusqu'ici 
dans le dédale un peu compliqué des aventures dont je leur fais 
hommage, et je renonce magnanimement, en leur faveur, au droit 
qu’a tout auteur de placer ses phrases où bon lui semble. Au reste, 
je suis dans une veine de franchise, et j'ajoute candidement que 
l’abstention dont je veux me faire un mérite, n’est guère ax fond 
qu'un calcul de coquetterie littéraire, très-avouabe à coup sûr. 

:_ Dans tout homme qui écrit, il y a deux êtres distincts: l’auteur des 
œuvres qu'il risque et le lecteur des ouvrages d'autrui. Or, quand je 
me mêle de barbouillef du papier avec prémédilation de pubhcagon, 


Ab 


je m’efforce toujours de me mettre à la place des amis inconnus quf 
me feront l'honneur de me lire, c’est-à-dire que j'essaie d'éviter 
tout ce qui m’ennuierait si j'étais à leur place. Eh bien! j'ai tou- 
jours remarqué que les peintures de lieux trop minutieuses désobli- 
geaient généralement les lecteurs et les lectrices en particulier. Cela 
est douloureux à dire, mais j'ai entendu souvent, non pas des ânes 
bâtés, non des déshérités par l'intelligence, mais des gens d’espnit, 
ma foi, des femmes bien douées rejeter dédaigneusement un volume 
signé d’un nom célèbre, Balzac ou Walter-Scott, en paraphrasant 
leur geste de cette étrange exclamation : 

— Qu'il est ennuyeux avec ses descriptions !.… 

Empruntez donc à Claude Lorrain sa magique palette pour peindre 
dignement une riche campagne éclairée par les feux mourants du jour; 
demandez à Rembrandt ses secrets de elair-obscur pour crayonner 
un de ces intérieurs où la lueur tremblante d’une lampe et l’ombre 
mystérieuse d’une alcôve suffisent pour évoquer le démon du drame 
et le font apparaître dans un milieu digne de lui, initiez-vous à tous 
les détails des industries de luxe, à tous les raffinements de 
* l'art dans ses applications multiples; sachez les noms de toutes 
choses, fouillez dans tous les musées, dans tous les bahuts, dans 
tous les cabinets d’antiques, dans tous les greniers poudreux ; battez 
le pavé des rues, faites votre tour d'Europe, passez l'Atlantique; 
déchiffrez tout, rendez-vous compte de tout, prenez des notes, ayez 
le génie de l'observation, ne laissez rien passer de ce qui est inté- 
ressant, sublime ou horrible; soyez peintre, maçon, figuriste, bro- 
canteur, commissaire-priseur.…. et, armé de toutes pièces, essayez 
du genre descriptif, vous assommerez ces messieurs et vous ferez 
bâiller ces dames !.… 

Donc, je me trouve parfaitement autorisé à passer sous silence les 
mérites poétiques, élégiaques et dramatiques de la Forèt-Noire, 
d'autant que je ne suis ni Balzac, ni Walter-Scott, tant s’en faut. 
et cette fois tous mes lecteurs seront de mon avis. 

Après çà, sous prétexte d’éviter les descriptions, je suis tombé, 
j'en conviens, dans un défaut contraire et non moins répulsif, celui 
des digressions inutiles. Que voulez-vous? de deux maux il faut 
choisir le moindre. La description dont je me suis gardé m’aurait 
bien pris trois pages, et cette explication n’en absorbe que la moitié. 
C’est donc tout profit pour le lecteur! 

Notre histoire, ai-je dit, recommence au mois de décembre, à la 


413 


fin de cette effrayante année 1793 qui a laissé dans l’histoire comme 
une traînée de sang... Mais nous avons laissé derrière nous cette 
malheureuse France sur laquelle la révolution déchainait alors ses 
implacables fureurs. Nous nous trouvons sur cette vieille terre alle- 
mande, vierge encore des atteintes du fléau niveleur qui sévissait à 
ses portes et qui semblait frémir jusque dans ses entrailles au sourd 
retentissement du couperet national qui décimait la France de saint 
Louis et de Louis XIV. Cependant la lave bouillonnante du volcan 
commençait à déborder sur elle, et son territoire avait été envahi à son 
tour par l’aventureuse audace d’un illustre général qui, appartenant 
à une race proscrite, paya de sa tête sa victoire et son nom. Le mar- 
quis de Custine, par une pointe hardie, avait pénétré au cœur de 
l'Allemagne et avait offert pour premier trophée les clefs de 
Mayence conquise, à la république qui devait l'ensevelir dans son 
triomphe. ° 

Ainsi, la France révolutionnaire, après avoir repoussé l’invasion 
étrangère, avait à son tour porté ses armes chez ses voisins, et le 
succès avait couronné cet audacieux effort, mais les revers étaient 
venus ensuite, et à l’époque où ce récit recommence, c'était une ques- 
ton de savoir si elle conserverait ses conquêtes au-delà du Rhin. 
Mayence, assiégée, avait dù ouvrir ses portes après une défense hé- 
roïque, Landau était bloqué, et le général Hoche combattait dans les 
Vosges l'armée autrichienne commandée par Wurmser. 

Entre Landau et l'immense forêt, dans un pays admirablement 
accidenté, une voiture conduite par quatre vigoureux chevaux du 
Mecklembourg suivait une route très-soigneusement entretenue. Ce 
véhicule mériterait à lui seul une pompeuse description, mais 
comme je me suis interdit tout écart de ce genre, je me contenterai 
de signaler son aspect vénérable qui cachait mal ses prétentions à un 
luxe curieusement suranné. Ses portières jadis dorées, ses panneaux 
armoriés, les proportions gigantesques de sa carène majestueuse 
vieillissaient de vingt années au moins son acte de naissance. It 
avait dû être, dans ses beaux jours, un de ces carosses de gala dont 
les anciennes gravures nous représentent le profil extravagant. 

IL était environ onze heures du matin. Un de ces beaux soleils 
d'hiver, qui font miroiter le givre et affaissent les couches de neige de 
la plaine, brillait sur la campagne dépouillée. A l’horizon, des nuages 
floconneux, derniers vestiges du brouillard matinal, s’enfuyaicnt en 

tournoyant sous l'effort d’un vent d’est doux et clément. Bientôt l'une 


414 


des portières de la voiture s’abattit et vint encadrer une étrange ff: 
gure de femme, un visage vermillonné, blanchi évidemment, suppor- 
tant un empanachement de plumes et de poudre, un vrai portrait 
d’ancêtre; un grand air avec cela, quelque chose dans l’œil, de la 
noblesse sur le front, la lèvre fine, le nez busqué aristocratiquement. 
En somme, quarante-cinq hivers s’efforçant de paraître des prin- 
temps et estampillés sur une individualité grotesque par bien des 
côtés, sympathique et digne sous plusieurs points de vue. 

: Saluons donc, et bien bas, Mwe la comtesse Wilhelmine de Lieven- 
thal, un peu chanoinesse, un peu cousine de tous les landgraves, 
électeurs et principaux souverains de la Confédération germanique. 
Me de Lieventhal n’était pas seule dans l’imposant véhicule, où ses 
paniers démesurés trouvaient amplement à se caser ; elle avait à 
côté d'elle une jeune fille dont les formes frèles et mignonnes sem- 
blaient disparaître derrière les vertugadins de la haute et puissante 
dame. Mie Amina de Rheinsfeld était tout à la fois la nièce et la pupille 
de la digne chanoinesse, Née du mariage de la sœur aînée de M=° de 
Lieventhal avec le baron de Rheinsfeld, sa naissance avait coûté la 
vie à sa mère après une année de mariage, et la dernière Lieventhal, 
se vouant dès-lors au célibat en faveur de sa nièce qu’elle résolut 
d'adopter, accepta avec transport la mission de maternité que sa 
sœur mourante lui avait confiée. 

Cette courageuse résolution fut d’autant plus méritoire que M"° de 
Lieventhal obtenait alors à la cour de Carlsruhe les succès les plus 
flatteurs, et qu’elle n'avait qu’à choisir entre les nombreux préteu- 
dants qui se disputaient sa main. Nulle mieux qu’elle ne savait danser 
le menuet, et sa révérence était eitée camme atteignant à l'idéal de la 
grâce aristocratique ; les mères la donnaient en exemple à leurs filles 
pour la pose de la tête, le coup de pied en arrière qui repousse la 
queue de la robe et le dédoublement gracieux de l'éventail au moment 
opportun. Il faut tout dire, M. le comte de Lieventhal, son père, avait 
servien France, où il avait acheté une compagnie dans Royal-Allemand. 
Avant de quitter le service du roi Louis XV, il avait eu la bonne inspi- 
ration de conduire en France et à la cour sa fille préférée, sa chère Wil- 
helmine, qui avait fait à Versailles un séjour de trois mois. Présentée 
au roi, admise dans les cercles princiers, elle avait pris ou cru prendre 
Pair de la cour et était revenue à Carlsruke en triomphatrice. De ce 
voyage datait son empire sur tout ce qui l'entourait; ç’avait été la 
grande aflaire, c'était le grand, l'immertel spuvenir de sa vie. Elle SJ 


413 


reportait avec délices, par la pensée, elle le rappelait avec obstinationt 
à qui voulait l'entendre. Ce fut d’abord une douce habitude, ce 
devint plus tard une manie impérieuse. 

Elle était devenue l’oracle des salons, le modèle des grandes 
dames, je dirais la lionne de la cour si ce nom, outrageusement mo- 
derne, pouvait s'appliquer à une majestueuse comtesse du saint 
empire d'Allemagne. Je dis comtesse, parce que, après son retour 
au pays natal, le comte de Lieventhal, son père, état mort en lui lais- 
sant son blason doré par une fortune princière. Je vous laisse à pen- 
ser si elle manqua de galants empressés!.. L’aristocratie de tous 
les cercles du Rhin entreprit en masse de lui faire enfreindre son 
vœu et de l’enchaîner sous les lois de l’hymen. Mais elle résista 
courageusement à toutes les épreuves, et peu à peu les soupirants 
s'éclaircirent autour d’elle à mesure que les années marquèrent 
leur empreinte sur ses grâces parisiennes, Je ne répondrais pas 
d’ailleurs que, même au temps de ses triomphes, elle réalisât posi- 
tivement le type de l’élégance française qu’elle était venue étudier à 
sa source la plus auguste. Il est infiniment probable, au contraire, 
que les mignardises parisiennes entées sur la raideur trans rhénane 
composaient un ensemble qui, aux cercles de la cour de France, 
dût souvent faire abriter des sourires de marquises derrière le 
rempart de nacre des éventails. 

Amina de Rheinsfeld est une de ces réveuses filles de la Germanie 
dont la mélancolie est tempérée par la simplicité, différente en 
cela de beaucoup de nos françaises qui se piquent de sentimenta- 
Bsme, mais qui l’assaisonnent volontiers de grands airs affectés. 
Le ciel me garde de parler ici en thèse générale, mais on m’ac- 
cordera que pour beaucoup de nos précieuses, les manières vapo- 
reuses et les soupirs à la lune sont une enseigne, un moyen d’at- 
tirer les regards, une étiquette qui promet plus qu’elle ne tient. 

Pour Amina, elle levait tout naturellement au ciel ses grands 
yeux bleus, et s’abandonnait aux vagues rêveries en toute naïveté 
et sans s'inquiéter si ses entours constataient sa pose et notaient 
ses frissonnements. C'était, vous le voyez, une charmante fille, 
sans apprèêts, sans mise en scène de coquetterie, en dépit des admo- 
neéstations de l’élégante chanoinesse qui avait pris à tâche de lui 
infuser les belles manières et les traditions de l'élégance des cours, 
dont elle se croyait très-sincèrement le rare dépositaire. Sur ce 
sujet, sa noble tante ne tarissait pas. G’étaicnt des conseils sans 


416 


fin, des admonestations éternelles que la jeune fille acceptait avæ- 
déférence, mais qui jusqu'alors n'avaient porté encore que des fruits 
médiocres. La pauvre Amina faisait certainement des efforts con- 

_ sciencieux pour satisfaire sa tante, mais soit que le modèle qui lui 
était offert possédât des grâces inimitables , soit que sa nature 
franche et prime-sautière ne pût se mouvoir dans le moule guindé 
où la chanoinesse prétendait l’enfermer, Amina était restée simple, 
sans être gauche assurément, et n’avait pas mordu encore au beau 
langage et aux grandes manières des cours, au moins tels que les 
comprenait et les professait l’imposante héritière des Lieventhal. 
Du reste, Amina croyait de très-bonne foi aux perfections de sa 
tante; elle les admirait en conscience, et jamais, en voyant les éta- 
lages prétentieux des toilettes transcendantes de la comtesse, en 
écoutant les tirades à l’eau de rose et parfumées de poudre d'iris 
qu’elle débitait à ses heures d'inspiration, un sourire réprimé n'a- 
vait plissé l'arc gracieux de ses lèvres, lèvres charmantes dont 
le carmin humide avait des rayonnements lumineux. L’ironie 
élait inconnue à cette âme impressionnable, candide, mais qui, 
peut-être, avait, pour ce monde décevant , trop de côtés tendres et 
pas assez de perspectives vraies sur la vie réelle et pratique. 

La comtesse de Lieventhal, retranchée dans un silence digne, 
admirait par la portière ouverte le beau panorama qui se déroulait 
sous ses yeux. Amina, laissée à elle-même, rêvait doucement, et sur 
son front un peu bas, mais pur, reposé et rayonnant, on voyait 
distinctement passer les virginales émotions comme les nuées 
blanches sur l’azur des jours d’été. Seulement, ce beau front 
s'était peu à peu incliné sous l'effort de la pensée, et il commen- 
çait à s'appuyer sur une main blanche, remarquable par sa finesse, 
par la forme exquise des doigts se relevant plastiquement aux 
extrémités , par les ongles arrondis aux tons roses comme l’églan- 
tier des haies, par les méplats tout rayonnants d’éclats de naére. 

Mais Me de Lieventhal se retourna en regardant sa nièce, et 
elle ne put se défendre de jeter les bras au ciel en imprimant à ses 
traits un air d’étonnement et de douleur indignée impossible à 
rendre. 

La jeune fille, tout entière à ses pensées, ne s’aperçut pas de 
l'attention dont elle était l’objet. 

— Eh! quoi, ma nièce, dit enfin la chanoinesse avec cette lente 

”_ inclinaison de tête qui accentue un reproche, c’est ainsi que vous 


417 


profilez des leçons que me suggère chaque jour, à chaque heure, 
ma tendresse pour vous? Dieu merci, nous sommes seules, mais 
que dirait un étranger s’il voyait une Rheiïnsfeld, une pupille, 
une élève de la comtesse de Lieventhal , pliée en deux comme une 
paysanne sur sa bêche, dans une pose abandonnée qui ferait 
rougir une petite bourgeoise de Landau ou de Spire?.. Allons, re- 
dressez-vous, ma nièce, ne vous laissez pas aller à ces noncha- 
lances de mauvais goût indignes d’une fille bien née. Voyez mon 
maintien... même chez moi, dans ma chambre à coucher, même 
dans cette voiture, et loin de tout regard scrutateur, je reste grave, 
droite , soutenue par le sentiment toujours présent de ma dignité. 

— Je vous demande pardon, madame. C’est sans le vouloir. 
Je pensais... je... 

— Fort bien, ma nièce. mais il faut penser avant tout à être 
toujours convenable. Il faut surtout ne pas contracter des habitudes 
de laisser-aller qu’on porte ensuite dans le monde, et qui font à 
une femme la plustriste des réputations… Songez-y donc !.. Voudriez- 
vous êlre accusée de mauvais ton, de façons ignobles , et ne com- 
prenez-vous pas que quand on a le bonheur d’être placée sous la 
direction d’une personne qui a brillé à la cour de Versailles, on 
se doit à soi-mème de profiter des leçons qu’elle veut bien vous 
donner , ne füt-ce que pour ne pas faire honte à votre tante qui 
vous aime et qui voudrait être fière de sa nièce ?. 

— Ma bonne tante !.. dit l’affectueuse jeune fille que ces tendres 
paroles émurent jusqu'aux larmes. 

Et Amina fit mine de vouloir embrasser la chanoinesse qui se 
recula vivement. 

— Voilà encore, mon enfant, dit-elle, un de ces mouvements 
qu'il faut savoir réprimer. Ces gros baisers sur la joue, ces élans de 
tendresse bourgeoise ne sont pas de bonne compagnie , je vous 
l'ai dit cent fois; on laisse cela aux petites gens chez lesquels l'édu- 
cation n’a pas réglé l'essor des sentiments. Chez les personnes de 
qualité, tout doit être réserve et savoir-vivre. Vous désiriez me 
donner un témoignage de respect et d’affection. C’est au mieux, 
Amina... Eh! bien, il fallait me dire: Madame , je serais heureuse 
de baiser votre main. daignez m’accorder cette faveur. Voilà comme 
agissent les filles de votre rang. 

Et ce disant, la chanoinesse tendait à sa pupille, par un geste 
d’une noblesse étudiée, sa main que marbraient déjà par places 


418 
des nuances légèrement safranées. Sans ajouter un mot, la belle jeune 
fille se pencha sur cette main vénérable et y mit un baiser où passa 
son âme. | 

La route que suivaient nos voyageuses côtoyait en ce moment 
un ravin escarpé au bas duquel coulait une petite rivière toute 
débordante alors des eaux automnales, mais qui, dans la chaude 
saison, ne devait filtrer qu'un filet avare, à en juger du moins par 
l'escarpement de ses rives et les arbres qu’elle couvrait à la moitié 
de leur hauteur. Tantôt la déclivité des talus s’adoucissait par en- 
droits et sergblait surplomber quelques blocs de rochers à pie, 
tantôt le cours d’eau mugissait sous une cascade formée par uns 
falaise droite comme un mur. La comtesse considérait l’abime béant 
à ses pieds sans sourciller , ne jugeant pas de sa dignité de parai- 
tre céder à un vulgaire sentiment de terreur. Pour Amina, elle se 
rejetait franchement dans le fond de la voiture , se gardant de jeter 
les yeux sur le gouffre, mais s’efforçant aussi de ne pas laisser 
voir à l’héroïque chanoinesse les sentiments qui l’agitaient. Mais 
il était difficile de dérober une impression de ce genre à l'œil at- 
tentif de sa tutrice… 

— Regardez donc, ma nièce, dit-elle sévèrement , le beau spec- 
tacle que nous offre cette onde mugissante dont l’écume baigne ce 
rocher aigu comme pour lui jeter un défi on un adieu!.. Est-ce 
que ces horreurs d’une nature sauvage et grandiose ne parlent pas 
à votre imagination et à votre cœur ?. Une Reinsfeld doit être à la 
hauteur de toutes les grandes émotions de la vie et surtout rester 
inaccessible aux puériles appréhensions !… 

Cela dit, la comtesse, comme pour prècher d'exemple, se pencha 
én dehors de la portière et jeta un regard assuré sur la route et sur 
le torrent. Mais son attention fut bientôt distraite par le bruit des 
sabots d’un cheval qui s’avançait dans la direction que suivait le 
noble véhicule. Ce eheval était monté par un cavalier dont la belle 
prestance et le talent merveilleux à guider son coursier intéressè- 
rent tout d’abord la chanoïnesse, amoureuse de toutes les élégances. 

Le cheval, lancé au galop, passa à fond de train devant la voiture; 
mais le cavalier, faisant preuve de courtoisie, se retouraa avec une 
grâce charmante et salua , avec une aisance tout aristocratique, la 
noble dame qui n’avait pas quitté la portière. 

— Voici certainement un homme bien né et qui connaît son 
monde! dit-elle visiblement charmée des mérites de l'inconnu. 


| 419 


Voyez, ma nièce, avec quelle habileté il conduit son cheval, et com 

bien 1l y a de noble fierté dans cette tète légèrement inclinée et 
que fait valoir un élégant chapeau posé dans les bonnes traditions. 

— En effet, madame, ce jeune homme me paraît lout à fait bien. 

— Plus j'y réfléchis, dit la comtesse rèveuse, plus je suis tentéa 
de conclure que cet inconnu n’est point né de ce côlé-ci du Rhin 
et qu’il a sucé ailleurs le lait du savoir-vivre et de la distinction. 
Ou je me trompe fort, ou je reconnais dans ce coup de cravache, 
dans cette manière de piquer de l'éperon, dans mille indices ini- 
mitables , ces grandes façons de l’école française que j'ai tant admi- 
rées jadis. C’est bien cela, ajouta-t-elle avec enthousiasme, il n'y 
a qu'un Français qui se penche ainsi sur son coursier, qui le flatte 
de la main avec cet abandon tout charmant. Il me rappelle Ver- 
sales et ces belles allées de la forèt de Satory toutes retentissantes 
de chevauchées princières, toutes chamarrées de rubans, tout étin- 
celantes de ruissellements d’acier , d'argent et d’or !.… 

Le cavalier ne se doutait guère qu’il servait de thème à un si 

pompeux panégyrique. Il semblait du reste se prêter complaisam- 
ment à l'examen auquel se livrait la comtesse, car s’il dépassait par- 
fois d’une portée de fusil la berline dont l’allure était plus normale 
quoique passablement rapide, il se laissait quelquefois distancer par 
elle, mais sans lever les yeux sur les voyageuses, envers lesquelles 
d’ailleurs il avait, en chevalier galant, satisfait aux lois de la cour- 
loisie, : 
_ Plus que jamais la comtesse était sous les armes, comme bien 
vous pensez. Jamais son regard n'avait été plus majestueux, jamais 
le port de sa tête n’avait été empreint de plus de dignité patricienne,, 
jamais, enfin, elle n’avait déployé d’un bras plus arrondi le demi- 
cercle de son éventail à bergers enrubanés. — Eh! quoi! dira- 
ton, un éventail en plein jour, en plein hiver, sur la grand’route?... 
Je le crois bien, vraiment, L’éventail était pour Mre de Lieventhal 
le meuble indispensable, l’insigne de ses perfections, le sceptre de 
son trône. Elle ne s’en séparait jamais, il était pour elle ce qu'est 
l'épée pour le gentilhomme, la pipe pour le paysan d'Allemagne, le 
sück pour le dandy moderne. 

Elle jouait donc de l'éventail avec le parti pris d’être irrésistible 
et ea faisant un appel désespéré à ses suuvenirs de la cour de France 
pour doaner d’elle à l'étranger une idée digne de ses mérites. Ces 
intentions, à vrai dire, étaient à peu près perdues pour le jeune 


420 


homme qui suivait sa pensée en suivant son chemin et ne la laissait 
guère s’égarer autour de lui. Peut-être si, au lieu de la vénérable 
chanoiïinesse dont la grâce avait le tort de dater d’un demi-siècle ou 
approchant, l'inconnu avait vu briller à la portière la juvénile beauté 
d’Amina, eût-il montré plus d’empressement à offrir ses services ou 
à présenter ses hommages à ces dames. Ceci, du reste, est une sup- 
position toute gratuite, mais qui n’a rien d’exorbitant puisqu'il 
s’agit d’un Français jeune, beau et galant. 

Un incident inattendu amena le rapprochement que désirait à 
coup sûr la comtesse, jalouse de montrer ses avantages devant un 
juge digne d'elle. Elle était, ai-je dit, penchée à la portière; il vint 
un moment où ayant fermé son éventail , elle appuya nonchalamment 
son front contre ses faces d'ivoire, non sans lorgner du coin de 
l'œil le cavalier qui chevauchait à quelques cinquante pas à peine. 
Tout à coup un violent cahot, causé par une pierre qui barrait la 
route, fit sauter sur son siége la comtesse qui, saisissant instincti- 
vement les paroïs de la voiture, lâcha dans l’espace le bel éventail 
illustré par sa présence à la cour de France. Le joli colifichet rebon- 
dit sur les roues et fut lancé, sinon dans le gouffre voisin, du moins 
sur ses bords en pente abrupte. 

Le cavalier, au cri poussé par la comtesse, s’était retourné et aucun 
détail de cette rapide scène ne lui avait échappé. Îl arrêta son 
cheval, en descendit vivement, attacha la bride à un arbre voisin 
et se dirigea vers la voiture à pas pressés; il salua gravement, 
pour la seconde fois, Mme de Lieventhal, puis se mit à descendre 
résolument, quoiqu’avec une circonspection nécessaire , la rampe 
escarpée du ravin. En vain la comtesse, qui avait compris son inten- 
tion, le supplia de renoncer à sa téméraire entreprise, en vain elle 
lui remontra l’imminence du péril qu’il allait courir de gaîté de 
cœur, le courageux jeune homme ne répondit que par un sourire 
qui voulait dire: Ne craignez rien! Et il continua sans sourciller 
sa périlleuse recherche. Plusieurs fois des cailloux, en roulant sous 
ses pieds, ou des éboulements de terre détrempée faillirent lui faire 
perdre l’équilibre , et alors il était perdu sans ressources puisqu'il 
tombait dans une eau ayant pour rives deux murs de granit, mais 
toujours il trouvait en temps opportun une broussaille à laquelle il 
se cramponnait, une végétation saxillaire qui arrétait ses pieds 
ou donnait un point d'appui à ses mains. Enfin il vit briller, sus- 
pendu sur l’abime, le bijou égaré, et après s’en être emparé, il repa- 


491 
rut sur la berge avec son trophée, après une ascension moins péril- 
leuse que n'avait été la descente. 

L’incarnat de la fierté et de l'enthousiasme brillait sur le front 
de la digne chanoinesse, toute glorieuse d’avoir pu inspirer un tel 
exploit. 

— Pardonnez-moi, madame, dit l’inconnu avec un sourire res- 
pectueux, de vous avoir désobéi, mais j'étais placé dans la triste 
alternative de manquer aux règles de la courtoisie en ne vous rap- 
portant pas ce fréle objet auquel je sais que les dames tiennent 
beaucoup, ou de paraître impoli en n’écoutant pas vos ordres et vos 
prières; mais ces ordres, c'était dans mon intérêt que vous aviez 
daigné me les donner, et en me décidant à les braver j'ai espéré du 
moins que je parviendrais à vous faire agréer mes humbles excuses. 

— Des excuses, monsieur, dit la chanoinesse rayonnante, des 
excuses de vous à moi... quand vous venez d'exposer votre vie pour 
m'être agréable ?.. Je n’oublierai jamais la conduite chevaleresque 
dont vous m’avez rendue aujourd’hui le témoin et dont un gentil- 
. bomme français seul était capable. La comtesse de Lieventhal vous 
remercie, monsieur, de ce que vous avez bien voulu faire pour 
elle !.… 

Qui pourrait exprimer l'intonation solennelle qui accentua ces 
paroles ?... La comtesse en les prononçant avait grandi de cent cou- 
dées. Elle avait enfin devant elle le héros de ses rêves, le type ac- 
compli de la galanterie transcendante dont la pensée caressait volon- 
tiers son imagination. 

L’inconnu se contenta de saluer la chanoinesse, et il allait effectuer 
sa retraite, lorsque Mme de Lieventhal, s’effaçant à dessein, montra 
sa nièce à l'étranger et lui dit, toujours dans les notes graves et 
imposantes de la voix... 

— J'ai l’honneur de vous présenter, monsieur, M'e Amina de 
Rheinsfeld, ma nièce chérie, celle qui partage ma solitude, mon 
espérance dans celte vie. | 

— Madame la comtesse, dit l'étranger en s’inclinant de nouveau, 
quand on voit mademoiselle, on comprend la tendresse que vous lui 
témoignez et l'espoir que vous placez en elle. Je vous rends grâce, 
mesdames, de l’accueil que vous avez bien voulu faire à un étran- 
ger, et comme je ne veux pas interrompre plus longtemps votre 
voyage, je vous prie de vouloir bien agréer mes plus respectueux 
hommages. 

27 


429 


— Ah! monsicur, vous ne nous quitterez pas ainsi, dit vivement 
la comtesse, et si une place dans ma voiture. 

— Cette offre aimable met le comble aux hontés dont vous dai- 
gnez m’honorer, madame, mais le meïlleur moyen de m'en montrer 
digne est de ne pas en abuser. Je sollicite seulement de vous la 
faveur d’être votre chevalier jusqu’au terme de votre voyage, ou du 
moins jusqu’à la fin de cette journée, en suivant votre voiture et en 
m'efforçant de vous protéger si je suis assez heureux pour en trou- 
ver l’occasion. 

— Promettez-moi, du moins, monsieur, de ne pas nous quitter 
avant que nous ayions pu faire plus ample connaissance. Je tiens à 
vous prouver l'estime profonde que vous m'inspirez et que one 
votre noble dévouement. 

Cela dit, le jeune homme alla retrouver son cheval et, fidèle à 
sa promesse, galopa pendant quelque temps, en écuyer cavalcadour, 
auprès de la berline qui emportait les deux nobles dames. 

Une demi-heure après, les trois voyageurs s’engageaient dans un 
bois que le chemin traversait et que bordaient d’épais taillis qui, 
quoique dépouillés, offraïent une masse impénétrable aux regards. 
Bientôt un bruit inquiétant, ressemblant à un cliquetis d’armes, se 
fit entendre à peu de distance, et quelques secondes après, des deux 
côtés du chemin, s’élancèrent des hommes armés qu’en aurait pu 
prendre pour des voleurs de grand chemin si des lambeaux d’uni- 
forme et des boutons numérotés n’eussent révélé en eux des soldats 
en embuscade. Les plus agiles se jetèrent à la tête des chevaux, 
menaçant le cocher de leur fusil s’il faisait un pas de plus, et la voi- 
ture s’arrêta subitement. 

— Grand Dieu !... les Français! dit la comtesse terrifiée. 

En ce moment, l’étranger, qui se trouvait un peu en arrière, arri- 
vait bride abattue, mais il fut à son tour entouré par les soldats. 

Cependant ceux-ci semblaient délibérer entre eux, et des signes 
d'hésitation se faisaient remarquer dans leur conténance et dans 
leurs paroles. 

— Mest avis, dit un caporal en fronçant le sourcil, que ça pour- 
rait bien être des espions, et la prudence exige qu’ils n’aillent pas 
plus loin. 

— Mais ce sont des dames. dit un jeune conscrit galant ; il y 
en a même une qui. enfin, suffit, un amour, quoi!… 

— Des dames et.. un homme... jeune troubadour, reprit le soup- 


423 


conneux caporal.. et un homme qui m'a l'air de se regimber 
encore. ajouta-t-il en voyant notre inconnu faire mine de se déga- 
ger de l’étreinte des soldats. 

— Le caporal a raison... Allons, vous autres, dit le sergent à 
son tour, empoignez-moi ces gens-là... nous verrons après. 

En vain le jeune homme essayait de se faire entendre pour deman- 
der la liberté des dames, tout en offrant aux soldats de rester leur 
prisonnier... Déjà ils dételaient les chevaux de la voiture et inti- 
maient à la comtesse et à sa nièce, plus mortes que vives, l’ordre de 
descendre sur la route, lorsque tout à coup la scène changea. 

Un officier s’était élancé au milieu des soldats, et d’un geste avait 
arrêté leurs mouvements ; puis jetant les yeux sur le jeune homme, 
il avait réprimé à grand’peine un cri prêt à sortir de sa poitrine. 

IL donna tout bas au sergent un ordre qui, en un clin-d’œil, fut 
exécuté. Bientôt il ne resta sur la route que les dames, puis l’offi- 
cier français et linconnu qui s'étaient jetés dans les bras l’un de 
l'autre. 

— Vous, Ludwig! vous ici! avec cette épaulette!… 

— Plus bas, monsieur le comte, mes soldats pourraient vous en- 
tendre... et... et. vous êtes toujours un proscrit !.… 

Ms de Lieventhal avait entendu cet échange de paroles; elle se 
tourna rayonnante vers sa nièce : 

— Je savais bien qu’il était de race! dit-elle... héroïque en 
tout, dans sa galanterie comme dans son dévouement... Ce devait 
être un gentilhomme !.… 

Auguste GIRONVAL. 


L'administrateur-gérant de l’Austrasie, 
A. RousskAU. 





Metz , Imp. de Pallez et Rousseau. 


NOTICE HISTORIQUE 


SUR 


Charles-Lonis-Anguste FOUCOUET, duc de BELLRISLE, gouverneur de Metr 
el fondaleur de l'Académie royale de celle ville. 


XVIIIe SIÈCLE. 


(suirz). 


Dans les premières années du XVIIIe siècle, la ville de 
Metz, malgré toute la sollicitude du bon roi Henri IV et le 
zèle de l’intendant Turgot, n’était pas relevée complètement 
de l’état d’anéantissement auquel l’avait réduite le rôle pres- 
que exclusif de place forte, qui lui était échu depuis sa réu- 
nion à la France. Elle était resserrée dans des limites plus 
étroites, une partie de ses monuments, de ses abbayes, de 
ses églises et de ses faubourgs avait été détruite. Sur leur 
emplacement on n’avait cessé de travailler à la nouvelle en- 
ceinte fortifiée, qui devait faire de la fière cité des Messins, 
vierge du joug étranger, le formidable boulevard de la cou- 
ronne contre l’Allemagne, du côté de la Meuse et de la Mo- 
selle. 

L'intérieur de la ville avait encore l’aspect de Metz moyen- 
âge: la plupart des maisons avaient leurs faîtes crénelés, les 
rues n'étaient pas alignées, du centre ne partaient pas ces 
communications directes et nécessaires entre tous les points; 
des groupes de mâsures existaient dans certains endroits les 
plus fréquentés et nuisaient à la salubrité publique; plu- 
sieurs places n'étaient pas assainies;, quelques-unes, dans les 

| 28 


426 


temps de pluie abondante, étaient inabordables. On persé- 
vérait dans le peu de goùt qu'on avait anciennement dans 
la construction des bâtiments. Les architectes étrangers, 
préposés aux travaux des fortifications , étaient loin de com- 
prendre que la beauté pût se concilier avec le solide et 
l'utile. 

Cette situation appelait de sages réformes. Le comte de 
Belleisle, qui était animé de cet esprit national et énergique 
qui a toujours dislingué les hommes d’une haute capacité 
et d’un grand dévouement, résolut de porter toute son ac- 
tivité et de consacrer tout son crédit à faire de Metz une 
place frontière de premier ordre et une ville industrieuse 
et commerciale. L’antique cité, par ce qu’elle avait été 
anciennement et par sa position admirable, était digne de 
ces soins et possédait encore tous les éléments indispen- 
sables pour espérer une ère nouvelle de prospérité. 

À peine entré dans l’exercice de ses fonctions, M. de Bel- 
leisle se fit rendre compte de ce qni avait té entrepris jus- 
qu’alors pour la défense de Metz; 1l reconnut lui-même les 
lieux et arrêta aussitôt les plans des projets d'achèvement 
tels qu'ils avaient été tracés en 1698, par Vauban. Il modi- 
fia toutefois les idées du savant ingénieur en tant que lesys- 
tème de défense contrariait l’embellissement de la ville. Car 
l’estimable gouverneur n’avait rien tant à cœur que de faire 
contribuer, le plus qu'il était possible, les fortifications et 
les bâtiments militaires à l'agrément des habitants. 

M. de Belleisle rendit ainsi sa mémoire chère aux Messins, 
qui n'étaient point habitués à de pareilles marques de bien- 
veillance de la part de leur gouverneur, et servit le mieux en 
même temps les intérêts du royaume par cette politique 
adroite, en gagnant de plus en plus l’affection de ses admi- 
nistrés à la France, et en leur faisant oublier, par sa modé- 
ration et par ses bienfaits, jusqu’au dernier souvenir des liens 
qui avaient autrefois attaché la province au corps germanique. 
Au lieu d’un maître, Metz avait enfin trouvé un véritable 
protecteur. 


491 


Pour accomplir les magnifiques projets que formait le 
comte de Belleisle et mettre surtout la circulation inté- 
rieure de la ville en harmonie avec l’enceinte des fortifica- 
tions nouvelles, il lui fallait vaincre bien des répugnances, 
des susceptibilités délicates et obtenir le concours des diffé- 
rentes autorités supérieures qui commandaient dans le 
pays. De plus, d'aussi vastes desseins entraïnaient des 
dépenses considérables. L’épuisement des finances pou- 
vaient faire journer indéfiniment l’exécution des travaux qui 
changeaient le plan général de Metz. Heureusement le génie 
de M. de Belleisle trouva des moyens sûrs de triompher des 
obstacles. Les impôts sans doute furent nécessairement accrus; 
mais que de fois, à la suite des guerres si fréquentes à ces 
époques de luîtes ambitieuses entre la France et l'Allemagne, 
les populations furent-elles surchargées sans recevoir aucune 
compensation? Sous l’administration de M. de Belleisle, l’ar- 
gent des Messins fut du moins employé à l'avantage de la 
ville et à lui rendre cette force importante et cette étendue 
qu’elle avait perdues à partir de 1552. 

M. de Belleisle n’attendit pas qu’il eût été pourvu défini- 
tivement du titre de lieutenant-général pour le roi dans la 
province, pour opérer les changements qu'il méditait dans 
le double but de fortifier et d’embellir la ville qu’il com- 
mandait en chef par supplément, selon une locution qui a 
vieilli. Il sut intéresser à ses projets les habitants eux-mêmes 
et le bureau des finances de la généralité dont l'adhésion 
était essentielle à toutes les mesures qu’il adoptait relative- 
ment à l'inégalité des terrains, ce bureau ayant dans ses at- 
tribulions tout ce qui regardait l'alignement des rues. 

Une correspondance intelligente et féconde avec le minis- 
tère mérita à M. de Belleisle la profonde estime du roi et 
bientôt une entière approbation des premiers plans et des 
mémoires qu’il avait produits. Par un sage esprit de conci- 
liation, le gouverneur ramena un parfait accord entre l’au- 
torité militaire et le parlement de Metz. Ces communes dis- 


4928 


positions entre deux puissances rivales , si longtemps jalouses 
l'une de l’autre, et qui cependant poursuivaient un même 
bat’, eurent l'avantage de réunir leur influence et de ne plus 
leur inspirer, pendant toute la durée du commandement 
de M. de Belleiske, d'autre émulation que le bonheur de la 
cité. 

L'ordre ét la rapidité des premiers travaux entrepris ré- 
pondirent à ce que l’on devait attendre du-zèle et de l’acti- 
vilé du bienfaisant gouverneur. 

En 1728, d’après les conseils de Cormontaigne, fut com- 
mencé le Fort de lu Double-Couronne ou Fort-Moselle, destiné 
à: protéger toute la partie septentrionale de Metz; la ville 
y communique par le Pont-des-Morts et le Pontiffroy. Le 
29 juin, M. de Belleisle posa la première pierre à l'angle 
droit d’un bastion; on y mit une médaille à son nom et à 
ses armes. Pendant deux campagnes, vingt bataillons d’in- 
fanterie logés dans la plaine du Ban-Saint-Martin et dans les 
allées du Cours, furent employés au remuement des terres 
pour ces fortifications , pour l’établissement desquelles l'État 
fit l'acquisition du plus grand nombre des maisons, jardins, 
vergers et autres hérilages situés au-delà de la grève, entre 
les deux ponts de la Moselle. Le procès-verbal estimatif fait. 
à cette occasion par ordre de Jean-François de Creil, inten- 
dant de la généralité, s’éleva à 79,761 livres. Cette somme 
fut imposée en trois années sur le pays, en vertu d'un: 
arrêt du conseil du 43 novembre 1731, et ensuite distribuée 
aux propriélaires, sans intérêts ni indemnité de non-jouis- 
sance. Le fort de Moselle fut terminé en 1731 ; on le nomma 
aussi la Fille neuve. Une triple enceinte, composée de fossés: 
. remplis d’eau et de fortifications rasantes, en rend l'ap- 
proche trés-difficile. 

C’est par les constructions régulières et intéressantes du 
fort de la Double-Couronne et par la formation du nouveaw 
quartier qui en dépend, que le comte de Belleisle préluda! 
à l'exécution du plan général des fortifications et des-embel- 


429 


Jissements qui devait faire de notre ville une place toute 
neuve et fort importante. 

_ M. de Belleisle avait obtenu de Sa Majesté l'autorisation 
de disposer, en faveur des habitants, des terrains qui n’avaient 
point été compris dans les fortifications. La même année 
(1731), il s’empressa de remettre à différents particuliers qui 
Jui en avaient fait la demande, les brevets royaux qui leur 
abandonnaient ces terrains , à charge par eux d'y construire, 
dans le plus court délai, des maisons suivant les aligne- 
ments indiqués. Ces habitations bourgeoises forment la rue 
du Fort ou de Paris qui s'étend depuis le bout extérieur du 
Pont-des-Morts jusqu’à la nouvelle porte de France. 

Au mois de mai 1729 , en travaillant au fort de la Double- 
Couronne, on démolit le monument désigné dans les vieux 
portrails de Metz, sous le nom de Croiz-aux-Louve, ainsi 
que le large pont qui en était fort proche, sous la chaussée. 
Ce monument, dans le goût du clocher de la Cathédrale, se 
voyait à environ cent cinquante pas de l’extrémité du Pont- 
des-Morts, les pierres de taille qui le formaient ayant été 
goujonnées en fer et scellées en plomb, il fallut avoir recours 
à la mine, ce qui en rendit la conservation impossible. 
M. de Belleisle regretta vivement cette nécessité, car il s’était 
proposé de faire rétablir la Croix-aux-Louve au bout de la 
principale allée du Cours, tant à cause de la beauté du tra- 
vail que pour honorer la mémoire de son fondateur, Nicole 
Louve, d’une famille distinguée du pays, qui l'avait érigée 
en 1445. 

Cette année (1729), le 7 juin, des ouvriers occupés au 
nivellement du sol au dehors de la porte Saint-Thiébaul, 
rasérent Ja crête du Champ-à-Panne; en même temps on 
arracha Îles vignes et on détruisit les vieilles murailles du 
vaste enclos, près de cette porte, qui appartenait aux reli- 
gieux de Saint-Arnould et qui avait fait partie de l'enceinte 
de l’ancienne abbaye, située extrà-muros avant le siége de 
Metz par Charles-Quint. Ces terrains étaient destinés aux for- 
üfications. 


430 


Tout en exécutant des questions d’art militaire d’une solu- 
tion très-importante, k comte de Belleisle ne cessaït de st- 
muler Messieurs du bureau des finances pour assurer et 
faciliter la circulation intérieure de la ville. Ils avaient ren- 
du, le 9 juillet 1728, sur ses sollicitations, une ordonnance 
qui prescrivait l'élargissement des rues Derrièrele-Palais «à 
de la Pierre-Hardie. Le gouverneur avait entendu profiter sur- 
le-champ de ces bonnes dispositions; par son ordre, bon 
nombre de terrassiers et de maçons militaires aïdérent les 
bourgeois dans ces opérations. 

M. de Belleisle était admirablement secondé par le ver- 
tueux prélat qui administrait le diocèse. En 1729 , Monsei- 
gneur l’évêque de Coislin faisart continuer, à ses frais, 
dans la place du Champ-à-Seille, sur les dessins d’Oger, la 
construction du second corps des casernes qui portent aujour- 
d’hui son nom et qui furent entreprises dans la pieuse pensée 
de décharger désormais les habitants du logement continu 
de la garnison. 

La plus grande activité présidait à toutes les utiles con- 
structions ou réparations conçues par l’estimable gouverneur. 
Son dévouement au bien public donnait partout l'impulsion, 
et sa fermeté triomphait de toutes les volontés opposantes. 
Chaque année vit s'élever successivement une ou plusieurs 
œuvres du plus grand prix. Les redoutes , les courtines, les 
remparts et les forts destinés à compléter le système de dé- 
fense définitivement adopté, furent créés ou rétablis. Les 
ponts et les portes de la ville furent restaurés ou élargis; on 
augmenta le nombre des écluses et des digues. Le noble 
exemple donné par Monseigneur de Coislin entraîna M. de 
Belleisle à bâtir d’autres casernes et des hôpitaux. Mais si, 
d’une part, l'enceinte de Metz allait présenter une applica- 
tion heureuse et complète des principes de l’art, alors en 
progrès, de fortifier les places, d’autre part la transforma- 
tion qui se préparait à l'intérieur, grâce au plan général 
d’alignement tracé qui devait faire disparaître ou au moins 


431 


adoucir l'inégalité du terrain, créer de nouvelles places et 
établir des communications entre tous les points de la ville, 
promettait des embellissements sérieux et quelque prospé- 
rité favorable au commerce et à l’indastrie des habitants. 

En l’année 1731, on commença la construction d’un fort 
sur le penchant du coteau de Désiremon!, dit de Belle-Croix, 
en souvenir d'une grande croix fort élevée, avec son Christ, 
qui avait exislé en cet endroit et qui, suivant la tradition, 
aurait été à pareille distance de la ville, à partir de la porte 
de Sainte-Barbe, que celle du Calvaire à compter de Jéru- 
salem. Des troupes campées dans l'ile Chambière travail- 
lèrent, dès le printemps, aux terrassements nécessaires à la 
hgne de fortifications qui couvre toute la partie orientale de 
la ville, .et comprend depuis la porte des Allemands jusqu’à la 
Moselle. On acheta des terrains pour 979,434 livres. Le fort 
de Belle-Croix a été élevé dans l'emplacement d’un vaste 
cimetière et sur une portion des jardins et des maisons de 
campagne qui restaient du vieux Saint-Julien, autrefois fau- 
bourg de Metz. M. le comte de Bavière, sous les ordres 
duquel se trouvaient les troupes employées à remuer les 
terres, et Mme la comtesse de Belleisle ont posé la première 
pierre des ouvrages de fortifications de ce côté. 

Pendant que ces travaux militaires s’exécutaient, la ville, 
de concert avec M. de Belleisle et les commissaires du bu- 
reau des finances, achevait de relever la partie basse de la place 
de Chambre jusqu’à la poste aux chevaux, la rue des Roches ct 
la rue de l’Abreuvoir. En même temps encore la rue de la 
Pierre-Hardie était considérablement écrêtée et baissée, à par- 
tir de la porte du palais, au-dessus de l’hôtel-de-ville, jusqu’à 
la partie basse de la rue de la Pierre-Hardie. Tous ces tra- 
vaux avaient élé entrepris dès l’année 1729. Pour diminuer 
les frais à la charge de la caisse municipale et accélérer les 
opérations , la ville et les propriétaires des maisons de ces 
quartiers partageaient les dépenses. La ville était chargée 
des enlèvements des terres dans les endroits trop élevés, et 


432 
du remblai dans les lieux à exhausser. Les propriétaires sup- 
portaient seulement les frais des parties des pavés qui étaient 
trouvées défectueuses ; les parties des mêmes pavés qui étaient 
reconnues en bon état, étaient rétablies aux frais de la 
ville. | 

La fondation de l'hôpital mililaire actuel, au nord-ouest 
du Fort-Moselle, fut arrêtée en 1732. Jusqu’alors les mili- 
taires malades étaient soignés dans une maison vulgairement 
appelée la Cornue-Géline, en l'ile Chambière, sur la Moselle, 
et dans d’autres bâtiments situés inträ-muros et appartenant 
aussi à la ville, particulièrement à l’hôpital Saint-Jacques, 
près du pont de la Grève, sur la Seille. M. de Belleisle avait 
eu occasion de reconnaitre les inconvénients qui résultaient 
de cette distribution des soldats malades dans divers lieux 
fort éloignés les uns des autres. D'ailleurs, à chaque guerre 
ou à chaque mouvement de troupes considérable, les bâti- 
ments affectés à ces services étaient insuffisants. 

Pour lesoulagement des troupes, la construction de l'hôpital 
royal et militaire fut poussée avec la plus grande activité; 
elle put être entièrement terminée en 1734. Les bâtiments 
commencent cette belle ligne architecturale qui se développe 
depuis l’extrémité du Pontiffroy jusqu’au Pont-des-Morts. Ce 
magnifique hôpital réunit toutes les conditions de salubrité. 
ll est composé de deux vastes corps de logis adjacents, de 
forme rectangulaire, traversés par un large canal tiré des 
eaux supérieures de la Moselle. Les cours intérieures sont 
plantées d’arbres; les salles, dans lesquelles circule un air 
sain et pur, peuvent contenir quinze cents malades. 

Dans le même temps fut élevé, aux frais de l'Etat, le 
corps de caserne avec ses deux pavillons destinés pour 
le logement du bataillon royal-artillerie, dans la partie du 
même fort de la Double-Couronne qui avoisine la porte de 
France. 

En mémoire du plan des nouvelles fortifications de Metz, 
on avait frappé, cette année, une médaille dont voici la des- 


438 

cripüon : Minerve, assise et environnée des principaux attri- 
buts de la Prudence et de la Paix, remet au génie de l’Archi- 
tecture le Plan des nouvelles Fortifications de Metz. En lé- 
gende: Pax ProvinA, ce qui signifie une sage prévoyance 
durant la paix. Cette inscription se lit à l’exergue: MerÆ 
NOYIS OPERIBUS MUNITÆ MDCCXXXIT, c’est-à-dire, nouveaux 
forts ajoutés à la ville de Metz 1732. 

Les magistrats civils se préoccupaient, de leur côté, de 
notables améliorations. Des règlements sévères, successi- 
vement rendus, veillérent à la police des étrangers, à la pro- 
preté des différents quartiers ; ordonnèrent la suppression 
de tout ce qui pouvait être préjudiciable aux intérêts et à la 
commodité des citoyens; prescrivirent la pose de chenaux 
propres à faciliter l'écoulement des eaux jusque sur le pavé 
des rues; augmentèrent les tuyaux de conduite qui ame- 
naient les eaux de source dans la ville, qui acquit à cet effet 
le jardin dit de Belle-Fontaine, situé sur le territoire de Scy. 
Enfin l’édilité, dans tout ce qui était de sa compétence, mon- 
trait le plus louable empressement à favoriser l'assainissement 
de la ville et l’élargissement des rues. 

La sollicitude de M. de Belleisle et le zèle de Messieurs 
de l’hôtel-de-ville ne se ralentirent point. 

La rue dite Derrière-le-Palais, qui avait été précédemment 
élargie dans la partie qui avoisine la place Saint-Jacques, 
par la démolition de plusieurs bâtiments adossés au loge- 
ment des membres du chapitre de la Cathédrale, à l'angle de 
la rue des Clercs, fut pareillement élargie dans l’autre par- 
tie sur les deux côtés, depuis la maison de la ville et le coin 
de Nexirue jusqu’à l’enfoncement proche de la porte der- 
rière l'évêché et à l'extrémité de la rue aux Ours. 

En 1727, une caserne pour l'infanterie avait été construite 
dans l’ancien ouvrage à corne de Chambière, réuni à l’en- 
ceinte de Metz. Le comte de Belleisic ayant reconnu la 
possibilité de construire une caserne de cavalerie paralléle 
à cette dernière, il fut procédé, en l'assemblée des trois 


|} 
434 
ordres du 4 décembre 1732, à l’adjudication des nouveaux 
travaux. L’entrepreneur se chargea de paver la place entre 
ces deux casernes. Le tout fut achevé, toisé et reçu le ++ 
mars 1736. À cette époque on forma la rue des Fumiers 
avec la partie de quelques habitations particulières situées 
rue de Franconrue ou du Pontiffroy et achetées avec l'argent 
des Messins , qui n’avait pas été comprise dans la nouvelle 
caserne. 

Malgré les dépenses considérables mises alors à la charge 
de la ville, ses magistrats trouvaient moyen de réaliser 
d’autres acquisitions assez importantes, intéressant spécia- 
lement les bourgeois. Les registres des délibérations du con- 
seil de la cité et Baltus' nous apprennent que par contrat 
daté du 10 décembre 1739, l’État vendit à la ville les trois 
magasins d'artillerie contigus au lieu dit le Grand-Sauky, 
moyennant 21,383 livres 15 sols 4 deniers. On transféra 
aussitôt dans ces bâtiments le bureau dit le poids de la laine, 
auparavant placé dans la rue du Faisan; le bureau du poids 
de la ville, ci-devant place Saint-Louis, et le grenier à sel 
loué aux fermiers-généraux pour l’emmagasinement et la 
distribution, ce grenier existait précédemment dans une 
maison aboutissant sur les places Saint-Louis et du Quar- 
teau, joignant la rue Royale. Afin de créer quelque 
ressource, les deux bâtiments où avaient été le poids de la 
laine etle poids de la ville, et dont on n'avait pas trouvé 
le remploi, furent aliénés l’année suivante. 

L’affection et le vif intérêt que M. de Belleisle portait à 
la ville de Metz, le suivaient continuellement quelque part 
qu’il se trouvât. Ayant obtenu un congé du roi pour aller 
visiter ses terres, il avait emporté avec lui une liasse nom- 
breuse de papiers et de plans relatifs aux fortifications et à 
l'alignement des rues, pour les méditer. Les trésoriers des 
finances et les magistrats municipaux entretenaient avec lui 
| 


* Annales de Metz, pages 28 et 29. 


435 

leur correspondance, comme s’il eût été présent à Metz. 
M. d’Araincourt, procureur du roi au bureau des finances, 
ayant informé avec détails M. de Belleisle de la célérité 
qu'on mettait à poursuivre ses intentions au sujet de la régu- 
larité de plusieurs quartiers, celui-ci s’empressa de ré- 
pondre par la lettre suivante, dont l'original s’est retrouvé 
parmi les autographes qui composaient la fameuse collec- 
tion de M. le comte Emmery: 


« Château de Bisy, 13 décembre 1732. 
» Je viens de recevoir, Monsieur’ votre lettre du 7 par 
laquelle j'ay veu avec grand plaisir votre attention a tra- 
uailler au rétablissement des rües de Metz et a y procurer 
la commodité et les embellissements dont elle peut être 
susceptible, il n’y a rien de mieux que le jugement que 
vous vous proposez de faire rendre au bureau des finances 
-pour la démolition de la Croix-d’Or et de la plus grande 
partie de la boutique qui y est contigué. Je sçais que feù 
M. De Metz” dont je regretteray toute ma vie la perte et 
par rapport a moy comme mon amy particulier et par 
rapport a la province, qui en receuoit des secours qu’elle 
ne retrouvera jamais, auoit resolu de faire faire, au plus 
tost cette demolition, voulant donner l’exemple et concou- 
rir au bien public, ainsy je pense tout comme vous qu'il 
ne faut pas perdre un moment a faire rendre le jugement 
en question et je vous recommande de le faire executer 
tout de suilte avec la plus grande diligence pour preuenir 
toute espèce de discution et de difficulté auec le succes- 
seur qui sera nommé par le Roy a cet eueché. Je vous 
prie de me donner des nouuelles de tout ce qui sera fait 
a ce sujet, je concourray de ma part en tout ce qui dépen- 
dra de moy pour vous appuyer et dans cet arte el dans tous 
les autres de même espece, vous sçavez qu'il n'en manque 


YOU VU VU VUE UVYU ST vw 





® M. d'Araincourt. | 
3 L’évèque de Coislin, mort le 28 novembre 1732. Il partageait avec Mf. de 
Belleisle les sentiments d’une grande affection pour la ville de Metz. 


45 


> pas dans la ville de Metz qui sont tous égallement pressés. 

» Je suis Monsieur tres parfaitement votre tres humble et 
» tres obeissant serviteur, 

» Signé : FOUCQUET DE BELLEISLE. » ‘ 

On conçoit combien un langage aussi conciliant et aussi 
sympathique du lieutenant-général des armées du roi, com- 
mandant dans la province, devait plaire et assurer un prompt 
succés. | 

Le maréchal Yves d’Alègre, titulaire du gouvernement de 
Metz, était décédé à Paris le 9 mars 1733, à l’âge de quatre- 
vingts ans. Sa Majesté ne tarda pas à signer les lettres de pro- 
vision qui donnaient définitivement à M. de Belleisle la qua- 
lité de gouverneur et de lieutenant-général des villes et des 
évêchés de Metz et Verdun. | 

La Joie des Messins fut grande. Ils se plurent à rendre à 
M. de Belleisle tous les honneurs dùs à son rang élevé, et à 
lui adresser les félicitations les plus affectueuses. Le Parle- 
ment s’associa avec sincérité à ces témoignages de profond 
attachement pour la personne du gouverneur militaire, qui 
devenait conseiller d'honneur né de cette cour souveraine’. 

M. de Belleisle était heureux du bien qu'il faisait. Il appré- 
ciait le bonheur intérieur de la famille ; il avait épousé, en 
4729 , dame Marie-Casimire-Emmanuel-Thérèse-Geneviève 
de Béthune, arrière pelite-fille de l’illustre Messin le maré- 
chal Fabert femme respectable, citée pour la beauté de son 
caractère et la bonté de son cœur, et qui fut jusqu’à sa mort 
le conseil et l’amie de son excellent époux. De ce second ma- 
riage était né à Paris, le 27 mars 1732, Louis-Marie Fouc- 
quet, comte de Gisors, qu’une destinée fatale, mais glorieuse, 
devait faire surnommer le Marcellus messin. | 

F.-M. CHABERT. 
(La suite prochainement). 


+ 








* M. Emm. Michel a connu celle lettre. (Voir l'Histoire du l’arlement de 
Mets ; pages 544 et 545). | 
2 La réception de M. de Bellcisle ent lieu le 18 mai 1753. 





LE CAPITAINE RHEINFELD. 


ES: nd où De d 


« Tel homme est conâuit par ses goûts 
» naturels dans le purt où tel agtre ne 
» peut être porté que par les flots de la 
» tempête.» | 
(Bnronne DE STAEL.) 


Pendant plus de quinze ans, les habitants du haut de la 
rue Saint-Martin ont observé avec un vif sentiment de curio- 
sité deux vieillards inséparables qui achevaient tranquille- 
ment leur carrière sous le ciel de Paris. Leurs mœurs un’ 
peu singulières éthient connues de tout le monde, mais pour 
tout le monde leur passé était une énigme. Ils inspiraient- 
beaucoup d'intérêt aux âmes charitables : ils étaient aimés 
comme d’honnêtes gens bien: paisibles, bien serviables et 
offrant l'exemple de toutes les vertus. On devisait souvent. 
sur le compte de ces deux hommes que les liens du sang 
n’avaient pas unis, et qui cependant vivaient de la même. 
vie, semblables à deux frères que la Providence eût rap- 
prochés au moment du déclin pour les récompenser. 

Ils occupaient ensemble le troisième étage d’une étroite: 
maison de la rue Meslay. Un escalier sombre conduisait à 
leur appartement qui se composait de trois petites chambres 
et d’une cuisine, tout cela donnant sur une cour de quel- 
ques mètres carrés où la lumière pénétrait comme au fond. 
d’un puits. Dans la pièce principale, on remarquait un 
grand portrait de Napoléon, gravé vers la fin de l’Empite. 
Au:dessous de l’image: du conquérant, était suspendu un 
beau fusil d'honneur dont la crosse et les capucines élaient. 
garñies d’argeñt ciselé. À côté de cette arme, on voyait deux 


438 


brevets soigneusement encadrés : l’un émanait de la Grande 
Chancellerie, l’autre portait la signature du ministre de la 
guerre; tous deux constataient les exploits d’un brave. Sur 
une autre partie de la muraille figuraient les Adieux de Fon- 
tainebleau et le Relour de l'ile d’Elbe, scènes mémorables 
mille fois reproduites par le pinceau, par le burin et par 
la pierre. Plus loin c’était une branche de saule rapportée 
de Ste-Hélène, une miniature du roi de Rome et quelques 
estampes représentant des combats glorieux. Tout, dans cette 
modeste chambre, rappelait les souvenirs de l’épopée impé- 
riale, souvenirs que le cœur des vieux soldats conservait 
jusqu’à la mort. 

Tous les jours les deux vieillards sortaient de compagnie 
et rentraient aux mêmes heures. Après le repas du matin, 
ils traversaient le boulevard et allaient s’installer dans un 
café de médiocre apparence où ils trouvaient leurs jour- 
naux, leurs dominos et les ressources d’une conversation 
banale avec les petits rentiers désœuvrés. Quand le temps le 
permettait , ils se dirigeaient par la rue Bourbon-Villeneuve 
vers le jardin des Tuileries, et là, pendant des demi-journées, 
ils restaient assis, presque sans mot dire, suivant des yeux 
les promeneurs, prenant plaisir aux jeux des enfants et arrê- 
tant parfois leurs regards avec un sentiment de compassion 
sur leurs contemporains infirmes et décrépits qui venaient 
demander au soleil cette chaleur douce et vivifiante dont il 
est si rarement prodigue. 

L'un de ces deux hommes était grand; l’expression de son 
visage était sérieuse et calme. Sa jambe de bois et le ruban 
de sa boutonnière disaient qu’il avait assisté à des batailles. 
Les blessures et les fatigues du métier des armes n’avaient 
pas usé sa vigueur. Il se tenait droit; ses cheveux blancs 
étaient épais, ses dents étaient belles; il avait une manière 
de porter la tête qui lui donnait un air de dignité sans affec- 
tation, et dans son maintien comme dans sa physionomie, 
tout annonçait la franchise et la bonté, tout exprimait cetle 


439 


sécurité intérieure, inapréciable fruit d’une conscience en 
repos. Ses traits gardaient cependant l’empreinte d’une tris- 
tesse profonde. Sa bouche souriait rarement. H semblait 
distrait et absorbé quelquefois; et les pensées amères qui : 
traversaient son esprit, les afflictions dont il était préoccupé 
assombrissatent par moments sa noble figure. Pour ceux 
qui l’observaient tous les jours, il élait clair que ce vieillard, 
en avançant dans la vie, avait été soumis à quelque rude 
épreuve;.on nc pouvait pénétrer le voile qui dérobait à toutes 
les recherches les détails de son existence antérieure, mais 
on devinait bien que cet honnête homme avait plié sous le 
poids d’une grande infortune; on devinait qu’au fond de son 
cœur la lutte n’était pas finie, et que le mouvement du 
monde, qui console si vite les âmes faibles et lâches, n'avait 
pas atténué ses souffrances. Le courage dont il avait besoin, 
il en trouvait la source en lui-même et dans la religion, dans 
la pureté et dans l'élévation de ses sentiments. Ainsi le ju- 
geait-on. 

Il se nommait Jean Rheinfeld. Suisse d’origine, il était 
entré au service de France dans les dernières années du 
règne de Louis XVI. Il appartenait au corps qui suivit à 
Paris, le 6 octobre, le cortêge des femmes du peuple. Il était 
de ceux qui défendirent le roi au 10 août. Echappé au mas- 
sacre des Tuileries, après avoir assisté dans les rangs infé- 
rieurs aux progrès et au triomphe de la révolution, il devint 
jardinier à Auteuil. Témoin de tous les excès qui déshono- 
rérent à cette époque notre pays, lui soldat, lui enfant de la 
liberté, il ne put se résoudre à servir le part qui appelait 
alors aux armes tout ce qui pouvait porter un fusil. Dans le 
fantôme sanglant debout près de l’échafaud, il ne reconnais- 
sait pas le dieu de l'indépendance, le dieu qu’honorait sa 
patrie. Attaché à la France, mais étranger, Jean Rheinfeld 
n’éprouvait pas, à la pensée d’une invasion prussienne, les 
élans de patriotisme qui entraïînaient la jeunesse de 1792 
aux armées de Kellermann et de Dumouriez. Courbé sur les 


. A4D 


plätes-bandes de son jardin, maniant la bêche, la serpe ou le 
râteau, il se retraçait avec colère et dégoût les scènes où'il 
avait vu la majesté du'irône insultée, les têtes de ses cama- 
rades promenées dans les rues en signe de joie par des fu- 
ries, les sanctuaires violés, les prêtres massacrés et les 
gardes du roi eux-mêmes abandonnant leur drapeau au mo- 
ment du danger. Ces odieux spectacles avaient laissé dans sa 
érmoire une ineffaçable empreinte, et les nouvelles couleurs 
substituées à celles de Fontenoy lui paraissaient être plutôt 
l'emblème de la révolte et du crime qu’un des attributs de 
la Victoire. 

Huit années s’écoulérent pendant lesquelles Rheinfeld conti- 
nua de remplir à Auteuil ses humbles fonctions. Mais son 
existence ne fut pas toujours calme. Il avait cherché un abri 
contre les agitations républicaines’; il vécut, gagnant son pain: 
à la sueur de son front, comme il est prescrit à l’homme ; 
ses sentiments d'honneur furent ignorés , la hache du bour- 
reau l’épargna. Mais pour ceux dont l’égoïsme n’est pas 
l'unique passion, il est d’autres malheurs que la perte de la 
santé, de la fortune ou de la vie, il est des souffrances que le 
matérialisme ne connait ni n’admet et que le cœur seul 
comprend et endure. Au fond de la petite maison de campa- 
gne confiée à ses soins, l’ancien cent-suisses fut cruellement 
_ éprouvé. Bientôt, lorsque nous raconterons son histoire, 
lorsque nous le montrerons aux prises avec les événements 
singuliers dans lesquels s’est révélé son caractère, quelques- 
uns de nos lecteurs partageront certainement, et malgré 
l'inhabileté du narrateur, l'estime et l’intérêt que Rheinfeld 
nous inspira dès que nous fûmes instruit des vicissitudes de 
st carrière. 

Ranimé par le récit des exploits du général Bonaparte, et 
avide de distractions: violentes, le jardinier dit adieu à ses 
espaliers et à ses massifs de roses ; il s’enrôla:et se tint prêt à 
accompagner le Premier Consul au bout du monde. L'ordre 
de se mettre en route ne se fit pas attendre. C'était encore de 








441 


l'autre côté des Alpes qu’allait se décider le sort des empires ; 
c'était cette chaîne qu’il fallait franchir pour surprendre 
l'ennemi. Rneinfeld, le fils des pâtres et des chasseurs de 
l'Unterwalden, amoureux de la nature pittoresque et sauvage, 
ayant passé son enfance au milieu des rochers ou bien au 
pied du Mont-Pilate avec les troupeaux, Rbheinfeld fut heureux 
de revoir la cime des monts qu’il avait tant de fois contemplée. 
Le sac au dos, le fusil sur l'épaule, il s’engagea gaiement 
dans les chemins périlleux qu’une armée tout entière devait 
suivre pour arriver au sommet du Saint-Bernard. Il donna 
l'exemple de l’audace et de l'adresse dans cette expédition 
difficile, et dès lors il fut distingué par ses chefs. Après la 
paix d'Amiens, il revint en France , noté comme un soldat 
d'élite; les instincts guerriers de ses pères s'étaient éveillés 
en lui; toujours on le voyait infatigable et intrépide. Placé 
plus tard dans la Garde impériale, il accomplit avec elle tous 
les hauts faits par lesquels s’illustra cette troupe admirable, 
Capitaine en 1812, Rheinfeld reçut une balle dans la jambe 
gauche, à Krasnoï; on le sauva par l’amputation. Transporté 
à la suite d’une armée battue, il courut encore bien des dan- 
gers ; mais ses compagnons veillaient sur lui et grâce à leurs 
efforts il revit sa patrie d'adoption. Il ne mourut qu’en 4840, 
âgé de près de quatre-vingts ans. Dès 1824, il habitait la rue 
Meslay. 

L'autre vieillard, qui ne quittait Jamais le capitaine, se 
nommait Claude Brulard. 1l avait près de six pieds. Son front 
soucieux, sillonné de rides profondes, était toujours penché 
vers la terre. L’æœil fixe , les bras croisés derrière le dos, il 
suivait son ami d'un pas presque chancelant. L'esprit et le 
corps semblaient avoir perdu chez lui toute énergie; l’esprit 
ne se manifestait qu'à de longs intervalles par des paroles 
faiblement articulées; le corps se traînait avec peine et s’af- 
faissait à chaque instant sous son propre poids. Et pourtant 
la vie ne s’éteignait pas dans cette forme humaine; pendant 


quinze ans elle reparut tous les jours aussi débile et aussi 
29 


449 


étrange que la veille, s’acheminant avec-effort à travers les 
rues de la ville, et presque semblable à un squelette vêtu et 
animé. 

S'il est vrai que le visage ou plutôt que la physionomie 
offre une exacte peinture des dispositions ordinaires de l’âme, 
s’il est vrai que les traits, le regard et l’attitude représentent 
aux yeux du passant les émotions intimes, en voyant Brulard 
accablé sous le fardeau des années, le passant devait se 
dire : Voilà un coupable. Avec un peu d'expérience, nous 
cessons de croire à celte révélation extérieure des qualités, 
des défauts et des vices, car c’est à peine si la fréquentation 
journalière nous dévoile complètement le cœur de nos amis, 
et dans l’étude du caractère des hommes, nous rencontrons 
à chaque instant des méprises. Brulard n’était pas un misé- 
rable. Mal protégé, par son éducation première, contre les 
tentations terribles qui assiégent les hautes intelligences au 
début et dans le cours des grandes révolutions sociales, il 
‘avait peut-être cédé plus d'une fois à de funestes entraîne- 
ments; peut-être même avait-il sacrifié, à de certains mo- 
ments , la loi du devoir à la loi de l'intérêt. Mais en lui le 
fond était honnête, la conscience existait et faisait entendre 
sa voix au milieu même du tumulte des passions. A l’époque 
où, de concert avec le capitaine, il se retira définitivement 
du monde, il était depuis longtemps tourmenté par des re- 
grets amers; une plaie secrète le dévorait, et Rheinfeld seul 
en avait sondé toute la profondeur. Ces regrets dont nous 
aurons à chercher la cause mystérieuse, s’ils étaient l’indice 
d’une chute, étaient aussi la preuve d’une nature généreuse 
et morale. Les affreux accès du repentir hâtent la vieillesse, 
ils ébranlent toutes les fibres de l’être, mais ils hâtent aussi 
la réparation; ils purifient et régénérent. Et le remords ne 
se proportionne pas à la faute, mais à la loyauté de celui 
qui l’a commise. Hélas! tous les jours, en plein soleil, nous 
heurtons d’immondes personnages dont la face radieuse, 
l'allure assurée et le ton jovial ne décélent rien de ce qu’ils 


443 
ont fait; et vous, physionomiste, vous allez sans doute leur 
toucher la main, sur la foi des apparences ? 

Brulard était né en Bretagne, à Lannion, en 1762. Son 
père, employé à la perception de l'impôt des grands et petits 
devoirs, ne jouissait pas d’une bonne réputation. Il avait été 
l'agent de quelques financiers dans une affaire scandaleuse 
dont le Parlement s'était occupé, et bien qu'il eût été renvoyé 
absous, son nom n'était pas demeuré sans tache. Il absor- 
bait à lui seul la majeure partie de ses gages et laissait sa 
famille manquer de tout. Sa femme avait à cœur d'élever et 
d’instruire Claude; mais la modicité des ressources dont 
elle disposait, l'obligeait à négliger l’œuvre maternel pour 
d’autres soins plus urgents encore. Livré souvent à ses pro- 
pres impulsions, l'enfant grandit sans acquérir les premiers 
éléments des connaissances essentielles. Il errait avec ses 
deux sœurs sur les bords de la mer, au lieu de recevoir avec 
elles les leçons de quelque bon maitre. Lorsque l’âge vint 
de renoncer à l’oisiveté , 1l s’embarqua à Saint-Malo sur un 
bateau qui le conduisit au Hävre , et de là il partit pour un 
voyage de long cours sous la surveillance du patron d’un 
navire de la Nouvelle-Orléans. 

C’était en 1780, trois ans avant la fin de la guerre entre 
l'Angleterre et les Etats-Unis, et à l’époque même où le mar- 
quis de Lafayette partait de France pour annoncer à Wa- 
shington l’heureuse nouvelle des armements obtenus par 
Francklin et ordonnés par le cabinet de Versailles. La na- 
vigation présentait des difficultés immenses. Les croisières 
britanniques, dirigées avec une incontestable audace, jetaient 
la terreur parmi les équipages du commerce, et les convois 
n'osaient s’avancer sur l'Océan que sous la protection des 
escadres de la marine royale. Chez quelques-uns cependant, 
le désir du lucre était plus fort que la crainte. Il y avait tant 
à bénéficier dans le transport des munitions, que l'Américain 
Georges Pashney, après plusieurs semaines d’hésitation, se 
détermina à faire voile vers les Antilles pour attendre là l’oc- 





444 


casion de gagner Rhode-Island. Brulard était familiarisé avec 
la mer; il ne manquait ni d'énergie ni de force, il avait 
entendu parler de corsaires, de tempêtes et de naufrages 
depuis le berceau, et partageant avec ardeur les vues de son 
patron , 1l affronta sans trouble tous les hasards d’une tra- 
versée pénible et dangereuse. Arrivé à destination, il se rendit 
à Philadelphie. Ce jeune homme ignorant et pauvre était 
doué d’une rare précocité de jugement, et surtout d’une in- 
comparable patience. Rien ne l'étonnait. Sortant d’un pays 
paisible et peu préparé aux combats politiques, il tomba lout 
à coup au milieu d’une nation bouleversée par des querelles 
intestines plus encore que par les atroces péripéties d'une 
lutte suprême. Excité par le besoin, par cette impitoyable 
nécessité qui est quelquefois la mère des vertus, il apprit 
laborieusement ce que tout être raisonnable doit savoir pour 
s'élever au-dessus de l’infime condition des serviteurs 
domestiques. 

Alors le nom français était béni sur les rives de la 
Delaware! Le petit-fils de Saint-Louis avait envoyé s0n 
étendard en signe d'alliance aux soldats de l'Union, et six 
mille des nôtres, par une combinaison pleine de grandeur, 
venaient soutenir la cause de l'indépendance loin de la terre 
natale. Il suffisait de se reconnaître le compatriote de Ro- 
chambeau et de La Luzerne pour trouver aide et appui, pour 
avoir place au foyer des Insurgents. 

D'après une loi récente provoquée par le discrédit du pa- 
pier-monnaie, les Etats particuliers devaient fournir en na- 
ture les provisions de l’armée. Brulard se mit au service 
d’une compagnie de soumissionnaires. Il resta dans cette 
situation jusqu'à la paix, suivant les troupes dans leurs mar- 
ches, essuyant avec elles des revers, célébrant comme elles 
les succès décisifs des défenseurs du Congrès. Lancé à vingt 
ans sur un pareil terrain, il était inévitable qu’il conservit 
le goût des aventures. Il y a, semble-t-il, dans les incertitu- 
des, les surprises et les tentatives hardies, un charme irrésis- 


445 


tible que ne sauraient effacer ni rompre les avantages Îles 
plus recherchés de la vie sédentaire. L’imagination de quel- 
ques hommes, sans cesse agitée, sans cesse séduite par un 
mirage changeant, poursuit je ne sais quelles chimères; elle 
se nourrit d'espérances vaines et, plus inconstante encore 
qu’ambitieuse, elle se détourne du but aussitôt qu'elle paur- 
rait l’atteindre, comme si elle craignait le repos. De 1783 à 
1791 , Brulard entreprit bien des choses; il essaya de plu- 
sieurs professions, et se dégoûta promptement de tout ce qu 
entravait l'essor de ses idées. L’astreindre à des occupations 
régulières, c’eût été le condamner au marasme; il avait besoin 
de liberté, et préférait tous les tourments d’une existence 
vagabonde aux jouissances certaines, mais prosaïques , que 
l’on trouve dans les rangs de la société. Cette disposition 
d'esprit, commune à des hommes de principes et de mérite 
divers, mène plus souvent à la misère qu’à la gloire; hostile 
aux exigences du monde, elle nous fait du monde un canemi 
qu’il faut dominer sous peine d’en être bientôt la victime, 
et le génie lui-même ne sort pas toujours victorieux de ce 
genre de conflits. | 

À la fin du dernier siècle, dans les deux continents, le 
désordre régnait sur une assez vaste étendue de pays pour 
donner carrière aux plus grands esprits et aux plus bizarres. 
Dégoûté de l’Amérique, Claude revint en France. Il avait 
près de trente ans; son jugement droit et son ardeur au 
travail n'avaient point assuré son avenir, car l'imagination 
une fois maîtresse d’un homme , absorbe ses facultés; tout 
en les développant, elle les use à son service. Il s'était pour- 
tant formé un petit pécule, et il ne retomba pas à la charge 
de ses parents dont la situation était plus précaire que 
jamais, puisque la place qui les faisait vivre avait été sup- 
primée au commencement de la révolution. Cette disgrâce in- 
fligée à sa famille, et les excès commis dans le royaume par 
la populace firent naître dans l'âme de Brulard un ressenti- 
ment profond contre les instigateurs des troubles. Le jour 


446 


où le tocsin sonna dans les villages de la Vendée, il courut 
se joindre aux paysans soulevés pour la défense du culte et 
des traditions provinciales. Comprenant les droits indivi- 
duels à la maniëre américaine, il ne pouvait admettre que le 
joug de fer d’une assemblée parisienne pesât sans résistance 
sur les populations des bords de la Loire ou de la Vilaine, 
et il ne déposa les armes qu’à la pacification, alors que les 
combattants décimés laissèrent négocier en leur nom. 

À ce moment la France s'élevait au plus haut degré de 
puissance parmi ls nations. Délivrée du Directoire par un 
coup de maître, elle se rasseyait enfin, et le pouvoir consulaire, 
plein du désir de sauvegarder au moins la paix intérieure, 
offrait aux chouans la ressource des emplois publics. Ce sys- 
tème de conciliation pratiqué assez souvent avec. sincérité 
et avec succès par les gouvernements nouveaux, permit à 
Brulard de recommencer, en qualité d’employé de l’adminis- 
tration de la guerre, le genre de: vie qu’il avait menée à l’ar- 
mée de Washington vingt ans auparavant. Des circonstances 
graves l’obligèrent à quitter ses fonctions qu’il remplissait 
avec zéle sous Daru, au camp de Boulogne. A la Restaura- 
tion il reprit du service, mais pour peu de temps, et ce fut 
en 4825 qu'il vint s’élablir à côté de Rheinfeld, dans le pelit 
logement de la rue Meslay, où il mourut en 1841, à soixante 
et dix-neuf ans. 

Une fille d’une quarantaine d'années dirigeait, en 1840, le 
modeste ménage des deux vieillards, et par des soins et un 
art infinis elle parvenait en quelque sorte à faire régner Pai- 
sance dans une demeure à la porte de laquelle la misére 
avait frappé. Grâce à elle, le capitaine et son ami ne mar- 
quaient pas du nécessaire, et leur revenu très-restréint suf- 
fisait à tout. Dans le voisinage on admirait la conduite de 
cette fille; on s’interrogeait sur les causes de son dévoue- 
ment sans bornes, et chez les fournisseurs elle était elle- 
même questionnée fréquemment, on cherchait à surprendre 
une partie de son secret, mais ses réponses déjouaient tou- 


447 


jours les tentatives des curieux du quartier. On ne pouvait 
rien savoir, et le commérage, cette misérable plaie, allait 
son train, tantôt forgeant des contes lugubres, tantôt inven- 
tant des façons de légendes , tantôt répandant des récits où 
s’exerçait l’imagination libertine des piliers de cabaret. 

Les propos importuns ne changeaient rien aux allures 
des deux compagnons, et la fidèle ménagère ne prenait pas 
garde au langage indiscret des bourgeois. Généreuse créa- 
ture ! Tout ce qui ne concernait pas le bonheur de ses maîtres 
la touchait peu. Assujettie par sa conscience à l’accomplisse- 
ment des devoirs qu’elle s’était imposés, elle savait se com- 
plaire dans cette quiélude angélique qui naît d’une entiére 
abnégation. 

Mais pourquoi se taisait-elle ? Pourquoi Brulard et Rhein- 
feld ne parlaient-ils point de leurs souvenirs, se refusant 
ainsi la jouissance la plus habituelle aux gens de leur âge? 
Pourquoi cet isolement et ce silence ? 

Ces trois personnes s'étaient rencontrées et réunies à la 
suite d'événements tragiques. Nous consacrerons au récit de 
ces événements quelques pages de ce recueil. 

Mais quelle fantaisie nous pousse à chercher le drame 
dans le passé ! Le drame est devant nous; nos yeux le fuient, 
il les poursuit ; nos yeux se ferment accablés de fatigue, il 
nous apparaît en songe. N'est-ce pas assez? 

Quelquefois les émotions factices puisées dans l’histoire des 
morts ont l’heureux pouvoir d’adoucir les émotions réelles 
imposées aux vivants. 

L. E. DE CHASTELLUX. 


(La suite à la prochaine Livraison). 





INSTITUT DES PROVINCES. 


ASSISES SCIENTIFIQUES 


TENUES À HNETZ EN 1854. 








SÉANCE DU 12 JUILLET. 


PRÉSIDENCE DE M. V. SIMON. 


MM. Alfred Malherbe et G. Boulangé, secrétaire, membres de 
l'Institut des provinces, prennent place au bureau. 

Le nombre des personnes présentes est assez considérable pour 
que la grande salle de la Bibliothèque ait peine à les contenir; 
quoique dans l’impossibilté de signaler tous les noms, nous pou- 
vons ajouter les suivants à la liste de la première séance : MM. le 
docteur Félix Maréchal, le colonel Gosselin, Le Joindre, ingénieur 
en chef de la Moselle, et Emile Bouchotte, membres de l’Académie 
impériale de Metz; Chenot, vérificateur des douanes, Woirhaye, 
président de chambre; Pierre Grand , conseiller à la Cour; le 
P. Binet, jésuite; Jacob, avocat; À. Migeite, peintre ; le baron de 
Tschudy ; Catillion, P. jésuite; Pascal; Simon-Favier, membre ad- 
ministrateur de la Société d'histoire naturelle; Mesny; l’abbé Bas- 
tien; Goulier, capitaine du génie, professeur de géodésie à l’École 
d'application, etc., etc. 

La séance est ouverte à 6 heures et demie. 

Le procès-verbal de la séance précédente est lu et adopté. 

Correspondance. — M. Liénard, président de la Société philo- 
matique de Verdun, s’excuse de ne pouvoir se rendre à la réunion. 
M. l'abbé Périn, curé d’Ancy, prie également la Société d’agréer ses 
excuses. 

M. Chabert fait hommage à la réunion de plusieurs brochures: 

4° Etudes biographiques sur Pierre Joly, procureur-général ès- 
ville de Metz et Pays-Messin ; 


449 


2 Tableltes chronologiques du département de la Moselle, 
f'e partie; 

Se Notice sur Thébault Louve, 24=° abbé du monastère de St- 
Clément de Metz; 

4 Lettres d’anoblissement de Philippe de Vigneulles, petit-fils 
du chroniqueur messin ; 

Sd Notice sur la trouvaille de Kerling-lès-Sierck (1853); 

6° Notes numismaliques. 

M. Belhomme donne de nouveaux détails sur les améliorations 
apportées par lui au Jardin botanique. On peut y trouver maintenant 
tous les éléments désirables pour l’étude de la botanique. On a dis- 
posé dans la partie basse du jardin plusieurs plates-bandes offrant 
l'une la suite des plantes médicinales, l’autre les plantes écono- 
miques utiles à importer dans le département; une troisième est 
destinée à la collection des essences forestières exotiques et indi- 
gènes dont la culture mérite d’être propagée. Une quatrième se fait 
remarquer par la cullure spéciale du genre carex; elle présente 
toutes les espèces du département el même plusieurs espèces exo- 
tiques, de manière à offrir un champ très-vaste à l'étude de ce genre 
mtéressant. 

Les plates-bandes faisant face aux serres sont entièrement occu- 
pées pour la multiplication des plantes annuelles et bisannuelles pour 
le service du jardin public de Esplanade. Les parties hautes, c’est- 
à-dire les terrains faisant face au pourtour de l'Orangerie, autrefois 
en gazon, sont disposées en plates-bandes rectilignes réservées à la 
culture de plantes vivaces destinées à être réparties sur les prome- 
nades publiques. 

M. Belhomme cite comme plantes d'introduction récente et méri- 
tant d’être signalées : le lathyrus platiphyllas et l’aralia edulis de la 
Chine, plantes fourragères pouvant donner dans l'avenir quelques 
résultats dans le département; l’urtica angustifolia de la Sibérie, 
plante textile pouvant également être utile comme plante de grande 
culture. Le seigle vivace de la Calabre a été également nouvelle- 
ment introduit. 

On a joint à l’école une collection de toutes les variétés nouvelles 
de pois, haricots, maïs. 

La serre chaude offre parmi les plantes nouvelles : le vanillier, 
vanilla aromatica ; le cacaotier, theobroma cacao ; le bois de Suri- 
nam, quassis amara ; l’ipécacuanha, cephalis ipecacuanha; le veti- 


450 


ver, andropagon squarrosus ; le patchouli, pagpstemos palchouk ; 
une collection d’orchidées; on y remarque les genres sthanopea, erica, 
dardrobinea, epidendrum, cattleya, bletia, phajus, maxillaria, etc.; 
l'areca rubra comme palmier. Dans les plantes aquatiques, le 
fameux nymphea lotus des Egyptiens et l’hydrocleis humboltii du 
fleuve des Amazones. Quelques fougères, telles que celles gymno- 
gramma, bleckuum, pleris, etc. 

Le bassin faisant face à la serre possède comme plantes remar- 
quables, le nénuphar odorant de l'Amérique du Nord, le nénuphar 
nain de la Louisiane et le nénuphar nain des Vosges, avec la valis- 
nère en spirale du Rhône. 

Comme plantes de pleine terre et d'ornement, on distinguera : le 
lin à grandes fleurs d’Afrique, le plagius grandiflorus, également du 
nord de l’Afrique, et le leucanthemum lacustre du midi de l’Europe, 
ainsi que quelques plantes pyrennéennes et californiennes de nou- 
velle introduction. Pour compléter cette liste, on devra y ajouter 
l'igname du Japon qui promet dans l’avenir d'excellents résultats 
comme plante économique. 

M. des Robert, président de la Société d’horticulture de la Moselle, 
annonce qu’il y a lieu de constater que lhorticulture a fait un pro- 
grès sensible depuis quelques années dans le département; un grand 
nombre de plantes et d’arbustes nouveaux ont élé introduits. Le 
cours de taille des arbres fait à Metz par le savant professeur d’ar- 
boriculture, M. Du Breuil, a développé un grand zèle chez les jardi- 
niers ; les vignes, les pêchers, les arbres fruitiers en général, sont 
taillés d’après les procédés recommandés par M. Du Breuil. Un assez 
grand nombre de jardiniers se sont fait inscrire depuis lors sur la 
liste des membres de la Société d’horticulture ; ils fournissent à la 
Société des notes fort intéressantes qui ont amené à créer un journal 
de la Société d’horticulture, son bulletin étant jugé insuffisant. Le 
goût des jardins a fait en outre un progrès très-notable chez les pro- 
priétaires ; on fait venir à grands frais des dessinateurs de jardins. 
M. le comte de Choulot est venu en tracer plusieurs. M. Kleinholtz, 
que nous avons sous la main, a également fourni d’excellents dessins 
pour un très-grand nombre. Le goût des fleurs se propage d'une 
manière très-remarquable; les serruriers constructeurs de serres, 
Pantz surtoul, ne peuvent pas suflire aux commandes; on en vient 
même à créer des jardins d'hiver. M. Domange en a fait établir un 
fort remarquable dans sa propriété de Queuleu. 


451 

La Société d’horticulture reçoit même journellement des commu- 
nications importantes relatives à des faits qui seraient plus spécia- 
lement du domaine de l’agriculture. C’est à des travaux de cette 
nature que l’on doit la connaissance aujourd'hui générale de l’im- 
portance de planter plus tôt la pomme de terre et de l'efficacité du 
seringuage de la fleur de soufre contre la maladie de la vigne. 

M. Remy-Georges, pépiniériste à Metz, rappelle qu'il y a bien peu 
de temps encore, on ne rencontrait dans les pépinières de Metz, 
comme partout ailleurs pour les plantations des parcs et jardins, 
qu’une collection très-restreinte d'arbres résineux, tandis que cette 
suite était très-considérable en serre; qu’il n’en est plus de même 
aujourd'hui, et que la collection en pleine terre s’est enrichie d’un 
grand nombre d'espèces qui, élevées jusqu'alors en pots et en serre, 
se retrouvent actuellement dans ses pépinières. Il cite dans ce nom- 
bre : l’abies pinsapo, l’abies morinda (sapin de Smith), l’abies Dou- 
glasn (sapin de Douglas), l’abies webbiana (sapin à cônes pourpres), 
l’abies Pindrow (sapin à feuilles dentées) l’abies nordmanniana, 
Pabies cephalonica, l’abies nigra americana (sapinette noire d'Amé- 
rique) greffée avec beaucoup de soin sur l’abies picea. M. Remy ne 
pense pas qu’on puisse la rencontrer dans les environs de Paris 
aussi belle, aussi bien formée et aussi vigoureuse qu’à Metz. I 
nomme également le pinus bancksiana et le pinus strobus dicksoniü 
(pin pleureur). 

Ces dix variétés de conifères sont propagées avec succès par la 
greffe herbacée perfectionnée dite à la Tschudy; elles sont deve- 
nues très-rusliques puisque toutes ont résisté au froid de l'hiver 
dernier, par suite de la greffe sur des sujets acclimatés, tandis que 
les pieds-mères ont considérablement souflert. 

Ïl est à remarquer que par ce moyen de multiplication on obtient 
un beau sujet en 3 ans, tandis qu’élevé franc de pied, il lui faut 
beaucoup de soins journaliers, des terres préparées et un emplace- 
ment convenable, et que de plus, après 6, 7 et même 8 ans, on n’a 
que des sujets chétifs que l’on ne peut comparer à ceux élevés par 
Ja greffe en herbe au bout de 2 ans. 

Cette greffe a donc fait, dit M. Remy, des progrès très-importants 
dans nos pépinières depuis quelques années. C’est dans la Moselle 
qu’elle fut appliquée pour la première fois, de 1815 à 1820; c’est 
encore dans la Moselle qu’on a persévéré dans son application et 
que l’on est arrivé à obtenir les résultats qui viennent d’être signa- 


452 
lés. M. Remy ne doute pas qu'avec le concours bienveillant de l’Îns- 
titut des provinces on n’obtienne par la suite des progrès plus im- 
portants encore. 

M. Remy a également obtenu de semis faits en 1845, le thuja occi- 
dentalis pyramidatus, conifère très-intéressant par son port et qui 
mérite d’être plus connu qu’il ne l’a été jusqu'à présent. On rappelle 
également, comme méritant d’être signalée, la culture des orchidées 
qui a pris un assez grand développement dans la Moselle, notam- 
ment dans les serres de M. Dorr, à Jussy. M. Abel constate qu'aux 
yeux d’un grand nombre d’amateurs étrangers le département de la 
Moselle a la réputation d'offrir la plus belle collection d’orchidées. 

M. Simun-Nicéville signale d'immenses progrès dans l’introduc- 
tion des arbres fruitiers depuis 1820. Les abricotiers, qui n’offraient 
alors que 20 variétés, en comptent aujourd’hui plus de 45. Les ceri- 
siers, qui n’en avaient que 39, en ont actuellement 439. Les fraisiers 
nouveaux sont très-nombreux. Le framboisier offre aussi de nom- 
breuses variétés nouvelles. On compte plus de 400 variétés de gro- 
seillers anglais. Le nombre des variétés de pêchers s’est accru de 
47 à 127. Celui des pommiers de 66 à 262. Les pruniers qui, en 
1820, ne comptaient que 56 variétés, figurent aujourd’hui sur le 
catalogue de M. Simon avec le nombre de 186. Les poiriers avaient 
105 variétés, on en possède aujourd’hui 939 !. 





* Note de M. Sitmon-Nicéville. 


Abricotiers. Bigarrenu délicienx. 
En 41820, il y avait 24 variétés. Bigarreau monstrnenx de Meset. 
En 18504, il y a 45 variétés. Grosse noire tardive, 
Dernières variélés mises au com - Griotte très-tardive. 
merce. Augustine de Vigny. 
Abricotier Mongsmel. Du val Saint-Lambert. 
— èche d’Oulin. Toupie (Henrard), 
— ourrel. Planchoury. 
—  Beaugé. De Spa. 
—  Viard. Dons Marie. 
— de Sarlus. Merveille de septembre. 
— Caniuo grasso. Fraisiers. 
Cerisiers. Très-nombreax et fort beaux. 
Ea 1820, il y avait 39 varictés, Mamouth. 
Eu 1854, il y a 159 variétés. Princesse royale. 
Dernières variétés mises au eom- Du Chili. 


merce: 16 à la livre. Comie de Paris. 








453 


On doit à M. le colonel Bouchotte l’introduction d’une vinglaine 
de variétés de châtaigniers magnifiques. 

M. Abel constate que l’on doit également à M. le colonel Bouchotte 
l'invention d’un outil dit coupe-sève qui a l'avantage de hâter la 





Comtesse de Marnes. 
Athlète. 

Belle de Machetaux. 
Cremone 

Des quatre saisons nourelles. 
Prince Albert. 

Triomphe de Liège. 


Ferrière. 

Béguine de Termonde. 
Léopold premier, 
Raymackers. 

Janssens. 

Belle moussense. 
Reine des vergers, 


Williams Belle de Fontenay. 
Victoria. Desse hâtive. 
Framboiniers. Pacelle de Malines. 
Nous citerons les nouveautés sui- Pommiere. 
vanles : En 1820, il y avait 66 variélés. 


En 1854, il y a 262 variétés. 


ire gros ROlD PURE Voici les plas remarquables : 


Anglais nouveau gros fruit. 


Falstorff, gros fruit. A fleur ea cloche. 
Merville, 4 saisons, fruit rouge. no se 

— fruit blanc. re 
Queen Victoria. Éd Belle Joséphine. 

Superbe d’Angleterre. DR 
Groscillers anglais. De Cantorbéry. 

Plus de 400 variétés remargonbles. De Saint-Sauveur. 

Groseillers à gra d'Eve. 
PE Margille. 

Variétés de grand mérite : pr blanche d'Espagne. 
Cerise. — grise du Canada. 
Cerise de Tours. PS Bonaparte. 

Fertile (Bertin). — de Madère. 
Hâtive (Bertin). —  Trantemberg. 
De Palneau. SE de Vignan. 
Red conrrant. — Reine des Roinetles. 
Queen Victoria. —  très-tardive. 
Sans pépin. Parmentier. 
La Versaillsiee. Lelieur. 
Vbhie courante. Beaulieu, | 
Péchers. Transparente de Zurich. 
Eo 1820, il y avait 17 variétés. Poiriers. 


Ea 1834, H y a D7 variétés. En 1820, l'on cultivait 4105 variétés. 
Dernières variélés livrées au com- En 1854, 939 variétés. 
merce : Voici les variétés qu'à faudrait ré- 


Bragnon chaavière, pandre le plus : 
—  MONHTUEUX. Adèle de St-Denis. 


454 


maturité du fruit. M. Bouchotte a eu le mérite de l’application, au 
moyen d’un oulil de son invention, d’un principe déjà émis, à la 


vérité, mais non encore appliqué. 


M. Simon- Nicéville dit qu'il se plait à rappeler que c'est à 





Arbre courbé. 

Belle Angevine (à cuire). 

Beauvalot. 

Belle épine Dumas. 

Duc de Bordeaax. 

Belle de Bruxelles. 

Belle de Flandre. 

Bergamotte Esperen. 

Bergamotie de Pentecôte. 

Beurré Capiomont. 

d’Amaulés. 

d’Aremberg. 
de Mérode. 
de Rancé. 
d'Hardempont. 

Diel. 

Audasson. 

Bretonueau. 

Davis. 

Sterckmam. 

de Luçon. 

Superfo. 

Vao Mons. 

Bezy de St-Vust. 

Boo chrétien Napoléon. 
— Turc. 

— Williams. 
Calbasse Royale. 
Catiuka Esperen. 
Colmar d’Aremberg. 

— Nalis. 
Coloma. 

Comte Lamy. 

de Curé. 

Dary. 

de Spœlberg. 

Délice Van Mons. * 
— de Jodaigne. 
—  d'Hardempont. 

Deux sœurs. 

Doyenné de fais. 

— dhiver. 

—  Goubault. 

— Sieulle. 


Duchesse d’Angoulème. 
Duchesse de Mars. 

Figue. 

Fleur de neige. 

Frédéric de Wartemberg. 
” Gagné à Heuse. 

Louise bonne d’Avranches. 

Passe Colmar. 

Passa tutti. 

Précoce Goubault. 

St-Lézin (à cuire). 

Suzette de Bavay. 

Triomphe de Jodaigue. 

Colmar des Invalides. 

Elisa d'Heyst. 

Fondante de Maline. 

J »séphine de Maline. 

Ne plus meuris. 

St-Jean-Baptiste. 

Simon Bouvier. 

Tarquin des Pyrénées. 

Van Mons Léon Leclerc. 

Vingt Mars. 

Triomphe de la pomologie. 

Spina Carpi. 

Docteur Gall. 

Variélér nouvelles. 


1848. Abbé Edouard (Bivort). 
1851. — Mouogin — 
1847. Alexandre — 

1844. — Lambré — 

1844. Alexandrine Helis — 

4842. Belle Julie (Van Mons). 
1844. Bouvier Bourguemestre (Bou.) 
1847. Bergamotte Heimbourg(Bivor) 
1846. Beurré Bennert — 
1846. —  Berckman 
4844. — Citron 
1848. —  Clairgeau 
1847. —  Antoinelte 
4848. Léopold 1‘ 
1844. Louis Grégoire (Grégoire): 
1844. Lucien Leclerc (Van Mons). 


VENU 


455 


MM. Dufour et Iluot, conseillers à la cour de Metz, que l’on doit 
l'introduction dans la Moselle des nouvelles variétés d’arbres frui- 
tiers; que ce n’est qu’à la suite de leur louable initiative que le 
commerce les a suivis dans cette voie. Constatons, à notre tour, 
qu'il est actuellement à Metz à la hauteur de toutes les exigences. 

M. Terquem fournit d’intéressants détails sur les listes paléonto- 
logiques qu’il a publiées dans la Statistique de la Moselle. Cette 
paléontologie stratégraphique donne des listes de fossiles propres à 
chaque division du terrain, el il est assez difficile, dit M. Terquem, 
d'en tirer un enseignement pour les rapports et les différences qui 
doivent distinguer chaque formation ou chaque assise. 

Ces rapports et ces différences sont établis sur ces principes géné- 
raux : 4° Aucune espèce ne passe d’une formation dans une autre; 
2° une espèce peut caractériser une assise ou une couche quelle que 
soit son épaisseur ; 3° ces deux principes ne sont pas applicables aux 
genres qui peuvent en totalité ou en partie passer d’une formation 
dans une autre; 4° il y a cependant des genres qui sont propres à 
certaines assises et ne se reproduisent pas dans les autres. 

Ces considérations ont permis de réduire la paléontologie de la 
Moselle en trois tableaux synoptiques. 

Le premier présente le nombre réel des genres en indiquant seu- 
lement leur passage d’une formation dans une autre; il donne en 
résultat la présence de 192 genres dans les flore et faune fossiles. 

Le deuxième tableau donne l'indication des genres avec leur pas- 
sage et établit ainsi le nombre réel des genres dans chaque forma- 
lion ; il en résulte pour : 


Plantes. Mollusques. Vertébrés. | 





Houille............... 14 genres. > 0 0 
Grès bigarré. ...so.osee 14 » 0 > »> 
4846. Madame Ducar (Esperen). 188. Prince de Joinville (Bivort). 
4845. — Durieux (Bivort). . 4846. Princesse Charlotte (Esperen). 
1848. — Elisa — 1851. Professeur Du Breuil. 
1851. Marie Parent — 1855. Reine Victoria (Bivort). 
4845. Monseigneur Affre — 1840. Retour de Rome (Van Mons). 
484%. Notaire Minot (Van Mons). 1848. Rockeby  (Bivort). 
1849. Parfum de rose  (Bivort). 1848. Willermoz — 


1847. Pie IX _ | 4843. Zéphirin (Grégoire). 
1848. Prince Albert _— 


456 


Muschelkalk ........... 27 genres. Plantes. Mollusques. Vertébrés. 
Marues irisées.......... 1 >» 0 


CNRC 


Lias.. .....s...csses. 109 > » 
Oolithe....... see . 112 0 » 
Diluvium ......... és 3 0 > 

0 » 


VV = V4 = = 


Alluvion........ss...e 8 


Total. issues 288 


Le troisième tableau traite des espèces propres à chaque forms- 
tion et donne en somme : 


Houille.......... +... 33 espèces. Plantes. 0 0 
Grèsbigarré......... … 22 >» O  Mollusques. Vertébrés. 
Muschelkak ........... 9%  » > > e 
Marnes irisées ......... 1 , 1 0 0 
Lias ......... niiasoée 129 , » » > 
Oolithe........,,...,, 670 » 0 » È 
Diluviam ,. soso. 3 0 0 > 
Alluvion......,..... .. 8 » 0 9 » 


Toul. sssssise 910 Espèces. 


Cet ensemble suffirait déjà pour démontrer que le département 
de la Moselle est un des plus riches de la France pour les produits 
paléontologiques, si la statistique ne produisait encore pour chaque 
formation une certaine quantité de fossiles nouveaux et inédits 
dont la somme dépasse 600 espèces. Ces fossiles présentent des 
éléments d'étude entièrement nouveaux, aussi intéressants pour la 
paléontologie que pour la zoologie. | 

Déjà un genre nouveau a surgi pour quelques fossiles des envi- 
rons de Thionville; déjà plusieurs mémoires sont venus élucider 
quelques faits douteux de malacologie; en un mot, dit M. Terquem, 
la Moselle offre d'immenses richesses sous le rapport de l’étude des 
fossiles, et les recherches déjà faites lui assignent une place impor- 
tante eu égard aux nombreux échantillons recueillis et classés. 

MM. Pelte et Jacquot, ayant sollicité le renvoi à la prochaine 
séance des communications qui leur ont été demandées sur les pre- 
mière, deuxième et quatrième questions du programme, l’ordre du 
jour appelle la sixième question : « Quels ont été, en 1853, les pro- 
» grès de l'archéologie et des études historiques dans la circons- 
» criplion ? » 

Personne ne prenant la parole sur cette question, M. Van der 


457 


Straten demande à M. Boulangé de vouloir bien communiquer à la 
réunion les résultats de ses nombreuses explorations archéologiques 
dans le département. 

M. Boulangé prie la Société de l’excuser de n’avoir encore rien 
de précis à lui rapporter; aucune partie de son travail n’étant encore 
terminée, il ne comptait pas prendre la parole sur cette question. Il a 
parcouru le département dans tous les sens, mais sans suite, recueil- 
lant précieusement les notes et les dessins de tout ce qu’il rencon- 
trait d'intéressant au point de vue archéologique. Ce n’est que de- 
puis un an, dit M. Boulangé, que M. le Préfet de la Moselle l’ayant 
chargé de la rédaction d’une statistique monumentale du départe- 
ment, À a entrepris un travail d'ensemble distribué par arrondisse- 
ment et par canton. Un questionnaire très-simple, mais assez com- 
plet, a été rédigé et envoyé à tous les maires du département’; il n’y 
en a plus que 90 qui n’aient pas encore répondu. Ces réponses, dé- 
pouillées avec soin, permettent de tracer un itinéraire de visite des 
communes, et surtout d'appeler l'attention sur ce qu’il y a lieu de 
voir et de dessiner dans chaque village. Sans ce travail préparatoire, 
on courrait risque de laisser derrière soi bien des choses intéres- 
santes à enregistrer et à décrire; car souvent dans un village, dont 
l’église toute moderne ferait reculer l’archéologue, on trouvera un 
vase sacré remarquable, une vieille tombe oubliée, une cloche très- 
ancienne dont la légende mérite d’être recueillie, quelquefois des 
documents historiques précieux enfouis dans un vieux registre de 
baptêmes, relégué au fond d’une armoire de la sacristie. Il ne suffit 
même pas de se rendre dans une commune et de s’enquérir là de 
ce qui mérite d’être signalé, on serait souvent bien mal renseigné ; 
tandis que les réponses écrites, rédigées le plus souvent en collabo- 
ration de tous les archéologues du village, ne laissent rien oublier. 
Ce questionnaire a été conçu non pas en vue d’obtenir une descrip- 
tion de ce que l’on désire décrire sans le voir, mais uniquement en 
vue de savoir ce qu'il faut visiter. Il a produit les meilleurs résul- 
tats et pourrait même déjà permettre de faire un premier travail qui 
ne serait pas sans intérêt et beaucoup plus complet que tout ce qui 
a été produit jusqu’à présent. 

M. Boulangé indique n’avoir encore visité, village par village, que 
sept cantons ; 1l a commencé par les points les plus éloignés de Metz, 
et pendant une absence d’un mois entier, il a scruté notamment les 
intéressantes forêts du pays de Bitche, où il a eu la satisfaction de 

30 


458 


signaler dé véritables richesses archéologiques. Ces premières excur- 
sions, jointes à celles entreprises depuis plusieurs années, ont déjà 
permis de recueillir une série de documents dont l’ensemble forme 
un tout on ne peut plus intéressant et surtout sâtisfaisant pour l’ar- 
chéologue, car elles constatent qu’ils nous reste encore beaucoup et 
que l’on à beaucoup moins détruit qu’on le pense. Mais il est temps 
de se hâter, quelques années encore et bien des richesses auraient 
disparu. 

L'époque celtique nous a laissé, dans les forêts de Bitche, deux 
monuments intéressants : Un menhir, le Breidenstein, pierre levée 
de près de 5 mètres de hauteur, plantée sur le faîte qui sépare les 
versants du Rhin et de la Sarre, sur laquelle le catholicisme est venu 
planter l’étendard de la croix et sculpter les figures des douze apôtres; 
puis, à peu de distance, sur le même faite, le Dreipiterstein, ou 
pierre des trois Pierre, servant autrefois de limite aux territoires des 
ducs de Lorraine et de Hanaw et du comte de Nassaw. 

L'époque gallo-romaine a semé le département de la Moselle de 
débris que l’on retrouve dans toutes les directions. Signalons, en pre- 
mier ordre, le bas-relief sculpté sur le rocher de la forêt de Lem- 
berg, dont l'importance ne le cède en rien aux sculptures du Donon, 
richesse archéologique complètement ignorée et dont l’existence n’a 
été révélée que par suite des explorations faites en vue de la rédac- 
tion de la Statistique de la Moselle; la voie romaine et la belle 
pierre tombale du Nass-Wald, dans le canton de Volmunster ; les 
tumuli et la voie romaine de Walschbronn; les antiquités de Bas- 
lieux, de Lexy, de Cutry, etc.; le sol de Metz formé d’une épaisseur 
de 5 mètres de ruines. 

Le département de la Moselle est sillonné de voies romaines, et le 
sol est jonché de débris gallo-romains ; mais il est à remarquer que 
ces substructions, si faciles à reconnaître dans nos campagnes, ne 
composent jamais une agglomération d'habitations serrées les unes 
contre les autres, comme les maisons de nos villages actuels. Chaque 
résidence, chaque ferme était séparée de la plus voisine d’une dis- 
tance de plusieurs hectomètres. M. Boulangé a toujours constaté 
cette disposition, notamment sur le territoire de la commune de 
Bambiderstroff, où, parmi les nombreuses substructions gallo-ro- 
maines, il a pu recueillir quelques débris de ces belles poteries mou- 
kées en terre rouge à surface lisse. Il a également remarqué que la 
tuile à rebord peut être assez généralement considérée comme un 


459 


indice gallo-romain, attendu que presque partout où on remarque 
ces tuileaux, on a trouvé des monnaies romaines. 

A partir de l’époque de la domination romaine, qui nous a trans- 
mis de si magnifiques débris à Jouy et à Metz, jusqu’à l’époque ro- 
mane du XIe et même du XIf:e siècle, on ne trouve rien; les cons- 
tructions se ressentaient évidemment de la barbarie des temps, dont 
les seuls spécimens nous sont transmis par les monnaies. Leurs 
types sauvages fournissent d’ailleurs une explication suflisante à 
cette pénurie de monuments. Maïs au commencement du XIIe siècle 
apparaît saint Bernard, et une foule d’églises romanes surgissent de 
toutes parts. Il nous en reste encore quelques-unes assez remar- 
quables à Momt-Saint-Martin, à Baronville, à Thicourt, à Morlange, 
à Mairy, etc. Elles se distinguent par la pureté de leur style. 

Le XIIe siècle a produit de charmantes églises parmi lesquelles 
nous citerons, en dehors de Metz, en première ligne, Sainte-Agathe 
de Longuion, église de la transition de toutes pièces, avec ses fonts 
baptismaux, ses trois autels de pierre sur colonnettes romanes, ses 
crédences ; la belle petite église de Viviers, Aube, Waville avec ses 
peintures murales; Gorze, etc. 

Le XIV: siècle a vu s'élever notre cathédrale, continuée ensuite 
pendant près de deux siècles, dans un style tellement pur, qu’il faut 
être archéologue et architecte pour analyser et reconnaître les sutures 
des diverses époques qu’il ne faut chercher que dans l'exécution des 
détails. Nous lui devons aussi l’église de Bouzonville, bâtie en 1345 
par Gutzon de Wiskirch, abbé de Bouzonville. 

Le XV° siècle a été fécond dans la Moselle : il nous a laissé un grand 
nombre d’églises parmi lesquelles nous pourrions citer Saint-Marcel 
de Zetting et la majeure partie de celles des environs de Metz. Il a vu 
se transformer également toutes nos églises en maisons-fortes. Cette 
modification nécessitée par les pilleries continuelles des bandes d’es- 
corcheurs et autres non moins redoutables, auxquelles la position 
géographique de notre contrée, située entre la France et l’Alle- 
magne, nous meltait constamment en butte, devint générale vers la 
fin du XVe et au commencement du XVIe siècle. La nef et le chœur 
furent exhaussés d’un étage dans lequel on se retirait aux approches 
de l'ennemi, après avoir réuni dans la nef tout ce que l’on avait de 
plus précieux. C’est ainsi que nous retrouvons encore fréquemment 
un puits dans quelques-unes de nos églises ; un four, des cheminées 
dans les étages supérieurs. Le couronnement de la nef et du chœur 


460 


était crénelé et souvent la couverture était en terrasse, la tour deve- 
nait le donjon. Une inscription en lettres gothiques, gravée sur l’une 
des poutres du clocher de léglise de Baslieux, dans l’arrondisse- 
ment de Briey, rappelle cette destination : « Anno Dni 1525, Israël 
» venit in hoc pago et regnavit hic anis 50 q. tempore pugnavil 
» contra adversarios hujus Ecclesiæ. » Cet Israël qui combaltait 
à la tête des paroissiens, était le curé de Baslieux. La tradition rap- 
porte de lui une série de traits qui prouvent combien la mémoire 
de ce pasteur-capitaine est vénérée dans le pays. M. Boulangé cite 
d’une manière spéciale, comme type d'église fortifiée, eelle de Saint- 
Pierrevillers, près d’Arrancy dans la Meuse ; l’abside est à cinq pans, 
sur la face de chacun desquels vient saïllir um moucharabys; cette 
disposition donne au monument un aspect tout particulier. 

L'architecture monastique, dit M. Boulangé, nous. a malheureuse- 
ment laissé bien peu de chose : Saint-Pierremont, Jastemont, Villers- 
Bettnach, Rettel, Slurzelbronn, ont été détruits. La tourmente de 
1793 a tout nivelé, et avant elle la guerre de trente ans avait déjà 
eausé bien des désastres. Nous n’avons retrouvé que des débris mu- 
tilés, quelques écussons, des cercueils en pierre à Saint-Pierremont; 
à Villers-Bettnach, de charmants chapitaux du XIIIe siècle, prove- 
nant du cloître, un beau pupitre en bois scalpté du XVII: siècle, les 
écuries voûtées des fermes du couvent; à Sturzelbronn, moins encore. 
Néanmoins, l’archéologue religieux ne visitera pas sans émotion ces 
diverses localités; surtout à Villers-Bettnach et à Sturzelbronn, le 
paysage est resté le même, quoique la main dévastatrice de l'homme 
n’y ait accumulé que des ruines. 

L'architecture militaire nous a transmis de beaux restes; citons 
d’abord le château de Mensberg, siége de la puissante famille de 
Sierck qui a fourni à Trèves un archevêque dont nous retrouvons 
le blason sur le donjon presque intact du château. Toute la partie 
architecturale de la construction rappelle le XVe siècle; les ruines 
des châteaux de Preische, de Roussy; les fortifications de Rode- 
mack, qui présentent encore un spécimen complet de la fortification 
du XV: siècle, dont nous retrouvons encore tant de types si pitto- 
resques sur les bords du Rhin et dans toute l'Allemagne. Les ch4- 
teaux de Louvigny et d’Ancerville, également du XV: siècle ; le donjon 
de Fermont du XIIIe siècle ; les châteaux de la renaissance de Cons- 
la-Grandville et de Hombourg-sur-Canner, tous deux encore intacts- 
Celui de La Granville a surtout conservé une cheminée monumentale 


461 


on ne peut plus remarquable, qui décore la grande salle d'honneur 
du château. Ajoutons encore à la nomenclature des châteaux de la 
renaissance, le nom de celui de Freistroff, reconstruit en 1545, et dont 
les tourelles de la cour intérieure méritent d’être signalées. Dans 
l'arrondissement de Sarreguemines, nous retrouvons les ruines du 
Schlosberg auprès de Forbach, de Frauenberg, de Walschbronn, 
puis les nids d’aigle greffés sur les roches dénudées de l’échine des 
montagnes du pays de Bitche, de Rodenkæpfel, de Valdeck, de Fal- 
kenstein, de Armsberg et de Ramstein. Toutes ces ruines accusent 
en général le XVe siècle comme époque de la construction, quoique 
la disposition de l’ensemble permette quelquefois de leur assigner 
une date beaucoup plus ancienne. Celles de Valdeck, de Falskens- 
tein, de Armsberg et de Ramstein sont intéressantes à visiter, tant 
au point de vue de l'effet si pittoresque de l’ensemble que de l’étude 
des mœurs du moyen-âge. Une ruine, sur laquelle le positivisme du 
XIXe siècle est venu s'implanter avec ses mares à canards et ses 
fumiers, inspire toujours des regrets; mais il n’en est plus de même, 
dit M. Boulangé, lorsque l’œuvre des générations passées semble 
n'avoir été aux prises qu'avec le temps; c’est ce qui a lieu pour les 
ruines du pays de Bitche. 

L'architecture civile a produit à Metz de véritables chefs-d'œuvre. 
M. Aug. Prost s'occupe des recherchés historiques qui s’y rattachent, 
et nous devons à M. Migette d’excellents dessins qui leur survivront. 

M. Abel signale deux découvertes archéologiques intéressantes 
pour l'étude des voies romaines qui sillonnent notre province. La 
première consiste dans la reconnaissance d’un tronçon de la voie 
romaine de Rheims à Metz, mentionnée dans l'itinéraire d’Antonin. 
On peut la suivre, dit M. Abel, depuis Mars-la-Tour jusqu'aux Géni- 
veaux qu'elle contourne pour entrer dans la vallée du Rupt-de-Lon- 
geau, en passant sur la colline qui domine le village de Rozérieulles. 
M. Bompard ayant fäit creuser sur une longueur de plus de 40 mètres 
et une profondeur moyenne de 2 mètres, dans sa propriété de Rozé- 
rieulles, sur le versant de la colline, a retrouvé un tronçon de cette 
voie formée de blocailles bien agrégées, composées de pierres blan- 
ches superposées par couches entremélées de gravois, avec les mêmes 
dispositions que M. Abel a déjà constatées sur la voie romaine qui 
traverse la forèt de Boust, connue dans le pays sous le nom de Kem. 
La tranchée opérée n’ayant qu’une largeur d’un mètre, n’a pu indi- 
quer la largeur de la chaussée qui peut être de trois mètres; mais ce 


469 


qui a surtout frappé M. Abel, c'est la direction de cette route. Comme 
la pente-est assez rapide, la voie décrit une courbe très-douce et vient 
en se repliant sur elle-même se diriger vers Lessy. M. Abel indique 
avoir suivi une direction rectiligne vers Lessy à partir de cette voie; 
il a été conduit par la vallée vers les hauteurs de Lorry, où 1l a pu 
constater l'existence d’une ancienne route près de laquelle on voit des 
tuiles à rebord, et que les paysans appellent les uns le Vieux Chemin, 
les autres le Chemin des Romains. Comme il est à remarquer que 
personne n’a jamais rencontré, aux environs de Metz, de traces de 
voie romaine sur la rive gauche de la Moselle, si ce n’est à Woippy, 
ne serait-on pas fondé à conclure, dit M. Abel, que la voie romaine 
qui passait à Verdun était la même que celle qui reliait Metz à 
Trèves en passant par Woippy, Amnéville, Boust, Dalheim? Elles 
se seraient jointes derrière le mont Saint-Quentin, à la hauteur de 
Woippy. 

La seconde découverte est celle d’une voie romaine avec tombeau, 
masques en cuivre, poteries, vases, etc., dans la forêt de Soufftgen, 
ce qui a permis à un archéologue de Luxembourg de hasarder lhy- 
pothèse d’une voie romaine reliant le camp de Dalheim au Titelberg. 

M. Abel ajoute à la nomenclature des monuments de l’époque 
romane, donnée par M. Boulangé, les églises de Vallières et de Lorry- 
devant-le-Pont; cette dernière est très-remarquable par ses deux 
absides, on y remarque des consoles représentant des têtes grotesques 
d’une sculpture assez grossière. Ce petit temple, dit M. Abel, était 
une véritable forteresse; des meurtrières, des moucharabys règnent 
sur toute la longueur, des tours en défendaient l’approche. Divers 
écussons sont sculptés sur les meurtrières. Arry possède également 
une église très-intéressante, On voit une cheminée dans le “clocher; 
aux angles de l’église étaient établies des guérites pour les guctteurs. 
On retrouve également une cheminée à Pierrevillers, à Norroy-le- 
Veneur dont l’église a de plus sa guérite de pierre. Lessy a un mou- 
charabys immense, ainsi que Mondelange ; à Gondrange, il est au- 
dessus de la porte de l’église. Ce sont autant de sujets d’étude très- 
curieux pour l'architecture militaire au moyen-âge, dit M. Abel, 
qu’il serait intéressant de ne pas laisser détruire. 

M. Abel cite également comme méritant d’être conservées, les 
gracieuses églises ‘du XVe siècle de Gandren, de Terville; celles du 
XVIe de Bousse, de Rosselange, de Roussy, de Beyren, de Fèves, el 
celles si intéressantes de Gorze, de Briey, de Bouzonville, d’Ennerÿ, 








465 


de Breistroff, Plusieurs églises renferment encore des vitraux peints ; 
on en remarque à Ennery, à Semécourt, à Fèves, à Rozérieulles ; 
d’autres ont conservé des peintures murales, à Pierrevillers, à Sil- 
legny. 

M. Abel indique avoir entrepris comme sujet d'étude l’histoire de 
Thionville, celle des abbayes du département de la Moselle et des 
amans de Metz, compulsant avec soin toutes les archives qui s’y 
rattachent. 

M. Boulangé rappelle, au sujet de la communication de M. Abel 
sur la direction de la voie romaine de Rheims à Metz, que le doyen 
des archéologues, M. Denis de Commercy, a déjà émis une opinion 
analogue à celle de M. Abel, dans un mémoire dont il a donné lec- 
ture au congrès scicntifique de Nancy, en 1849 : que la direction de 
celte voie, parfaitement accusée jusqu’au moulin de Longeau, par la 
carte de l'état-major, pouvait se bifurquer en ce point et se diriger 
d’une part sur Metz, par le pont de Moulins et la porte de Scarpone, 
et de l’autre sur Woippy, en passant derrière le mont St-Quentin, par 
la dépression du faîte qui donne passage au chemin de Plappeville à 
Lessy. On trouve, en effet, en ce point, un très-grand nombre de 
monnaics gauloises en argent et en potin, mais surtout en argent, 
que vont ramasser les habitants de Plappeville, dans le fossé du che- 
min, après chaque orage. Quant à la direction vers Metz, il est in- 
contestable, et toutes nos chroniques en font foi, qu’au moyen-âge 
la route de Metz à Verdun et à Paris passait par la porte de Scarpone 
ou Serpenoise, tournait ensuite à droite pour traverser la Moselle 
sur le pont à Mollin, autrement dit le pont de Moulins, et se diri- 
geait ensuite sur Longeau. Ïl serait donc inutile de rechercher sur 
la rive gauche de la Moselle, entre Metz et Moulins, des traces de la 
voie romaine de Metz à Reims, puisqu’au moyen-âge cette commu- 
nication est encore inconnue; il ne faut lui chercher d’autre direc- 
tion que celle qui est indiquée sur le vieux plan de Metz qui accom- 
pagne la relation du siége de Metz de 1552‘, lequel denne le tracé 
complet de la grande route de Metz à Moulins, en passant à gauche 
du château de Montigny. 

M. Prost constate que ce qui caractérise les études historiques à 
Metz, c’est leur individualité ; elles se rapportent en général à l'étude 





* Paris. Charles Estienne, 1555. 


| 404 
du moyen-âge localisée dans notre province. Toutes les publications 
messines, l’Austrasie, la Moselle, Metz littéraire, le prouvent sufi- 
samment. Notre savant bibliothécaire, M. Clercx, travaille à la rédac- 
tion de l’important catalogue des manuscrits de la bibliothèque de 
la ville, 

Sur une observation de M. Van der Straten , M. le président invite 
M. Aug. Prost à donner quelques explications sur le travail de dé- 
pouillement qu’il a commencé des cartons de la collection lorraine 
à la Bibliothèque impériale à Paris, et sur la nature de cette col- 
lection. 

M. Prost répond que la collection lorraine comprend une section 
importante des anciennes archives de Lorraine dont une autre partie 
considérable est encore aujourd'hui à Nancy. L’inventaire de ces 
archives, fait par Dufourny pendant la durée de leur dépôt à la cita- 
delle de Metz au XVIL: siècle, comprend, entre autres choses, tout ce 
qui fait aujourd'hui partie de la collection lorraine‘. Après la paix 
de Ryswick, les archives de Lorraine, restituées au duc de Lorraine, 
quittèrent la citadelle de Metz pour retourner à Nancy. Un demi- 
siècle plus tard (vers 1740), on en détacha une notable portion pour 
la transporter à Paris; c’est ce qui forme aujourd’hui la collection 
lorraine. Cette collection fut, à l’époque de sa translation à Paris, 
déposée à la Bibliothèque royale où elle est toujours restée aujour- 
d'hui, mais ce n’est que depuis quelques années qu’elle a été sortie 
des dépôts et mise à la disposition du public. 

M. Prost ajoute que la collection comprend aujourd’hui 724 car- 
tons, boîtes ou volumes reliés d’une manière uniforme et de format 
in-folio, et que jusqu’à présent il a dépouillé environ 175 de ces 
cartons, en commençant par ceux qui renferment les pièces spécia- 
lement relatives à Metz, à Toul, à Verdun, aux familles et aux 
lieux. 

M. Victor Simon prend ensuite la parole en ces termes : 

« Messieurs, en vous entretenant de notre ville, je n’ai pas l’in- 
» tention de revenir sur tout ce que j'ai dit dans différentes notices 
» sur Metz à l’époque romaine. Je me bornerai à quelques mots 
» concernant l’art dans ces temps anciens. 





* L'original de cet inventaire est maintenant aux archives de France, à Paris. 
Il en existe plusieurs copies manuscrites. La bibliothèque de la ville de Metz en 
possède une. 








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465 
» L’oolite blanche (oolite inférieure) fut employée le plus ordi- 
nairement pour le revêtement des constructions et pour les monu- 
ments funéraires. Je ne connais que deux exceptions à cet usage: 
l’une est une muraille, l’autre est un aquéduc dont l'appareil est 
en pierre bleue du lias inférieur. Le petit appareil régulier fut 
celui que l’on employa le plus habituellement. La ville fut déco- 


rée de différents édifices ornés de colonnes, dont plusieurs restées 


en place furent cependant brisées, pour empêcher probablement 
qu'elles excédassent le niveau du sol actuel. 

» Les principaux édifices furent décorés de mosaïques et de pla- 
cages, on employa pour ce dernier genre de décoration notam- 
ment du marbre blanc, du granit, de la diorite, du vert antique 
et une roche verte porphyrique. Les murs furent aussi revêlus de 
peintures dont quelques-unes sont bien conservées. 

» Les restes de quelques monuments indiquent que l’art de la 
sculpture fut employé, même quelquefois avec profusion, pour la 
décoration des monuments. On a découvert dans notre pays plu- 
sieurs statuettes en bronze dont quelques-unes ont des formes 
pures; la plupart représentent Mercure, et parmi les inscriptions 
de cette époque, il en est plusieurs qui se rapportent à celte même 
divinité. Une des inscriptions découvertes à Metz est remarquable 
en ce qu’elle indique qu'il existait un Nymphœum hors de la 
porte Serpenoise. 

» Parmi les objets d'art en métal découverts dans nos contrées, 
je citerai notamment une main et une statuette en fer fondu, et 
des antiquités en bronze découvertes à Vaudrevange et consistant 
notamment en une épée, des haches, un moule de haches, des 
bracelets, deux petits boucliers semblables à ceux des enseignes 
militaires, et un grand disque d’un travail remarquable et sur 
lequel deux autres petits disques frappent lorzqu’on l’agite. Jai 
décrit ces derniers objets dans une notice que l'académie impé- 
riale de Metz a insérée dans ses Mémoires ‘. 

» On a trouvé à Metz un assez grand nombre de poteries dont 
quelques-unes étaient dans des sépultures. Plusieurs sont remar- 
quables par la pureté de leurs formes et par leur peu d’épaisseur. 
Je n’ai pas connaissance que l’on ait découvert, soit dans notre 





* Année 1851-1852. 


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466 


“ville, soit dans ses environs, des vases dont le galbe soit orné de 


reliefs représentant des scènes d'hommes ou d’animaux, et cepen- 
dant il existait à Rheinzabern (Bavière-Rhénane) une fabrique qui 
fut découverte il y a quelques années et où l’on trouva, entre autres 
nombreux objets, de ces vases à reliefs et des moules pour en 
fabriquer. 

» L’art de la fabrication du verre avait aussi fait, dans ces temps, 
de très-grands progrès; l'examen des objets qui se trouvent dans 
les cabinets de plusieurs amateurs de notre pays, suflit pour prou- 
ver que la plupart des procédés actuels de fabrication étaient déjà 
en usage. 

» Un certain nombre de pierres gravées, trouvées dans nos con- 
trées et dont quelques-unes étaient très-remarquables, dénotent 
au moins que l’art de la glyptique était en honneur dans notre 
pays. 

» On a trouvé dans des sépultures un certain nombre d'armes 
qui sont la plupart attribuées aux Francs; ces armes et leurs 
accessoires, tels que les boucles de ceinturons, sont remarquables 
par les damasquinures en argent qui les décorent. 

» Les monnaies gauloises sont rares sur le sol de Metz; quant 
aux monnaies romaines, il n’est pas rare d’en trouver qui appar- 
tiennent aux règnes des douze Césars, et parmi les autres mé- 
dailles romaines celles que l’on trouve le plus ordinairement sont 
de Posthume et de Tétricus. 

» Il existe dans notre pays plusieurs: collections d'objets d'art 
antiques et de médailles; je citerai notamment celles de la Biblio- 
thèque de la ville, de MM. Dufresnes, Boulangé et les miennes. 
MM. l'abbé Périn, curé à Ancy-sur-Moselle, Soleirol, Hollandre, 
d’Asnières et d’Attel de Luttange possèdent des collections de 
médailles. » 

M. Van der Straten donne quelques explications sur le tableau 


synoptique et généalogique des maisons de Lorraine et de Flandre, 
faisant suite à sa notice sur Charles-le-Bon. Il indique les rapports 
qui ont existé entre notre province et la Flandre, lorsqu'après la 
mort de Baudouin VII et de Charles de Danemarck, un prince messin 
arriva au comté de Flandre. Il rappelle l'illustration de Thierry de 
Bitche, dont le petit-fils occupa le trône de Constantinople, illustra- 
tion qui rejaillit sur Metz, puisque Thierry descendait des comtes 
de Metz. 


467 


Pour prouver cette opinion puisée dans des actes et des faits pu- 
blics, et surtout dans les écrits de M. d'Hannoncelles, président à la 
cour royale de Metz, en 18 . M. de Straten fait voir combien il 
faut se défier des généalogies qui, pour faire remonter trop haut 
l'origine des familles, ne s’appuient plus sur aucun titre, sur aucun 
document certain. On parvient de celte manière à faire descendre 
les ducs de Lorraine et les comtes de Flandre, de Pharamond. Ce 
premier chef ou roi franc est aussi la souche de presque toutes les 
dynasties européennes. 

Les trois principaux systèmes sur l’origine de la maison de Lor- 
raine sont passés en revue. Le système alsacien, le plus générale- 
ment admis, ne lui semble pas suffisamment prouvé, tous ceux qui 
le prônent ont peu de choses positives à dire des ducs d’Alsace, des 
comtes de Nordgaw, etc. Ils font de ces riches feudataires une suite 
plus ou moins régulière pour arriver jusqu’à Etichon. La maison 
de Lorraine établit de cette manière son origine tudesque, dans ses 
résistances contre la France et lors de son accession au trône impé- 
rial, par l'extinction de la maison de Hapsbourg. Quant au système 
de Bouillon, ou plutôt de Boulogne, il tendait au contraire à faire 
descendre les ducs de Lorraine, de Charlemagne, et servit les pré- 
tentions de la maison de Guise. Il est moins plausible encore, il a 
donné lieu à de grands déhats, maintenant on le remet en lumières. 
Guillaume de Boulogne, frère supposé de Godefroi de Bouillon, 
aurait épousé la fille de Gérard d'Alsace, ou la fille de Simon Ier, 
petite-fille de Gérard, ou, selon d’autres, une princesse de Chiny. 
Thierry, son fils, aurait épousé une comtesse de Flandre et aurait 
sans doute succédé aux droits de sa mère, ou il aurait bientôt usurpé 
le sceptre de son beau-père. Dans cette supposition, Mathieu er, qui 
passe pour être fils de Simon Ie, ne serait que son arrière petit-fils, 
et l’on devrait compter depuis Gérard d’Alsace, Thierry-le-Vaillant, 
Simon Ier, Thierry-de-Boulogne, Simon II de Boulogne, et enfin 
Mathieu Ier de Lorraine. Le temps, les actes, rien ne justifie cette 
filiation. 

Le système messin est de tous le plus probable et le plus ration- 
nel, il est le plus ancien et les éléments de ses preuves sont nom- 
breux. Ces éléments sont consignés dans un manuscrit de M. d'Han- 
noncelles que chacun sera sans doute à même de consulter : il faut 
espérer qu'après Metz ancien, publié avec tant de soins par M. de 
Tardif, la Lorraine verra aussi le jour. La suite généalogique des 


468 


comles de Metz a été dressée d’après ce manuscrit; mais M, de 
Straten a dû respecter dans le précieux travail de M. d'Hannoncelles 
de nombreux détails qui ne nous appartiennent pas encore. 

À l'appui de l'origine messine des ducs de Lorraine, il est un 
document que l’on ne doit pas négliger, c’est le roman de Garin. Le 
duc Pierre, Aelis, le duc Hervis, Garin, Gilbert, ne sont point des 
personnages purement fictifs. Les faits, les détails de mœurs et d’ha- 
bitudes guerrières au milieu desquels le trouvère fait vivre ces héros, 
ont dû exister. Sans accorder une foi entière à ces romans, à ces 
chants, qui ne donnent pas de chronologie et qui n’indiquent aucun 
point de jonction avec les comtes de Metz cités par Dom Calmet, 
M. de Straten croit qu’ils contiennent de précieux renseignements. 
Ils attestent, dans tous les cas, la puissance et la renommée des 
comtes de Metz, qualifiés ducs de Lorraine au temps de Charles- 
Martel et de ses successeurs. 

Le tableau de M. de Straten montre aussi les derniers comtes de 
Metz, Guillaume et Henry, comtes également de Dagsbourg et de 
Moha, tués, jeunes encore, à la suite du tournoi d’Andennes, en 
1201, sur les bords de la Meuse et près de la petite ville de Huy. 
Ceux-ci descendaient de la maison de Lunéville, qui reçut probable- 
ment le comté de Metz en fief lorsqu’ Albert et Gérard furent déclarés 
ducs héréditaires de Lorraine. Le titre de comte de Metz fut repris 
par Thiébaud de Lorraine, frère de Mathieu IT, à cause de son ma- 
riage avec Gertrude, sœur des comtes Guillaume et Henry. 

Les chroniques liégeoises racontent différemment les causes de la 
mort des jeunes comtes de Moha : ils se seraient entretués dans 
l’enivrement des joies du tournoi, ou bien ils auraient été excités à 
ces meurtriers plaisirs par l’évêque de Liége qui convoitait la terre 
de Moha. Ce déplorable événement donna lieu à de longues guerres, 
pendant lesquelles les Heu quittèrent, dit-on, ces mêmes bords de la 
Meuse, cette même ville de Huy, pour s'engager au service de la 
cité, l'an 1232. 

La séance est levée à neuf heures un quart. 


Le Secrélaire, 
GEORGES BOULANGÉ. 


L'administrateur-gérant de l'Austrasie, 
A. RoussEAu. 


Metz , Imp. de Pallez et Rousseau. 


Re, 


LE CAPITAINE RHEINFELD. 


ER 


« Telhomme est conduit par ses goûts 
» naturels dans le port où tel autre ne 
» peut être porté que par les flots de la 
» tempête. » 
(Baronne DE STAEL.) 


JT. 


Sur la rive droite de la Seine, à peu de distance de Paris, 
dans la direction de l’ouest, s’élève le village d'Auteuil. 
Bâti non loin du bois de Boulogne, dans un site charmant 
que la main des hommes s’est encore efforcée d’embellir, il 
a été le refuge des poëtes et des philosophes, et son nom 
rappelle les plus brillants souvenirs du dix-septième siècle, 
les disputes littéraires du dix-huitième , les scènes intimes 
d'une société frivole et spirituelle et les tristes événements 
d’une révolution terrible dont le glaive n’a rien respecté. La, 
se sont achevés des chefs-d’œuvre ; là, des hommes de génie 
se sont rencontrés à des époques diverses pour préparer en- 
semble d'admirables ouvrages ; là, des penseurs profonds, 
recherchant la solitude et la paix du cœur, ont hâté par 
leurs méditations fécondes, les progrés de la science, en 
s’assurant à eux-mêmes une gloire immortelle. Aujourd’hui, 
lorsque les promeneurs, fuyant l'atmosphère épaisse des rues 
de Paris et la poussière des grand’routes, dirigent leurs pas 
vers les coteaux de la basse Seine, ils traversent presque 





1 Voir la livraison de Septembre. 


31 


454 


toujours Auteuil et s’y arrêtent souvent comme dans un lien 
de pélerinage. Le bourgeois fatigué des travaux de la semaine, 
les jeunes gens que le goût des lettres anime, les magistrats 
et les princes de la bureaucralie , tous affectionnent les om- 
brages à l’abri desquels Boileau et Molière et Racine et La 
Fontaine, et d'Aguesseau et Turgot et Francklin venaient 
s'asseoir. Les étrangers se font conduire devant les mai- 
sons que le séjour de ces hommes a illustrées, et ils inter- 
rogent leur guide , avec un soin minutieux, sur tous les faits 
que nous a consacrés la tradition. lci furent composés les 
chœurs d’Athalie ; ailleurs l’épitre au Jardinier et la satire 
des Femmes ; ailleurs telles scènes de l’Avare, telles fables 
du second livre , telles mercuriales de M. le chancelier, les 
Préambules pour la liberté du commerce des grains et les 
plus intéressants passages des Mémoires de l’heureux diplo- 
mate américain. 


Auteuil! lieu favori, lien saint pour les poêles! 
Que de rivaux de gloire unis sous tes berceaux! 
C'est là qu’au milieu d’eux l’élégaut Despréaux, 
Législateur du goût, au goût toujours fidèle, 
Esoseignait le bel art dont il offre un modèle ; 
Là, Molière, esquissant ses comiques portraits, 
De Chrysale ou d’Arnolphe a dessiné les traits ; 
Dans la forêt ombreuse, ou le long des prairies, 
r : La Fontaine égarait ses douces rêveries ; 
La, Racine évoquait Andromaque et Pyrrhos, 
Contre Néron puissant faisait tonner Burrbus ; 
Peignait de Phèdre en pleurs le tragique délire. 
Ces pleurs harmonieux que modulait sa lyre, 
Ont mouillé le rivage ; et de ses vers sacrés 
La flamme avime encore les échos inspirés. 


‘ Mânes de nos grands maîtres, le passant vous évoque de 
nos jours comme le faisait Chénier, sinon dans le même 
langage délicieux, du moins avec la même sincérité et le 
même amour ! Les siècles passent et la renommée survit. Le 
monde se renouvelle et les monuments que l’esprit humain 
a élevés bravent l'injure du temps. Les générations se suc- 


455 


cèdent et rendent toutes un égal hommage aux mêmes 
œuvres. Le génie défie notre inconstance | 

Les archéologues , dont la noble et infatigable curiosité 
réussit à soulever tous les voiles, se sont occupés d'Auteuil 
avec persévérance et succès. Pour eux, le dix-septième siècle 
et le dix-huitième, c’est hier. Henry IV et Louis XIV sont leurs 
contemporains. À leurs yeux, l'ère moderne est sans mys- 
tères ; et, en effet, depuis que la civilisation a définitivement 
triomphé de la barbarie, on a tant raisonné , tant imprimé, 
tant construit d’édifices, on a remué tant d'idées et tant de 
pierres, que l’histoire des derniers âges est encore vivante 
parmi nous. Au contraire, à mesure que l’on se rapproche 
des commencements, tout devient plus obscur; la vérité se 
dérobe , et ce n’est qu'à l’aide des vestiges de l’art, cachés 
dans le sein de la terre ou dans l'épaisseur des murailles, 
qu’on parvient à ressusciter les souvenirs des temps antiques. 
La religion qui vivifie tout ce qu'elle touche, qui est le foyer 
de la lumière et l'emblème de la durée, la religion, depæis son 
origine, a laissé sur la terre d'impérissables traces que les 
savants regardent, pour ainsi dire, comme les jalons d’une 
chronologie respectable. L'Église de France avait étendu 
sa bienfaisante influence sur ce village des bords de Ja Seine. 
L'abbaye de Sainte-Geneviève possédait à Auteuil une belle 
maison de campagne, et longtemps auparavant les congré- 
galions du voisinage avaient été propriétaires des principaux 
domaines de cette contrée pittoresque. Sous le règne de 
Louis VI, lorsque la royauté féodale, guerrière et cheva- 
leresque , entreprenait l’affranchissement des communes et 
autorisait ainsi les premiers désirs de liberté politique , des 
moines érigeaient à Aulolium un temple à Dieu. Alors il était 
donné à nos pères d'assister à un spectacle consolant et plein 
d’espérances. L’esclavage cessait ; l’idée succédait à la force; 
le pouvoir entrait dans des voies régulières ; de vastes entre- 
prises, formées sous les auspices du Saint-Siège, entraînaient 
vers les plages de l’Orient les puissants fauteurs des luttes 
intestines ; et en même temps, l’art renaissait ; et l’architec- 


456 


{ure allait atteindre à une splendeur nouvelle ; et la langue, 
le plus précieux instrument de civilisation, acquérait un 
développement subit. Le portail du temple d’Aulolium ou 
d'Auteuil est du douzième siècle , et les titres où la fondation 
du village est relatée, sont à peu près de la même date. 

Mais ce n’est pas à son origine qu'Auteuil doit sa célébrité. 
Ce n’est pas aux inscriptions de sa chapelle, aux ogives ou aux 
sculptures, qu’il a dù , autrefois comme aujourd’hui, l’em- 
pressement des visiteurs. Nous avons moins d'enthousiasme 
pour le plus délicat travail de l'artiste que pour les inimi- 
tables et capricieuses beautés de la nature. Lorsqu'il nous est 
permis de planter librement notre tente, nous n'avons garde 
de la planter au milieu des édifices ; nous la dressons sur le 
penchant des collines, en face d’un bel horizon et sous un ciel 
toujours d'azur. L’imagination , aimable compagne de nos 
veilles, cherche les régions sereines où, loin des inimitiés et 
des soucis qui la troublent, elle peut disposer d'elle-même 
et goûter les plaisirs dont elle est la source. Pour être heu- 
reuse , il lui faut le soleil et la grandeur des tableaux 
qu’il éclaire ; il lui faut le silence des solitudes et les 
riants aspects des paysages. Ce fut à cause de son attrayante 
situation qu'Auteuil devint l'asile ordinaire des favoris des 
muses et des éminents esprits dont notre nation s’honore. 

Après avoir été habité par Boileau, Racine, Molière, puis 
par le chancelier d'Aguesseau, ce lieu charmant reçut, à la 
fin du règne de Louis XV, des hôtes plus nombreux, appar- 
tenant presque tous à la secte philosophique, et parmi ces 
hôtes, il se trouvait une femme dont la mémoire a été, 
comme la personne, l’objet d’un véritable culte. J’ai nommé 
Mme Helvétius. Issue d’une des plus illustres familles de Lor- 
raine, et élevée par Mme de Grafligny, sa tante, Mlle de 
Ligniville qui avait eu, dit-on, vingt et un frères ou sœurs, 
fut mariée, en 1751, au philosophe fermier-général, à l’au- 
teur du livre de l'Esprit el du poëme du Bonheur. Veuve en 
1771, elle avait fixé son séjour à Auteuil, et sa maison, 


457 


comme j'ai eu l’occasion de le dire ailleurs, était le rendez- 
vous de tout ce que la France comptait alors d’écrivains 
célèbres. Douée des qualités du cœur les plus rares, elle 
était le centre et l’âme d’une de ces sociétés d'élite où les 
maitres de la littérature et de la science au dix-huitième 
siècle, cherchaient un délassement à leurs travaux. Aimant 
son mari avec passion, et placée dès l'enfance sous la tutelle 
de Voltaire, elle partageait, non sans une certaine ardeur, 
Jes opinions dangereuses émises et propagées par les pré- 
tendus régénérateurs du monde; mais ouvrant tous lesjours 
sa demeure à des hommes entre lesquels ne régnait pas un 
parfait accord, elle s’était accoutumée, pour maintenir la 
bonne harmonie, à ne point faire trop paraitre ses senti- 
ments, et grâce à son tact exquis, elle conserva ses amis qui 
tous furent ses admirateurs. Cabanis s'était établi chez 
Mme Helvétius lorsqu'il n'avait que vingt ans, l'abbé Le- 
febvre de la Roche, éditeur des œuvres du fermier-général, 
était aussi installé sous le même toit; l’abbé Morellet occu- 
pait un petit logement isolé au fond du jardin, et il venait 
passer là, nous dit-il dans ses Mémoires, deux ou trois jours 
de Ja semaine, en y apportant son travail. On vivait dans une 
douce intimité, étudiant et écrivant beaucoup pour la plus 
grande gloire de la philosophie anti-religieuse et sans aper- 
cevoir l’abîime où on allait tomber. 

Quand la révolution, préparée de longue main par les dis- 
ciples des novateurs, éclata dans le royaume, plus prompte 
et plus complète qu’on ne le voulait, étrange fut la surprise 
des discoureurs et des pamphlétaires. Les uns montrant 
enfin un peu de bonne foi, sortirent de l'arène pour n’y 
plus rentrer, car ils voyaient leur but dépassé et leur espoir 
perdu. Les autres, moins scrupuleux, après le premier mo- 
ment de stupéfaction, tâchérent de mettre les événements 
à profit, et se lancèrent sans frein dans les débauches d’in- 
telligence dont cette malheureuse époque eut à déplorer le 
scandale. Au nombre de ceux-ci brillaient Sieyés, que. l’es- 


458 


timable Suard a critiqué avec tant de finesse; Champfort 
le misanthrope; La Harpe, Bergasse, le comte de Volney, 
dont la veuve a expié les torts sous nos yeux par ses vertus. 
Ces personnages implacables fréquentaient le salon de 
Mme Helvétius; Cabanis et l’abbé Laroche se rangérent de 
leur bord; Morellet, plus calme et plus sincère, se sépara 
d'eux tous. 

C’est entre les fonts baptismaux de Clovis et l’échafaud de 
Louis XVI qu’il faut placer, a dit Châteaubriant, le grand 
empire chrétien des Français. Or, chaque neure avançait la 
fin de cet empire. Lamentable histoire ! éternel sujet de honte! 
Le contact d’une populace ennemie souillait à chaque ins- 
tant jusqu’à l’hermine royale; la couronne perdait tout son 
lustre, le sceptre tout son prestige, et la seule autorité tuté- 
laire disparaissait dans une ruine irréparable! 

Rheinfeld, fidèle à son serment comme les soldats de Morat, 
fut sourd aux conseils des corrupteurs qui essayaient de dis- 
soudre les liens de la discipline militaire. Pendant les trois 
années d'alarmes qui précédèrent emprisonnement du roi, 
il se tint à son rang de bataille, ferme dans sa conviction, 
inébranlable dans son obéissance et prêt au sacrifice de sa vie. 
Aprés le dix août, lorsque tout fut consommé, 1l fut obligé 
de se soustraire à la vindicte des égorgeurs. Abandonnant 
l’uniforme, il reprit le costume du paysan et fut réduit à 
errer dans les environs de Paris durant plusieurs semaines, 
trouvant de temps à autre de l'emploi comme manœuvre, et 
n’ayant d’autre chevet qu’une pierre sous la voûte du firma- 
ment. Ainsi se passérent pour lui le mois d’août etle mois de 
sertembre. D'affreuses angoisses, de funestes pressentiments 
agitaient son cœur. Il apprenait les nouvelles avec l’appa- 
rente indifférence que sa périlleuse position lui commandait, 
et, dès qu’il était seul, livré sans témoin à ses généreuses 
inquiétudes, les larmes s’échappaient de ses paupiéres, et il 
adressait au ciel des vœux ardents pour le salut du mo- 
-narque et pour le châtiment des coupables. 


459 

: Que d’innocence et de loyauté dans cette âme! Le pré- 
cepte de la fidélité au malheur était naïvement pratiqué par 
ce soldat étranger, au milieu du dénuement et des cruelles 
incertitudes d’une existence sans cesse en péril. Personne ne 
l’entendait que Dieu; ses sentiments étaient secrets, et il ne 
visait pas à recueillir d’amples récompenses pour prix de sa 
vertu.iFidélité, vertu, désintéressement! à la suite du désar- 
roi des consciences, on en est venu à vous assimiler à des 
valeurs à terme, à gros risque, que sais-je? vous avez une 
hausse et une baisse, vous êtes cotés en livres et deniers. 

Un jour, vers le milieu de l’après-midi, Jean suivait tris- 
tement le boulevard extérieur, entre la barrière du Roule et 
la barrière Monceaux, dans le but de tenter quelques dé- 
marches afin d'obtenir de l’occupation sur un des rares 
chantiers où l’on travaillait encore. Comme il était contraint 
de cacher son nom et ses antécédents pour échapper aux 
dénonciateurs, il ne se présentait qu'avec une extrême dé- 
fiance devant les patrons. Déjà il avait inutilement frappé à 
plusieurs portes dans le cours de la matinée et dans la soirée 
de la veille. Presque partout les ateliers chômaient. Les 
maîtres, découragés par les exigences et le mauvais vouloir 
des ouvriers et par la difficulté des paiements, ne consen- 
taient plus à continuer leurs entreprises, et les ouvriers, en- 
trainés pour la plupart dans la mêlée révolutionnaire, se ren- 
datent complices de tous les excès sous l'influence des tri- 
buns. Quelques-uns d’entre eux étant parvenus à se donner 
de l’importance dans les sections, tous les autres étaicnt 
devenus ambitieux et aspiraient à dominer ou du moins à 
vivre commodément avec l'argent et le papier-monnaie qui 
se distribuaient aux auditeurs habituels des clubs. Et puis, 
si Rheinfeld était défiant, les chefs d'ateliers l'étaient aussi 
et ne prenaient pas à gages les inconnus sans exiger d'eux 
des preuves et des garanties, quelquefois même sans leur 
demander des certificats ou des témoignages de civisme. 

L’infortuné fugitif, dénué de ressources, affaibli par les 


460 


privations, était en proie au plus profond chagrin. Venu en 
France dans le seul dessein de servir le roi, comme l’avait 
fait ses ancêtres depuis des siècles, il se voyait maintenant 
chassé de son poste, menacé à chaque instant d’une mort 
qu’il n’avait évitée que par miracle, et réduit à chercher au 
hasard son pain et à se cacher de même qu’un criminel. 
C'est qu’alors, en effet, le monde était renversé! Les hommes 
probes et justes de toutes les classes de la société devaient 
dissimuler leur probité et leur justice, car des bas-fonds de 
la démocratie il était sorti des monstres devenus tout à coup 
tout-puissants et qui poursuivaient à outrance les êtres qui 
ne leur étaient point pareils. 

Rheiïnfeld se trouvait dans un lieu désert. Pour se reposer, 
il s’assit sur le bord du fossé de l’ancienne route de Saint- 
Germain, et croisant les bras, baissant la tête, il s’'abandonna 
aux dures réflexions, aux pénibles pensées qui occupent 
l'esprit d’un homme qui a faim. 

— Encore, se disait-il, si je rencontrais un de mes 
bons camarades des gardes-suisses ! Mais ils ont à peu près 
tous péri dans le terrible massacre ! Que de pleurs dans les 
chaumiëres de nos cantons! L’isolement épuise mon cou- 
rage. À deux qu’aurions-nous à craindre? Nous saurions 
nous aider à souffrir et à vivre. Et d’ailleurs ne parlerions- 
nous pas de nos familles et de nos montagnes, et des 
regrets amers que l'absence laisse aux pauvres et aux per- 
sécutés? , 

Et il eût pu répéter ces vers touchants de Joachim Du 
Bellay : 

Quand revoiray-je, hélas! de mon petit village 


Fumer la cheminée; et en quelle saison 
Revoiray-je le clos de ma pauvre maison ? 


A ce moment des cris déchirants mêlés à des cris de 
triomphe se firent entendre au loin; Jean se leva, et s’ap- 
puyant contre un arbre, il prêta l’oreille. Le bruit partait 
de l’extrémité du faubourg du Roule. Jean s’avança jusqu’au 


461 


petit mur qui portait auparavant les grilles de la barriére. 
Les cris ne cessaient pas; ils étaient plus distincts, et le 
groupe qui causait ce désordre s’approchait. Bientôt Jean 
aperçut une douzaine d’enfants dont l’aîné n’avait pas dix- 
huit ans, et qui, armés de bâtons, se donnaient le plaisir 
patriotique de frapper à coups redoublés une malheureuse 
femme vieille et infirme. La victime, impuissante à se dé- 
fendre contre la troupe des assaillants, implorait du secours, 
mais en vain. Sa voix était couverte par les féroces refrains 
du chant des Marseillais et par les éclats de rire de cette 
jeunesse lâchement sanguinaire. 

À quelques pas de la barrière, la vieille tomba. Jean 
courut près d'elle. Le groupe s’enfuit en ricanant. 

— Eh! la bonne, répondez, qui êtes-vous? Il n’y a plus 
de danger ; ils sont partis. 

— Îls sont partis ! dit la pauvre femme respirant à peine. 
Sont-ils loin? Et soulevant la tête, elle regarda avec une 
sorte de terreur dans toutes les directions. Ses vêtements 
étaient déchirés. Elle avait le visage et les mains en sang. 
Ses yeux exprimaient l’effroi. 

— Qui êtes-vous ? répéta Rheinfeld. Dites où il faut vous 
conduire ; je vous protégerai si je le puis. 

— Où il faut me conduire! Hier j'avais un asile, au- 
jourd'hui je n’en ai plus !.… 

— Allons, vous vous plaindrez plus tard. Si vous voulez 
vous soustraire à ceux qui tout à l’heure vous battaient, sui- 
vez-moi ; je suis comme vous malheureux et abandonné, et 
je compatis à vos souffrances. | 

Et il tendit la main à la vieille pour l’aider à se relever, 
et il l’emmena hors du mur d’enceinte, en la suppliant de 
hâter le pas autant que le lui permettraient ses forces. Il 
était urgent de quitter la place, car ces maudits enfants 
pouvaient revenir avec du renfort et s'attaquer de nouveau 
à la pauvre femme et à son protecteur. 

Lorsque Rheinfeld put croire que le danger était passé, 


469 


il fit asseoir celle qu’il venait de sauver, et s’étant aperçu 
que la malheureuse était blessée à la tête, il alla demander 
dans une maison de l'Étoile, un peu d’eau et du linge pour 
laver la plaie et arrêter le sang. Après ces premiers soins 
qu'il avait donnés avec un calme et une simplicité exem- 
plaires, l’honnête jeune homme fit de nouvelles tentatives 
pour apprendre quelle était cette femme dont 1l avait été 
le bienfaiteur. 

 — Eh bien! vous remettez-vous? dit-il; votre blessure 
n’est pas grave, dans peu de jours vous serez guérie. Mais 
vous ne pouvez rester ici; il faut songer à s'assurer un gite. 
D'où veniez-vous quand ces enfants vous poursuivaient? Ne 
connaissez-vous personne qui soit disposé à vous recueillir ? 
Parlez, car voici la nuit, et à votre âge, après les émotions 
de la journée, vous ne vous exposeriez pas impunément au 
froid. 

— Daigne le Seigneur me retirer du monde maintenant! 
dit-elle... Mon bon maître ! où êtes-vous ?.…. il vous ont sans 
doute assassiné !.… 

— Quelle que soit votre douleur, digne femme, reprit 
l’ancien soldat, expliquez enfin votre situation, afin que nous 
vous trouvions un abri. 

— Je servais depuis trente ans un vieux prêtre de Saint- 
Philippe, répondit-elle en sanglotant. Il y a deux ans, il s’était 
retiré dans un pavillon récemment bâti dans les terrains du 
Roule, et il espérait y achever ses jours paisiblement. Ce 
matin, des agents de la commune sont venus s’emparer de 
lui, des misérables ont pillé sa demeure et m’en ont chas- 
sée en m’accablant d’injures et de coups. 

— Et où espérez-vous obtenir à présent des secours ? 

— Je ne sais. Mon maître m'a cependant confié un papier 
qui doit, m’a-t-il dit en me quittant, me servir de recom- 
mandation. Et elle ira de son sein un billet qui contenait 
ces mots: « Je lègue à Mme FHelvétius ma dévouée servante. » 
. — Quelle est, dit Jean, cetie dame qui porte le nom de 
mon pays? 


463 


— C'est une dame que mon maître allait voir très-sou- 
veut. Elle est riche; elle nabite Auteuil. Mais elle ne me 
connaît pas. Que ferait-elle de moi ? . 

— Ce qu’elle fera de vous? Ce qu’une personne riche 
doit faire d'une pauvre vieille qui lui est recommandée par 
un ami. Ayez confiance. 

Ïl était plus de six heures, et en octobre, à cette heure le 
soleil n’éclaire plus nos régions. Une faible lueur arrivait 
encore à la terre, mais elle devait être remplacée bientôt 
par une obscurité profonde, car le temps était couvert d’une 
extrémité à l’autre de l'horizon. De la route de Saint-Ger- 
main à Auteuil, il y a une grande lieue, et autrefois il fallait 
traverser une vraie forêt et longer ensuite la rivière sur un 
mauvais chemin de halage pour aller d'Auteuil à l’Étoile. 
Comment faire parcourir cette distance, aux approches de 
Ja nuit, à une femme âgée, craintive et dont l'émotion avait 
épuisé les forces, et comment aussi se résigner à voir cette 
jnfortunée, accroupie sur le talus d’un fossé, passer ainsi une 
auit d'automne, dans le plus pitoyable état ?.… 

L’inquiétude et l'embarras de Rheinfeld ne durérent qu’un 
moment. Îl avait pris la généreuse résolution d'accomplir sa 
mission protectrice toute entière, et la Providence, partout 
présente, s'était mise avec lui. L'idée vint au jeune homme 
de retourner à la maison où il avait obtenu accueil deux 
heures auparavant, et d’y demander une charitable hospita- 
lité. Il courut à cette habitation de chétive apparence, et 
s'adressant à celui qui l’occupait : 

— Brave citoyen, dit-il, seriez-vous disposé à recueillir 
pour cette nuit ma mère qui a fait une chute à quelques 
pas d'ici? Elle a de la peine à marcher, et il nous faudrait 
aller jusqu’à Auteuil. 

— Volontiers, citoyen, malgré ton accent prussien. Mais 
je n’ai qu’un lit, pas fameux. Elle le prendra. Toi et moi 
nous dormirons côte à côte sur la paille. Amëne l’ancienne, 
car Je vais fermer. : 





464 

Jean, enchanté du succés de son innocent mensonge, cou- 
rut chercher celle qu’il venait d'appeler sa mère, et lui con- 
tant la fraude, il la fit entrer dans la demeure. L’hôte, brusque 
et rude au premier abord, était un excellent homme. Il eut 
pitié de ses deux commensaux improvisés, et leur offrit 
quelques aliments qu’ils acceptèrent avec un empressement 
et une reconnaissance, preuves irrécusables du besoin. On 
échangea peu de paroles. L’hôte n’était pas communicatf et 
Jean craignait toujours de se trahir. Quant à la vieille, elle 
était plongée dans une sorte d’hébêtement. On se coucha 
comme il avait été dit et le sommeil vint bientôt. 

Le lendemain de bonne heure le canon gronda dans 
Paris. Il en était ainsi tous les jours depuis deux mois. La 
commune, organisée avec une force nouvelle, mettait toute sa 
politique à répandre l'agitation et l’effroi. Elle tendait ouver- 
tement à dominer la Convention qui était à peine installée, 
et à précipiter l’issue du procès de Louis XVI dont l’horrible 
dénouement devait clore l'antique et glorieuse histoire de 
France. Et pour assurer plus vite le triomphe de son sys- 
tème, la commune affamait la ville, désignait aux fureurs 
de la populace les hommes modérés, et distribuait de l’ar- 
gent, des vivres et des munitions obtenues déjà par le pil- 
lage, à des émeutiers de profession. A plusieurs lieues autour 
de la capitale, le peuple consterné, oisif et plus misérable 
que Jamais, était en éveil dès l’aube, attendant au milieu 
d’une anxiété impossible à décrire, le récit des massacres 
accomplis et des attentats préparés. 

La vieille femme appela son protecteur. 

— Hier, lui dit-elle, vous m’avez arrachée à des assassins. 
Je vous dois la vie, je vous dois une reconnaissance éter- 
nelle. Que ne puis-je vous être utile à mon tour ? Il ne me 
reste rien. C’est Dieu qui vous a conduit vers moi, c’est lui 
qui vous récompensera. Qu’il daigne aussi, dans sa misé- 
ricorde, prendre pitié de mon malheureux maître qui sans 
doute est devant lui! 


465 


— Le Seigneur est bon, répondit Rheinfeld ; des blasphé- 
mateurs l’insultent maintenant jusque dans ses sanctuaires. 
Peut-être accordera-t-il quelque faveur à ceux qui conser- 
vent la foi, malgré d’abominables provocations. Suivez mon 
conseil; allons ensemble chez cette dame qui est chargée de 
vous secourir. Si votre maitre vous a recommandée à elle, 
c'est qu’il était sûr de la noblesse de son cœur. 

— Oui, partons; elle est ma dernière ressource sur la 
terre. 

Ïs sortirent tous deux de la demeure qui leur avait servi 
d’abri, cherchant leur hôte pour lui exprimer de nouveau 
leur gratitude. Il se promenait devant sa maison, à grands 
pas, de l’air d’un homme vivement préoccupé. Puis il s’ar- 
rêlait tout à coup, écoutant le bruit d’une fusillade lointaine, 
ou regardant avec une visible inquiétude à l'extrémité des 
avenues. Qui était-11? En quelle manière prenait-il part aux 
événements de la révolution? Rheinfeld ne songea jamais à 
s’en informer. Il le quitta en le remerciant du fond du cœur 
sans en obtenir aucun témoignage de confiance, aucun signe 
qui pôt faire deviner ses sentiments. À une époque où la dé- 
lation était revenue en honneur de même qu’au temps de 
Caligula ou de Vitellius, les relations sociales ne pouvaient 
ni se fonder, ni s’entretenir ; il ne s’établissait point de liens 
entre les hommes, et la vraie fraternité ne s’exerçait alors 
qu’avec des précautions inouies. Comment les citoyens au- 
raient-ils pu se communiquer la plus innocente de leurs 
pensées lorsqu’à chaque instant la trahison et le mensonge, 
largement soldés, remplissaient les prisons de nouvelles vic- 
times ! 

Rheinfeld oubliait en ce moment et la guerre civile, et la 
faim et la fatigue. Chargé de guider et d’aider la vieille femme 
dans la course qu’elle avait à entreprendre pour se présenter 
chez Mme Helvétius, il ne se voyait plus seul et isolé dans le 
monde, et l'intérêt que lui inspirait cette femme était pour 
lui un bonheur véritable. Le cœur redoute la solitude ; il 


46% 


saisit avidement tout ce qui peut l'occuper et le remplir, et 
s'attache au premier objet qui s'offre à lui pourvu qu'il 
espère être payé de retour. Le jeune homme se mit en route, 
l’âme soulagée du fardeau de l'isolement. Il soutenait de son 
bras celle qu’il avait si bien réussi à garantir de la mort ; 
il marchait doucement pour lui rendre le trajet moins péni- 
ble, et cherchait à la consoler par des paroles affectueuses 
et encourageantes. La vieille femme adressait des actions de 
grâce à la Providence, et priait tout bas pour le maitre dont 
elle était séparée et pour le guide qui s'était dévoué à elle. 

Après avoir traversé une partie du bois de Boulogne, ils 
arrivèrent au bord de la Seine, au pied du coteau sur lequel 
est bâti Passy. Là ils prirent du repos. Les eaux de la riviére, 
captives durant l’espace de deux lieues entre des quais élevés, 
retrouvent en cet endroit leur liberté presque entière ; elles 
s'étendent, ralentissent leur cours et se replient en sinuosités 
nombreuses. Sur l’une et l’autre rive la campagne présente 
des aspects enchanteurs; c’est un point de vue ravissant. 
Le soleil, dégagé des nuages qui l’obscurcissaient la veille, 
envoyait ses rayons obliques sur le versant des collines de 
la rive droite, laissant dans l’ombre les villages exposés au 
couchant sur la gauche. L’air n’était pas agité, le ciel était 
pur, tout présageait une chaude journée d'automne. De 
l'autre côté, un brouillard ou plutôt une sorte de fumée 
couvrait Paris et cachait jusqu’au sommet des plus hauts 
monuments. 

Que de choses influent sur les dispositions de l'esprit! 
Dans les saisons qui se partagent l’année, l’état du ciel, la 
pureté de l'atmosphère, l'orage, un temps sombre ou plu- 
vieux impriment à nos émolions diverses un caractère 
particuher. L’éclat d’une belle matinée rafraichit l’âme, 
dispose à l’espérance, dissipe bien des tristesses, adoucit bien 
des douleurs et nous transporte dans les heureuses régions 
de l'illusion. Aussi le spectacle d’une nature riche et vivante, 
inondée de lumière, réchauffée et ranimée par la puissante 


467 


chaleur d’en haut, produisit sur le jeune Suisse une de ces 
impressions fécondes dont l’homme a besoin à certaines 
heures de la vie. Il crut davantage à son étoile , et sa pensée 
s’éloigna plus encore des luttes affreuses que ce même soleil 
allait éclairer aussi. Les haines et les complots des partis, 
les triomphes de l’audace, les meurtres, il avait oublié tout 
cela pour ne songer qu’à la démarche à tenter en faveur 
de la vieille. S’étant levé il se dirigea vers Auteuil, en suivant 
le chemin qui longe la Seine. 

Il avait fait deux cents pas, lorsqu'un homme vêtu avec 
soin, sortit d’un sentier et parut devant lui. Cet homme 
tenait un livre à la main, il était seul et semblait absorbé! 
Rheinfeld l’aborda : 

Pourriez-vous nous indiquer, dit-il, la demeure de 
Mme [elvétius? nous vous en serions bien reconnaissants. 
C'est chez celte dame que je suis chargé de conduire la 
bonne femme qui est avec moi. | 

— La demeure de Mme Helvétius?... J’y vais moi-même. 
Je vous y mêénerai volontiers. Et que voulez-vous lui de- 
mander? 

Rheinfeld dissimula la triste aventure de la veille, mais 
il répliqua : 

— Cette femme est au service de l’abbé C.... ; elle est 
recommandée par lui à Mme Felvétius. 

— L'abbé C..., notre excellent ami? Où est-il ? Lui serait- 
il arrivé malheur ?.… 

La femme répondit par des sanglots. 

L'inconnu pâlit. Il a été arrêté? reprit-il, 

— Oui, hier à quatre heures. 

— Gardez-vous d'annoncer dès aujourd’hui cette nouvelle 
à Mne Helvétius. Voici de l’argent. Restez à Auteuil. J'irai 
vous prévenir lorsque le moment sera venu. 

Et gagnant à la hâte une petite porte de jardin, il la 
franchit et disparut. 

Cte L.-C. de CHASTELLUX. 
(La suite à la prochaine livraison.) 





LES 


MATINÉES DE FRESCATI. 


—LARËsTL 


XVL 


Il demeure donc bien et dèment établi que le cabaret des 
Trois-Mores était digne, de par Aline et le chevalier de 
Boufllers, de la belle compagnie qui y festoyait le 5 juin 
1775, et que messieurs les officiers de Penthièvre et de 
Condé-Dragons s’y trouvaient chez eux. Et vraiment, Condé 
y pratiquait l’hospitalité d’une façon tout à fait grande et 
irréprochable : le souper se rencontrait tel, que le gour- 
mand illustre de ce temps-là, Grimod de la Reyniëre, ne 
l'aurait pas désavoué , et se serait cru, bien qu’au fond de 
la Lorraine, dans son hôtel de la rue Saint-Louis, où ïil 
rédigeait et, plus heureux que M. de Beaujon, digérait ces 
fameux diners qui portaient si haut sa gloire de mangeur et 
le rendaient l’oracle et le roi de Paris à table. 

— Messieurs, disait M. de Saluces aux officiers de Penthié- 
vre, ne nous louez pas tant , s’il vous plaît. Nous sommes, 
pardieu, bien vos obligés ce soir, et de mille façons. Ces 
merveilles, comme vous les appelez, viennent très-bien de 
vous. 

._ — Rendez à César ce qui appartient à César, chanta de sa 
voix douce le petit baron d’Arzac, gascon à la mine hardie, 

tapageur, bataillard, au demeurant le plus aimable convive 
du monde. | | 

. —. Où est César? demanda le comte de Tressan qui se 
faisait servir pour la troisième fois d’un faisan à la Soubise. 


., — Le voici, dit M. de Saluces. - 


470 


Etil désignait un gros capitaine dans Penthièvre, qui por- 
tait sur sa figure la plus complète expression de joie qui se 
püt voir. 

— Le voici, répéta M. de Saluces; c’est M. de Traver- 
say qui a bien voulu ordonner ce repas et nous en laisser 
modestement tous les honneurs. Mais je proclame haute- 
ment sa gloire et celle de Penthièvre! 

Un chœur formidable de louanges s’éleva tout à coup: le 
gros capitaine l’écouta d’un air de satisfaction et d’enthou- 
siasme indicibles. Son émotion, cependant , devint telle qu’il 
crût devoir la calmer par quelqués rasades d’un vin de 
Bordeaux qui avait fait, disait-on, trois fois le voyage des 
des. Il en était retéñt, la derniére fois, én 4759, sous là 
protkttion dû vaisseäu de Sa Majesté, le Zotdiaqiie, que mon 
fait M. le comte d’Aché, lequel assurément re se doutait 
Fuére du précieux bütif qu’il äccompagnait. 

Cette généalogie glorièeuse fut atiestée par le chevalier dé 
Miossens, neveü de M. d'Aché, qui, se trodvaht dé passage à 

Nancy pour aller en exil à Strasbourg, avait été emmenë À 

oht-à-Mousson par les officiers de Condé. Il ne pouvait 
cèttès pas se refuser, sur le triste chemin qu’il faisait, cetté 
Halte joyeuse et imprévue. M. de Maurepas n’en saurait rien’, 
et, à vrai dire, le chevalier s’en inquiétait peu. 

Di se coñtait, pour la centième fois depuis la veille, l'a- 
vériiure qui lui valait cèt exil en Alsace. Se lrouvant, aveë 
Rôjal-Vaisseaux, en garnison à Dunkerque, il y fit la ren- 
contre d’un vieux gentilhomme, grand chasseur, qui, trou- 
vant dans le chevalier un digne enfant de Nemrod, le pri 
eh grande affection et le fit chaëser avec lui du matin au 
süir, et souvent, disait-on, du soir au matin. Les plaisirs du 
rét''élaient pas mieux gardés que ceux du baron de Brè- 
ches. Aussi M. de Miossens s’en donnait-il de tout son cœut 
dans les bois peuplés et dans les prairies giboyeuses de son 
viéil ami. Et quarid oh rehtrait le soir, crotté et affamé 
comme Colletet, fatigué, éréihté, mais tout prêt à recôom- 


471 


mencer à la fanfare des cors et des chiens, de quelles fantas- 
tiques drôleries, de quels audacieux mensonges, de quelles 
monstrueuses hyperboles le jeune homme n’égayait-il pas le 
repas dévoré au coin du feu où le baron enchanté, ravi, 
riant aux larnres, étirait ses jambes engourdies! Pas de 
bonne chasse sans lui, pas de bouteille bien vidée s'il n’en 
prenait sa part! Et le baron de Brèches, ranimé, ragaillardi 
par cette bonne et franche ardeur juvénile, tressaillait d’aise 
en retrouvant dans cette folle tête tous les bruits et les éclats 
de sa Jeunesse dont l'écho résonnait encore dans son cœur. 

Un jour, le baron, triste, préoccupé, écoutait d’un air 
distrait, impatienté, une dissertation du plus haut intérêt 
improvisée par le chevalier sur une trace de renard relevée 
par un piqueur dont ils venaient de recevoir le rapport. 
D’après M. de Miossens, ce ne devait être que la trace d’un 
renardeau faisant ses premières armes, et qu'il fallait garder 
pour l’année prochaine. D’après le piqueur, c'était une fe- 
melle âgée, déjà fatiguée au contraire. 

— Et de plus, disait-il en entourant sa franchise de 
chasseur de tout le respect possible, de plus, je soutiens et 
maiatiens qu’elle est bréhaigne et boîte de la patte gauche. 

‘On voit que la discussion était sérieuse et qu’on était loin 
de s'entendre. 

Le baron, interpellé, répondait par monosyllabes. Le 
piqueur tenait bon, le chevalier aussi. En tout autre moment 
le vieux gentilhomme eût été le plus heureux de la terre. 

— Va au diable! s’écria-t-il enfin en faisant un geste 
énergique au piqueur entêté, et nous laisse en paix! Bré- 
haigne ou non, tu nous gênes; à demain! 

Et quand le piqueur fut sorti : 

— Mon cher ami, dit-il à M. de Miossens, un fâcheux pro- 
cès me force à aHer à Paris, voilà ce qui me rend de si mas- 
sacrante humeur. J’ai à voir des procureurs, des avocats, des 
huissiers, toute la bande noire du Châtelet et des Tournelles, 
et M. de Maurepas par dessus. Comprenez-vous, chevalier, 


472 


M. de Maurepas ! Il me faut donc aller à la*cour.. ce dont 
jenrage! 

Le pauvre baron n'y avait pas mis les pieds depuis le 
jour où il avait rapporté , avec le maréchal de Saxe, un 
drapeau qu'il avait pris à Raucoux, et la cour ne lui sevait 
guère : il aimait bien mieux — et il avait raison — la chasse 
dans ses forêts et dans ses halliers. 

Le chevalier sourit de ce désespoir. 

— Bon, dit-il, n'est-ce que cela? Quand partez-vous, 
monsieur ? 

— Demain, demain, hélas! répondit avec mille soupirs le 
baron de Bréches, demain, et sans chasse encore! sans 
chasse ! Voilà pourquoi ce bélitre m’agaçait les oreilles avec 
ses bréhaignes boiteuses. 

— Eh bien! consolez-vous : je pars avec vous et vous 
mêne à la cour. 

L’heureux baron de Brèches sauta au cou de M. de Mios- 

sens, l’appelant son sauveur, son libérateur, sa consolation; 
lui prodiguant les noms les plus tendres, et l’assurant de 
son éternelle amitié. 
. — Et nous irons en chasse auparavant, ajouta le cheva- 
lier; votre procès ne sera pas perdu pour cela, n’est-ce pas? 
Je tiens beaucoup à savoir qui a raison du piqueur ou de 
moi. 

— Et moi donc! s’écria M. de Brèches tout joyeux et 
oubliant dans les douces perspectives de la chasse du len- 
demain, les robes noires des procureurs, les paperasses de 
Ja grand'Chambre et les antichambres de M. de Maurepas. 

” I arriva que le piqueur eut raison et que le chevalier ne 
s'était pas non plus fourvoyé , car les chiens forcèrent une 
femelle boîteuse du côté gauche et bréhaigne, et M. de Mios- 
sens tua un renardeau : ce qui fit que tout le monde fut 
content. 

- Le lendemain, après avoir fait son testament, ainsi qu'il 
était d’usage en ce temps-là quand on allait du fond d’une 


473 


province à Paris, ap ès avoir visité avec attendrissement ses 
chiens , ses chevaux, s'être assuré que tout allait bien, et 
avoir recommandé toute sa vénerie dans les termes les plus 
pressants, le baron sortait, le cœur tout gonflé, de son vieux 
manoir de Brèches où il vivait et chassait sans interruption 
depuis trente ans. Il emmenait à côté de lui, dans un antique 
carrosse qui datait au moins de la régence , son fidèle 
Achate, le chevalier de Miossens. 

Quatorze jours après, ils entraient dans Paris. 

Le chevalier, qui était la complaisance même et portait 
au vieux gentilhomme une affection véritable , l’accompa- 
gnait partout. Il écoutail avec une patience admirable les 
discussiuns assommantes et les grimoires abominables de ce 
procès malencontreux. Il passait par toutes ses phases, ar- 
gumentait, discourait, calculait : il fit si bien qu'il arriva à 
s'y perdre un peu moins complétement que le baron. Et 
l'affaire n’avançant pas, les deux amis s’ennuyant, le baron 
demanda et obtint une audience de M. de Maurepas. 

La veille du jour fixé, il tomba malade : l'ennui aidant, la 
fièvre le prend, le couche sur son lit, et voilà le pauvre baron 
à se désoler, à jurer comme un mécréant et à s’envoyer à 
tous les diables en compagnie de tous les robins passés, 
présents et à venir. 

— Hélas! se disait-il, mon château abandonné, mes 
chiens sur la paille, mes chevaux sur le flanc, à bâiller, à 
s’ennuycr, plus de chasses depuis un temps infini! mon 
procès perdu, avec tout cela! J'aurais mieux aimé le perdre 
tout de suite! 

Le chevalier l’écoutait et le calmait de son mieux. 

— Laissez-moi faire, voulez-vous”? dit-il soudainement en 
se frappant le front où venait de germer une idée. Oui, c’est 
cela, soyez tranquille , et dans huit jours , si vous voulez, 
monsieur, nous retournerons à Brèches, vainqueurs et plus 
chasseurs que jamais ! 

— Chasseurs ! chasseurs! soupira le malade avec un élan 


474 


de joie : faites donc, pour l'amour de Dieu, faites tout ce que 
vous voudrez ! 

Le chevalier fit quérir le valet de chambre du célèbre 
acteur Chassé, qui faisait alors les délices de l'Opéra, et lui 
montrant le baron de Brèches : 

— Vingt-cinq louis pour toi, lui dit-il, si dans une heure 
je ressemble tellement à monsieur que voilà qu’on me prenne 
partout pour lui. | 

. Le valet se demanda bien pourquoi cet homme jeune et 
beau tenait à ressembler à un vieillard assez laid quand le 
contraire arrivait tous les jours : mais, en drôle bien appris, 
il se contenta de le penser, salua en signe de consentement et 
se mit à l’œuvre. 

Quand il eut fini, le chevalier se leva et s’approcha de 
lit. 

Le baron jeta un cri d’épouvante et se cacha la figure 
dans ses mains se croyant le jouet d’un rêve. 

Cest que la ressemblance était effrayante. Le baron se 
promenait bien là, dans cette chambre, devant lui-même, 
avec ses habits quelque peu surannés , sa démarche sèche, 
vive, ferme malgré son âge, ainsi qu'il l’avait conservée par 
ses habitudes de chasse et d’activité. Sa figure où la vieillesse 
avait bien creusé quelques rides, mais où le sang circulait 
encore vivace et chaud sous la peau hâlée, rl la voyait ke re- 
gardant avec ses yeux à lui. Et comme sa main touchaitlégé- 
rement la garde ciselée de sa petite épée de ville, comme 
elle s’enfonçait bien dans les poches de sa veste brodée, 
jouait avec sa boite ou avec les breloques de ses montres! 
Et voilà qu'il se saluait, se parlait, s’asseyait, se relevait! 
C'était son ombre! 

Et pourtant il était bien là, lui, le baron de Brèches, cou- 
ché, malade, mais éveillé, les yeux bien ouverts, la tète 
saine !.… 

— Allons, s’écria le chevalier avec un geste de joie, je 
suis content : quel succès fou ! Il paraît, Monsieur, que -c'est 
bien vous? Maintenant, à l’œuvre; le reste me regarde. 


#15 


]1 donna cinquante louis au lieu de vingt-cinq au xalet de 
Chassé, lui disant qu’il méritait bien sa réputation du plus 
habile habilleur de l'opéra, le congédia, et serrant la mpin 
au malade qui le regardait toujours d’un air effaré : | 

—. Vous ne devinez pas? dit-il. 

M. de Brèches se mit à rire. 

— Je comprends très-bien, au contraire, mais je ne veux 
pas, mon ami, prenez garde! Il me connaît un peu, je crois. 
. M. de Miossens fit un geste indicible de dédaigneuse jn- 
pouciance, et, saluant le vieux gentilhomme, se fit conduire 
chez M. de Maurepas. 

Quand le chevalier arriva, il y avait foule; il entra avec 
une aisance imperturbable, saluant comme il convenait les 
gentilshommes qui attendaient comme lui. L'un d’eux, s’ap- 
prochant d'un air de connaissance, le salua du nom de 
baron de Brèches, 

— Cela va bien, pensa-t-il, mais que le diable l'emporte! 

Puis de son air le plus aimable, le plus empressé, il répon- 
dit au fâcheux, et soutint, sans sourciller, une conversation 
de famille, de clocher, de laquelle il se tira avec un sang- 
froid et un succès de bon augure. On le trouva rajeuni, plus 
xert et plus vigoureux que jamais : il salua sans rire, et à 
l'appel de son nom entra dans le cabinet du ministre. 

— Qu'il connaisse le baron au qu’il ne Je connaisse pas, 
pensa-t-il, je m’en soucie peu; mes preuves sont faites! 

Ïl exposa à M. de Maurepas son procès avec tant de luci- 
dité, tant de calme et de présence d'esprit, lui en fit si bien 
toucher du doigt les moindres détails dégagés de l’encom- 
brant fatras de la basoche d'alors, sut intéresser avec tant 
de talent le ministre en lui parlant de son neveu le duc 
d'Aiguillon, alors disgrâcié à Aiguillon, sa cause, en effet, 
était si juste, que M. de Maurepas, séance tenante, annota 
sa requête de la façon la plus pressante, et l'assura que rien 
n'en retarderait plus: l'effet. 

— Avant huit Jours, lui dit-il en le congédiant fort gra- 


476 


cieusement, vous aurez gagné votre procès, M. le baron, car 
c'est justice. 

Le chevalier remercia, exalta, ainsi qu’il le devait, la 
haute prudence, la rare perspicaciié, la grâce extrême du 
ministre, protesta de son dévouement au Roi, et se retira 
en demandant à M. de Maurepas la faveur d’une nouvelle 
audience pour lui annoncer le gain de sa cause qui n'était 
plus douteux pour lui. 

Le baron de Brèches eut un tel accès d’hilarité en appre- 
nant le succès de la ruse du chevalier, qu’il en ut guéri 
sur l'heure. 

M. de Miossens, en imprudent qu ‘il était, la —— à une 
de ses cousines, mais sous le sceau du plus grand secret. 
Le secret, comme on le pense, fut si bien gardé que le soir 
même M. de Maurepas en était instruit et qu’on en riait dans 
tout Paris. Il aurait bien voulu se fâcher, mais il n’osa pas. 
Et puis que faire? n’avait-il pas écrit de sa main que la 
cause était bonne, était en état et devait passer sans plus de 
lenteurs? Il ne pouvait se déjuger. Le baron gagna donc son 
procès, mais le chevalier n “échappa à la Bastille que grâce 
à son indiscrète cousine qui fit tout au monde pour la lui 
épargner. Il en fut quitte pour un exil de six mois à Stras- 
bourg. | 

— Adieu, lui dit le baron de Brèches en le quittant, faites 
vite ces six mois-là et revenez à Brèches. M. de Maurepas 
n’est qu’un sol avec sa rancune. Cornes de cerf! je me serais 
enfermé à la Bastille avec vous! 

— Merci, Monsieur, merci, reprit M. de Miossens en l'em- 
brassant. Nous sommes au mois de juin : dans six mois je 
serai à Brèches pour chasser au loup. 


XVIT. 


M. de Miossens avait une manie : c'était de ne pouvox 
dormir, la nuit, sans lumière. Il arriva même une fois, en 


471 

route, que ne sachant où s’en procurer, et tombant de som- 
meil, il mit le feu à ses rideaux et à son lit, puis se coucha 
par terre bien tranquillement. L’incendie le réveilla, la maï- 
son était en feu. Il risqua vingt fois sa vie pour sauver les 
pauvres gens qui l’habitaient, les mit en sûreté et se ren- 
dormit aux lueurs du feu. J1 acheva ainsi la nuit et paya le 
double de ce qu’il avait brûlé. De sa vie, disait-il, il n’avait 
aussi bien dormi. 

Aussi, dans sa chambre des Trois-Mores, trouva-t-il 
ample provision de bougies roses, bleues et vertes; il les 
alluma toutes et se coucha. Au milieu de la nuit une idée 
lui vint. Il se leva, prit les flambeaux, les mit à terre aux 
quatre coins de son lit et se rendormit. . 

Il faisait déjà grand jour quand un valet entra discrète- 
ment dans la chambre et se mit en devoir de commencer 
son service. 

A l’aspect de ce lit aux rideaux fermés, de ces flambeaux 
agitant doucement leur flamme blafarde et livide, le malheu- 
reux fut pris d’une folle idée : 

— Mort! dit-il. | 

Sans oser regarder sous les rideaux immobiles, il revint à 
la porte et voulut la rouvrir; mais ses dents claquaient de 
terreur, ses mains frissonnaient, et se tenant à peine sur ses 
jambes vacillantes, il ne savait plus où trouver la serrure. 
Un nuage passa devant ses yeux; la terreur grandissait, mon- 
tait, le prenait à chaque cheveu... Il secoua, comme un in- 
sensé, la porte qui résistait toujours. | 

Quand il entendit un frôlement de suaire derrière lui. 
Dans son vertige il tourna la têle. 

Il se vit face à face avec un fantôme blanc qui lui mit sur 
l'épaule une main que le misérable sentit peser comme une 
montagne, et sous les doigts de laquelle il plia comme un 
jonc : l’autre main toucha la serrure, ouvrit la porte, et lui 
montrant l'escalier béant, lui fit signe de descendre. 

]l essaya… 





478 


La peur lui avait brisé les genoux et les chevilles. 

Une voix qu'il entend en bas lui donne de la force : 1 
descend. le fantôme descend avec lui. 

Il saute les marches en bondissant comme un daim pour- 
suivi. le fantôme les saute et bondit avec lui. 

[l arrive dans la cour, franchit la porte ouverte, s’élance 
dans la rue, tourne à gauche, court sur le pont, touche le 
parapet et s'arrête : le fantôme le touche et s'arrête aussi. 

Le malheureux pousse un cri de ue saute sur le 
garde-fou de pierre et s'arrête encore. 

Le fantôme se tenait à côté de lui sur ‘Ja pierre usée! 

Alors il fait un signe de croix et se lance dans la rivière 
qui coulait sous les arches, rapide et profonde. 

En même temps que lui le fantôme y tombait. 

Le valet ne savait pas nager : l’instinct de la vie, la frai- 
cheur subite de l’eau lui rendant la raison, il se débattait 
au milieu du courant et poussait des cris lamentables étouf- 
fés par l’eau qui lui entrait dans la gorge. Il entendit der- 
rière lui la respiration sonore d’un homme qui fendait l'eau 
avec vigueur, aperçut, en un moment où le courant le rou- 
Jait sur le dos, de longs cheveux dénoués, flottant, devant 
ses yeux vitreux, comme des herbes, les saisit dans un su- 
prême effort, et s’y attachant comme à la vie, les entraina 
avec lui. 

Quelques minutes aprés, le chevalier L Miossens abor- 
dait, à demi-mort et après une lutte affreuse, Avec le pauyr£ 
diable de valet que l’on eut mille peines à rappeler à lui. Le 
bain l'avait guéri de sa peur. 

Le chevalier lui donna cinq cents livres, le prit avec lui 
et l’'emmena à Strasbourg, puis à Brèches, où il fut décousu 
par un sanglier. 

A. TouTAIN. 

(La suite prochainement). 





© BIBLIOGRAPHIE. 


PERE-— 


CHRONIQUES, CONTES ET LÉGENDES, 


PAR M. CHARLES-AMÉDÉE BENEYTON. 


Sous ce titre, qui assurément intéresse tout d’abord, il vient de 
paraître, à l'imprimerie de MM. Pallez et Rousseau, un livre qui 
restera comme l’une des publications rares et curieuses de ce temps- 
ci. C’est un ouvrage nouveau qui porte l’estampille du passé, c’est 
un rêve tout éveillé qui reporte le lecteur aux faits, gestes et déduits 
du bon vieux temps dont il nous rend la fidèle image. C’est, en un 
mot, une curiosité littéraire et archéologique, et, à ce titre, il mérite 
l'attention et l’estime du public lettré. 

Non loin de Château-Thierry, sur une charmante colline située 
sur la rive gauche de la Marne et qui regarde les riches coteaux 
où l’on récolte la pétillante liqueur champenoise, un fantaisiste, 
en plein dix-neuvième siècle, a fait construire à grands frais un 
magnifique château féodal défendu par de vrais fossés, par de vrais 
ponts-levis, par des mâchicoulis de bon aloi. Rien ne manque 
à ce castel; souvenir des vieux âges, c’est une épreuve après 
la lettre des vieilles constructions féodales , c’est, si nous osons 
dire ainsi, une ruine dans sa première jeunesse. Le livre de 
M. Amédée Beneyton est absolument le castel champenois. Le 
culte du passé, la passion de l’antiquaire ont édifié l’un et l’autre; 
une seule et même inspiration semble avoir présidé à leur naissance 
et à leur achèvement. Mais c’est ici le lieu de laisser parler l’auteur 
du livre; dans une préface à la Marot, il explique dans les termes 
suivants ses intentions et son but : 


« Vous offrant ces presentes récrealives histoyres (lecteurs magna- 
nimes) j'ai voulu et m'a semblé bon coucher icy une epistre à cette 
fin de vous faire entendre que, combien que j'aye mis mon nom au 
present livre, je n’en ai pourtant pas tout l'onneur, car estant na- 
guères.au logis d’un certain notaire et -indieiaire de Sa Majesté, j'ay 


480 


trouvé en plusieurs meschants rolles pouldreulx et grandement des 
chirez certains rares et curieulx propos. Et comme je lisois iceulsx 
pour éviter oysiveté, me suys délibéré d'extraire et rediger en brief 
les croniques, contes et légendes dont plusieurs s’ensuyvent et vous 
les bailler en ce livre. 

» Et m'estant recordé qu'en ce siècle, aulcuns contempteurs des 
anciens croyent que leurs escripts ne se peuvent lire ny entendre qu'à 
grande peine et sans prouffit ny plaisir, j’ay creû que s'ils pouvaient 
lyre ce lyvre avec joyeuseté et liesse, par ainsy ils prendroïent cou- 
raige en la lecture des anticques lettres et d’icelles tireroient une cer- 
taine volupté et ung moult grand proufit, car, come dict un certain 
saige : 

» Qui ignarus est præteritorum, quasi cœcus in futurorum pro- 
rumpil eventus. 

» Delaissez donc ung petit (bons lecteurs) les lettres mondaines de 
ce siècle et vous laissez prendre, comme gentil oysel, au glu du plai- 
sant langaige des antiens. | 

» Sy vous supply ctsemonds(dames et damoyselles desquelles je suys 
devot et fidèle esclave) m’octroyer vostre mercy el bonne grace pour cè 
livre que je vous baille et confie, vous supplyant et avec vous tous ceulx 
qui le vouldront lire (dont plusieurs l’eussent trop mieulx sceu faire 
que moy, s'ils y eussent prins leur plaisir et occupation) que s’il y a 
aulcune faulte, erreur ou obmission, il vous plaise benignement l’ex- 
cuser, mesme veoir le dict livre de bon œil et le recepvoir de bon cœur 
n'oublyant que, s'il ne se peut faire aultrement, vous veulx bien oc- 
troyer permission de baïller votre saoul mais non de dormir, ainsi que 
Monsieur Marot en faict requeste en ses livres. 

» Donné à Metz l'an que le monde cstoit viel mil vit; cens cinquante 
itij, depuys nostre seigneur. » 


Voilà qui est au mieux, et nous savons maintenant non-seulement 
quelle a été l’intention de l’auteur, mais encore nous connaissons 
ses procédés d'exécution. Il ne s’est pas astreint à reproduire le style 
d’une époque donnée du moyen-âge. Son langage n’est pas plutôt 
celui du quatorzième que du seizième siècle, autre ressemblance 
avec l'œuvre de pierre dont nous venons de parler et qui rappelle, 
comme toutes les constructions de longue haleine, les styles d'archi- 
tecture de plusieurs époques. L'auteur a voulu être avant tout 
inteligible ; s’il eût employé les lettres onciales, par exemple, ou s'il 


48i 


eût reproduit ces éternelles abréviations ou ellipses des vieux 
auteurs du quinzième siècle, vrais logogriphes pour les profanes 
qui ne sortent pas de l’école des chartes, il eût rebuté tout d’abord 
et n’eût pu atteindre son but qui est d’amuser et de faire rêver 
au passé en amusant. Il s’est contenté d’approprier à son sujet les 
formes du vieux langage, dont il a fait en quelque sorte une synthèse 
intelligente ; il a répandu sur son œuvre ce parfum du passé qui en 
rend les pages savoureuses et sympathiques. Les aristarques lui 
reprocheront-ils de n’avoir pas reconstruit tout d’une pièce une 
époque déterminée, c’est-à-dire édifié une épreuve ne varielur 
de linguistique rétrospective? Mon Dieu, les difficiles pourront 
lui chercher chicane sur ce point, mais il s'adresse aux gens du 
monde ,et ceux-ci approuveront le parti auquel il s’est arrêté ; les 
savants eux-mêmes lui sauront gré d’avoir donné à l’ensemble de 
son livre un cachet d’antiquité non suspect, et lout le monde le louera 
de lavoir fait spirituel, doucement railleur, divertissant. 

Nous avons pu donner un échantillon du style de l’auteur, mais 
ce que nous ne pouvons indiquer que très-imparfaitement, c’est la 
physionomie de l’œuvre, c’est la coquetterie de son exécution typo- 
graphique, c’est le luxe des gravures, des encadrements, des culs- 
de-lampe, c’est la disposition antique, la ditersité de couleurs des 
caractères qui ont servi à la composer et qui en font une imitation 
parfaite des vieux ouvrages recherchés par nos bibliomanes. Les 
vignettes qui sont nombreuses et sur bois, comme il convient à un 
ouvrage qu’on dirait avoir été composé avant l'invention du burin, 
sont le produit du travail d’un excellent artiste messin et copiées sur 
des manuscrits de notre bibliothèque. Elles reproduisent admira- 
blement l'empreinte naïve du vieux temps et en offrent le décalque 
le plus heureux. 

Cet ensemble inattendu, cet aspect en quelque sorte évocateur du 
passé bibliographique, ont une valeur artistique qui sera appréciée 
des connaisseurs. Rien de plus animé, de plus doctement naïf, de 
plus ingénieusement imaginé que ces légendes et ces contes qui ont 
tous l'attrait de la nouveauté. Fond et forme, le livre de M. Amédée 
-Beneyton est vraiment une œuvre originale et saisissante. Il fait 
autant d'honneur à l’érudition, au tact, à l'esprit de son auteur, qu’à 
la perfection des ressources typographiques des éditeurs. 


VAILLANT. 








CHRONIQUE. 


—< 0€ 2— 


La reprise du théâtre inaugure la saison des orages; c’est le moment 
les débuts, tant redouté des artistes et aussi du public débonnaire qui 
recherche les émotions douces et non les péripéties aiguës. Malgré les 
progrès tant vantés de la civilisation, il se trouve encore des aristarques 
qui s'obminent à demander à leur clef forée leur mode de désapproba- 
tion. Nous avons donc eu quelques scènes un peu accentuées, un peu 
épicées aux bordées de sifflets, mais enfin les vrais principes ont pré- 
valu et lés débutants malheureux ont été exclus conformément aux 
prescriplions de l'autorité, c’est-à-dire à la majorité des oui et des 
nee à la dernière épreuve. Häâtons-nous d'ajouter que les morts du 
champ de bataille scénique appartiennent presque tous à la pléiade 
comiqee ou dramatique. Tous les premiers sujets de l'opéra ont 
êté aveuvillis avec aocklamation ou sont revenus prendre paisiblement 
et même glorieusement possession des emplois qu'ils occupaient l'an 
pussé. 

Les habétués ont considéré comme une véritable bonne fortune le 
tonservation d'un ténor aussi distingué que M. Chambon, voix éten- 
due, individualèté sympathique, un de ces antistes amoureux de leur 
#rt et qui Jai donnent tont ce dont ils sont capables de talents et 
d'efforts. Nous en dirons autant de M. Bessin qui relève une voix de 
hasse-{aille, belle, quoiqu'un peu courte, par une magnifique pres- 
tance, par ue sentiment dramatique bien caractérisé ; de M. Fernando, 
d'un des bons barytons que nous ayons eu, qui vocalise à ravir, qai 
æbtient de.sa voix flexible, un peu faible peut-être, des effets char- 
&hants dans le regèstre mixte. M. Lebreton, le second ténor léger. 
mais M. Lébreton a maintenant une notoriété qui nous force à ne pas 
Hborner à uno simple citation l'appel de son nom. Pendant les débuts, 
il a quelque peu joué le rôle de victime, et a été exposé, de la part d’une 
petite partie da public, à un sentiment de répulsion dont nous ne 
Comprenons pas les manifestations excessives ; car enfin M. Lebreton 


483 


tient fort convenablement son emploi; il a une voix fratche et tim- 
bréé, il dit heuteusément le dialogue, quand il l’a bien appris, toute- 
fois, et ce sont là des qualités assez rares dans un troisième ténor, 
car remarquez qu’un second ténor léger est un troisième ténor en 
définitive. Exiger plus, c’est exiger trop. Plusieurs fois donc, après sa 
réception officielle, il a entendu siffler à ses oreilles l’aspic de Cléo— 
pâtre, el il a fallu que l'immense majorité des auditeurs l’applaudit 
À outrance pour qu'il fût sauvé à l'avenir d'un tel accueil. Recon- 
naissance oblige. Si M. Lebreton pent se reprocher dans le passé quel- 
ques défaillances de mémoire, quelque défaut de zèle dont à a été si 
rudement puni, la vigueür avec laquelle le public l’a pris sous sa 
ne l’engagera, nous l’espérons, à redoubler de travail et d’ef- 
orts. 

L'ânnée dérnière, la partie masculine de la compagnie chantante, 
toñstitüait, sauf certaine individualité, un excellent ensemble. Or, 
telle année noës en avons conservé les meilleurs éléments, et une lacané 
éstentielle ëst tombée. Nous sommes enchanté véritablement du 
premier ténor léger, M. Guillot, qui réunit à une très-jolie voix lek 
qualités les plus rares de diction et de tenue. Nous considérons sà 
dénue comme infiniment précieuse sous tous les rapports. Acteut 
agréable, chanteur sÿmpathique, il rendra à l'opéra comique le lustrè 
qu'il nie pouvait avoir l’année dernière avee un artiste très-zélé sans 
butée, rhais déptorablement nül sous le rapport scénique. Dimanche, 
Mf. Guïllot a interprété le role de Georges Brown dela Dame blanche, 
de manière à prouver que les bonnes traditions de Feydeau ne sont 
phs ‘outes perdues. Une aïsance pleine de charmes, une ‘rondeut 
pléine d’entrain, une distinction incontestable ‘accompagnent che£ 
jui dès qualités de voix et de méthode fort rares. Toujours en scène, 
Toujours dans son sujet, si nous avions à lui adresser un reproche, 
hous lui dirions qu’il exagère parfois son zèle, et qu’il arriverait peut- 
être plus sûrement à l'effet eu faisant moins d'efforts pour y atteindre. 
Avec une prerbière chanteuse comme Mfe Emma Esme et un comédien- 
chanteut éomme M. Guillot, l'opéra comiqüe doit retrouver sa voguë 
parmi nous. 

Au rebours dés aftistes appartenant au sexe fort, toutes nos dames 
de l’an passé nous ont fait leurs adieux, ét le personnél féminin est 
entiéremént renouvelé... Variter donc après cela la fidélité du beau 
sexe !.. Nots avohs perdu Mie Potitley qui, rôssignol voyageur, est 
allée charmer nos voisins de Strashoutg avec son :gentil ramage, et 


484 


nous avons acquis Mie Emma Esme, fauvette à tète brune qui, tout 
d’abord, a fait acccepler sa vocalise brillante, son doux regard lim- 
pide, sa délicate désinvolture. Il y a une harmonie parfaite entre 
l'individualité et le talent de cette jeune fille ; elle a le visage rêveur 
et fin, l’œil profond et velouté, la taille souple et gréle, le geste facile 
et un peu anguleux; son organe, vibrant dans le registre élevé, est 
faible mais savoureux dans les notes de poitrine, les sons filés ont 
celte douceur pénétrante qui passionne et rend vivante la voix 
bumaine ; il y a une extrême recherche dans le choix des traits de 
vocalises, ces irradiations qui illuminent un chant, et surtout une 
réelle intelligence des fins de phrase, qui lui donnent son cachet. Nous 
ne saurions dire que sa vocalisation est toujours irréprochable, car la 
perfection en pareille matière est chose rare, mais elle a des veines ou 
des inspirations, si on l'aime mieux, d'un incroyable bonheur. Tels 
de ses traits ont un éclat, un fini, un succès de réussile qui charment 
et étonnent. Elle excelle dans les gammes chromatiques descendantes, 
les plus difficiles ; ses cadences sont bien conduites, mais parfois un 
peu chevrotées. Le chevrotement en fait de trilles, c’est le ruolz da 
chant. Cela brille, mais ce n’est pas de l'or pur!... Enfin — il faat 
tout dire — la cantatrice ne prend pas toujours la note dans son vrai 
milieu, ou pour parler plus exactement, elle l’attaque en dessous et par- 
fois cela sonne faux à l'oreille, mais elle s’en aperçoit heureusement et 
rentre vite dans le rail de la tonalité. C'est un défaut qu'avec de la 
persévérance elle peut facilement rectifier... Mais quoi ? est-ce qu'il n’y 
a pas de taches au soleil ?.… Très-avenante, d’ailleurs, spirituelle dans 
ses réparties, créant des intentions, touchante sans afféterie dans Lucie, 
faisant de Jeannette une franche, vive, sensible et narquoise fille des 
champs, nuançant convenablement, détaillant ses rôles avec une 
compréhension visible des exigences de la scène. Estimons- nous donc 
heureux d'avoir trouvé dans Mlle Emma Esme une très-agréable 
cantatrice et une comédienne distinguée. 

. Nous ne dirons rien, et pour cause, des mérites de la forte chanteuse 
qu'une création prochaine et intéressante éloigne encore du théâtre 
pour quelquessemaines; mais en fait de forte chanteuse, nous avons la 
dugazon qui en tient fort bien l'emploi, témoin certaine représen— 
tation de la Favorite, où elle remplaça au 4° acte, une Léonor d'em- 
prunt dont le talent parut trop léger an public ; naturellement, 
Mne Gourdon ne pouvait encourir le même reproche, et l’ SUibousasnie 
des auditeurs la porta aux nues, preuve certaine qu'il était vigou— 


485 


reux. M®° Gourdon, introduite sur noire scène sous de si brillants 
auspices, fat acclamée à son troisième début, et elle est des nôtres. 
Certes, elle a des mérites que nous voulons proclamer : elle sait son 
répertoire, elle a toujours les plus fraiches toilettes, et sa voix , sans 
être de velours, risque parfois heureusement la fioriture ambitieuse. 
Elle est applaudie et paraît aimée du public appréciateur. 

Pour ce qui est de la comédie et du drame , nous serons bref. Deux 
des premiers sujets ont, croyons-nous, succombé à la dernière épreuve, 
et l’on dit beaucoup, mais beaucoup de bien da jeune premier , qui 
a le plus grand air, et qui joint à la figure, à l’agrément extérieur 
un mérite sérieux de comédien. C’est une précieuse acquisition. Quant 
aux comiques, nous n’avons pas encore eu l’occasion de les apprécier, 
et c'est heureux pour nos lecteurs, car ils doivent trouver comme nous 
que notre revue est déjà bien assez longue comme cela. 


PHILBERT. 





INSTITUT DES PROVINCES. 


ASSISES SCIENTIFIQUES 


TENUES À METZ EN 1854. 





* SÉANCE DU 13 JUILLET. 


PRÉSIDENCE DE M. V. SIMON. 


MM. Jacquot, vice-président de l’Académie impériale de Metz, 
Alfred Malherbe et G. Boulangé, secrétaire, membres de l’Institut 
des provinces, siègent au bureau. 

Les noms suivants des personnes assistant à la séance sont à 
ajouter aux listes précédentes: MM. Benoît, professeur à l’École 
d'application ; Wagner , P. jésuite; de Foulon ; Ch. Gautiez, archi- 
tecte, membre de l'Académie impériale de Metz, et Barbey, conduc- 
teur des ponts et chaussées, attaché au service hydraulique de la 
Moselle. 

Le procès-verbal de la dernière séance est lu et adopté. 

M. Jacquot rappelle, au sujet de la communication de M. Ter- 
quem, qu'il est important de constater la présence d’une plante 
fossile reconnue dans les exploitations de lignites des couches supé- 
rieures des marnes irisées aux environs de Piblange et de Drogny. 

M. Terquem annonce à ce sujet qu'il n'a pas cru devoir insister 
sur la constatation des fossiles non encore déterminés, tels que les 
débris de plantes trouvés dans le Keuper à Kédange. 

M. Simon-Nicéville ajoute à l’importante communication faite par 
lui dans la séance précédente, qu'il a établi dans ses pépinières, 


481 


près de Metz, une école de toutes les variétés de fruits qui est à la 
disposition de toutes les personnes qui voudront la visiter *. 

M. Lorette, libraire-éditeur à Metz, fait hommage à l’Institut 
des provinces, des trois premières livraisons déjà parues de l’ou- 
vrage qu'il publie sous le titre: La Moselle. Il demande le patro- 
nage de l'Institut des provinces pour cette publication destinée à 
reproduire les dessins et la description de nos principaux monu- 
ments. 

M. Abel a déposé sur le bureau une brochure ayant pour titre: 
Cours de Notariat. Discours prononcé le 7 novembre 1854 , par 
M. Ch. Abel, avocat, docteur en droit. 

M. le commandant Soleirol fait hommage à l’Institut des pro- 
vinces d’un beau volume, grand in-8° de 326 pages, qu’il vient de 
publier: Catalogue des monnaies byzantines qui composent la 
collection de M. Soleirol. 

Cette publication importante pour tous les amateurs de la numis- 
matique byzantine, forme un complément indispensable à l'ouvrage 
de M. de Saulcy. 

_ L'importante collection byzantine de M. Soleirol, composée de 
1035 pièces, a été formée: 

4° Des 500 pièces formant la collection de M. le baron Marchant, 
acquises par M. Soleirol après la mort de M. Marchant; 

2° De la collection de M. le comte de Wiczay; 

3° D'un grand nombre d’achats successifs. 

M. Terquem offre à la Société quatre brochures relatives à ses 
nombreux travaux sur la détermination des fossiles de la Moselle. 

4° Observations sur quelques espèces de lingules; 





1 Nous avons omis la séric des pruniers sur la liste des nouvelles variétés de 
fenits de M. Simon, que nous avons publiée. 


Pruniers. | | Impératrice. 
Éa 1890, il y avait 56 variétés. Pond s seedling. 
En 18%, — 186 variétés. NRA En 
: Dtap d’or (Esperen). 

Voici les variétés qui méritent d'être | Bleu de Perck. 

plus connues : Reine.Claude d’Ouillin. 
Corsemuse. Reine Victoria. 
D'Agen. Prince of Walles. 


dopérioie de Milan. (De Francfort) Quelche pêche. 


488 


2° Mémoire sur un nouveau genre de mollusques acéphalès fos- 
siles ; 

3° Observations sur les pleuromyas et les myopsis de M. Agassiz; 
. 4e Notice sur les caractères anatomiques du fragment considé- 
rable de tête fossile rapportée à un individu voisin du genre croco- 
dile, ordre des sauriens, Teleosaurus Mosellensis, Tqm, trouvé à 
Chaudebourg, près de Thionville, et faisant partie de la collection 
de M. Terquem, par M. Monard aîné. 

M. Pelte, président du comice agricole de Metz, donne lecture 
d’une note qu'il a rédigée en réponse à la quatrième question du 
programme. M. Pelte constate un immense progrès fait par l'agri- 
culture dans le département de la Moselle !. 





Î NOTE DE M. PELTE. 


L’agricollure du département de la Moselle était encore, aan commencement 
de ce siècle, assujétie sans variation à l’assolement triennal, qui produisait peu, 
malgré les labours qu’il exigeait. Si les bâtiments des fermes étaient moins spa- 
cieux , les écuries plus basses et moins aérées, c’est que celte construction était 
ea parfaile harmonie avec la taille des chevaux chélifs du cultivateur qui, faute 
de fourrage, était forcé de les envoyer en pâlure depuis le printemps jusqu'à 
l'hiver, même pendant une partie de la nuit, et que, passant ainsi, en plein air, 
la plus grande partie de l’année, les chevaux ne pouvaient guère être incom- 
modés du manque d’uir dans les écuries. Mais à mesure que les prairies artifi- 
cielles se sont étendues, la taie des chevaux et le nombre des bestiaux ont 
augmenté, amélieration qui a nécessité l'agrandissement des bâtiments qui n’au- 
raicnt plus fourni ni la place, ni la quantité d’air nécessaires. 

Les premiers progrès amenés par les prairies artificielles et l'introduction des 
racines ont modifié l’assolement sans changer sa marche ordinaire; mais la ns- 
ture du terrain de noire département étant très-différente, chaque culiivateur a dû 
chercher à faire produire à la terre les plantes qui lui convenaient le mieux, 
autres que les céréales et le trèfle qui se cultivent partout. 

Pour expliquer les spécialités des plantes appliquées aux différentes sortes de 
terrains, je divise le département en 4 régions: 

4° L’arrondissement de Sarreguemines s’est adonné plus particulièrement à la 
cultore de la pomme de terre, parce que son sol convient à ce tubercule; de là, 
construction d’un grand nombre de déstilleries dont les résidus ont alimenté plus 
de bestiaux qui ont augmenté la qualité des engrais; 

2° Dans l'arrondissement de Briey , la culture du sainfoin et de la luzerne a 
prospéré ; c’est par la multiplication de ces deux plantes que cette contrée s’est 
surtout distinguée dans le progrès. La diflérence qui existe dans la nature des 
terrains des arrondissements de Metz et de Thionville ne permet guère de les 


489 


M. le conte Varr der Straten signale au nombre des nouveaux en- 
grais utilisés dans le département, les résidus azotés de la fabrique 
de produits chimiques de Boulay, appartenant à MM. Appolt, frères. 

M. Abel constate également le bon emploi des déchets des soies 
de porcs de la fabrique de M. Pichon. (Brevet d'invention de 
M. Camus, épinglier à Moulins-lès-Metz.) 





examiner séparément. La plaine de Thionville, depuis Cattenom, en remontant 
la Moselle, jusqu'au département de la Meurthe , peut former la troisième classe. 
Les prairies artificielles de trèfle et de luzerne s’y sont mæmultipliées; la jachère 
n’y est plus en usage que pour une partie seulement dn terrain destiné au colza, 
dont la récolle est une des plus grandes ressources de la contrée. La betterave 
vient encore depuis peu y disputer la place au colza, parce que de nouvelles 
distilleries lui ouvrent un débouché facile. La facilité de se procurer et de trans- 
porler dans les champs les engrais de deux villes, vient en aide au cultivateus 
dans ses entreprises. 

La quatrième classe renferme la partie comprise entre Sicrck et Boulay jus- 
qu’à la limite du département du côté de la Seille. Les progrès de cette dernière 
consistent aussi dans la cullure du trèfle et les belles prairies qui bordeni ses 
rivières; la qualité du terrain a permis ensuite d'introduire dans la sole jachère 
différentes plantes, telles que pois, lentilles, féverolles et quelqnes racines. 

Voici maintenant d’autres progrès généraux faits dans tout le département : 
l'amélioration de la vicinalité est venue en aide à l’agriculture ; la perfection 
des instruments aratoires permet de mieux culiiver et ameublir la terre; les 
machines à battre, dont chacun connait les avantages, sont répandues partout , et 
chaque année on y apporte d'utiles modifications. Dans plusieurs localités, la 
faux a remplacé la faucille pour la coupe du blé, moyen qui procure de la paille 
ea plus grande quantité et diligente la besogne. La confection des moyeltes est 
aussi un progrès à signaler: elles permeltent de couper le blé avant sa parfaite 
maturité, Pabritent contre l’intempérie et conservent à la paille plus de parties 
nutritives; celle méthode laisse au cultivateur le loisir de s'occuper de ses autres 
travaux pendant l'abattage de ses blés qu’il rentre ensuite à sa volonté. Le drai- 
page commence à se propager dans le dépertement; on peut déjà se convaincre 
de son eflicacité, et je suis personnellement satisfait des travaux de ce genre que 
j'ai fait exécuter. 

Tels sont, Messieurs, les progrès déjà obtenus; mais malgré leur incontesta- 
bilité, l’assolement trienoal est un obstacle à de plus grandes améliorations. Pour 
le remplacer, nous avons à indiquer l’assolement quinquennal, très-facile à prati- 
quer ; il augmente la quantité de fourrage, dimioue les chevaux de travail, double 
le nombre des bestiaux qui font baisser le prix de la visnde, tout en fournis- 
sant l’engrais nécessaire à cet assolement, qui produit lui-même en plus grande 
abondance. Quoique très-récent et encore peu répandu, par les avantages er 
procare, il doit être considéré comme progrès. 


490 


M. Van der Straten se plaint de l'insuffisance des stations d'és- 
Jons établies dans le département ; on a obtenu d'excellents résultats 
de la nouvelle station de Metz, il serait à désirer que l'administration 
fût appuyée vigoureusement dans ses demandes par les conseils 
d'arrondissement et les conseils généraux. M. de Straten demande 
que la réunion émette un vœu dans ce sens. L’augmentation du 
nombre des stalions serait le seul moyen de lutter contre les incon- 
vénients de la liberté de la monte. Dans le Luxembourg, le gouver- 
nement exerce un contrôle sévère sur les étalons destinés à Is 
monte, il en résulte qu’un bon nombre de ceux qui sont réformés 
sont amenés en FTance. 

M. Pelte reconnaît les inconvénients signalés, mais il pense qu'il 
serait bien difficile d'obtenir même une seule station de plus, qu'il 
faut procéder progressivement et se contenter de demander d'abord 
un étalon de plus, ce qui constituerait déjà une amélioration no- 
table; que d’ailleurs une honne partie du mal résulte du défaut de 
soin apporté dans le choix des croisements. Les croisements sont 
mal faits, on ne se préoccupe nullement si la jument convient à 
à l’étalon ; on devrait, selon M. Pelte, permettre un choix et aviser 
au moyen d'arriver à un classement ; la commission hippique 
pourrait, par une marque, assigner telle jument à tel étalon. 
M. Pelte reconnaît les difficultés d'arriver à ce résultat, mais on n’en 
doit pas moins, selon lui, chercher à l'obtenir. 

L'assemblée consultée vote l'expression du vœu énoncé par M. de 
Straten. 

M. Pelte constate que les troupeaux de moutons ont considé- 
rablement diminué dans le département, par suite des labours plus 
fréquents, les autres races d'animaux ont progressé, mais l'espèce 
ovine a dégénéré. 

On cultive peu le lin dans la Moselle, les terrains y sont trop brè- 
Jants; ilen est de même du chanvre, le cultivateur n’en plante que 
Ja quantité nécessaire à la consommation de sa maison. La culture 
du millet a été remplacée par celle des colzas et des betteraves. La 
garance n’esl pas cultivée. 

M. Pelte constate que les fumiers sont loin d’être l’objet des soins 
qu'il serait à désirer d’y voir apporter. 

M. Boulangé rappelle à ce sujet que M. le Préfet de la Moselle 
s’est vivement préoccupé de la déperdition des purins dans les cani- 
veaux des traverses des villages ; il a demandé a l'administration 


494 


des ponts et chaussées de chercher à obtenir des cultivateurs l'éta- 
blissement de fosses communes en aval des villages, de manière à 
réunir et à permettre l’utilisation de ces purins. On n’a pas encore 
pu obtenir de résultats. 

M. Pelte ne pense pas qu'il soit pratiquement possible de réaliser 
de longtemps cette amélioration. Les purins directement recueillis 
dans les fosses, sans mélange notable des eaux pluviales, demandent 
déjà une grande dépense de charrois. Ces frais ne seraient pas 
compensés par les résultats obtenus si les purins ont été délayés et 
mélangés aux eaux pluviales qui ne manqueraient pas d'envahir les 
fosses communes. 

Sur la demande de M. le président, M. Pelte donne quelques dé- 
tails sur la substitution qu’il préconise de l’assolement quinquennal à 
l’assolement triennal. Dans le dernier système, les chevaux absor- 
bent les ?/s du produit de la ferme, tandis qu'avec le premier on 
peut diminuer la moitié des chevaux et doubler le nombre des bes- 
tiaux sans augmenter les frais. 

M. Barbey signale les dommages causés dans les prés par l'usage 
de la vaine pâture: les pieds des bestiaux s’enfoncent dans le sol 
détrempé, y occasionnent des cavités dans lesquelles l’eau séjourne 
et y fait périr les bonnes plantes fourragères. 

M. Van der Straten constate les progrès faits par le drainage dans 
la Moselle. On connaît aujourd'hui toute son importance et ses 
excellents résultats. La machine à fabriquer les draïns de la tuilerie 
de St-Julien, près Metz, fournit actuellement d'excellents tuyaux qui 
s’expédient même dans la Meurthe et dans les Vosges. Les envois 
s'élèvent à plus de 100,000 pieds depuis deux mois. 

M. Rolland a fait venir une machine pour la tuilerie de Rémilly. 

L’arrondissement de Thionville en doit une à M. Rhem. 

Une quatrième machine fonctionnera incessamment à Metz. 

Quant aux moyens d'exécution, on doit à M. le préfet de la Moselle 
d’avoir mis les agents de l’administration des ponts ct chaussées à 
‘la disposition de l’agriculture. Des drainages importants ont déjà 
été exécutés à Gorcy par M. Legendre; dans la terre de Preische 
par M. le baron de l'Espée; dans les jardins de Grimont par 
M. Aerts, etc. 

Le drainage est aujourd’hui compris, il fera rapidement de grands 
progrès dans le département. 

M. de Straten signale comme une bonne organisation que l'on ne 


492 


saurait trop recommander, celle de la société de drainage du dépar- 
tement de l'Oise; cette société étend son patronage sur tout le dépar- 
tement, elle fournit des fonds pour faire exécuter des essais, les 
propriétaires n’ont qu'à subvenir à l’acquisition des tuyaux. 

M. Barbey mentionne comme ayant donné les meilleurs résultats 
les drainages exécutés sur une assez grande échelle par M. le colonel 
Ardant, à sa ferme de la Tuilerie, près de Faulquemont ; les foins 
obtenus sont d’une qualité supérieure, et la quantité a été doublée ; 
le terrain est sec, tandis que les prés voisins sont constamment 
humides. M. Barbey signale également le drainage qu'il a fait exécuter 
chez M. Naudé, à Morhange; au commencement de cette année, ce 
propriétaire s’étonnait, dit M. Barbey, de ce que la végétation de ce 
pré parût moins active; ce fait tenait uniquement à la transforma- 
tion qui s’opérait, les mauvaises plantes ne se trouvant plus dans 
un milieu qui leur convint, disparaissaient pour faire place à d’autres. 
Les résultats ne se sont d’ailleurs pas fait attendre et la récolte a 
été excellente. En un autre point, près de Faulquemont, chez 
M. Jean-Pierre, les drains coulent à gueule bée et le terrain est 
complètement assaini. À Faux-en-Forêt, M. Rolland a déjà fait 
exécuter de nombreux drainages ; il a même fait étudier un projet 
d'ensemble du drainage de toute sa ferme, d’une superficie de plus 
de 100 hectares. 

M. de Straten cite comme un excellent guide, le manuel de drai- 
nage que vient de publier M. Barral. 

M. le président rappelle à ce sujet que l’on doit à M. Van der 
Straten un très-bon manuel du drainage, qui a précédé celui de 
M. Barral. 

M. Remy demande la parole sur la 9 question: » Quelle est 
» l’histoire chronologique des jardins et des plantations d’agré- 
» ment qui ont existé dans la circonscription? N'est-il pas regret- 
» table de voir substituer des jardins modernes, dits à l’anglaise, 
» aux avenues et aux anciennes plantations.qui entourent les 
» châteaux des XVIe et XVIIe siècles ? » 

M. Remy constate qu'aux XVIe et XVI[: siècles les dessinateurs 
de jardins n’ayant à leur disposition que des arbres de haute tige, ne 
pouvaient que planter les imposantes avenues qui font encore notre 
admiration; mais que l’introduetion dans nos pépinières, des si 
nombreuses variétés de charmants-arbustes alors inconnus, ‘a né- 
cessairement amené la révolution qui s’est opérée de nos jours, et la 
plantation par massifs des jardins anglais. 


493 . 


M. Simon-Favier donne lecture d’une note qu’il a rédigée en 
réponsesà cette question. M. Simon fait l’historique complet de l’art 
de dessiner les jardins depuis la création des jardins de Versailles 
jusqu’à nos jours. La modestie des fortunes ne permet plus, dit 
M. Simon, l'introduction dans les jardins des statues et des fon- 
taines monumentales, ni l'entretien d’une nuée de jardiniers cons- 
tamment occupés à transformer les 1ifs et les charmilles en vases, 
en magots, en temples et en grottes. La révolution opérée dans les 
fortunes a nécessairement amené celle des jardins, et il n’y a pas 
trop lieu de se plaindre, dit M. Simon, des résultats obtenus !. 





Î NOTE DE M. SIMON LOUIS AINÉ. 


Messieurs, 


Le jardin, dans le principe, était un terrain dépendant de la maison d’habilation, 
disposé, comme cela a encore lieu chez les habitants peu aisés de la campagne, à 
produire des légumes et des fruits ; plus tard il a été destiné en même temps à la 
promenade et à récréer la vue. 

Le genre pittoresque, vulgairement appelé anglais, est celui qui remplit le mieux 
ce but ; c’est bien certainement le plus simple, c’est le genre qui se rapproche le 
plus de la nature, puisqu'il présente dans son ensemble l'aspect d'un beau site, tel 
que la nature nous en offre souvent. 

Le principe du jardin fransais était exclusivement architectural, par conséquent 
diamétralement opposé à celui-ci. | 

L'architecte seul disposait à son gré des différents éléments d’un jardin: la terre, 
l'eau, les arbres étaient soumis à une rigoureuse symétrie. On se rappelle le dé- 
chiquetage du terrain, lorsqu'il n'était pas disposé en lignes droites fastidieuses ; les 
arbres laillés en murailles et en portiques ; le monotone étalage de colifichets dis- 
gracieux ; les arbres et arbustes tondus et sculptés; les charmilles en magots , les 
buis en marmousels ; tout élait trailé comme la pierre de taille; l’eau elle-même 
encaissée el distribuée avec la même symétrie de ligues et de proportions ; partout 
l'architecture en perspective. 

Ce genre pouvait convenir aux grandes fortunes et sux jardins publics. C’est 
ainsi que le terrain de l’Esplanadé a reçu assez convenablement ces dispositions. 

Si cet emplacement avait été doté en même temps du complément obligé que le 
dessin et le tracé de l'architecte semblent encore indiquer aujourd'hui: des eaux, 
des sialues, des groupes, il ne laisserait rien à désirer. 

Frescati a pu, eo la possession d’un riche prélat, produire un effet imposant et 
étaler le luxe, jusqu’au point de dorer le sable de ses allées ; mais quelle serait 
aujourd’hui la fortune dans le pays, qui pourrait continuer Frescali? 

Îl y a sans doute des jardins français d’un ordre inférieur et à la portée des 


494 


M. Ad. Des Robert, président de la Société d’horticulture de la 
Moselle, appuie les conclusions de M. Simon. 





fortunes les plus modestes : un carré de terrain divisé par des lignes droites et qui 
place inévitablement sous les fenètres de l’habitation une plantation de choux ou 
de laitues, je ne pense pas que ce soit là ce qu'on semble regretter le plus aujour- 
d’hui et que l’on se propose de comparer au genre pittoresque pour lui disputer 
la palme. I faut convenir qu’il n’y a pas de milieu possible dans le genre fran- 
çais ; pour produire un cffet grandiose, il faut Frescati; si l’on sort de là, on tombe 
dans un trivial désespérant. 

Vous trouvez bien encore les jardins français de M. le président à mortier 
de Chazelles, à Lorry-devant-le-Pont ; de M. de Rosières, à Coin-sur-Seille; de 
M. d'Ourches, à la Grange-aux-Ormes, dans ses premières dispasitions, el beaucoup 
d’autres qui avaient acquis dans ce genre une certaine réputation, et qui, il fautle 
reconnaître, pouvaient bien avoir leur charme ; mais il faut avouer en même 
lemps qu'on pouvait se dispenser d'en faire le tour pour les visiter ; il suffisait 
de se placer sur le perron de la maison d’habitation, et il n’était pas nécessaire d'en 
descendre les marches pour en saisir les détails. 

Le plus grand reproche qu’on ait adressé jamais aux jardins français, c’est 
de montrer l’ensemble de suile et de rien laisser à deviner; c'est une décoralion 
en permanence qu’on ne peul varier qu’en changeant les vases et les statues de 
place. Partout régularité géométrique, l’art seul est en présence ; la nature est 
laissée en det.ors de la grille ; tout est soumis au compas, jusqu’à la tête des arbres. 

De ce système exclusif, il semblerait qu’on ne düt retirer qu’une monolonie con- 
tinuelle; cependant, pour être juste, il faut constater qu'on a su quelquefois en 
tirer des effets gracieux et imposants. 

Chacun connaît les majestueuses créations de l'architecte Le Nôtre, à Versailles, 
à St-Cloud, à Schweilzingen. 

On raconte que cet homme de génie eut son antagoniste dans le genre pitto- 
resque, à la cour même du grand roi, parmi les valets de chambre de sa maison; 
un nommé Dufresny fut chargé par l'abbé Pojot de dessiner sou jardin en ce 
genre, dans sa campagne près de Vincennes. 

Cette nouveauté attira quelque temps la foule et fit Lant de bruit que lorsqu'il 
fut question d'embellir Versailles et d'en tracer les jardins, Dufresny présenta ua 
plan au roi, en rivalité avec celui de Le Nôtre. 

Ce plao consistait à transformer tout l’emplacement qui comprend le parc et les 
Trianons en un vaste paysage, ou plutôt en une agrégation de scènes pittoresques 
daos lesquelles on devait construire des églises, des villages, des rochers et des 
ruines ; mais Le Nôtre l'emporta. Louis XIV le chargea de la composition de ses 
jardins ; il ne put se décider à faire infidélité à l’ordre et à la symétrie. 

On assure encore que le genre pittoresque, qui n’avait pas été accueilli à la cour, 
fut abaudonné et mème tourné en ridicule. Banni de France, il se réfugia en An- 
gleterre. 


495 


M. Boulangé, tout en reconnaissant le mérite et la justesse des 
observations qui viennent d’être présentées à la défense des jardins 
anglais, demande s’il n’y aurait pas néanmoins lieu de constater 
que l’anglomanie, en matière de jardins, nous a conduits à une exa- 
gération regrettable au point de vue des deux extrémités de l'échelle 
sociale. Les jardins de Windsor et d'Hamptoncourt ont conservé, 
romme ceux de Versailles, leurs magnifiques avenues, et il n’y a 
pas à s’en plaindre; mais c’est surtout au point de vue du modeste 
jardin qui avoisine une habitation plus modeste encore, que M. Bou- 
langé regrette de voir la manie du jardin anglais, bouleverser les 
allées droites si rationnelles sur un terrain plan, arracher de ma- 
gnifiques espaliers et les rangées de fruitiers nains que le proprié- 
taire taillait lui-même avec amour. Les plates-bandes chargées de 
fleurs, bordées du buis traditionnel ou de gazons fleuris, offraient 
à la promenade des attraits particuliers et une commodité toute ra- 
tionnelle. Ces beautés ne s’accommodaient plus avec des aspirations 
plus élevées vers limitation du grand jardin; l'horizon restreint, 





Dès cette époque, les Anglais échangèrent lous les colifichets et les puérilités da 
genre français , treillages , tonnelles , cabinets de verdure, découpures, festons et 
autres niaiseries dont leurs jardins étaient surchargés, confre les points de vue et 
les beaux sites du genre pittoresque. 

Briggemonn, Eyre, furent les premiers architectes paysagistes de l'Angleterre ; 
Browa vint ensuite, et plus tard Kent, qui poussa le systèmedans les conséquences 
les plus rigoureuses : il copia la nature trait pour trail. 

Ce n’est que depuis une soixantaine d'années que le genre pittoresque a été in- 
troduit en France; à dater de ce moment, les allées droites, les charmilles, les ter- 
rasses ont été renversées successivement. 

Mais ce qu’on appelait d’abord genre anglais n’avait aucun rapport avec les créa- 
tions anglaises : ec n’était point l’imitation des scènes de la nature, mais une pro- 
fusion ridicule de petits chemins heurtés et contournés en forme de labyrinthe, 
d’escargot, accompagnés de rocailles et de croquantes ébouriffantes. 

Ce ne fut que vingt années plus lard que le genre vint à s’épurer ; de ce mo- 
ment datent les belles créations d’Ermenonville, du Rincy et autres, dans les envi- 
rons de Paris ; les belles plantations de M. le comte d'Ourches à la Grange-aux- 
Ormes, de M. Durand à Eurville, et après encore celles de M. de Montigny à Lan- 
donvillers, de M. Durand à Tichémont ; aujourd'hui on peut juger de l’admi- 
rable effet de ces belles créations. 

Aussi depuis quelque temps les transformations sont-elles générales , se font- 
elles plütôt sous l'empire de la mode que par l'attrait du beau? C’est ce qu’il est dif- 
ficile de décider. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles ont lieu et qu’il importe 
surtout de le constater aujourd’hui. 





496 


limité par des murs, n’était pas assez étendu pour l'ambitieux pro- 
priétaire. Îl veut un jardin anglais; son modeste enclos résumait 
une pensée , 1l la lui enlève après avoir réalisé une maxime trop 
connue aujourd'hui: misère et ostentation. 

M. E. Gandar aborde la question à un point de vue plus élevé; 
après avoir résumé la liste des jardins les plus remarquables de la 
Moselle, sur laquelle on remarque les noms des jardins de M. le 
comte d'Ourches, à la Grange-aux-Ormes ; de M. Aerts, à Grimont; 
de M. le baron de Montigny, à Landonvillers ; de M. le marquis de 
Pange, à Pange; de M. Durand, à Tichémont, M. Gandar rappelleque 
l'on ne saurait aborder la discussion sur le tracé et la création d’un 
jardin, sans avoir égard à la pensée du créateur de ce jardin. 

M. le marquis de Pange, dit M. Gandar, passait une partie de 
l'année à Paris; il s'agissait pour lui de se créer une résidence 
à la campagne, débarassée des mille soins qu’exigeait un jardin 
dans lequel on demanderait beaucoup à l’art et moins aux horizons. 
M. de Pange a compris tout le parti qu’il pouvait tirer de sa terre 
de Pange: une immense prairie arrosée par la Nied, limitée par le 
pont et sa ferme de Domangeville, des côteaux boisés, quelquesfleurs, 
des pelouses près du château, des massifs d'arbres verts et de toutes 
essences , artistement plantés dans les coins les plus incultes de 
ses fermes, voilà son jardin. Il ne faut chercher le système fran- 
çais que sur les routes qui y conduisent. 

On a cité les jardins de Tichémont, mais là M. Durand a abus 
des massifs, l’unilé a manqué dans la pensée créatrice. 

M. le comte d’Ourches, à la Grange-aux-Ormes, et M. Aerts, à 
Grimont , qui n’avaient pas les mêmes motifs que M. de Pange, ont 
moins franchement mis de côté le système français; ils ont procédé 
avec plus de timidité. M Gandar aime à retrouver à Grimont une 
charmille que l’on a soigneusement conservée auprès de l’habitation; 
un peu plus loin, dans un coin presque oublié, on peut voir encore 
une vingtaine d'arbres fruitiers qui rappellent le classique verger 
d'autrefois. À la Grange-aux-Ormes également, on ne passe pas 
immédiatement du château à la campagne; dans les deux jardins, 
le système anglais domine , mais on y voit percer quelques souve- 
nirs et peut-être quelques regrets du syslème français. 

On a parlé de l'insuffisance des fortunes, dit M. Gandar , mais 
si le jardin français avait ses ruines postiches et ses rocaillés, le 
jardin anglais n’a-t-il pas à son tour multiplié les fabriques ? On a 


497 


été trop loin dans le système anglais, comme l’a fait sentir M. Bou- 
langé: on jette directement la maison dans la campagne ou dans les 
bois , il y a là un défaut d'unité regrettable. Si le château est monu- 
mental, que ses abords soient en rapport avec son architecture; si 
J'habitation est rustique, que le jardin qui l’avoisine soit rustique. 
La main de l'architecte qui se retrouve partout dans la maison, 
doit se retrouver dans le jardin qui l'entoure. Si l'habitation a ses 
perrons, il est bon que le jardin ait ses avenues et ses terrasses, 
qu'il ait son parterre près du salon et peut-être même sa charmille; 
il est naturel, en un mot, que le jardin français serve de transition 
entre la maison et le jardin anglais. 

M. Gandar regrelterait beaucoup que Louis XIV eût sacrifié son 
jardin de Versailles au projet de remaniement de Dufresny, le 
poète comique. Il faut que l’architecture de la résidence se fasse 
sentir dans le jardin qui l’avoisine, et cette pensée a été bien sentie 
à Versailles ; le grand Trianon offre en effet une charmante transi- 
tion entre les deux systèmes: on y voit déjà des massifs abandonnés 
à toute leur puissance de végétation, et au petit Trianon, où l’éti- 
quette est mise de côté, on trouve un véritable jardin anglais. 

Partout, en un mot, où il y a un palais, il faut un jardin français. 
Nos maisons elles-mêmes ont encore quelquefois assez de préten- 
tions pour nécessiter une transition au passage de la maison au jar- 
din. M. le comte d'Ourches, dit M. Gandar, était bien de cet avis, 
et cependant son habitation de la Grange-aux-Ormes était assez 
modeste. 

M. Van der Straten, qui avait demandé la parole, déclare n'avoir 
rien à ajouter aux observations si bien senties, si poétiquement 
exprimées de M. Gandar. 

M. Simon-Favier avoue que l'on ne peut mieux traiter la ques- 
tion des jardins que ne vient de le faire M. Gandar; que d'ailleurs 
il n’a cité la proposition de Dufresny à Louis XIV, au sujet du 
jardin de Versailles, qu’en vue de constater surtout que c’est à lui, 
c’est-à-dire à un Français, que l’on doit la première idée de la créa- 
tion des jardins anglais ; qu’en préconisant les jardins anglais, il a 
eu surtout en vue la modicité de la majorité des fortunes. Que le 
système français sera toujours le mode le plus convenable à appli- 
quer à la création des jardins publics. Si un particulier est assez 
riche, dit M. Simon, pour entretenir un jardin dans lequel on mé- 
nagerait la transition demandée par M. Gandar, l'effet produit ne 


498 


peut qu’ètre satisfaisant, et l’on pourrait, sans inconvénient, adop- 
ter un système mixte dans lequel des avenues droites ne seraient 
pas constamment maltraitées par le ciseau. 

M. Simon ajoute qu'il a visité fréquerament le jardin de M. le 
comte d’Ourches, et que ce dernier , dont la place est marquée à 
jamais au nombre des plus habiles dessinateurs de jardins, était 
plus dévoué au système anglais que ne l’a indiqué M. Gandar. « Plan- 
tez, plantez toujours, » répondait invariablement M. d'Ourches à 
ceux qui le consultaient. Il prétendait même, dit M. Simon, que tout 
l'art dés jardins était résumé dans quelques lignes d’un ouvrage 
anglais qu’il lui montrait et dont le sens peut-être ainsi résumé : 
« Pour établir un jardin , il faut planter le terrain de telle sorte 
» que dans un temps plus ou moins reculé , la cime des arbres se 
» dessine sur le ciel comme les montagnes à l’horizon , et que les 
» allées serpentent dans les pelouses et les massifs comme le ruis- 
» seau dans la prairie. » 

M. Simon persiste à croire que dans le cas le plus général, ce 
que l’on a de mieux à faire est de suivre le système anglais. 

M. Abel cite la visite des beaux jardins anglais de Rémilly, des- 
sinés par M. Auguste Rolland, comme la meilleure réponse à faire 
aux adversaires du système anglais. 

M. Van der Straten fait remarquer qu'il était impossible , sur le 
sol accidenté de Rémilly , de faire autre chose que des jardins an- 
glais: que le jardin français suppose des avenues en terrain plan; 
que dès lors l’objection ne saurait être concluante contre l'opinion 
émise par M. Gandar. Le château de la renaissance de Hombourg- 
sur-Canner a besoin de ses avenues ét de ses terrasses, sur les- 
quelles il est pour ainsi dire greffé. Toute autre disposition serait 
un contre-sens regrettable. 

M. Des Robert résume la discussion et en conclut que tout le 
monde est d’accord êt sé range à l’opinion de M. Gandar. 
M. de Chastellux eite les jardins français d’Arry, appartenant à 

M. le baron Jacquinot, comme méritant d’être signalés. 

M. Gandar regrette que l’on n’ait pas fait de recherches sur ce 
que l’on doit à M. de Tschudy relativement aux études sur les har- 
monies des feuillages. 

M. Van der Straten croit que M. de Tschudy s’est peu occupé des 
dispositions , mais qu’il s’est considérablement occupé de l’intro- 
duction de nouvelles essences. On lui doit le sophora, les tulipiers, 


499 


le vernis du Japon. On peut encore admirer à Colombey un magni- 
fique sophora qui est le père de tous ceux du pays. 

M. Jacquot répond à la cinquième question: La présence du 
» phosphate de chaux ayant été constatée dans les terrains cré- 
» tacés, quels efforts les sociétés savantes doivent-elles faire pour 
» en hâler Femploi à l'amendement des lerres quand elles se 
» irouvent dans le voisinage de cetle substance. » 

: La manière dont cette question est posée, dit M. Jacquot, semble 
peu applicable au département de la Moselle, dont la position géo- 
logique est bien éloignée des terrains crétacés; mais néanmoins elle 
a son importance dans notre département. On a trouvé dans le dé- 
partement du Nord des rognons de phosphate de chaux, isolés dans 
la masse crayeuse , de même que nous avons constaté dans la Mo- 
selle la formation des masses siliceuses. M. Jacquot pense que quoi- 
que nous soyons loin de la craie, il ne faut pas pour cela en conclure 
que l’on ne pourrait pas rencontrer dans nos roches des parties 
contenant assez de phosphate de chaux applicables à l’agriculture. 
Nous avons en effet des roches dans lesquelles l'acide phosphorique 
se trouve en assez grande abondance, et ilest probableques’il n’a pas 
encore été signalé, cela tient uniquement à ce que ces roches n’ont 
pas été suffisamment étudiées. On a constaté, en effet, la présence 
de l’acide phosphorique dans le minerai de fer de la partie infé- 
rieure du lias et dans les ovoïdes des marnes supérieures du lias. 

Si les analyses étaient faites avec soin, on le trouverait dans les 
roches formées au sein de la mer, car les animaux qui y ont laissé 
leurs dépouilles ont du y laisser de l’acide phosphorique. Il doit 
exister en grande profusion dans la nature, car il entre pour une 
partie notable dans la composition des os de tous les animaux. Il 
est tiré de la terre, surtout par les céréales ; on en trouve en effet 
12 par 100 dans les cendres du blé. 

Les cendres du bois en contiennent une quantité assez notable. 
I faut donc qu'il entre d’une manière assez notable dans la com- 
position du sol, car les détritus des animaux vivants ne suffiraient 
pas à cette production. Les terres des environs d’Odessa, qui pro- 
duisent indéfiniment de blé sans engrais, en les laissant unique- 
ment reposer, doivent contenir le phosphate de chaux en grande 
abondance; on y a constaté que ces terres en contenaient jusqu’à 
4 millièmes. 

Jl y aurait dans notre département des recherches à faire à ce 


U00 
sujet; on pourrait trouver des roches où l’acide phosphorique se- 
rait en assez grande quantité pour que l’on puisse les recommander 
comme amendement. 

Les agriculteurs ont constaté que les marnes employées comme 
amendement n'agissent pas toutes de la même manière; ce fait ne 
tiendrait-il pas à ce qu’elles contiennent plus ou moins de phos- 
phate de chaux ? 

Si on faisait des recherches chimiques suffisantes , on trouverait 
certainement des roches où cette substance serait plus concentrée, 
et on expliquerait ainsi cette différence signalée par les agriculteurs 
de la plus ou moins grande efficacité de certains corps qui néan- 
moins semblent analogues. 

La séance est levée à neuf heures. 
Le Secrétaire, 
Geonces BOULANGE. 


L'administrateur-gérant de l'Austrasie, 
À. RoussEav. 





Metz , Imp. de Pallez et Rousseau. 





YIRGILE, ENCHANTEUR. 


CR STA — 


Virgile est celui de tous les écrivains de l’antiquité qui, 
au moyen-âge, a Joui de la célébrité la plus grande. Pé.- 
trarque imita le style de l’Énéide dans son poème sur l'Afrique, 
Dante prit Virgile pour guide d’une partie de son mysté- 
rieux voyage, il l’appela altissimo poeta et commença à 
écrire la Divine Comédie dans la langue même de son au- 
teur de prédilection. En 1227, les habitants de Mantoue 
déclarèrent Virgile seigneur de leur ville, son portrait fut 
mis sur les drapeaux de la cité, une statue lui fut élevée, 
on battit monnaie à son effigie. On le considéra presque 
comme un saint. Le jour de St-Paul on chantait à la messe 
ces deux strophes : 

Ad Maronis mausoleum 


Ductus, fudit soper eum 
Pie rorem lacryme. 


Quam te, inquit reddidissem 
Si te vivum invenissem 
Poetarum Maxime! 

Si l’on voulait connaître sa destinée , on introduisait une 
épingle entre les feuillets de l’Énéide, et le vers que l’épingle 
rencontrait était interprêté comme un oracle, on appelait 
ce mode de divination les sorts Virgiliens. — Virgile était 
resté tout ce que signifiait le mot latin vales, poëte et pro- 
phète. 

On a dit, ilest vrai, que Virgile l’enchanteur était pour 
le moyen-âge un être distinct de Virgile le poëte. Legrand 
d’Aussy a partagé cette opinion. On ne peut nier, toutefois, 
qu’au xvr° siècle le véritable Virgile n'ait passé encore pour 





002 


avoir été un habile magicien. On lit dans la Démonomame 
de Bodin: « Virgile, qui estoit en grande reputation de 
sorcier; » et Belleforest dit dans ses Histoires prodigieuses : 
« Les esprits ont peur des espées desgainées ainsi qu’on 
recueille d'Énée aux enfers qui n’est dit sans mystère par 
Virgile qui n’ignoroit rien des supperstitions des enchanteurs 
avoir desgainé son espée... » Le trésor de Saint-Denis pos- 
sédait un miroir que l’on considérait comme magique et qui, 
dans l'inventaire de l’abbaye, était désigné par ces mots : 
« Miroir du prince des poëtes, Virgile, qui de jayet. » 
Enfin, si au souvenir de Virgile ne s'étaient attachées des 
idées cabalistiques, pourquoi aurait-on transformé la muse 
de l’Énéide en une sorte de sybille? 

IL peut sembler très-étrange de voir le poète regardé tout 
à la fois et comme un magicien et comme un être mystique; 
nous avons eité les vers que l’on chantait en Italie le jour de 
la fête de saint Paul et qui le représentent sous ce dernier 
aspect. En France on parait aussi avoir atiribué à sa personne 
quelque chose de sacré. Dans une sorte de tragédie en vers 
latins rimés, Virgile se trouve associé aux prophètes; il vient 
avec eux adorer le Christ dans son berceau, et mêle sa voix 
aux leurs pour débiter un long benedioimus qui termine 
la pièce. Deux églogues expliquent peut-être comment on 
donna au poête des caractères si différents. L'une est celle 
où Virgile fait l’horoscope d’un enfant illustre. Il règne 
dans celte pièce un ton prophétique, on croirait entendre 
un écho d’Isaie: « Un petit enfant nous est né, un fils nous 
a été donné, il sera appelé l’admirable, le conseiller, le Dieu 
fort, le prince du siècle futur , le prince de la paix, etc... » 
Des commentateurs essayant d’éclaircir le sens de la que- 
trième églogue ont pensé que Virgile avait annoncé le 
Messie; l’obscurité et l'enthousiasme avec lesquels elle est 
écrite peuvent faire comprendre qu’au moyen-âge on ait 
conçu celte opinion. L'autre églogue à laquelle Virgile 
put devoir sa répulation de magicien est la vnre de ses 


503 


bucoliques: le poëte y parle d’une bergère qui, par des 
enchantements, cherche à regagner l’amour de l’infidèle 
Paphnis. C’est là sans doute l’origine de l'incroyable légende 
que raconta le moyen-âge. Cette légende, sans cesse augmen- 
tée de nouveaux détails , fut redite par Hélinand, dans sa 
Chronique universelle; par Gervais de Tours, dans Olia im- 
peraloris; par Neckam, dans son livre sur la nature et la 
propriélé des choses. Virgile devint le Deus ex machinä du 
Dolopethos. Dans l'Image du Monde, espèce d’encyclopé- 
die rimée qui fut écrite à Metz au XIle siècle, on trouve 
le récit de nombreux prodiges attribués à Virgile, et d’une 
égrillarde vengeance à laquelle il est fait allusion dans le 
Champion des Dames, de Martin Franck; dans le roman de 
Renard contrefait, dans les Controverses du sexe masculin 
el du sexe féminin, de Gratien du Pont; dans la Marguerite 
poëlique d'Albert de Eib, et qu’en Espagne débitérent 
l’archiprêtre de Talavera, et l’archiprêtre de Hita, Juan 
Ruiz. On remarque aussi dans les romances espagnoles une 
pièce dont un personnage appelé Virgile est le héros, et 
que nous allons traduire. 


ROMANCE DE VIRGILE. 


Le roi envoya saisir Virgile et le fit mettre en un lieu retiré parce 
qu'il avait fait une trahison dans le palais, parce qu'il avait fait vio- 
lence à une damoiselle appelée dona Isabel. Sept ans il fut captif 
sans que l’on se souvint de lui. Mais un dimanche, pendant la messe, 
il revint en mémoire au roi. — Mes chevaliers, Virgile, qu’a-t-on 
fait de lui? — Alors parla un chevalier qui à Virgile voulait du bien. 
— Captif le tient ton altesse, il est dans tes prisons. — Allons man- 
ger, mes chevaliers; chevaliers, allons manger.Après que nous aurons 
mangé nous irons voir Virgile. — Ici parla la reine. — Je ne man- 
gerai pas sans lui. — Îls s’en vont aux prisons où Virgile est retenu. 
— Que faites-vous ici, Virgile? Virgile, ici que faites-vous ? — Sei- 
gneur, je peigne mes cheveux et les poils de mabarbe aussi. C’est ici 
qu’ils sont nés, ici qu’ils auront à blanchir, car aujourd’hui s’ac- 
complissent sept ans depuis que vous m'avez envoyé prendre. — 





504 

Tais-toi, tais-toi, Virgile, il manque trois ans pour dix. — Seigneur, 
si ton allesse le veut, toute ma vie je resterai. — Virgile, pour ts 
patience, avec moi tu viendras manger. — Je porte des vêtements 
déchirés, je ne suis pas en état de paraître. — Je t'en donnerai, 
Virgile, je commanderai qu’on t'en donne, Cela plut aux chevaliers 
et aux damoiselles aussi, mais surtout cela plut à une dame nommée 
dona Isabel. On appelle sur-le-champ un archevêque et on la marie 
à Virgile. Il la prit par la main et la mena dans un verger‘. 


La romance espagnole semble faire de Virgile un chevalier. 
Dans d’autres ouvrages il devient un nain bossu et laid. 
Quoiqu'il en soit, les aventures d'amour occupent une certaine 
place dans sa vie. Virgile, comme Merlin, avait l’âme tendre, 
et l’on a parlé de ses succès près de la princesse de Babylone. 
Il avait créé un magnifique jardin où il la transportait tous les 
soirs. Le sultan finit par s’apercevoir de la disparition de sa 
fille, il parvint à s'emparer de l’enchanteur, mais celui-ci 
lui échappa en faisant déborder l'Euphrate. 

Dans l’Image du Monde il est aussi parlé d’un jardin mer- 
veilleux qui était l’œuvre de Virgile et qu’entourait une mu- 
raille d’air. Cette muraille invisible rappelle un épisode de la 
vie de Merlin. Ce célèbre magicien était fort amoureux de la 
belle Viviane, dans le château de laquelle il oubliait et Artus 
et la Table Ronde. Viviane craignait pourtant de voir Merlin 
lui échapper, et un jour elle lui dit : « Beau doulx ami, je 
veux que vous m'enseigniez comment je pourrai ûn homme 
enclore et enserrer sans murs, sans fers, sans tours, mais 
que jamais ne yssit sans mon vouloir.» Merlin comprit très- 
bien que ces paroles le concernaient, mais comme il se trou- 
vait très-beureux de sa captivité, il ne vit pas d’inconvénient 
à révéler à Viviane le secret qu’elle lui demandait. Elle en 
protita pour entourer son château d’un obstacle pareil à l’in- 
visible enceinte de Virgile. 

Ce dernier enchanteur ne fut pas toujours aussi heureux 
qu’il l’avait été près dela princesse de Babylone. À Rome, 





t  Romances caballerescos e historicos recogidos, por D. Ragenie de Ochos. P. I. 


505 

devint éperdument amoureux d’une dame ; — selon l’Image 
du Monde -— cette dame était la fille d’un empereur. Elle 
feignit de partager la passion de Virgile, et engagea le magi- 
cien à venir la nuit au pied de la tour qu'elle habitait. La, 
l'enchanteur trouva une grande corbeille que l’on avait, à 
l’aide de cordes, descendue de la fenêtre de la dame. Sur 
l'invitation de celle-ci, Virgile se plaça dans le panier et l’on 
commença à le hisser dans les airs; mais l’ascension ne s’ac- 
complit pas entièrement, la dame laissa le magicien suspendu 
à une certaine hauteur du sol et se retira en riant. Cette 
mauvaise plaisanterie parait avoir été très-connue au moyen- 
âge; nous lisons dans la chronique de Philippe de Vigneulles 
la description d’une fête donnée à Metz en 1519, fête dans 
laquelle figuraient divers personnages de l'antiquité. « Pa- 
reillement, dit le vieil écrivain, estoit en l’ung d’iceux chariots 
le sage Virgile qui pour femme pendoit à une corbeille. » Un 
fabliau a attribué la même aventure à Hippocrate. 

Virgile, devenu pour tout Rome un sujet de risée, résolut 
de tirer de sa perfide maîtresse une vengeance telle, que nous 
renverrons le lecteur curieux de la connaitre aux vers de 
l’archiprêtre de Hita, ou à l'Image du Monde. 

Nous ne raconterons pas ici tous les prodiges opérés par 
Virgile. — 11 avait placé à l’une des portes de Naples une 
mouche en bronze qui tuait toutes les mouches véritables. A 
Rome, il avait créé un édifice enchanté où chaque peuple 
était représenté par une statue. Si une nation songeait à se 
soulever contre Rome, la statue de cette nation s’agitait aus- 
sitôt et faisait retentir une sonnette pendue à son cou. — 
On peut voir dans les Contes de l’Alhambra que le sage 
Ibrahim fit présent au roi Aben-Habuz d’un talisman à 
peu près semblable. Virgile alla un jour visiter le fameux 
ÂArtus; celui-ci venait de découvrir qu'entre le brave Lance- 
lot et la reine Genièvre s’était déjà passée la scène dont la 
lecture fut si fatale à Françoise de Rimini : 


Quaando leggemmo il disiato riso 
Esser bacciato de cotanto amante.… 


506 


Le pauvre Artus élait fort triste de sa découverte. Pour Île 
consoler, l'enchanteur eut recours à un moyen qui fait sou- 
venir du court-mantel et de la coupe enchantée. 11 construisit 
sur la Tamise un pont magnifique au milieu duquel s’élevait 
une tour portant une cloche. Le roi arrive avec sa cour, 
Virgile sonne la cloche, et les personnes qui sont sur le pont 
tombent de tous les côtés. Celui dont la vie eût été d’une 
entière pureté aurait seul pu rester debout. Artus ne put 
retenir un éclat de rire et prit son parti. Virgile avait fabri- 
qué une lampe qui, sans combustible, brûlait toujours ; 1l 
avait formé un cheval d’airain dont la vue guérissait les che- 
vaux malades ; enfin il possédait une tête magique qui, plus 
habile encore que l’Androïde de Bacon, parlait et dévoilait 
l'avenir. Partant pour un voyage, Virgile consulta l’oracle. 
Il lui répondit que le voyage serait heureux s’il veillait soi- 
gneusement sur sa tête. Îl y eut dans cette réponse une 
malheureuse amphibologie qui fit croire au magicien qu'il 
s'agissait de la tête enchantée, tandis qu'il était question de 
son propre chef; il eut un coup de soleil, ne se soigna pas 
convenablement et mourut d’une assez piètre manière pour 
un sorcier. C’est du moins de cette façon que la fin de 
Virgile est contée dans l’Image du Monde, mais il existe sur 
ce sujet une autre version que voici : Devenu vieux, Virgile 
voulut se rajeunir et prit pour cela un assez singulier moyen: 
il ordonna à un de ses valets de couper sen corps en mor- 
ceaux, lui enjoignit, quand cette opération serait faite, d2 
placer d’une certaine manière ces morceaux dans une tonne, 
et de mettre ensuite cette tonne sous une lampe qu'il lui 
indiqua. Trois semaines après, Virgile devait retrouver la vie 
et la jeunesse. Le valet exécuta ponctuellement les ordres de 
son maitre, mais un empereur dont Virgile était le favori, 
s’étonna de ne pas voir son fidèle conseiller et fit procéder 
à desrecherches qui, après sept Jours, amenèérent la décou- 
verle du cadavre mutilé de l’enchanteur. On condamna à 
mort le pauvre valet que l’on accusa d’être le meurtrier de 


507 


son maitre, et Virgile fut pompeusement enterré avant que 
l'heure de sa régénération n’arrivät. 

Twardowski, le Faust polonais, employa le même moyen 
pour se rajeunir, mais ce moyen lui réussit complétement, 
et dans sa seconde vie il eut encore les plus merveilleuses 
aventures. 

Virgile, comme nous l’avons déjà dit, joue un rôle im- 
partant dans le Dolopathos, poëme dont nous avons parlé 
avec détail dans notre volume des Poèles el romanciers de 
la Lorraine. Ce roman a une origine orientale et paraît 
avoir été écrit dans l’Inde. Après avoir traversé plusieurs 
siècles et plusieurs idiomes, il fut traduit en latin par 
dom Jean, moine de Haute-Selve ou Haute-Seille , abbaye 
qu'Henri, comte de Salm, attribua, en 1154, au diocèse 
de Metz. Ce fut à un évêque de cette ville, Bertram, cin- 
quante-neuvième successeur de saint Clément, que dom 
Jean dédia son livre des Sept Sages. Un poëte, Herbert, 
s’empara de la donnée de ce livre et composa son poème 
en vers français qu’il appela Dolopathos, du nom d’un pré- 
tendu roi de Sicile. Ce Dolopathos avait épousé une nièce 
de l’empereur Auguste et avait eu de son mariage un fils 
appelé Lucinien. On confia l’éducation de ce jeune prince 
au savant Virgile, qui emmena son élève avec lui. Lucinien 
profita des leçons de son maître, et l’astrologie lui révéla 
un jour que sa mère venait de mourir. Virgile reconnut 
que son éléve ne s’était pas trompé, il lui donna des con- 
solations et lui annonça que Dolopathos s'était remarié, 
que lui, Lucinien, allait être rappelé à la cour et qu’un 
grand péril l'y attendait. Ce danger ne pouvait être évité 
qu'en gardant un silence complet. Ce silence devait être 
observé jusqu’au jour où Lucinien et son maître se retrou- 
veraient ensemble. Lucinien fut en effet mandé par son père, 
et obéissant à son gouverneur, il feignit d’être muet. Dolo- 
pathos fut au désespoir, on essaya de persuader au pauvre 
roi que les distractions, les plaisirs guériraient sans doute 


908 


une infirmité qui n’était qu’accidentelle, et la femme de Doto- 
pathos essaya d'employer ce remède. Alors se renouvela 
l'histoire de Phèdre et d’Hippolyte. Lucinien, faussement 
accusé par sa belle-mère, allait périr sur le bûcher, quand 
apparut un vieillard d’un aspect vénérable, c'était l’un des 
sept sages. Îl s’enquiert de ce qui se passe, on le lui ap- 
prend, il blâme le jugement qui a été prononcé et raconte 
au roi un apologue dont le récit produit un tel effet que 
l'exécution est remise au lendemain. Un autre sage fait 
aussi ajourner l'exécution en débitant un conte; il en est 
de même pendant les cinq jours suivants au bout desquels 
Virgile vient lui-même raconter une nouvelle qui fait recon- 
naître la complète innocence de Lucinien. Le poëme finit 
par le triomphe du Jeune prince et par sa conversion au 
christianisme. 

. Nous n’avons cité que quelques-uns des ouvrages où il 
est question de Virgile sorcier, 1l est encore parlé de lui 
dans les Etudes sur Gœthe, de M. Marmier ; dans le diction- 
naire de Bayle, tome IV, page 456, à la note; dans l’Apo- 
logie des grands hommes, de Naudé; dans le De Claris 
medicinæ scriploribus, de Symphorien Champion. Le Loyen 
n’a pas oublié Virgile dans le livre ler des Spectres. On a 
publié à Paris les Faits merveilleux de Virgile, et au xvre 
siècle il a paru en Angleterre et en Hollande une prétendue 
vie du poëte-magicien. Nous ajouterons que M. Leroux de 
Lincy a donné, dans la Revue de Paris, une analyse du Do- 
lopathos où il est aussi question de Virgile. 

Pour nous, dans une notice sur l’{mage du Monde, no- 
ice publiée dans cette revue même, nous avons dit qu’un 
jour nous nous occuperions avec quelques détails de la ré- 
putation de magicien qui fut si étrangement faite à Virgile. 
Bien que nous soyons probablement seul à nous souvenir de 
cette promesse, nous avons voulu la tenir. 


Tu. DE PUYMAIGRE. 





UNE VISITE 


À LA MOSAÏQUE ROMAINE DE NENNIG, 


À dix kilomètres au-dessous de Sierck, sur la rive droite 
de la Moselle et vis-à-vis la petite ville de Remich, se trouve 
le joli village prussien de Nennig, que l’ouverture du chemin 
de fer de Thionville vient de mettre à quatre heures de dis- 
tance de Metz. 

Le charmant paysage qui l’entoure, les magnifiques eaux 
dont il jouit, en font un lieu privilégié qui dut attirer à 
toute époque les riches citadins désireux de respirer l'air 
pur de la campagne et de se reposer, sous de frais ombrages, 
des soucis des affaires et du tumulte des villes. On voit encore, 
en effet, se dessiner sur le ciel de son horizon, les masses 
imposantes de trois résidences féodales. 

Notre intention n’est pas aujourd’hui de rechercher l’épo- 
que de leur fondation, ni de compter le nombre de leurs tou- 
relles. Nous remonterons plus loin dans l’histoire, et après 
avoir parcouru avec Ausone la vallée de la Moselle et les 
magnifiques villas qui s’élevaient alors sur ses rives, nous 
ferons une halte au petit village de Nennig, où le hasard 
vient de faire découvrir, il n’y a pas encore deux ans, une 
mosaique on ne peut plus remarquable par son état de con- 
servation, ses dimensions et le style du dessin qui la com- 
posent. Cet admirable spécimen de l’état des arts dans 
notre contrée, à l’époque de la domination romaine, appar- 
tenait évidemment à l’une de ces villas bâties à si grands 
frais, sur les bords de notre beau fleuve, par l’une des puis- 
santes et riches familles romaines qui consacraient à la mé- 
moire de leurs aïeux des monuments tels que celui d’Igel, 
devant lequel s’arrêtait le congrès archéologique, en 1846. 


910 


La découverte de cette belle mosaïque, qui n'a pas moins 
de 14 mètres de longueur, dans le sens perpendiculaire au 
coteau, sur 8 mètres de large, est due à un paysan occupé 
à creuser dans son jardin une fosse destinée à la con- 
servation des légumes. Ce jardin, situé derrière sa maison, 
ocoupe l’espace compris entre l’habitation qui fait face à la 
rue principale du village et une colline rocheuse de laquelle 
on voit sortir, à peu de distance, une belle source qui fait 
immédiatement tourner un moulin. 

La Société archéologique de Trèves, prévenue de cette riche 
trouvaille, se hâta de faire l'acquisition du terrein occupé 
par la mosaïque et de faire élever une construction pro- 
visoire destinée à la protéger. On a complété cette année, de 
la manière la plus satisfaisante, les travaux de conservation: 
un élégant petit bâtiment, dont les murs présentent de dis- 
tance en distance des assises de briques, dans le style gallo- 
romain, a été élevé sur la mosaique, que l’on ne séra admis 
à visiter que d'une galerie intérieure qui fait le tour du 
bâtiment. 

Je suis allé pour la première fois à Nennig, au mois de 
février dernier ; la mosaïque était alors entièrement recou- 
verte de paille; je ne fus admis à la voir que par parties, 
mais on découvrit successivement tous les médaillons décorés 
de personnages ou d'animaux. Ils sont au nombre de sept, 


Ouest. Nord. 





Bud. 











511 

indiqués sur le plan par les numéros, 4, 2. 8, 4, 5, 6et 7. 
L'extrémité nord-est est limitée par un mur à la partie infé- 
rieure duquel on voyait encore quelques traces de peintures. 
Cette partie était d’ailleurs la plus enfoncée dans le sol actuel ; 
Ja hauteur du remblai était en ce point d’environ un meétre, 
tandis qu’elle n’était guère que de trente centimètres à 
l'autre extrémité. Au milieu du compartiment principal, et à 
4 mètres du bord sud-ouest de la mosaïque , est un bassin 
octogone de 136 de diamètre intérieur et de 0592 de pro- 
fondeur, dont les murs font une saillie de 0mÂ4 au-dessus du 
plan de la mosaïque. Ces murs, dont l’épaisseur totale est de 
0m°8, sont revêtus de plaques de marbre blanc de 0m02 d’é- 
paisseur. On voit encore l’emplacement du conduit destiné 
à l’alimentation de ce bassin. 

On voit que ces dispositions sont en tout conformes à 
celles de la salle pavée en mosaïque de la ville de Bignor en 
Sussex, décrite par M. de Caumont, p. 19 du t. IT de son 
rudiment d'archéologie. 

Mais revenons aux dessins des médaillons. La dimension 
des petits cubes qui composent la mosaïque est d'environ 
0,01. Les uns paraissent être en pierre, mais plus géné- 
ralement en marbre, les autres sont des pâtes vitreuses 
opaques. On y retrouve toute la gamme chromatique, le 
violet, l’indigo, le bleu, le vert, le jaune, l'orange, le rouge, 
le blanc et le noir. Plusieurs de ces couleurs sont même 
nuancées. Les fonds des médaillons à figures sont blancs. 

Le style des dessins est tellement remarquable que je me 
hâtai d’en prendre des croquis que j'’espérais pouvoir cam- 
pléter plus tard en dessinant, dans une seconde visite, toutes 
les arabesques des encadrements et des compartiments dé- 
pourvus de figures, de manière à pouvoir donner l’ensemble 
de la mosaïque, qui, comme je l'ai déjà indiqué, a le rare 
mérite d’être intacte et d’une admirable conservation. Mais 
J'avais compté sans mes hôtes; à mon second voyage, je fus 
admis à revoir ce que j'avais déjà admiré ; mais dès que je 


912 


tirai mon album et mes crayons de mon pelit sac de voyage, 
le gardien dont la complaisance avait été parfaite jusqu'alors, 
devint tout-à-coup farouche, et quoique je ne comprisse 
nullement l’idiome dans lequel il m’admonestait, il sut par- 
failement me faire saisir la nature de sa consigne. J’essayai 
en vain de lui donner à entendre, par des moyens palpables, 
que je comprenais qu’il fallait payer une certaine redevance 
pour être autorisé à dessiner. Cerbère fut incorruptible. 

Il fallut à grand regret renoncer à mon projet du dessin 
de l’ensemble et me contenter des croquis des sept médail- 
Jons à figures que j'avais pu prendre à mon premier voyage. 

Ces sept compositions, dont le style rappelle la belle 
époque romaine, c’est-à-dire le siècle des Antonins, sont 
d'une hardiesse de dessin et d’une simplicité de disposition 
qui assignent pour date à la mosaïque le deuxième ou le troi- 
sième siècle. Elles représentent les Jeux du cirque. 





. Le médaillon que nous avons dessiné sous le no 4 nous 
montre une lionne dont la pose a une noblesse et une fierté 
on ne peut plus remarquables. Elle est assise et appuie ses 
deux pattes de devant sur un malheureux baudet dont le 
sang ruisselle sur la croupe déchirée par les griffes de la 
lionne. Les mamelles de celte dernière semblent pleines, et 
on pourrait croire qu’elle oblige l’âne à faire l'office des 
lionceaux qui lui ont été enlevés. | 


| 513 

La composition qui lui est symétrique (n° 9) représente 

un lion dont la tête, vue de face, est fort belle; sa patte 

gauche est posée sur la tête d’un chevreau qu'il vient de 

mettre en pièces. Derrière lui est le mansuelarius * armé 

d’une simple verge flexible ; il semble caresser le lion de la 
main droite. 





La scène figurée sur le troisième médaillon est un combat 
de lutteurs. Elle offre un intérêt archéologique d’autant plus 
grand qu’elle montre, dans les plus minutieux détails de cos- 
tume et d'équipement, une espèce de lutteurs que je ne sup- 
pose pas avoir encore été décrite. Leur main droite est 
armée d’un fouet, et la gauche d’un bâton assez court ter- 
miné par un renflement recourbé. L’avant-bras gauche est 
protégé par un petit bouclier ovale. La pose des deux cham- 
pions permet de supposer que le bâton recourbé n’est qu’une 
arme défensive destinée à parer les coups de fouet de l’ad- 
versaire. 

Le sujet du quatrième médaillon est emprunté à une 
scène de chasse des jeux du cirque. Une lionne, percée d’un 
javelot, vient de s’affaisser sur l'arène qu’elle arrose de son 


* On appelait ainsi ceux que l'on chargesit du soin d'apprivoiser les bêtes 
Kroces que l’on avait prises, et de les rendre souples et dociles. 


514 


sang. Elle mord avec furenr le bois brisé du dard qui l'a 
blessée et qu’elle cherche à arracher. Devant elle se tient, 
dans l'attitude de la victoire, le gladiateur bestiasre qui vient 
de la frapper. 





Le n° 5 nous montre encore une scène de chasse bien sai- 
sissante et d’une admirable composition. Deux gladiateurs 
bestiarii cherchent à faire lâcher prise à un ours qui vient 
de terrasser un troisième besliaire. Chacun d’eux n’a pour 
toute défense qu'un petit bouclier ovale attaché au bras 
gauche, et pour arme un fouet. | 

Le costume de çes gladiateurs est exactement le même que 
celui des lutteurs du n° 3 et du bestiaire du n° 5. Ils sont 
vêtus d’une sorte de maillot ou de justaucorps qui laisse 
l’avant-bras nu. Tous portent une large ceinture et des bas 
à raies horizontales, Deux raies verticales , habituellement 
rouges, partant des épaules et se continuant jusqu'aux jar- 
retières, sont invariablement dessinées sur la partie anté- 
rieure de ce costume. 

La musique a fourni le sujet du sixième médaillon. Îl re- 
présente deux Joueurs d'instruments dont l’un disparaît 
presque entiérement derrière une sorte de flûte de Pan ou 
d'orgue de Barbarie. L'importance du meuble qui sert de. 
support aux tuyaux, autorise celte seconde supposition. L'autre 


515 


porte sur l’épaule gauche un javelot dont les deux extrémités 
sont armées et s'apprête à accompagner l'orgue avec la buc- 
cine qu’il tient à la main droite. 





Le septième compartiment est l’un des plus importants de 
la mosaïque ; au lieu d’être octogone comme tous les autres, 
il est rectangulaire, sur 145 de largeur. Il fait voir, de la 
manière la plus mouvementée, un combat de gladiateurs. Le 
personnage de gauche est armé d’une lance à trois pointes 
appelée tridens ou fuscina, de laquelle il menace son adver. 
saire qui porte déjà par derrière une marque sanglante des 
atteintes de son ennemi. Ce gladiateur, que nous eroyons 
appartenir à la catégorie désignée sous le nom de retiarii, du 
nom d’un filet, rele, que l’on croit voir sur le bras gauche, 
a la tête ceinte d’une sorte de couronne, lemnisous, dont les 
bouts de rubans flottent sur l'épaule droite. Cette couronne 
était une marque de distinction indiquant que celui qui la 
portait avait été plusieurs fois victorieux. Nous croyons voir, 
dans le personnage de droite, un gladiateur, seculor, armé d’un 
casque et d'un grand bouclier, habituellement opposé au 
retiaire. La partie antérieure de sa Jarabe gauche est proté- 
gée par un petit bouclier. Derrière eux et au milieu du 
tableau , on distingue un lantsta, ou maître des gladiateurs, 
qui semble les stimuler par ses gestes. 

Les médaillons nos 4, 2, 3 et 4 ont 4w14 de diamètre, les 
nes 5 et 6 ont 1%45, ce qui donne, pour la hauteur moyenne 
des personnages, 0m94. 


Médaillon n° 4. 
Medaillon n° 7. 





Echelle de 0”10 pour À mètre. 


Nous donnons ici le croquis de l’encadrement des médail- 
*  Jons; il est d’un fort beau dessin et d’une richesse remar- 
quable. 


On voit, par cette courte description, que la mosaïque de 
Nennig joint au mérite artistique de son exécution et de sa 
conservation, un intérêt archéologique spécial qui vient 
encore en augmenter le prix. Heureusement sa conservation 
est dès à présent assurée, et nous applaudissons à l’adoption 
de l’idée de la laisser en place. Cette circonstance double sa 
valeur, car elle nous donne un aperçu bien complet de la 
splendeur de ces villas disséminées sur les bords de la 
Moselle, mentionnées par Ausone et dont les traces avaient 
entiérement disparu jusqu’à l’époque de cette magnifique 
trouvaille. 

Ajoutons encore, puisque cette considération se rattache à 
notre sujet, qu'il est sérieusement question de fonder un 
établissement d'eaux minérales dans la charmante petite ville 
de Sierck. Il est certain, en effet, que des sources minérales 
trés-importantes ont été découvertes au pied du Stromberg, 
et qu’elles sont munies de tous les certificats scientifiques les 
plus complets qui en constatent la vertu. 


11 


Si ce projet se réalise et si les eaux de Sierck ont tout le 
succés que l’on doit en attenûre, la découverte de la mosaique 
de Nennig sera pour cet établissement et pour tous les 
étrangers qui le fréquenteront, une bonne fortune inappré- 
ciable. Quel plus charmant et plus intéressant but de prome- 
nade qu’une visite à la mosaique de Nennig ? 


Metz, le 4 novembre 1854. 


GEORGES BoULANGE. 





NOTICE HISTORIQUE 


SUR 


Charles-Louis-Auguste FOUCQUET, duc de BELLEISLE, gouverneur de Melz 
el fondateur de l'Académie royale de celle ville. 


XVIII SIÈCLE. 


(suurz). 


Le titre de gouverneur et de commandant en chef, accordé 
au comte de Belleisle, l’attacha plus particulièrement encore 
aux Messins, et accrut son inaltérable dévouement pour leurs 
intérêts. Il vit dans la nouvelle position qui lui était faite 
un moyen de rendre de plus grands services. 

En même temps que ce bienfaiteur du pays activait les 
travaux de fortification de la partie orientale de la ville de 
Metz, il cherchait à tirer le meilleur profit de la situation 
heureuse des environs. Ayant reconnu dans le voisinage du 
fort Belle-Croix, des terrains convenables à l’exploitation des 
métairies de vignes de l’ancien village de Saint-Julien, il en- 
gagea MM. les conscillers-échevins à mettre ces terrains à la 
disposition des propriétaires dont les maisons avaient été 
rasées. Les commissaires délégués visitérent les lieux le 25 mai 
4733, ct firent sur-le-champ un rapport très-favorable. En 
conséquence, le 30 du même mois, on invita les particuliers 
qui avaient cté dépossédés, à venir faire au greffe municipal 
des soumissions dans un délai de quinzaine. Les demandes 
cxcédèrent de beaucoup la quantité des terrains qu’on avait 
jalonnés. Une augmentation fut consentie conformément à 


519 
utie ordonüance du 23 juin suivant. Le gouverneur ét léäi- 
lité établirent de concert les réglements utiles tant pour kes 
bâtiments à construire et pour le paiement que pour drfé- 
rénts autres arrangements. 

La formation dn nouveau village de Sutut-Julien était 
résolue. M. de Belleisle assura lé remboursement de l'in- 
demnité due par l’État pour les héritages sur l'emplacement 
desquels s’élevaiént les fortifications. Pour micux exciler le 
zèle des particuliers, la ville fit bâtir à ses frais l’église et le 
presbytère. Le pied du coteau, opposé à l’ancien faubourg, 
sé couvrit, avant la saïson des vendanges, de nombreuses 
habitations de vignerons et dé plusieurs jolies villas. Le 
commerce des vins du crà de Saint-Julien-lès-Metz reprit 
bientôt son extension. 

Le bureau des finances, en ce qui regardait ses attribu- 
tions, persévérait à concourir à l'exécution des projets bien- 
faisants du gouverneur : tous les membres lui témoignaient 
la plus vive affection. Pendant l’absence que le comte de’ 
Belleisle avait faite sur la fin de 1732, et qui s’était prolon- 
gée, contre son attenle, jusque dans les premiers jours dé 
mai 4733, M. d’Araincourt lui avait exprimé, au nom dé ses 
collègues et en son nom personnel, à l’occasion du’ renou- 
vellement de l’année, leurs sentiments de gratitude et d’o- 
béissance. M. de Belleisle avait répomdu, le 1er janvier 1738, 
à M. d’Araincourt, dans ces termes affectüeux : 

« Je vous suis fort obligé, Monsieur, des vœux que vous 
» voulez bien faire pour moy; Madame de Belleislé n’est pas: 
» moins sensible à ceux que vous faites pour elle et me 
» charge de vous en: faire ses remerciements. 

> Je suis trés-satisfait de la viuacité avec laquelle vous 
» vous estes portés a faire demolir toute l’encogneure de la 
> croix d'or et de la boutique voisinne" É rien n’est plus 


4 + 1 





‘ Or'a vd daus la léttré rapportée prétééminent sous la date” du 43 dé- 
cembre 1752, combien M. de Belleisle avait pressé cettc démofition. 


320 


loüable que le zele auec lequel vous avez trauaillé en cette 
occasion pour le bien public, je ne suis pas moins con- 
tent que‘vous ayiez fait abattre la maison qui menaçoit 
ruine et qui resserroit l’entrée vis a vis la princerie; je 
m'en repose bien sur vos soins pour faire elargir le terrain 
en cet endroit la, lorsqu'il sera question du retablissement 
de cette maison. 
» Je suis, Monsieur, tres-veritablement, etc. 
» Signé: F. DE BELLEISLE. » 

Dans le courant de cette année (1733), la rue de la Prit- 
cerie ainsi que les rues de Taison, de Nexirue, celle-ci du 
côté de la Pierre-Hardie, et la rue du Faisan furent élargies 
en différents endroits, en vertu d'ordonnances du bureau 
des finances. 

Cette juridiction ne laissa jamais passer une circonstance 

heureuse pour M. de Belleisle, sans lui réitérer l'assurance 
de son dévouement. Sa nomination au gouvernement de 
Metz avait été de la part du bureau des finances l’objet de 
félicitations particulières. Le nouveau titulaire avait écrit, le 
6 avril 4733, à MM. les présidents et les trésoriers généraux 
de France des généralités d’Alsace et de Metz, résidant en 
notre ville, les lignes suivantes : 
» Je n’ay reçeu Messieurs qu'a mon retour d’un petit 
voyage que J'ay été faire dans mes terres de Normandie 
votre lettre du 13 du mois dernier qui sans doute a eté 
retardée par quelque accident que je ne preuois pas. Je 
vous suis fort obligé du compliment que vous me faites et 
suis tres sensible a la part que vous me marquez auoir 
prise a la grace dont le Roy m'a honoré en me donnant 
Je gouuernement de Metz. Ce nouveau grade en me rendant 
-pour le reste de ma vie le premier cyloyen de cette ville 
m'engagera a redoubler encore mes soins et ma viuacité 
pour seconder de plus en plus votre zele et votre appli- 
cation a contribuer autant a son embellissement qu'a la 
commodité interieure. 


VV SE v S 


VV LU YO % v V 


021 


» Je n’en apporteray pas moins a vous rendre en general 
» comme en particulier tous les services qui pourront de- 
» pendre de moy. 

» Je suis Messieurs tres parfaitemt, etc. 
> Signé : FOUCQUET DE BELLEISLE. » 

Le gouverneur de Metz appréciait surtout les talents et 
l'habileté de M. d’Araincourt. Nous avons parcouru une 
bonne partie des mémoires et des lettres échangés pendant 
d'assez longues années, entre ces deux intelligents adminis- 
trateurs. M. de Belleisle complimente fréquemment M. d’A- 
raincourt de mener à bien les missions difficiles et délicates 
qui lui sont dévolues. Ailleurs, le chef de l'autorité militaire 
déclare qu’il a trouvé souvent dans le procureur du roi au 
bureau des finances, un guide sûr et éclairé. 

C'était principalement sur l'accord entre les différentes 
autorités que M. de Belleisle fondait le succès de son admi- 
nistration et de ses hautes vues d'améliorations morales et 
matérielles. Il donna, en plusieurs occasions, des preuves 
des sentiments de justice et de l’esprit de modération qui 
l'animaient. | 

Au commencement de l’année 4733, un notable, M. de 
Saint-Pierre, avait eu un léger conflit avec Messieurs du bu- 
reau des finances. M. de Saint-Pierre s'était empressé d’ins- 
truire du fait le comte de Belleisle, alors à Paris. M. de 
Rozières fut chargé de ménager la réconciliation. Les tré- 
soriers généraux se plaignaient de la vivacité de M. de Saint- 
Pierre: le 24 mars ils firent parvenir au gouverneur un 
placet explicatif. M. de Belleisle s'érigea en modérateur et 
répondit le 9 avril : 

« J’ay receu Messieurs votre lettre du 24 contenant les 
» plaintes que vous me portez contre la conduitte du s' de 
» St Pierre cher d'honneur, je ne vois pas autant qué je peüs 
» m'en souuenir qu'il y ayt rien de reprehensible dans Ja 
» lettre qu’il m'a ecritte dont M. de Rosieres vous a fait 
» part, el ce ne peut jamais cire un crime a un particulier 


924 
Auguste Foucquet, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem", 
fut rappelée au ciel. Le lendemain on déposa ses restes 
mortels dans le chœur de l’église de Saint-Victor. 

Cette mort coûta des larmes amères à M. de Belleisle. Le 
comte de Gisors élait aussi d’une ‘santé débile et délicate. 
Ce malheureux père craignaït que des mains trop indulgentes 
compromissent une vie si chére. Les plus légers accidents 
effrayaient Mme de Belleisle et consternaient les personnes 
qui veillaient avec elle sur les jours de son fils unique. Heu- 
reusement un régime sévère recommandé par M. de Custerus, 
qui habitait Metz, et approuvé par un célèbre médecin de 
Paris, M. Boyer, fortifia le corps de l'enfant et rendit sa 
santé moins sujette aux influences des saisons. A l’âge de 
douze ans, le comte de Gisors avait acquis un tempérament 
robuste; de là, sans doute, cette force de caractère qur 
marqua chez lui les premiers temps de l'adolescence et cette 
impassibilité qui ne l’abandonna pas en présence des plus 
grands dangers. 

M. de Belleisle remplit consciencieusement les obligations 
que Dieu et la nature lui imposaient. Dès que le comte de 
Gisors put être initié aux premiers éléments des lettres et 
des sciences; son père pria M. Begon, évêque de Verdun, 
de lui désigner un précepteur sage et pieux. Ce fut sur le 
bon abbé Demange, grand-vicaire de M. l’archevêque de 
Lyon, que s’arrêta le choix du vénérable prélat. Les germes 
des plus heureux talents se développèrent rapidement, sous 
cette autorité paternelle, dans l’âme du jeune comte. Il fit 
ses délices à la fois de l’étude des langues grecque et latine, 
de l’histoire et de la géographie, des sciences physiques et 
mathématiques. Préparé de bonne heure par un maître aussi 
habile , à la pratique des vertus sociales et chrétiennes, le 
comte de Gisors devait être l’orgueil de son illustre famille, et 


* Registres de Saint-Victor déposés aux archives de la ville. 


525 

Ja gloire de la ville de Metz qu'il avait appris à chérir dés ses 
plus tendres années *. | 

L’estime de son roi et la reconnaissance des Messins ré- 
compensaient amplement le comte de Belleisle de tous ses 
efforts pour la prospérité de la province et de sa constante 
sollicitude pour les hauts intérêts qui lui étaient confiés. 
Heureux du respect que la population avait pour son affec- 
tueuse épouse, fier de son enfant dont il se préparait un 
digne successeur, M. de Belleisle se plaisait de plus en plus 
au milieu des Messins, devenus ses concitoyens d’adoption. 
Sous ses ordres, les magistrats et les membres des différentes 
administrations avaient appris à se rendre une mutuelle jus- 
tice ; tous concouraient avec harmonie à la grande œuvre du 
bien public. Il avait su leur inspirer des sentiments de paix 
. et d'urbanité toujours profitables aux affaires communes. 
Aussi les mesures d'amélioration étaient-elles incessantes. 
Conçues avec sagesse, elles étaient exécutées avec vigueur. 
La généreuse émulation dont les uns et les autres étaient 
animés, maintenait l’accord entre tous et permettait de pour- 
suivre les travaux utiles commencés, alors que le roi appelait 
M. de Belleisle à la cour ou le plaçait à la tête des armées. 

En 1735, on agrandit les rues de la Tour-aux-Rats et de 
Braillon pour dégager les casernes de Chambiëre. Peu 
après, la rue de la Têle-d’Or fut élargie, particulièrement 
au-dessus de la porte du collège dirigé par les Pères Jésuites. 
On travailla ensuite à la reconstruction du pont de la Grève, 
dont la fondation se rattachait à celle des premières enceintes 
de la ville ; ce pont était d’une seule arcade et très-étroit. A 
gauche, en entrant par la rue de la Basse-Seille, se trouvait 
un autre passage aussi très-resserré et reposant sur une seule 
arcade qui communiquait à deux grosses tours placées aux 
deux côtés de la rivière. Ces deux tours et l’arcade furent dé- 





3 Notice sur M. le comte de Gisors, lue en séance de l'Académie royale de 
Metz, le 30 a À; 1758. 


526 

molies afin d'augmenter ka largeur du pont de la Grève et 
d’aérer le quartier de la Basse-Seille, plus fréquenté et plus 
important depuis l’établissement des casernes. La ville fit 
faire, à la même époque, de grandes réparations au poné des 
Porlières sur la Moselle, autrement dit pont de la Porle- 
aux-Chevaux. Pour élargir ce pont, on diminua de largeur 
la galerie qui couvrait les vis des portières, et on démolt le 
ciatre de l’ancienne Porte-aux-Chevaux avec ce qui restait des 
vieilles murailles qui autrefois fermaient Metz de ce côté. 
Quelques maisons particulières, à l'entrée du pont, vers la 
-_ place de Chambre, furent également retranchées. Enfin, on 
combla l’ancien eanal appelé le Ruitz-du-Prêtre, paree qu'il 
avait été creusé par Maître François, curé de Méy, méea- 
nicien habile, auquel on attribue l'invention des moukns à 
cuve et plusieurs autres découvertes. Ce canal traversait en 
longueur l'ile de la Moselle, dite le Petit-Sauley, occupée a- 
tuellement par la place de là Comédie, et portait les eaux de: 
celie rivière Jusqu'à la pointe basse du Sauley, à la gauche 
de la maison bâtie par le Maître-Échevin Fabert, vers le pont 
Saint-Georges. Il faisait mouvoir le moulin des trois tournaats, 
des pilons à tan, des meules de taillandier et te laminoir, 
ainsi que les machines de l’ancien hôtel des monnaies. Dans 
le but d'agrandir l'ile du Petit-Saulcy et de former le dé- 
houché des eaux des moulins, des ouvriers creusèrent le 
canal en partie voûté de la Préfecture, dont les eaux se 
jettent dans la Moselle près du radier du pont de ce nom, 

Ces travaux et ces réparations avaient nécessité l’étabhs- 
sement de deux bâtardeaux, l’un. pour soutenir le poids: de 
la rivière, et en rejeter les eaux dans le second bras à peu 
près dans le milicu du canal, entre. le pont des Portères et . 
la pointe supérieure du Saulcy,. et l’autre au-dessous de ce 
pont, vers l'endroit où est le pont des bateaux, au Pelit- 
Saulcy, de manière à empêcher le reflux de l’eau. Les pro- 
priétaires des maisons de la rue des Roches, au-dessus du 
pont des Portières, profitèrent de la circonstance pour ré- 
parer les murs aboutissant sur la rivière. | | 


027 


Les Pères Jésuites qui avaient été appelés à Metz pour 
enseigner la Jeunesse, par l’évêque Henri de Bourbon et par les 
magistrats catholiques (1629), firent reprendre, en 4735, la 
construction de leur église, rue de la Chèvre, surl’emplacement 
d'un temple protestant. M. de Labatie, chanoine et grand doyen 
de la cathédrale, posa la première pierre du portail. L'église 
fut complètement achevée en 1789, et bénite le 25 novembre 
de cette année. M. de Saint-Simon, successeur de M. de 
Coislin à l'évêché de Metz, la eonsacra le 4er octobre 1741. 
Cette église est aujourd'hui paroisse de la ville, sous lin- 
vocation de Notre-Dame. 

Le comte de Belleisle avait une réputation brillante à la 
eour. Le roi avait confiance dans ses talents militaires qu’il 
avait récompensés successivement par le titre de lieutenant- 
général de ses armées (23 décembre 1732), et par la qualité 
de gouverneur de Metz et de la province (mars 4733). Lors 
da la guerre qui avait éclaté pendant cette dernière année, 
M. de Belleisle avait obtenu le commandement des troupes 
chargées d’agir sur la Moselle, et s'était distingué dans 
cette campagne ; Nancy lui avait ouvert ses portes. Sa poli- 
tique heureuse en Lorraine et bientôt ses succès sur le Rhin 
Favaient fait considérer par le cardinal de Fleury comme 
Fhomme de France le plus capable de conduire une armée. 
Ce principal ministre parut tellement satisfait de ses combi- 
paisons, qu’il Pautorisa à eorrespondre directement avec 
ku. Mandé à Versailles pour être consulté, le gouverneur 
de Metz reçut, de la main même du roi, le collier de l'ordre 
du Saint-Esprit. 

Les puissances belligérantes. négociaient alors pour la 








‘ La prise de Trèves (8 avril 1254), de la forteresse de Trarbach (2 mai sui- 
vant) et de Philisbourg (18 juillet, mème année), avait fourni à M. de Belleisle 
occasion de déployer son courage et ses connaissances peu communes dans l'art 


d’assiéger les places. 


028 


paix. Le comte de Belleisle engagea le cardinal à ne point 
se désister de ses prétentions sur la Lorraine. 

Traversant Metz pour retourner à l’armée, le gouverneur 
obtint d'y séjourner quelques semaines. Il se fit renseigner 
sur ce qui avait été exécuté des projets qu’il avait recom- 
mandés et remit de nouveaux plans. Après quoi il repartit. 

De retour au mois de novembre, M. de Belleisle reprit le 
dessein qu’il avait conçu de bâtir une église au fort de la 
Double-Couronne et d’y établir définitivement des religieux 
de Saint-Pierremont, dans l'espérance d'augmenter la popu- 
lation de ce quartier. Le 9 décembre 1735, il adressa le 
message ci-après au supérieur de l’ordre des chanoines 
réguliers de Matincourt, dont relevaient l’abbé et les religieux 
de Saint-Pierremont : 

« Uous scavés Monsieur les soins que je me suis donné, 
pour procurer dans cette uille un etablissement a un 
nombre de chanoines reguliers de uostre congregation. 
M. labbé de S!-Pierremont avecq qui jay traité cette 
affaire uous aura rendu compte de lenvie que jay de faire 
plaisir a uostre congregation et a luy personnellement. Jay 
obtenu les lestres patentes, et il ne s’agist plus a present 
pour leur execution que du consentement de Monsieur 
leuesque de Mets, lequel a bien uoulu a ma considera- 
tion, passer pardessus les regles ordinaires en consentant 
a lunion de la cure a la maison qui sera bastie et establie 
dans la uille. Je ne uous feray point icy le destail de toustes 
les difficultes bien fondées, quil a applany. Il consent 
enfin a ceste union ct quau lieu dun curé institué et en 
titre ce ne soit quun administrateur qui sera présenté par 
uous Monsieur ou par labbé de St-Pierremont. Lon est 
daccort que suivant les regles cet administrateur ne peust 
estre admis aux fonctions curiales quavecq lapprobation 
de leuesque, mais M. labbé de S'-Pierremont pretend que 
cet administrateur sera destitué et rappelé par uous 
Moñsieur quand il uous plaisra sans auoir besoin du 


EVENE SSL VOLUYEYNVNVYIUTUYS VY TT OV 





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929 


consentement de leucsque. Uous sentez bien tout ce quil 
y a a dire sur celte clause. Est-il naturel qu’un adminis- 
trateur de la paroisse ou cure, ne puisse estre receu sans 
lapprobotion de leuesque, et quil puisse estre destitué 
sans son consentement ? Il est bien juste que la reuoca- 
tion soit accompagnée des mesmes conditions que lins- 
tallation, et M. leucsque uoulant bien se prester a ce que 
ce ne soit point un curé institué en titre, il doit ce me 
semble obtenir que quand il y aura un sujet venant à faire 
les fonctions de curé, il ne pourra pas estre etabli sans 
sa participation. M. labbé de St-Pierremont a dit quil 
ne pouusoit consentir a cette condition parce qu'il reçoit de 
uous des instructions absolument contraires. 

» Cest ce qui ma fàit prendre le party de uous ecrire 
cette lestre pour uous representer que la demande de 
Mr leuesque me paroissant aussy juste et aussy ray- 
sonable en uoulant bien consentir a ce quil ny ayt point 
de curé institué en titre et que la cure soit umie, il doit 
esperer que uous uoudres bien de uostre part Monsieur 
agréer sa demande. 

» Je conuiens que jay fort a cœur quil se batisse une 
paroisse dans la double couronne de Moselle, parce que 
celte eglise engagera un grand nombre de personnes a 
uenir bastir des maisons, et auant quil soit peu dannees 
cette partie de la uille deuiendra la plus peuplée. Mais si 
ce molif de bien publiq me fait agir ainsi pour uous 
procurer cet etablissement je crois qu'il nest pas moins 
heureux pour uostre congregation quelle ayt dans les 
suites un establissement dans une uille aussi grande que 
Mets dou elle retirera pour labbaye de St-Pierremont des 
auantages tres considerables. Ainsy comme le bien des 
uns et des autres sy trouuent reunis jay lieu desperer 
Monsieur que vous agreerez la clause que demande 
Mr leuesque de Metz et que jay de pouuoir estre a mesme 
de rendre service a uotre congregation et a M. l'abbé de 


» 


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080 


St-Pierremont en particulier ; car il est certain que sans 
ce motif lon pouuoit trouuer dautres moyens et d’autres 
personnes pour paruenir a la construction dune eglise, 
mais l'affaire estant aussy auancée et dans le fonds con- 
uenable et utile aux uns et aux autres el Mr leuesque ayant 
bien voulu maccorder son consentement en admestant 
plusieurs articles jespère desja que uous ne me refuseres 
pas celuy cy et que uous uoudrez bien mander a M: labbé 
de St-Pierremont dont je joins icy une lestre quil peut de 
uostre part et en uotre nom consentir a la condition en 


question et lauloriser en forme a cet effet. 


» Comme je dois bientot men aller a la Cour et que je 
veux scauoir a quoy men tenir je uous prie de uouloir 
bien me faire une reponse precise affin que auant mon 
despart et en pressant aussi Mr leuesque et M. labbé de 
St-Pierremont nous puissions terminer ceste affaire de 
manière ou dautre dans la fin de la semaine et cest pour 
y paruenir que je uous fait passer cette lettre par un 
exprès. 

» Je seray rauy. que cet establissement me mette a portée 
de faire auecq uous une plus grande connoïssance et me 
fournisse des occasions de uous rendre mes seruices et 
uous marquer toute la consideration auecq laquelle je suis 
Monsieur uotre tres humble etc. 

» Signé : le comte de Belleisle. » 

La eonclusion dé cette affaire fat aussi satisfaisante que 


le gouverneur lavait désirée. M. de Belleisle ne tarda pas à 
retourner auprès du cardiaal-ministre. 


Le 28 juin 1736, les religieux de Saint-Pierrement. obtin- 


rent l'enregistrement au greffe du Parlement de Metz des 
lettres-patentes qui leur avaient été accordées au mois de juin 
1735, et furent mis en possession immédiate des terrains à 
eux cédés au Fort-Moselle. Mais quelque retard dut être 
apporté à la construction. de leur église: on la comrmekiça. 
l'année suivante. 


0 


931 


En 1736, la rue Nexirue fut grandement élargie dans la 
partie qui avoisine la rue du Heaume ou des Hauts-Prêcheurs. 

Chaque année voyait disparaître successivement les forti- 
fications anciennes qui environnaient encore Metz. Toutes 
étaient remplacées par des ouvrages modernes de la plus 
haute valeur stratégique. La situation intérieure changeait 
avantageusement d'aspect : les rues les plus étroites, tor- 
tueuses et mal bâties s’agrandissaient ; d’autres rues étaient 
percées ; les maisons n'étaient plus réduites à des proportions 
discordantes. Des débouchés étaient ouverts entre les prin- 
cipaux points ; les places étaient créées ou dégagées ; les 
quais étaient élargis. Notre ville, devenue un vaste chantier, 
perdait tous les jours la physionomie antique, mais par trop 
irrégulière et incommode, qu’elle avait conservée depuis 
tant de siècles. En moins de huit années, on avait déjà opéré 
dans Metz de tels changements qu’on ne reconnaissait plus 
ses différents quartiers. M. de Belleisle travaillait avec une 
activité infatigable à donner à cette ville, dont à] voulait faire 
la capitalo d’une frontière considérable, toute l'importance 
que sa force militaire et sa position admirable lui assuraïent. 
L'organisation défensive de Metz allait être complétée de 
manière à ce qu’elle n’eût bientôt rien à envier à aucune 
ville de guerre. 

C’est surtout lorsque M. de Belleisle proposa de réunir 
par des eanaux la Sarre à la Seille, la Moselle à la Marne et 
celle-ci à la Seine, qu’il montra toute sa sollicitude pour les 
intérêts des Messins. Il pensait ainst avoir trouvé les moyens 
les plus propres à faire renaître dans leur esprit celte 
activité commerciale qui avait autrefois valu à leur ville le 
surnom de Metz la riche. Mais la vieille cité, incorporée à 
la France, était devenue nécessairement un vaste entrepôt 
militaire; son importance comme place frontière ne s'était 
accrue qu'au détriment de son importance industrielle. Le 
génie de M. de Belleisle ne put lui restituer un rang élevé 
parmi les notabilités commerciales. L’humeur calme des 


992 


Messins, qui les fait s'attacher seulement au solide et au vrai 
s'opposa à la prospérité que le bienfaisant gouverneur avait 

M. de Belleisle avait décidé la construction du rempart 
qui a retenu son nom et qui enveloppe toute la partie entre 
le Pontiffroy et le Pont-des-Morts jusqu’à la porte de la 
poudrerie, autrement dite du Saulcy. L’élévation de ce tt 
fortification l’intéressa vivement. Îl entendait que le nouveau 
rempart servit aussi à l’embellissement de la cité, et pour y 
aider, qu'on y créât une rue parallèle. Ses plans approuvés, 
il les remit à M. d’Araincourt. L'envoi fut accompagné d’une 
longue missive qui nous instruit parfaitement de ce qui a 
été fait : | 

« Metz, le 17 novembre 1736. 

» Les ouurages projettes pour fortiffier la ville de Metz, 
exigeant, Monsieur, que l’on construise vn rempart dans 
toute la partie qui est depuis le Pontyffroid jusques au Pont 
des Morts et en continuant jusques a la porte qui conduit a 
la poudrerie pres les Pucelles, il est necessaire pour y par- 
uenir de demolire lancien mur d’enceinte qui regne de l'un 
a lautre. Dans toute cette partie, l’on construira le rempart 
en auant dans la fausse braye, et comme cet ouurage doit 
etre executé dans le cours de l’année prochaine, iay donné 
les ordres pour la demolition dud. mur pendant cet hyuer. 

» Ce nouueau rempart va procurer vn grand embelisse- 
ment qui sera également vtile et commode pour les habitans, 
en procurant non-seulement plussieurs debouchés, mais 
aussy des emplacements pour batir des maisons tout le long 
de la nouuelle rue qu’il faut former parallellement aud. 
rempart, laquelle aura 400 toises de long et aura en face la 
plus belle vüe de Metz, attendu que le nouueau rempart ne 
sera que de six a sept pieds plus eleué que le res de chaussée 
et que les differents etages des maisons de cette nouuelle rue 
verront la Moselle, la Double-Couronne et toute la campagn :. 

» Jay fait tracer par des ingénieurs, le nouveau rempart 


933 

et ils ont mis des jallous et piquets, 1 sagit de tracer en 
parallelle aux dits piquets une rüe de 18 pieds de large, ce 
qui est d’autant plus facile que tous les terreins quil y a a 
prendre pour former ladite rue ne consistent qu’en terreins 
appartenant deja au Roy ou a la ville et que ce qui appartient 
a des particuliers, quoyque de peu de valeur, sera payé par le 
Roy, des fonds qui ont eté assignès pour le remboursement 
des heritages pris pour les fortifications. Cette rue en etant 
vne suile necessaire, je vous prie donc Monsieur de vouloir 
bien communiquer celte lettre a vostre compagnie et requerir 
quelle nomme des commissaires pour proceder conjointe- 
ment avec M. des Rosieres ingénieur en chef a l’allignement 
de ladite rue d’ez a present ny avant point de temps a perdre 
a cause de la demolition du mur d'enceinte auquel il faudra 
trauailler au plus tard dans le mois de januier. Ainsy il faut 
auertir les propriétaires qui se trouuent dans le cas d’auoir 
a faire la place nette a noel prochain. 

» À legard de l'alignement de la rue qui continuera au 
pied du rempart a construire depuis le Pont des Morts 
jusques a celuy de la Poudrerie l’on donnera vn peu plus de 
loisir aux proprielaires qui seront neantmoins egalement 
remboursés et indemnisés par le Roy, attendu que cette rue 
de communication n’est pas absolument si pressée et qu'il 
suflira d’executter seulement le nouueau rempart, ainsi on 
tracera lallignement de cette partie de rue qui doit estre au 
pied, on donnera plus de temps aux particuliers pour 
sarranger, maisil convient toujours que cet allignement soit 
constaté. | 

» Relativement au nouueau rempart il est absolument 
necessaire de constater les differens degagements et debou- 
chés que jay projettés pour l’vtilité des habitans et la com- 
modité du commerce, je vous addresseray au premier jour 
vne nouuelle lettre avec un plan que vous remettrés a vostre 
Compagnie. J'espere quelle y trouuera les mêmes auantages 
que moy pour le bien public et quelle voudra bien concourir 

36 


534 
par son ministere et tenir la main a son execution, je ne 
renferme dans le moment present a l’objet le plus pressé qui 
est celuy de l’allignement dont je viens de parler cy dessus 
qui ne peut souffrir de deslais. 
de suis tres parfaitement Monsieur votre tres humble, etc. 
» Signé: Foucquet de Belleiske. » 


Le lendemain du jour où le procureur du roi au bureau 
des finances avait reçu ce message, M. de Belleisle avertissait 
le bureau lui-même. « Je suis bien aise de vous informer 
Messieurs (disait le gouverneur), que j'ay remis hyer entre les 
mains de M. d’Araincourt vne lettre que je luy ecris en sa 
qualité de Procureur du Roy, croyant que ce deuoit etre par 
luy quelle deuoit passer pour vous etre rendüe de ma part, 
je le charge dans lade lettre de vous la communiquer et vous 
y verrez, Messieurs, combien je compte sur votre ministére 
pour concourir auec moy au bienipublic. Je croy même que 
vous jugerez à propos de la deposer à votre greffe de même 
que tous les plans que je vous feray remettre dans la suite, 
paraphez et signez de moy, affin qu’il ne puisse point y auoir 
de variations ny d’equivoques, n’ayant pour objet comme vous 
Messieurs, que la commodité et lavantage de la ville. 

» Je suis, Messieurs, plus parfaitement que personne du 
monde, votre trés-humble, etc. 

La construction du rempart et de la rue fut faite confor- 
mément aux intentions de M. de Belleisle. Ce lieu, où il 
n'existait auparavant qu’un simple mur de ville, offre dans sa 
partie supérieure plantée d'arbres, une promenade agréable. 

F.-M. CHARERT. 


(La suite à la prochaine livraison). 





BIBLIOGRAPHIE. 


CHARLES-LE-BON. 


CAUSES DE SA MONT , SES VRAIS MEURTRIERS , 
THTERRY D’ALSACE DES COMTES DE METZ, SEIGNEUR DE BITCHE 
ET COMTE DE FLANDRE, 


par le Cte F. Van der Straten Pontbosz. ‘ 


Au commencement du douzième siècle, un prince pieux et sage 
régnait sur les Flandres: c’était le comte Charles-le- Bon dont le nom 
rappelle un des drames les plus émouvants de l’histoire du moyen âge. 
Charles revenait de France où il avait porté aide ct secours au roi 
dans son expédition contre le duc d'Aquitaine. Grand justicier, le 
comte de Flandre voulut citer à la barre des plaids du pays le prévot 
de la cilé de Bruges , puissant personnage qui avait abusé de sa haute 
position pour pressurer le peuple et exciter, disent quelques historiens, 
une famine à son profit. Le prévot Flaming , autant pour se venger 
du comte que pour maintenir sa position ct s'assurer l'impunité, com- 
plota la mort de son seigneur avec quelques membres de sa famille. 
L'excellent prince Charles fut frappé par les conjurés au pied de l'autel, 
dans l'église St-Donnat de Bruges. Mais grâce à l'intervention venge- 
resse du roi de France , ses assassins reçurent la punition due à leurs, 
crimes. | 

C’est surtout ceite page intéressante des chroniques de la Flandre, 
qui ont une connexion si intime avec l’histoire générale de l’Europe 
dans ces temps reculés, que M. le comte Van der Straten Ponthoz a 
voulu éclairer des lumières de la tradition dont il a infaligablement 
recherché les sources. Dans une très-intéressante notice, publiée dans 
les Mémoires de l'Académie de Metz pour 1853, il a réuni tous les 
traits historiques, toutes les indications plausibles qui se rapportent à 





! Se trouve à l'imprimerie Roussean-Palkez, rue des Clercs. 


536 

ce grand événement qui devint le point de départ d'une véritable 
révolution dans l’état social des Flandres. L'auteur prouve que les 
causes véritables de l’assassinat du comte ne sont nullement un com- 
plot démagogique, tel que nous nous le figurons dans nos idées 
actuelles, mais que ce crime est le résultat d’une vengeance particu— 
lière à laquelle le peuple et la généralité de la chevalerie de Bruges 
sont restés étrangers. Il s'agissait de déterminer les motifs des con- 
jurés, de fixer leur part de complicité, enfin de faire peser sur les 
vrais coupables la responsabilité du forfait. Cette tâche n’était pas 
facile, l’histoire de ces événements reculés ayant été obscurcie par la 
plupart des historiens, jusqu’à l'erreur absolue et au ridicule par quel- 
ques-uns d’entre eux. Ïl fallait donc rassembler en un faisceau les 
lumières éparses de la tradition, fouiller dans les chroniques, interro- 
ger tous les commentateurs pour restituer au régicide du 12° siècle sa 
véritable couleur historique. Dans une brochure publiée à Metz chez 
M. Lamort, et dont nous aurions déjà dû rendre compte depuis long- 
temps, car elle conslilue un très-sérieux travail de recherches, M. Van 
der Straten a tracé soigneusement, on pourrait dire minutieusement, 
le catalogue des ouvrages de tous les auteurs qui ont écrit sur Charles- 
le-Bon, depuis son ternps jusqu’à nos jours. Ce catalogue est enrichi 
d'indications précieuses qui se rapportent au sujet qu’il avait en vue 
et qui contribuent à le mettre en lumière. Peut-être pourrait-on s'é- 
tonner que l’auteur n'ait pas jugé à propos d’y joindre le récit publié 
dans les Yémoires de l Académie, maïs c’est sans doute une question 
de convenances littéraires qui a déterminé cette abstention, une œuvre 
publiée par l'Académie devenant la proprièté exclusive de la compagnie. 

La brochure est terminée par un magnifique travail généalogique 
qui fait honneur à l’habileté et à la science historique de celui qui l’a 
tracé. C’est le tableau synoptique et généalogique indiquant les origines 
des maisons de Flandre et d’Alsace, des comtes de Metz et des ducs de 
Lorraine, des comtes d'Egisheim, de Habsbourg, de Dagsbourg et de 
Moha; des ducs de Normandie, rois d'Angleterre, de la maison de 
Guines et de Boulogne, et des ducs de Bouillon. Ce tableau, d’un im- 
mense développement, est destiné à montrer les relations qu'avaient 
entre eux ces différents princes et les prétendants aux successions de 
Baudoin VII et de Charles-le-Bon. 1] commence à Pharamond et il a 
dû exiger un travail devant lequel eût reculé un bollandiste. Il a été 
composé typographiquement , avec un talent distingué, par l'un des 
ouvriers de l'imprimerie Pallez et Rousseau. C’est une véritable œuvre 
d'art par les difficultés d'exécution qu'il présentait. PHILBERT. 





INSTITUT DES PROVINCES. 


ASSISES SCIENTIFIQUES 


TENUES À METZ 1854. 








SÉANCE DU 14 JUILLET. 


PRÉSIDENCE DE M. V. SIMON. 


MM. Alfred Malherbe et G. Boulangé, secrétaire, membres de 
l’Institut des provinces, prennent place au bureau. 

La séance est ouverte à six heures et demie. 

Le procès-verbal de la dernière séance est lu et adopté. 

Ouvrages déposés sur le bureau: 

Un Vieux Portrait, par M. Aug. Prost, brochure in-8°. Metz, Pallez 
et Rousseau, 1853, offert par M. le comte Van der Straten Ponthoz. 

Notice sur les Dieux lares et sur quelques statuettes qui doivent 
leur étre attribuées, par M. Victor Simon. Metz, 1853. 

Observations sur les derniers lemps géologiques et sur les premiers 
temps humains dans le département de la Moselle, par M. V. Simon. 
Metz, 1851. 

Notices archéologiques, par M. V. Simon. Metz, 1852. 

Discours prononcé Je 8 mai 1853 à la séance publique de l’Aca- 
démie impériale de Metz, par M. Victor Simon, président. 

Du dix-neuvième siècle sous le rapport moral el sous le rapport 
scientifique, par M. Alfred Malherbe. Metz, 1854. 

Recherches sur les sépultures des premiers ducs de Lorraine 
dans l’abbaye de Sturzelbronn, par M. G. Boulangé. Metz, 1854. 

M. Boulangé annonce avoir donné dans cette brochure un premier 
aperçu d’une question qu'il se propose de traiter d’une manière plus 
complète lorsqu'il aura terminé son travail d’explorations de toutes 
les communes du département de la Moselle, en vue de la publica- 
tion de la Statistique monumentale; c’est-à-dire: De l'influence mo- 


538 


macate sur l'architecture religieuse et sur les arts en général, jusqu’à 
l’époque de la destruction des couvents. 

Il est à remarquer, en effet, dit M. Boulangé, que presque toutes 
les anciennes églises du département de la Moselle, offrant encore 
quelque intérêt sous le rapport de l'étude de l’art monumental au 
moyen-âge, appartenaient, sans exception, à des congrégations reli- 
gieuses. Les bätimens des monastères silués dans de simples villages, 
ne pouvant être ulilisés par les communes après [a dispersion des 
moines, furent vendus et rasés pour en tirer les matériaux. Leurs 
églises subirent le même sort: elles furent déclarées trop grandes 
pour la population de la paroisse, et les communes optèrent pour la 
conservalion d’une simple chapelle, comme devant être d'un entre- 
tien moins onéreux. C'est ainsi que l'on vit raser, au commencement 
de notre siècle, les églises des monastères de Rettel, de Justemont, 
de saint-Pierremont, de Villers-Bettnach, de Freistroff, de Stur- 
zlbronn. 

Les couvents de Gorze, de Saint-Avold, de Bouzonville, placés dans 
des localités plus importantes, conservèrent seuls leurs églises qui 
devinrent paroissiales. Mais les édifices plus modestes des prieurés 
furent respectés; c’est ainsi que nous retrouvons encore la charmante 
ehapelle prieuriale de Morlange ", type si remarquable de l’architec- 
ture des XIe et XIIe siècles, dont les détaits ont été moulés en plâtre 
par nos architectes, et servent aujourd'hui de modèles à nos seulp- 
teurs; le chœur roman de Péglise prieuriale de Thicourt, du XIIe 
siècle ?; l'église prieuriale d’Aube, du XIIe siècle *, Fégiise prieu- 
riale de Mont-St-Martin, des XIe et XIF° siècles, qui dépendait de l’ab- 
baye de St-Vanne, de Verdun (Bénédictins); l’église romane de Ba- 
ronville, de l’abbaye de Bénédictins de St-Martin-devant-Metz, l'église 
prieuriale de Valmunster, de l’abhaye non réformée de Metloc. 

La belle église du XII siècle, de Longuyon, était une collégiale 
fondée par un comte de Cluny; celle de la mène époque, de Viviers- 
sur-Chiers, dépendait du chapitre de Trèves. En un mot, il est pres- 
que sans exception que toutes les églises remarquables au point de 
vue de l’art, qui subsistent encore dans le département de la Moselle, 





‘ Morlange dépendait, au XIIe siècle, de l’ahbaye de St-Martin-devant-Metz et 
au XII siècle, de l’abb.ye de Gorze (Béuédictuis). 

2 Tuicourt dévendait de Cluny (Benédicüus). 

$ Aube, prieuré de l’ordre de Cüeaux (Bévédiclins). 





099 


ont une origine monastique. On peut même pousser plus loin l’asser- 
tion et dire qu'il en existait fort peu d’autres; car on connait la liste 
des églises de village quelque peu remarquables qui ont pu être dé- 
molies depuis la révolution, et-on est heureux d’être amené à recon- 
nailre que si on a beaucoup gâté, on a fort peu détruit. 

Cette première remarque une lois faite, on reconnait immédiate- 
ment qu'il ne faut pas aller chercher les traces de la direction du 
mouvement artistique ailleurs que sur celles de la marche du cou- 
rant monastique. La renaissance des arts à l’époque romane est due, 
dans notre contrée, à saint Bernard, qui vint fonder la plupart de nos 
abbayes de Bénédictins. C’est de Citeaux que nous est venu le beau 
caractère roman de nos édifices du XIT* siècle. Tout ce qui nous reste 
de cetle époque se rattache en effet à cette origine : Mont-St-Martin, 
Morlauge, Thicourt, Baronville, Aube. Les belles églises de la tran- 
sition de Longuyon, de Viviers-sur-Chiers, sont dues à l'influence de 
la métropole de Trèves. On peut mème remarquer, au sujet du cou- 
rant cistercien, que l’église prieuriale de Valmunsier, qui dépendait 
de l'ubbaye non réformée de Melloc, de la fihation d’Aixa-Chapelle, 
ne ressemble en rien à celles des autres prieurés; elle est beaucoup 
moins remarquable. 

M. Boulangé indique en outre le monastère de cisterciens de 
Sturzelbronn , comme ayant formé au siècle dernier une école de 
sculpteurs dont on retrouve les œuvres remarquables disséminées 
dans toutes les églises des environs de Sturzelbronn. 

M. Jacquot prend la parole sur la 3° question du programme 
pour donner des détails plus précis sur les relations qui existent 
eatre la disposition des masses minérales dans le département de la 
Moselle , et le soulèvement du mont Tonnerre, relations qu'il avait 
déjà signalées dans la séance du 11 juillet. 

M. Jacquot rappelle que l'on a jusqu'ici considéré la configuration 
du sol de l’ancienne Lorraine comme dérivant uniquement du soulè- 
vement de la chaine des Vosges, dont la direction est Nord 21° Est. 
Cela est vrai pour toute la partie méridionale de celle province. Les 
terrans postérieurs au grès vosgien y forment autant de bandes qui 
sont disposées parallèlement à l’axe de cette chaine, et on les traverse 
tous dans l’ordre de leur succession, quand du pied des montagnes 
en se dirige vers Paris. Cette loi n’a pas d'exception dans les dépar- 
tements de la Meurthe et des Vosges. Rien n’est plus simple, du reste, 
que le concevoir cet arrangement: après le soulèvement des Vosges, 


542 


paysage de la contrée située sur les bords de la Seille. Le sommet de 
cette côte est de calcaire à gryphées arquées, tandis que l’on ren- 
contre à ses pieds des assises géologiquement plus élevées, les marnes 
gypseuses couronnées par le calcaire à bélemnites, et même les 
marnes à ovoïdes, avec le grès médio-liasique. La côte de Mécleuves 
est de beaucoup l’accident le plus considérable du canton de Verny, 
mais ce n'est ps le seul ; dans ce canton, toutes les collines, tous les 
cours d’eau, à l'exception de la Seille, sont orientés comme la côte 
elle-même. On peut encore remarquer qu’en prolongeant cette côte à 
travers les collines d’Arry, on tombe dans le département de la 
Meurthe, sur la vallée du Trey, qui correspond à une déchirure pro- 
fonde dans la formation oolithique, et qui paraît représenter l’extré- 
milé de cette grande coupure ou faille que nous venons de suivre 
presque sans interruption, depuis le Rhin jusqu'aux rives de la 
Moselle, sur un espace d'environ 50 lieues. 

On rencontre dans le département d’autres failles, ayant avec celle 
dont il vient d’être question une telle conformité de direction et des 
relations si évidentes , qu’il est impossible de ne pas leur assigner 
une origine commune. 

Ï suffit presque d’ouvrir la carte du dépôt de la guerre pour aper- 
cevoir une de ces failles immédiatement au nord de Metz. La côte 
du Haut-Chemin , aux pieds de laquelle sont situés les villages de 
Villers-l'Orme , Vany , Failly, Vrémy et Avancy, est trop accentuée 
pour qu’elle soil autre chose que le résultat d’un accident. On trouve 
en effet au haut de la côte, sur la route de Bouzonville, le calcaire à 
gryphées, et en bas, dans la direction de Chieulles, les marnes gyp- 
seuses et le calcaire à bélemnites; ces dernières assises ont là 
une position notablement inférieure à celle du plateau. La faille de 
la côte de Failly se prolonge dans le département à travers le village 
de Saint-Julien, et se raltache par une dépression que l'on remarque 
sur les hauteurs qui dominent Ancy, au grand accident qui a abaissé 
profondément toute la formation oolithique au nord de Gorze. Entre 
Charrey et Dommartin-la-Chaussée, sur l'extrême limite des dépar- 
tements de la Meurthe et de la Meuse, cet accident est aussi nettement 
accusé ; 1 s’annonce là comme à Failly, par une dépression brusque 
dans le relief du sol , et la côte rapide qui en résulte est plantée en 
vignes à Charrey, comme au-dessus de Failly, bien que les terrains 
que l’on rencontre dans ces localités présentent rarement cette cul- 
ture. C’est un rapprochement de plus à ajouter à ceux que nous avons 
signalés. 


543 


La ville que nous habitons a elle-même conservé des traces de la 
cassure profonde qui a déprimé tous les terrains depuis Avancy 
jusqu’à Charey. Metz est, en effet, très-exactement placé sur la ligne 
qui joint le pied du coteau de Saint-Julien aux hauteurs d’Ancy, et 
l'on peut voir que cette ville, prise seulement dans sa parlie acci- 
dentée, est bien représentée par une colline allongée , suivant la di- 
rection E. 30 N. Son sol mouvementé est le résultat d’une faille 
passant entre le haut de Sainte-Croix et la rue du Haut-Poirier, faille 
que M. Victor Simon a signalée depuis long-temps, et qui n’est qu’un 
des jalons de la fracture dont nous venons de suivre la trace sur 40 
kilomètres environ de notre département et des départements voi- 
sins. - 

La direction E. 30° N. se reproduit encore dans d’autres accidents 
du sol de la Moselle. La partie occidentale de ce département est oc- 
cupée par un grand plateau d’une uniformité de composition et d'as- 
pect remarquable ; le premier étage de la formation oolithique en 
constitue le sol. Composé presque entièrement de roches dures, très- 
_ résistantes, ce plateau est cependant sillonné par des vallées pro- 
fondes. Comment concevoir qu’elles ont pu se former par la seule 
action des eaux et sans le secours de fractures préalables , à travers 
lesquelles celles-ci se sont frayé une voie qu’elles ont ensuite élargie 
en usant les parties disjointes ? Or, prenons les plus grandes de ces 
vallées, elles sont toutes orientées suivant la direction E. 30° N. C’est 
d’abord la vallée de l'Orne depuis Hatrize jusqu’à Rombas, c’est-à- 
dire dans tout le parcours où elle est un peu profonde ; celle de la 
Chiers, depuis Longuyon, et, dans son prolongement, celle de la Sau- 
vage jusqu’à Saulnes ; enfin celle du Rupt-de-Mad , entre Rember- 
court et Onville. On pourrait en citer quelques-autres moins impor- 
tantes. 

Les gisements de minerais de fer de l’arrondissement de Briey, qui 
se sont déposés dans des crevasses profondes de l’oolithe, obéissent 
aussi à cette loi. A Saint-Pancré , à Butte, à Aumetz, toutes les 
grandes veines sont parallèles aux fractures dont il vient d’être 
question. | 

Voilà donc toute une série d’entailles, de coupures profondes, tra- 
versant le département de la Moselle et les contrées voisines, suivant 
une direction constante qui fait 30° avec lest, du côté du nord. Pour 
tirer une conclusion de ces faits , il faut faire de nouveau une petite 
excursion sur les bords de la Sarre. La région que cette rivière 


044 


arrose est occupée par le terrain houiller, lequel s’est déposé dans 
un grand lac, au pied des couches déjà redressées qui constituent 
la chaîne du Hundsruck. Aussitôt après son dépôt , une parfie de ce 
terrain a été soulevée par des éruptions de porphyre dont les masses 
sont restées en saillie sur beaucoup de points du bassin ; le mont 
Tonnerre est la plus importante de ces masses. La direction des 
couches houillères redressées est très-sensiblement E. 30° N. , et 
par suite elle est parallèle à tous les accidents que nous venons 
d’énumérer. Cependant, à l’époque où le purphyre du mont Tonnerre 
a paru au jour, les terrains qui forment le sol du département de la 
Moselle n’étaiént pas encore formés ; ils n'ont pu dès-lors être direc- 
tement affectés par le soulèvement de cette montagne. Si, dans les 
masses qui composent ces terrains, on retrouve aujourd'hui, à 
chaque pas, la direction de ce soulèvement, il faut en conclure que 
la fracture qu'il a déterminée dans l'écorce encore peu épaisse du 
globe , s’est ouverte depuis lors et qu’elle a provoqué de nombreux 
accidents qui lui sont parallèles. 

On peut même remarquer que dans la partie méridionale de la 
Moselle tous les terrains sont bien plutôt disposés parallèlement au 
soulèvement du mont Tonnerre qu'à celui des Vosges. Les aflleure- 
ments du muschelkalk et les marnes irisées dessinent sur une carte 
un Z renversé, comme le grès bigarré ; le lias s’est avancé jusque 
dans les environs de Puttelange, suivant une grande dépression 
allongée, vers le nord-est, et le terrain oolithique lui-même a obéi à 
cette loi, comme le montrent assez les côtes de Delme et de Tinery. 
11 y a également lieu de tirer, de ce qui vient d’être développé, une 
conclusion pratique. Si on voit se reproduire tous ces accidents dans 
le prolongement du soulèvement du bassin houiller de la Sarre, s'ils 
ont eu lieu même sous la ville de Metz, cela lient évidemment à ce que 
le terrain houiller s'étend au-dessous du département. Ces divers 
accidents eussent été moins profondément accusés sur notre sol, sans 
cetle circonstance ; c’est ce qui a donné à penser à M. Jacquot qu’à 
Creutzwald et à Carling on trouverait de la houille, et ces prévisions 
ont été vérifiées par le succès des sondages entrepris d’après ses 
conseils. Il en conclut que le terrain houiller s'étend sous la ville de 
Metz et même peut-être au-delà, et ne doute pas que dans la suite des 
temps on ne vienne rechercher la houille aux abords de Metz 

M. Jacquot ajoute qu'il résulte des données qu’il vient d’établir 
qu'il faut, dans les recherches à effectuer, se placer autant que pos- 


545 


sible sur le faite du soulèvement. En se plaçant ainsi sur le bom- 
bement, on atteindra le terrain houiller plus tôt que si on s’éloignait 
de cette position. 

M. Jacquot ne doute pas que la constatation du fait géologique qu'il 
vient de signaler n’ait une grande importance pour l'avenir indus- 
triel du département de la Moselle. 

M. Jacquot a rapporté sur un dessin, au moyen du rapporteur, 
toutes les directions de ces divers accidents, en partant d’un même 
point ; il en est résulté un faisceau très-curieux, dont le plus grand 
écarlement des lignes extrêmes n’est que de 10°:/,, en en exceptant 
une seule , et de 15° en les comprenant toutes. Une ue ligne cor- 
respond à 5 ou 6 accidents différents. 

Limite extrême de la ligne qui représente le —. 


sement des couches du bassin de la Sarre...... .. E. 40  N. 
Dyke de mélaphyre du Dagstuh] , dans le bassin de 

Same cette ns ini ns E. 35  N. 
Rupt-de-Mad, entre Rembercourt et Onville...... LE. 33°1/, N. 
Moselle près Metz. — Marnes irisées, entre Boulay 

et Télerchen.: 55e nus E. 33 NN. 


Côte au-dessus de Chanville. Ruisseau de la Houtte. E. 31° N. 
Côte au-dessus de Failly. — Faille de Saint-Julien. E. 30!/, N 
Direction des couches du bassin de la Sarre.— Axe 

du golfe liasique, près Puttelange. - Aumetz. - Saint- 

PanCré siens spas entra de E. 30° NN. 
Chiers et la Sauvage ST E. 28° °/, N. 
Orne. — Faille de la côte Moussa. - Escarpement de 

Saint-Avold à Forbach. — Chemin de fer entre Faul- 


quemont et Petit-Éberswiller.................,.. E. 281/,N 
Dépression entre Hombourg et Landstuhl......, E. 27° N. 
Marnes irisées de Valmont à Gaubivinch.... .... LE 25°'/, N. 
Vallée du Treÿ.:ssusstssmessssdsss. tue E. 25 N. 
Côte de Mécleuves.........,,................ E. 2412 N. 


M. Victor Simon rappelle que le mouvement indiqué par M. Jac- 
quot a produit des perturbations considérables sur la côte qui domine 
le village de Corny et Châtel-Saint-Blaise ; le calcaire à polypiers qui 
les couronnait a glissé au bas des collines qu’il recouvrait, où il a 
formé des moraines que l’on peut remarquer entre Jouy et Corny. Ce 
même mouvement se retrouve accusé de la manière la plus visible à 
Onville , dans la vallée du Rupt-de-Mad. 


046 
- M.E. Gandar prend la parole sur la 10° question du programme: 
« Les beaux urts (architecture, peinture, sculpture, musique) ont- 
» ils élé en progrès en 1853 dans la circonscription ? Qu’a-t-on 
» fait de plus digne d'être cité ? » 

PEINTURE. — Constatons d’abord, dit M. Gandard, qu'aucune ville 
de province, si ce n’est Lyon, ne réunit autant de peintres que Metz; 
mais si nous remontons à 1825 , nous ne trouvons aucun peintre à 
Metz. En 1854, au contraire , nous en comptons un assez grand 
nombre ayant obtenu des succès brillants , sans avoir jamais quitté 
la province. 

M. Maréchal , après avoir obtenu toute la série des récompenses, 
est chevalier dela Légion d'honneur depuis dix ans. A l’exposition de 
Londres , où il avait envoyé un spécimen de ses verrières, il n’a eu 
à la vérité qu'une seconde médaille; mais hâtons-nous de dire qu’on 
n’a pas voulu décerner de première médaille à la peinture sur verre. 
La première médaille, prétendit-on , était réservée aux inventeurs; 
par suite d’un raisonnement difficile à analyser, le peintre-verrier 
ne fut pas considéré comme inventeur , tandis que le sculpteur fut 
admis dans cette catégorie. 

M. Raphaël Maréchal, fils du célèbre peintre-verrier, n’a encore 
exposé que deux fois ; il obtint une médaille de 2° classe la pre- 
mière fois, et l’an dernier une distinction toute spéciale. 

M. Gandar, continuant à énumérer les distinctions décernées à 
nos artistes , cite les médailles obtenues aux expositions de Parks 
par MM. de Lemud, fussenot , Devilly, Lharidon , M: Sturel : les 
éloges donnés par la presse à MM. Auguste Rolland et Michel, à 
MMeltes Peigné et Bernard ; M. Malardot, signalé d’une manière spé- 
ciale pour les gravures à l’eau forte ; la médaille dela Société d’encou- 
ragement de l’industrie décernée à M. Hussenot pour ses peintures 
en feuilles. 

Il est encore un autre témoignage à invoquer, dit M. Gandar, ce 
sont les travaux confiés aux peintres de la Moselle. Citons à Metz, les 
magnifiques verrières de Sainte-Ségolène et du petit séminaire, de 
M. Maréchal; mais signalons en même temps une lacune regrettable: 
à l'exception de quelques jolis essais de M. Malardot , nous n'avons 
pas encore à Metz de spécimen important de peinture murale exe- 
cutée par nos artistes. 

Il n’en est pas de même au-dehors; des travaux importants sonl 
demandés à M. Hussenot fils, pour une église de Lille. 











47 

Nous n'avons également, à Metz, qu’une partie imperceptible des 
travaux de M. Maréchal dont il faut aller admirer les verrières à 
Schlestadt, à Lyon, à Nîmes, où il a exécuté toute la peinture des 
vitres d’une église de style roman, en mème temps que Flandrin se 
chargeait de la peinture murale. Les travaux de M. Maréchal se re- 
trouvent en grand nombre à Paris, à Saint-Jacques du Haut-Pas, à 
Saint-Vincent de Paul, à Saint-Germain-l’Auxerrois, à Saint-Philippe 
du Roule, à la sacristie de Notre-Dame où il a laissé un véritable 
chef-d'œuvre, à l’église Sainte-Clotilde. Paris attend encore de lui 
un travail considérable pour Notre-Dame et enfin pour le palais de 
cristal. 

Les gravures de M. de Lemud, celles de M. Malardot, sont connues, 
estimées partout, surtout en Allemagne. 

MM. de Lemud et Devilly ont fourni d'excellentes gravures pour 
Y'Homère illustré, le Béranger et Notre-Dame de Paris. 

Il résulle de tous ces sucrès, constatés par la presse et l’opinion 
publique, lesquels ne remontent pas à plus de 25 ans, que Metz peut 
revendiquer un des premiers rangs dans la classification des pro- 
vinces, sous le rapport artistique. 

On s’est demandé maintes fois, ajoute M. Gandar, si Metz avait ce 
que l'on appelle une école. Il y a deux ans, une exposition rétros- 
peclive des œuvres des artistes messins réunit dans les salons de 
l'hôtel-de-ville plus de 300 tableaux. On a pu y remarquer, dit M. 
Gandar , certains traits caractéristiques qui semblent créer une 
tradition et promet're un avenir. Les expositions messines permettent 
de constater que la peinture à l'huile y a été relativement négligée ; 
nos artistes se sont rejetés pendant longtemps sur des œuvres secon- 
daires, l’aquarelle, le pastel. 

L’aquarelle a eu pour interprètes, MM. Pelletier, Lucy, Men- 
nessier, Des Robert; M. Emile Faivre pour les fleurs. 

La gravure a fait distinguer MM. de Lemud, Malardot aîné, Ma- 
lardot jeune, pour le burin et les eaux fortes ; M. Joseph Hussenot, 
procédé nouveau ; M. Bellevoye, pour les eaux fortes, la gravure des 
médailles et la gravure sur bois. 

M. de Lemud a modifié de Ja manière la plus heureuse le procédé 
de la lithographie. Elle doit également de grands progrès à M. Pel- 
letier. 

M. Pelletier a su donner à l'aquarelle une valeur qu'on ne lui 
avait pas encore demandée. 


048 


Dans le pastel, on a fait une véritable révolution. Un pastel de 
l’École de Metz ne ressemble en rien à ceux du 18% siècle. Ceux de 
Metz sont une véritable peinture à l'huile. 

Depuis son tableau des Moissonneurs, M. Maréchal n’a plus peint 
qu’au pastel. M. Rolland peint au pastel depuis 20 ans. 

Citons encore Mile Peigné, Mie Bernard, Mme Sturel. 

Du pastel, M. Maréchal est passé à la peinture sur verre et lui a 
donné une supériorité analogue à celle qu’il avait déjà su donner 
au pastel. 

En un mot, on trouve qu’à Metz l’aquarelle est en honneur, la 
lithographie a été améliorée, le pastel et la peinture sur verre ont 
subi une véritable révolution et ont été mis au premier rang. 

Si on réunit toutes ces œuvres, on y trouvera un caractère d’é- 
lévation, de pureté, de délicatesse, une originalité qu'il faudra 
reporter sur le maître qui le premier a ouvert la voie; nous avons 
nommé M. Maréchal. 

Le tableau des Moissonneurs, les Cordeliers conduits au supplice, 
de M. Maréchal, la plus grande partie des travaux historiques de 
M. Migette, les tableaux de M. Rolland, les paysages de M. Michel, 
affectent un caractère qui leur est propre. Il est certain que l’histaire 
de notre pays, et surtout les types, les mœurs, les physionomies du 
paysage , ont été reproduits de la manière la plus heureuse dans ces 
divers ouvrages. [l y a peut-être là deux caractères qui se feront 
probablement mieux sentir plus tard. 

Constatons enfin qu’il y a eu à Metz un mouvement très-remar- 
quable à double titre: 4° par le succès; 2° par le caractère messin 
que nos artistes ont su donner à leurs ouvrages. 

M. Gandar regrette néanmoins d’être obligé de restreindre quel- 
que peu ses éloges en ce qui concerne le public proprement dit. 
Depuis deux ans, nous n’avons pas eu d’exposition de peinture à 
Metz, et le public ne s’en préoccupe nullement. D'un autre côté, 
la plupart des artistes dont notre ville s’honore, n’exposent plus à 
Metz ; arrivés au sommet de l'échelle du talent, chargés de travaux 
importants, leur place est faite dans le monde artistique ; ils exposent 
à Paris, mais ne désirent plus d’exposition locale. Il faudrait que 
l'initiative vint du public, dit M. Gandar, mais il n’en est pas encore 
venu là. Il y a, à Metz, plusieurs ateliers ouverts pour l'étude de la 
peinture et du dessin qui a fait, en effet, de grands progrès dans les 
classes aisées de la population. Il y a, à Metz, une moyenne de talent 


t 


49 


chez les femmes, qui est à signaler, et le nombre des personnes s’oc- 
cupant de peinture va sans cesse en augmentant dans notre ville; 
mais on ne gagne rien sur l'indifférence de la population. Nous avons, 
en un mot, plus de personnes s’occupant de peinture que toute autre 
ville ; mais la masse du public est chez nous plus indifférente qu’ail- 
leurs. 

M. Rousseau demande à son tour si indifférence que l’on re- 
proche au public ne serait pas la conséquence naturelle de la position 
élevée de nos artistes, qui n’ont plus besoin du public de province. 

M. Jacquot constate que la Société des amis des arts, présidant aux 
expositions de peinture à Metz, vient d’être reconstituée par l’aca- 
démie impériale de Metz, sur la proposition de M. Boulangé, et que 
l'ajournement à 1855 de l’exposition qui , d’après les statuts de cette 
Société, devait avoir lieu en 1854, n’a été décidé que sur la demande 
des artistes messins dont les travaux deslinés à l'exposition générale 
de 1855 ne seront terminés que pour cette époque. 

ARCHITECTURE. — M. Boulangé rappelle que l'architecture a fait 
depuis quelques années, dans le département de la Moselle, des 
progrès qui constituent une véritable renaissance. Pendant que 
M. Gautiez opérait une révolution complète dans l'architecture 
religieuse , en construisant les belles églises ogivales de Sainte- 
Chrétienne, de Sainte-Constance et du petit séminaire, M. Grillot 
élevait la gare de Metz et les constructions si élégantes et si simples 
à la fois de toute la ligne du chemin de fer de Frouard 4 Forbach, 
que l’on voit imiter aujourd’hui dans tous les pavillons des jardins des 
environs de Metz et même dans les résidences de la campagne; 
M. Auguste Rolland présidait à la construction de l’élégante maison 
commune de Rémilly et d’une foule de cottages qui donnent à ce 
charmant village un aspect probablement unique dans toute la 
France; et enfin, M. Harnist décorait la ville de Metz des hôtels du 
Casino, de M. Simon et de quantités de façades dont le style em- 
prunté à la renaissance va donner à notre ville un aspect nouveau et 
complètement inespéré. 

ScuLPTurE. — M. Boulangé ajoute que l’on doit signaler encore 
les travaux de sculpture de M. Pette, artiste éminemment messin, 
dont les brillants essais ont amené la commission de la statue du 
maréchal Ney à lui confier cet important travail ; ceux de M. Petit- 
Mangin, qui peuvent être comparés, pour la pureté et l'élévation du 
style, aux produits de la belle époque ogivale ; ceux de MM. Husson 


090 
frères, pour la sculpture monumentale, et ceux de M. Dhermange 
pour les meubles sculptés. 

Musique. — M. Malherbe fait remarquer qu'il s’est produit de- 
puis 20 ans un déplacement complet pour la musique. Il ÿ a 20 ans, 
la musique faisait partie de l'éducation des hommes, maintenant elle 
n’y paraît plus que comme exception et semble s'être complètement 
réfugiée aux écoles municipales de la ville de Metz. 

M. Gandar pense que ce fait ne doit null:ment élonner ; il y a 
actuellement à Metz heaucoup d'artistes, et plus il ést facile d’enten- 
dre de la musique, moins on a le désir d'en faire soi-même. De 
plus, les programmes des études des jeunes gens ont été tellement 
surchargés, qu’on a dû supprimer tout ce qui n’était pas indispen- 
sable pour parvenir aux emplois ; la musique a été nécessairement 
sacrifiée la première. 

M.'Gandar, abordant la question musicale au point de vue de 
son progrès à Metz, rappelle que ce que l’on doit à M. Maréchal 
pour la peinture, on le doit pour la musique à M. Desvignes pour 
l'exécution, à M. Durutte pour la composition. 

En 1825, point d'artistes en dehors du théâtre ; la musique reli- 
‘ gieuse apparaît de 1832 à 1835. 

Pour la composition musicale, l’école de M. Durutte produit 
MM. Baudot, Raphaël Maréchal, Freyberger ; celle de M. Desvignes 
produit M. Mouzin. 

On doit également quelques bonnes compositions à M. l'abbé 
Pierre. 

Hors de Metz, mais s’y rattachant à plus d’un titre, on trouve 
Ambroise Thomas, M. Gouvy. 

Les compositions musicales commencent à se faire entendre à 
Metr, par l’exéculion d’un Stabat dans l’église Saint-Vincent, vers 
1832 ; puis plus tard, chez M. Maréchal, chez M. Durutte. Un grand 
nombre de morceaux sont exécutés chez M. Desvignes, en 1836, au 
Congrès scientifique. La Société de l’Union des Arts, en 1851 et 
1852, demandait à la composition locale un tiers de la musique 
qu’elle exécutait. En deux années, elle à publié ou fait entendre 
dans ses réunions vingt-sept morcæaux. 

Une symphonie de M. Baudot a été exécutée en 1858. 

La mort de M. Desvignes à jeté le deuil dans le monde musicsl 
messin, eh 1854. On doil cependant deux messes, l’une à f. Tous- 
saint, l’autre à M. Baudot. 


001 | 

L'année 1854 marquera, dit M. Gandar, par la publication du 
grand ouvrage de M. Durutte sur la composilion musicale. 

MM. Prost et Alfred Malherbe indiquent, en réporise à la 7° et à 
la 8 question, que les collections ou dépôts d'archives, d’antiquités, 
les bibliothèques, les musées, ne peuvent devenir réellement utiles 
que par la publication d’inventaires, de catalogues détaillés et bien 
faits, qui ne pourront être obtenus que peu à peu et à la longue. 

M. Van der Straten signale comme une exigence qui peut avoir 
de très-fâächeuses conséquences, la stricte adoption par le gouver- 
nément d’un cadre uniforme pour les inventaires des archives des 
départements. Rien de mieux pour celles de Metz, dit M. de Straten, 
où les archives n'étaient pas classées et où tout était à faire, avant 
que M. Sauer en commençât le dépouillement ; mais à Nancy, où le 
trésor des chartes est admirablement classé et catalogué, il n’en 
est pas de même. 

M. Boulangé répond à M. de Straten que ces observations ont 
été jugées complètement fondées et qu'il y a été fait droit pour les 
archives de Lorraine. 

La 14e question: « Quelles formes. quelles dimensions, quelle 
» disposilion inlérieure doit-on préférer pour les musées de pro- 
vince ? » a été étudiée par M. Gandar et traitée dans une brochure 
publiée en 1851, intitulée: De la construction d’une maison des 
arts à Metz, dont il a fait hommage à la réunion. 

M. Vandernoot, ingénieur de la ville, a même rédigé et présenté 
au Conseil municipal un projet de réalisation de l’idée préconisée 
par M. Gandar. Ce palais des arts s’éléverait sur l'emplacement de 
l'abbatiale Saint-Vincent. 

M. Alfred Malherbe répond à 1a°42° question, qu'il est très-rare 
d’avoir table rase pour l'établissement des musées dans une ville de 
province. On est obligé très-souvent de se contenter d'anciens 
bâtiments appropriés tant bien que mal à leur nouvelle deslination, 
puis la place vient à manquer ct la difficulté devient plus grande 
encore ; c’est ce qui a lieu à Metz. M. Malherbe ne comprend pas 
une collection d'histoire naturelle qui n'aurait pas à sa portée tous 
les livres qui s’y rapportent. 

M. Boulangé constate qu'il en est de même pour les médailles 
et toutes les collections d’antiquités , c’est pourquoi il regretterait 
de voir adopter le projet de M. Vandernoot et l’idée émise par 
M. Gandar, qui ont l'inconvénient de laisser la bibliothèque à sa place 


actuelle et de créer loin de là une vaste salle de concerts et d'ex- 
position, à laquelle on annexe les collections et les salles de réunions 
des sociétés savantes. 

Les expositions, les concerts, les musées de tableaux même, dit 
M. Boulangé, peuvent avoir leur temple séparé ; mais que les 
collections, les bibliothèques, les salles destinées aux sociétés 
savantes, ne soient jamais séparées dans une ville de province. Il 
cite le musée de Bâle comme d’une construction récente et dans 
des conditions de luxe et de convenance qui méritent d’être signalées. 

M. Jacquot signale encore une nouvelle difliculté: Metz espère 
obtenir la création d’une Faculté des sciences. Les collections doivent 
se trouver dans les bâtiments de la Faculté. 

M. Jacquot répond à la 13° question: « Quels vœux peut-on for- 
mer pour l’avancement des éludes scientifiques dans la circonscrip- 
tion? » Que la ville de Metz ne peut que rappeler l'espoir qui lui a été 
maintes fois donné d’obtenir la création d’une Faculté des sciences, 
et que subsidiairement il y aurait lieu de provoquer l'ouverture de 
cours publics analogues à ceux qui ont lieu dans les Facultés. 

M. le président ayant annoncé que le programme des questions 
posées élant épuisé, les Assises de 1854 étaient terminées, la réu- 
nion, sur la proposition de M. de Straten, décide que M. le président 
serait prié d'exprimer à M. de Caumont, directeur de l’Institut des 
provinces, toute sa gratitude de ce qu’il a bien voulu choisir la ville de 
Metz pour la tenue des Assises de 1854, et de lui donner l'assurance 
que, chaque fois qu’il lui plairait de nous réunir, il trouverait à Metz 
le même concours, le même zèle pour le seconder dans ses efforts 
et marcher à sa suite dans la voie de la réhabilitation du travail dans 
les provinces. 


Le Secrétaire, 


GEORGES BOULANGE. 


L'administrateur-gérant de l'Austrasie, 
_ À. RoussEat. 





Metz , Imp. de Rousseau-Pallez. 








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Le Maréchal duc de Belleisle. 








NOTICE HISTORIQUE 


SUR 


Cbarles-Lonis-Auguste FOUCOUET, duc de BELLEISLE, gouverneur de Mets 
el fondateur de l'Académie royale de celle ville. 


XVHIC SIÈCLE. 


CC ) 


(suirz). 


La multitude des occupations que se créait M. de Belleisle 

ne l'empêchait point d'étudier avec un soin minutieux les 
règlements militaires, et de chercher à réformer les abus 
qu’il pouvait découvrir. Le gouverneur de Metz ayant l’art 
de se rendre essentiel dans tous les lieux et dans toutes les 
occasions , était employé partout. Etant dans le secret de 
toutes les affaires de la cour, on le chargeait de commis- 
. sions importantes dont il s’acquittait toujours avec autant 
de dignité que de succès. C’est au comte de Belleisle qu’on 
dut presque toutes les ordonnances militaires qui parurent 
en 4737. Précédemment il avait rédigé le fameux acte signé 
par le roi, qui voulait qu’à l’avenir les officiers ne pussent 
parler d'autres habits que leur uniforme. Cette mesure fort 
sage arréta un luxe ruineux. 

La confiance que le cardinal-ministre avait dans les talents 
de M. de Belleisle était telle qu’il le consultait toujours 
avant d’agréer les projets relatifs à l’art ou à la tactique 
militaire, qui passaient sous ses yeux. Les avis du comte 
fixaient ordinairement la décision du cardinal. En mai 4737, 
le maréchal d’Asfeld avait reçu mission d’aller, en compa- 


gnie de plusieurs ingénieurs, reconnaitre toutes les places 
37 


554 


situées le long de la Meuse. Le maréchal pria le cardinal de 
Jui donner M. de Belleisle pour adjoint. Son éminence ré- 
pondit en ces termes : 

€ Issy, ce 13 mai 1737. 

» Vous ne pouviez, Monsieur, choisir un sujet plus digne 
que M. de Belleisle. Je lui en écris aujourd’hui, et je suis 
persuadé qu’il se fera un plaisir de vous accompagner dans 
votre tournée ; il joint à tous les talents que vous lui accor- 
dez avec justice une grande connoissance du local. » 

Cette inspection se fit dans les premiers jours du mois 
de juin ; elle aboutit à mettre Sedan et les autres villes de 
la Meuse à l’abri d’un coup de main. 

Lorsque le roi Stanislas de Pologne eut pris possession 
des duchés de Lorraine et de Bar, qui devaient être, après 


sa mort, réunis à la France, M. de Belleisle reçut le com- 


mandement en chef de ces pays. Il ne conserva pas ce gou- 
vernement qui bientôt fut donné au duc de Fleury, l’ainé 
des neveux du cardinal-ministre ‘. Le comte employa les 
loisirs qu'il avait alors à écrire des mémoires sur les contrées 
qu’il avait successivement parcourues, et sur les différentes 
parties des Evêchés. 

La ville de Metz gagnait toujours en embellissements et 
en prospérité. Les quartiers de Saint-Vincent et de Saint- 
Clément étaient restaurés ; plusieurs rues y étaient formées, 
notamment les rues d’Eltzet des Bénédictins. L’administra- 
tion municipale agrandissait et faisait rétablir à neuf le pont 
Moreau, ainsi que les moulins inférieurs, tant derrière l’étape 
que les moulins du Therme. Elle recevait le pavillon bâti sur 
un ancien cimetière des protestants, près la porte Chambière, 
au-dessus des fours de la manutention militaire, construits 
quelques années auparavant, avec le logement destiné à 
l'aide-major de cette porte. Un arrêté de Messieurs de l’hôtel- 





t Vie de M. de Belleisie, pages 62 et 65. 


959 


de-ville réduisait les bermes sur la Moselle, derrière les 
maisons, à l’entrée de la rue de la Haie, au-dessous et à la 
gauche du Moyen-Pont-des- Morts.Ces bermes étaient nuisibles 
au cours de la rivière, mais formaient un revenu aux pro- 
priétaires de ces maisons au moyen des lavoirs qu'ils y avaient 
élevés. Plus tard, ces bermes et ces lavoirs disparurent 
totalement. 

M. de Belleisle avait enfin obtenu qu’on ne différât pas 
plus longtemps la construction d’une église au quartier du 
Fort, dit la nouvelle ville. Le 11 juin 1737, la première pierre 
fut placée par Mgr l’Évêque de Metz et par Mme la comtesse 
de Belleisle ; on travailla avec activité à la bâtisse. Cette église, 
érigée eri paroisse, sous l’invocation de saint Simon, fut 
achevée en 4740, de même que les deux corps de bâtiments 
collatéraux qui avaient été commencés un an plus tôt. On fit 
choix d’une architecture d'un style simple et en parfaite 
harmonie avec les casernes environnantes. 

Une ordonnance du bureau des finances, datée du 18 du 
même mois de juin 1737, supprima et prohiba, pour la 
commodité publique, les marches, escaliers, bancs de pierre, 
volets de fenêtres au rez-de-chaussée des habitations, les étala- 
ges de boutiques et les autres avances sur les rues. Une autre 
ordonnance, rendue le 6 septembre suivant, prescrivit l’élar- 
gissement de l’entrée du Moyen-Pont, aux deux bouts et des 
deux côtés; de la rue des Prêcheresses, dans la partie qui 
avoisinait la citadelle ; de la rue de l’Esplanade, vers cette 
dernière; de la rue Serpenoise, également du côté de celle des 
Précheresses et dans la portion la plus proche de la citadelle ; 
et de la rue aux Ours, aux environs de Saint-Arnould. Ces 
élargissements furent pris sur les maisons des particuliers, 
qui rétablirent les facades à leurs frais. On démolit la porte 
de la cour d'entrée de l’abbaye de Saint-Arnould, cette porte 
était voûtée et avait une plate-forme au-dessus de la voûte. 
La nouvelle entrée fut reculée à l’intérieur. La pente de la 
Haute-Pierre fut diminuée de manière à rendre la commu- 
nication plus facile entre cette rue et la rue aux Ours. 


006 


Les bouchers établis dans cinq quartiers de la ville, savoir : 
à la Vieille-Boucherie, au Quarteau, près le Pont-Sailly, rue 
des Allemands près la porte, et à la Boucherie-St-Georges, 
étaient autorisés à avoir chez eux un abattoir particulier. 
Cet usage nuisait à la salubrité de ces quartiers et avait de 
graves inconvénients. Pour y porter remède, l’édilité prit 
la résolution d'élever un abattoir commun à tous les 
bouchers. Il fut établi cette année (1737), à l'extrémité nord 
du Petit-Saulcy, à présent place de la Préfecture, à côté de 
l'ancien hôtel de Fabert. 

Le Grand-Saulcy, maintenant place de la Comédie ou de 
l'hôtel des spectacles, n'avait pas de débouché. Oger fit cons- 
truire sur le bras de la Moselle, derrière l’église Saint-Marcel, 
le pont en pierre qui a gardé le nom de l’ancienne paroisse. 
Al n'existait alors au-delà qu’une ruelle qui servait d’abreu- 
voir ; on agrandit cette ruelle et on pratiqua à côté du pont 
un autre abreuvoir. 

L'église de Saint-Clément, rue du Pontiffroy, dont le por- 
tail est sans contredit le plus beau monument d'architecture 
moderne à Metz, fut achevée dans tout son ensemble en 1737. 

La communauté des filles des écoles charitables de la 
doctrine chrétienne fit construire la même année, sous 
l’imvocation de Saint-Claude, une chapelle joignant le derrière 
de leur maison sur la rue Neuve-de-Saint-Gengoulf. 

Le 43 décembre, Messieurs de l’hôtel-de-ville, en leur 
qualité d’administrateurs de l'hôpital Saint-Nicolas, reçurent 
le nouveau moulin de la Haute-Seille, propriété de cet 
hôpital, qui avait été construit celte année et auquel on avait 
ajouté la grange avec les greniers au-dessus pour le service, 
se prolongeant jusque sur la rue Saint-Charles. 

Le 24, les mêmes magistrats adjugèrent la bâtisse d'un 
pavillon pour le logement des officiers sur la place voisine 
des fours de s manutention. Ce pavilion fut terminé en 1736 
et augmenté en 4741, du côté du Pontiffroy. 

Quelques ouvrages de fortifications, entre la porte Saint- 
Thiébault et la porte Mazelle, furent menés à bonne fin en 


997 

1737. En creusant les fossés de la redoute avancée entre la 
première de ces portes et la Seille, afin de couvrir l’écluse 
du pont des Arènes, on découvrit des fondations et de nom- 
breux débris de l’amphithéâtre romain. Ces travaux ren- 
dirent nécessaires certains retranchements. On rasa les 
maisons de campagne et les jardins qui se trouvaient sur la 
droite. Il ne resta que quelques pépinières qui étaient déjà 
pour le pays une branche importante de commerce, et 
plusieurs pièces de terre bientôt converties en petits jardins 
qui eurent tous leur abri en planches ou en briques. Ceux-ci 
sont sans doute l’origine des modestes bastides, objets d’am- 
bition de l’artisan ou du bourgeois auquel ses fonctions 
refusent de pouvoir s'éloigner de la cité, ou auquel la fortune 
ne permet pas d'acquérir de plus vastes domaines. 

L'année suivante (1738), M. de Belleisle resta plusieurs 
mois auprès de Sa Majesté. Il eut des conférences fréquentes 
avec le cardinal de Fleury, qui se passait difficilement de 
l'entretenir dés affaires les plus sérieuses. Aussi le comte 
ayant désiré d’être envoyé en ambassade dans une des pre- 
miéres cours de l’Europe, le principal ministre lui fit cette 
répoñse à sa louange : « Je me garderai bien de vous éloi- 
gner, j'ai trop besoin dé quelqu’un à qui je puisse confier 
mes inquiétudes. » On craignait de nouveau la guerre. Le 
cardinal étant tombé dangereusement malade à Fontainebleau, 
et ayant obtenu du roi une visite secrète, le bruit de la cour 
fut que le prélat avait désigné M. de Belleiske comme le 
seul homme qui püt le remplacer. 

Cependant le comte n’oubliait point, à Paris, sa bonne ville 
de Metz ; malgré les travaux de tout genre dont il était chargé, 
il ne perdait rien de son affection pour les Messins. On 
verra que jusqu’au defnier moment de sa vie il sut se 
préoccuper du bonheur et de la gloire de leur cité, alors 
qu'élevé aux plus grands honneurs et rapproché de la per- 
sonne de son roi, la capitale était devenue forcément sa 
résidence. F.-M. CHABERT. 


(La suits à la prochaine livraison). 


UN ÉPISODE DE LA GLACIÈRE. 


(AVIGNON EN 1791.) 
—s 6 at — 
Experti invicem sumus. 
TACITS. 

Î ne reste plus du pont d'Avignon que les trois arches 
Saint-Bénézet: ce n’est donc pas sur le pont de la chan- 
son que nous passerons le petit et le grand bras du Rhône 
pour nous rendre de la ville des papes à Villeneuve. Nous 
suivrons deux voies de passage d’une construction plus mo- 
derne, et que relie entre elles la chaussée de Pile de la 
Barthelasse. 

Ce trajet n’est pas facile les jours où règne le mistral, ce 
dux turbidus du Rhône ; admettons qu’il s’est accompli rapi- 
dement, alors nous sommes sur la route de Nimes, au pied 
d’une colline sur laquelle s’étagent les maisons du village 
de Villeneuve, une église, des fortifications du moyen âge. 
Un château-fort, dont Duguesclin jeta les fondements, en- 
cadre de ses tours crénelées la crête rocheuse de la hau- 
teur. Rocher et ruines semblent petits lorsqu’en jetant un 
regard par delà les ombrages de la Barthelasse et le Rhône, 
nous apercevons Avignon courbé sous ce géant de pierre, 
qui se nomme le Château des Papes. 

Si vous accompagnez le flot tumultueux du Rhône, vous 
rencontrerez, à une heure de Villeneuve, le château des 
Alades, campé sur ces ondulations de terrain que la nature 
semble avoir placées comme une barrière contre les terribles 
envahissements du fleuve-torrent. Un chemin pittoresque 
s'élève par une pente doucement ménagée jusqu’au point 
culminant qu'occupe ce domaine; et chaque pas que l’on 


999 


fait soulève un coin du rideau d’oliviers et de mèùriers qui 
dérobe les splendides aspects de la rive gauche du Rhône. 
À mi-côte, l’œil embrasse déjà les plaines du Comtat, belles 
de fraîcheur et de verdure, fécondées par les eaux de Vau- 
cluse. Au nord se dresse la colossale silhouette du Ventoux, 
une montagne des Alpes égarée dans les campagnes du 
Comtat ; au midi s'étend la chaîne du Luberon perdue dans 
un lointain vaporeux ; les Alpines que baigne la Durance, 
torrent l’hiver et l’été ruisseau qui s’épanche dans le Rhône; 
le Rhône enfin, dont les ondes fougueuses séparent orgueil- 
leusement Provence et Languedoc ; il forme le premier plan 
de ce tableau dont Avignon dessine le centre. L'ancienne ca- 
pitale du monde catholique n’est plus la cité qui a joué un 
si grand rôle dans les événements religieux du xv° siècle; 
mais du moins elle a conservé extérieurement encore son 
aspect des temps passés, elle s’enveloppe dans une gracieuse 
ceinture de murailles, elle montre son beffroi dentelé, son 
rocher qui supporte l'énorme masse du château des papes. 
Ea la voyant repliée sur le bord du Rhône, drapée dans ses 
souvenirs, on dirait une de ces statues de rois couchées sur 
les tombeaux de St-Denis, et qui tiennent encore le sceptre 
dans leurs mains de pierre. 

Aux Alades, la vue se développe dans toute sa majestueuse 
étendue : autour de vous c’est le Gard avec ses coteaux cou- 
verts de pâles oliviers ; devant vous, cinq départements, les 
montagnes de l'Ardèche, la Drôme, Vaucluse ; et sur la rive 
gauche de la Durance, les Basses-Alpes et les Bouches-du- 
Rhône. Qu'il est admirable ce panorama, quand le ciel est 
d'azur, quand le soleil échauffe cette riche nature méridio- 
nale de tous ses feux, et l’illumine de tous ses rayons! 

À une époque reculée, un seigneur, connaisseur en beaux 
sites, avait élevé sur ce point un belvédère remplacé plus 
tard par un pavillon. Puis, vers la fin du règne de Louis XV, 
la noble famille d’Estagues avait fait construire la villa qu’ha- 
bitait, en 1849, le marquis d'Estagues, dernier de ce nom. 


60 


Cette villa, ce chäteau , comme l’appelait le marquis 
plutôt par habitude qu'avec prétention, n’offrait rien de 
curieux à l’œil d’un archéologue : c'était un bâtiment de 
forme carré-long , avec deux ailes légères aux extrémités, 
le tout supportant un étage et une toiture à mansardes. 
Les Alades étaient construites sur l’arête de la colline, et 
afin de ne rien perdre de la vue, le jardin, disposé en pente, 
était seulement orné de plantes et d’arbres exotiques de: 
petite taille ; dans le bas se voyaient des massifs de 
sycomores, d'arbres de Judée et de grenadiers. 

Le marquis d’Estagues habitait les Alades depuis 4817; 
rarement il s’éloignait de cette terre: on ne l'avait jamais vu 
à Avignon, aprés son retour de l’exil. Il semblait que satis- 
fait de retrouver sa patrie, et aux portes de sa ville natale, 
il se complût à la campagne qui convenait à sa nature ré- 
fléchie et suffisait à ses goûts simples et modestes. Ce motif 
de prédilection existait en effet, mais une raison plus grave 
expliquait la retraite volontaire dans laquelle vivait le 
marquis... 

Si retirée qu'elle fût, cette existence n’était pourtant pas 
Fisolement. M. d’Estagues se livrait, malgré son âge, à des 
études continuelles ; 1l suivait sa religion comme un prêtre, 
exerçait la charité en prince. En un mot, il cultivait son 
esprit et son cœur, et vivait pour les hommes en faisant le 
bien. D’ailleurs, esprit trop élevé pour ne pas comprendre 
que dans la solitude les idées se rapetissent et se rarétient, 
M. d'Estagues appelait à lui la société. Fuyant du monde 
le bruit, les fêtes, la sujétion, il en recherchait les relatrons. 
La causerie était une de ses plus douces Jouissances. Son 
profond savoir, sa haute intelligence, les souvenirs dont 
était meublée sa mémoire, sa gracieuse et noble affabilité, 
attiraient dans son salon une réunion d’amis, d'hommes 
d'élite qu’il aimait à entretenir. La parole, ce luxe àes mé- 
ridionaux , était le luxe du marquis d’Estagues. Semblable 
à l’homme de Térence: « qui ne se croit étranger à rien de 


961 


ce qui est humain, » il s’attachait à suivre la marche du sièèle 
et des événements. Îl pouvait le faire sans sortir de son 
château , tant on mettait d’'empressement à le voir et à lui 
apporter l'écho de tous les bruits extérieurs. C’est une si 
douce société que celle d’un vieillard aimable ! 

Chose remarquable, M. d’Estagues affectionnait les jeunes 
gens ; il les laissait venir à lui avec cette bonté que le divin 
maître témoignait aux enfants. Qu'il était touchant de voir 
ce vieillard habitué à dominer les hommes de toute la 
hauteur de son expérience, de son âge et de sa sagesse, s’a- 
baisser complaisamment à causer avec nous, réprimandant 
nos défauts avec indulgence , relevant nos ridicules avec 
finesse, et se rajeunissant de soixante ans à force d'esprit, 
de grâce et de bonté; c’est que le marquis avait été père 
comme le roi de Navarre. 

Il y a de cela déjà cinq ans, les hasards de la vie qui me 
conduisirent à Avignon, des relations particulières qui m'’u- 
nissaient à la famille d’Estagues, me donnèrent acces aux 
Alades, où je fus accueilli avec cette cordialité chaleureuse 
dont les méridionaux ont le secret. Souvent M. d'Estagues 
m'appelait à sa campagne. J'avais quitté Paris tout agité 
des événements politiques, et dans là conversation 1l se 
plaisait à me faire raconter la révolution que je venais de 
voir passer de bien près. Des heures entières se sont écoulées 
ainsi, lui jugeant des hommes et des choses d'aujourd'hui 
avec sa connaissance profonde des hommes et des choses 
d'hier, moi répondant à ses questions et écoutant ses re- 
marques de toute mon attention. Je me souviens d’un entretien 
dans lequel, par suite d’une circonstance fortuite, il fut amené 
à révéler un triste souvenir de sa jeunesse. 

Par une belle matinée de juillet 1849 , M. d’Estagues avait 
reçu quelques amis ; après leur départ, il me retint près de 
lui, sachant combien j'étais peu habitué à braver les ardeurs 
du soleil méridional. Mon retour ne fut donc décidé qüe pour 
la soirée, ct je restai en compagnie du marquis, dans son 
salon de prédilection. 


562 

Cette pièce, par le rôle qu’elle a joué dans les événements 
dont le récit va suivre , vaut une description. Elle occupait 
l'angle nord du château ; trois portes-fenêtres s'ouvraient sur 
des balcons d’où l’on découvrait toute la campagne. Les 
murs étaient tapissés de boiseries festonnées à la mode 
de Louis XV; les panneaux élaient couverts de portraits de 
famille, nobles et belles figures que je vois encore !.. Entre 
tous se distinguaient Paul Passionei, vice-légat du Pape en 
1755, grand-oncle du marquis; son père et sa mère dans un 
même cadre avec cette inscription: 46 octobre 1791; enfin deux 
toiles représentant les traits d’une femme jeune encore et 
d’un tout jeune homme : la marquise d’Estagues et son fils, 
morts à Rome en 1810 ; tristes événements qui expliquaient 
ce vers mélancolique de Saint-Lambert, inscrit sous le por- 
trait de M. d’Estagues : 


Il ne lui reste plus à perdre que la vie! 


Trop heureux d’être admis à passer une journée aux 
Alades, je cherchai à payer l'hospitalité qui m'était offerte 
en rendant ma présence utile. J'offris au marquis de lui 
donner lecture de son journal. Il m'en remercia, et nous nous 
disposâmes à accomplir commodément cet acte important de 
la vie moderne. Nous nous plaçämes sur un des balcons, 
qui protégeait un auvent à l’italienne. De ce point nous pou- 
vions contempler la vue de la vallée du Rhône, dans la majesté 
de son ensemble et dans la poésie de ses détails. La fontaine 
de Vaucluse, qu'ont illustrée les amours de Pétrarque, appa- 
raissait comme un gouffre dans les montagnes les plus reculées 
à l'horizon. Le Château des Papes, avec ses hautes murailles 
et sa grande tour de Trouillas ou de la Glacière, se voyait 
trés-distinctement ; il nous semblait qu’un rayon de soleil se 
mirait dans la croix d’or plantée sur le rocher d’où se donne 
encore, les jours de procession, la bénédiction papale : Urbi 
el orbi ! 

Je commençai la lecture de la Commune d'Avignon. Nou- 


563 


velles politiques , nouvelles extérieures, nouvelles de l’inté- 
rieur , nouvelles du jour, nous conduisirent aux faits locaux 
où je lus ce qui suit: 

« Hier, au moment où un des régiments qui se rendent en 
Italie pour défendre le chef de l'Eglise catholique, traversait 
la promenade de l’Oulle, se dirigeant vers le chemin de fer 
de Marseille, un individu de mauvaise mine se précipita sur 
la troupe, en l’invectivant du cri répété: À bas les papistes ! 
à bas les papistes ! Il a été immédiatement arrêté et conduit 
à la prison de ville. » 

Je n'avais pas achevé, que le marquis d’Estagues me sai- 
sissant le bras avec vivacité, me dit d’un ton où se confon- 
daient l’étonnement et l'émotion : Que lisez-vous ? 

Pour toute réponse je lui tendis le journal. 

1 le parcourut avec agitation, sa physionomie était boule- 
versée ; déjà grave et sévère comme celle d’un soldat qui 
aurait beaucoup souffert , elle devint rude et sombre; les 
rides de son front se plissaient, et il murmurait d’un accent 
étrange : À bas les papistes! à bas les papistes ! 

._ Mon étonnement était grand, ma curiosité piquée au vif. 

Cependant les convenances, autant qu’un sentiment de res- 
pectueuse discrétion, me continrent. M. d'Estagues m'im- 
posait trop aussi pour que j'osasse l’interroger directement. 
D'ailleurs il m'avait invité à reprendre la Commune, et ce ne 
fut qu'après l'achèvement de cette lecture que je hasardai 
une question détournée; je le fis avec une entière bonne foi, 
car je ne me doutais pas de la confidence intime que j'allais 
provoquer. 

— Monsieur le marquis, dis-je alors, que pouvait donc 
signifier ce mot de papiste dans la bouche de cet homme ? 

M. d’Estagues hésita ; puis avec un calme apparent :1l 
me répondit: Je conçois que vous ignoriez le sens de cette 
qualification dans le Comtat, ainsi que la portée de ce cri: À 
bas les papistes ! ajouta-t-il avec un accent plus ému... 

— Vraiment oui, je l'ignore. 


964 


— Je vais vous l’apprendre ; c’est de l’histoire de notre 
pays, vous vous y intéresserez peut-être, car vous lui sem- 
blez attaché. 

— De cœur, depuis que je le connais. 

Le vieillard étendit le bras vers les plaines de Vaucluse, 
et me les désignant du doigt: « Regardez, dit-il, cette contrée 
florissante renfermée entre les étroites limites que lui assi- 
gnent le Ventoux, les Alpines, la Durance et le Rhône; vous 
pouvez compter plus de cent villages groupés autour d’Ati- 
gnon. Là s’agite une population qui, de nos jours encore, a 
conservé des mœurs italiennes: les hommes ont le caractère 
passionné, le cœur ardent comme ce climat; ce pays n’est 
pas la Provence, c’est le Comtat. — En 1348, je crois, Jeonne, 
comtesse de Provence et reine des Deux-Siciles, vendit Avi- 
gnon au Pape. Un évêque français, et de plus gascon , Ber- 
trand de Got, ayant été élevé au trône pontifical sous lé 
nom de Clément V, quitta Rome dans la troisième année 
de son règne, et transporta le Saint-Siége dans notre ville. 
La souveraineté de l’Église y siégea jusqu’à la déposition 
de Benoit XIII. Depuis cette époque, 1377, sauf erreur, les 
papes gouvernérent Avignon par des légats. 

C'est le gouvernement papal qui a fondé la prospérité 
et la richesse du Comtat, et le département de Vaucluse lui 
doit sa richesse et sa prospérité actuelles. Gouvernement 
sage, éclairé, paternel, il prélevait de légers impôts et 
cependant faisait largement le bien; sa main généreuse a 
déposé dans notre pays le germe de toutes ces améliorations 
qui se sont réalisées sous l’action lente du temps. Deux mo- 
numents resteront pour attester l'influence civilisatrice qu'a 
exercée le gouvernement papal. Nos belles contrées, situées 
sous le ciel le plus heureux, favorisées d’un soleil toujours 
brillant, manquaient d’eau. La fontaine de Vaucluse se 
perdait dans les Sorgues et s’y épuisait sans profit: ce furent 
les légats qui firenttracer ces canaux qui sillonnent nos terres 
si riches, si privilégiées pour la culture de la garance, ils 


565 

œnt fondé ce système d'irrigation si admirable qu’il est 
presque unique en France, si vaste que la génération actuelle 
ne le verra pas terminer. Puis, à une époque où lon ne 
connaissait pas encore ce luxe d'institutions charitables que 
de nos jours l'assistance publique et privée ont importé 
dans la société, le Comtat vit la charité organisée comme 
elle l’est encore maintenant dans nos plus petits hameaux. 
Dieu, en permettant qu’Avignon devint le séjour des Papes, 
a fait de notre pays une terre promise. — Ne croyez pas 
que j'exprime ici une opinion individuelle dictée par des 
sentiments personnels d'estime, d'affection ou de sympa- 
thie ; non. — Ce jugement est celui de l’histoire ; aujoura’hui 
les passions soulevées contre le gouvernement papal sont 
apaisées; le temps, ee juge souverain, a prononcé; en 1789, 
le bruit d'une révolution a pu seul arrêter l'expression de 
la justice et de la vérité ! 

L’adjonction du Comtat à la France était décrétée , et la 
lutte des idées nouvelles contre l’ancien régime qui s’enga- 
geait dans votre pays, s'élevait dans le nôtre à la faveur des 
dissensions soulevées par le décret de réunion. Avignon 
et le Camtat se partageaient en deux camps : celui des parti 
sans de la réunion, et celui des partisans de l’autorité papale, 
des papistes, comme on nous appelait. 

Je puis dire nous, car tel était le parti de mon père. Les 
d'Estagues, mes ancêtres, avaient vécu de génération en 
génération dans legiron de Pautorité papale ; ces liens d’atta- 
chement furent resserrés par la parenté qui nous unit, en 
4755, à Paul Passionei, vice-légat. — Mon père héritait de 
la fidélité de toute sa race. — [l avait vu avec douleur le décret 
de réunion, qu’il considérait avec raison, je crois, comme 
une usurpation commise sur le domaine de l'Église, il se 
rangea du nombre de ceux qu'on nommait les papistes. Dans 
son noble cœur, la foi politique s’assimilait à la foi religieuse. 
— Son dévouement devait aller jusqu’au martyre ! » 

kci le marquis se tut. 


566 


Je lisais la douleur sur ses traits; il devina mon intérêt, et 
poussé sans doute par cet instinct qui nous porte à verser 
dans le cœur d’un autre, fût-il indifférent, les émotions qui 
débordent en nous : — Je ne puis me contenir, dit-il vive- 
ment, aussi bien, ces souvenirs me pèsent, m’obsédent, et 
J'ai besoin de les confier à quelqu'un; vous êtes jeune et 
fort, vous m'aiderez à les supporter. 

« J'avais quinze ans en 94, je venais de terminer mon édu- 
cation au collége de Tournon, sous la direction des Pères 
Oratoriens ; élevé dans le calme de la vie claustrale, j’entrai 
dans ce monde bouleversé avec toutes les illusions de la 
jeunesse et la sérénité de l’inexpérience. À vôtre âge, 
je vous le dis franchement, mon ami, j'en savais moins 
que vous, je n'avais eu ni les leçons du passé, ni les 
avertissements de l’histoire, je me figurais avoir tout 
appris. Enfant! j'ignorais que ma vie entière se passerait 
à l’école du malheur! 

Le 8 octobre, j'arrivai à cette campagne où se trouvait 
mon grand-père ,que l’on y retenait à l'écart d'Avignon. Notre 
cité, jadis st florissante, était en proie aux horreurs de l’anar- 
chie. Il y régnait cette terreur que deux ans plus tard 
votre pays devait ressentir à son tour. Le pouvoir respecté 
des légats avait fait place au régime de la force et de la 
violence. Des bandes armées, recrutées dans la lie du 
peuple, et qui s’intitulaient braves brigands d'Avignon, 
occupaient la ville, incendiaient et ravageaient le Comtat. Cette 
semaine ils avaient altaqué Carpentras, mais ses habitants, 
qui, alors comme aujourd'hui, ne méritaient pas une injuste 
réputation, avaient repoussé ces bandits dont un grand 
nombre périt; le reste rentrait dans Avignon, ivre de sang, 
_altéré de vengeance. .…. 

Mon père aurait considéré comme une action indigne d’un 
gentilhomme d'abandonner son parti au moment du danger: 
il demeurait où l’honneur l’appelait, et ma mère avec lui. 
La sortie de la ville n’était plus libre pour mes parents 








567 


lorsque j'arrivai de Tournon; ils n’osaient me recevoir, 
je ne ,pus les embrasser. Ce fut le premier chagrin de ma 
jeunesse, ce sera le regret de ma vie! 

Huit mortelles journées s'étaient écoulées; nous étions 
au 16 octobre 1791. 

Lorsque je me rappelle tous les incidents de ce jour 
à jamais néfaste, il me souvient que le matin je ressentis 
ce pressentiment qui nous avertit vaguement des grandes 
catastrophes ; émotion étrange qu’éprouva Jésus fait homme 
lorsque la veille de sa passion il dit, dans le Jardin des Olives: 
Mon âme est triste jusqu’à la mort! 

Aussi quand M. Vernet, tabellion à Avignon et ami 
de ma famille, arriva aux Alades dans l’après-dinée, avec 
la préciphation d’un homme -qui apporte une nouvelle, je 
sentis tout mon sang se glacer. Ma terreur n’était pas vaine. 
M. Vernet nous apprit que mon père et ma mère venaient 
d’être arrêtés et conduits au Château des Papes. Il mit dans 
cette triste mission tous les ménagements possibles et chercha 
à nous laisser le calme et l'espérance. Je le suivis pendant 
qu'il s’éloignait des Alades, je le. suppliai de me dire la 
vérité, il se tut par égard pour ma jeunesse. Ses réticences, 
son émotion me disaient que tout était perdu. 

_ Les heures passèrent, longues comme l’attente, agitées 
cormme l'inquiétude, douloureuses comme la crainte. Le 
soir était venu, mon grand-père et moi nous nous tenions 
dans ce salon, tous deux ensevelis dans de sombres réflexions. 

Tout à coup, dans le silence de la nuit, un bruit retentit. 

— La cloche d'argent sonne à Avignon ! s’écrie mon grand- 
père. 

Nous prêtons l'oreille. C’était bien la cloche d’argent, cloche 
pontificale dont les volées annonçaient autrefois le sacre 
ou la mort d’un pape, et qui en ce moment tintait avec 
une agitation fiévreuse. | 

Nous nous précipitons à ce balcon, là s’offrit à nos 
yeux un spectacle que je ne puis décrire: le Château 


| 568 

_ des Papes était éclairé de la lueur lugubre des. torches, 
la tour de la Glacière brillait d’une clarté qui faisait 
horreur, une bise violente nous apportait des rumeurs 
sinistres. 

— Grand Dieu! que se passe-t-il? répétait mon aïeul. Et 
sentant en ce moment ses forces le trahir: — Va jusqu’à 
Villeneuve, me dit-il, peut-être sait-on la cause de celte 
agitation... 

Lorsqu'il n’y a plus qu’à désespérer c’est alors que les 
hommes espérent encore ! 

Je cours à Villeneuve, je me fais passer le Rhône; les 
portes d'Avignon étaient fermées, un silence de mort régnait 
dans la ville; je me dirige comme un insensé sous le rocher 
que domine le château des Papes: là je ne voyais rien, je 
n'assistais à Phorrible drame que par les bruits que j'en- 
tendais. Comment ne suis-pas mort de douleur !.. 

A bas les papistes! mort aux papistes ! Ces imprécations 
se mélaient à d’affreux gémissements, à des cris de désespoir 
et de douleur qui sortaient du fond de la Glacière, etla cloche 
d'argent annonçait le massacre avec les coups répétés de 
l'agonie. Je tombai à genoux. ................. se 

J'ignore de quelle manière je revins aux Alades; en me 
jetant dans les bras de mon grand-père je m'évanouis. 
Quand je repris connaissance, j'étais étendu sur un lit. Dans 
ce salon, un serviteur faisait en toute hâte des malles, 
M. Vernet serrait des papiers, mon aïeul le regardait; 
il était si pâle qu'on eût dit qu’il allait mourir. 

— Du courage, répétait M. Vernet en lui prenant les 
mains, du courage pour cet enfant, il faut partir: 

— Mon fils! balbutiait le vieillard. 

Je me traînai jusqu’à lui... Le jour approchait, M. Vernet 
pressant le départ. En vain voulut-il nous éloigner de la 
fenêtre : nous nous tenions embrassés, les yeux fixés sur 
le Château des Papes, que le soleil naissant enveloppait d’un 
néeau de sang. Adieu! adieu! répétions-nous sans nous quitter. 





569 


Ï fabut nous faire violence pour nous conduire à la voiture. 
. — Altender, dit alors M. Vernet, vous ne pouvez voya- 
ger sous votre nom, voici un titre de voyage avec lequel vous 
eirculerez en sùreté, c’est le mien. 

— Mon ami, répondit mon grand-père, mon fils n’a pas 
caché son nom, les d’Estagues savent mourir. | 

Ainsi, à quinze ans j'étais exilé, un an plus tard j'étais 
orphelin : mon aïeul, brisé par tant d'émotions, venait de 
rendre son âme à Dieu. J’épousai, à Rome, Mlle de Malarai, 
dont le père avait succombé auprès du mien. Elle me don- 
na un fils. Les fièvres pernicicuses de la vallée du Tibre 
m'ont enlevé ces deux êtres chéris que l'air pur du pays 
natal m’eût conservés. Me voici seul en ce monde, j'attends 
la mort comme une espérance, elle tarde trop puisqu'elle 
me laisse assister à ces révolutions qu’a vues mon jeune 
âge, et qu'aujourd'hui encore j'entends ce cri fatal: À bas 
les papistes! qui a tué mon bonheur ici-bas ».... 

Quelques jours après ce récit, je voulus visiter le château 
des Papes. Cette visite était un pieux pèlerinage. 

J'ai parcouru cet édifice gigantesque, que les voyageurs 
ne comparent pour la masse et la structure, qu’au Généra- 
lif, Depuis le jour où Jean XXII léleva sous le ciel bleu 
d'Avignon, il y a cinq siècles que ses murs sont dorés par 
l'ardente lumière du soleil méridional; leur éclat semble 
protester contre la dégradation que l’homme leur a fait 
subir. C’est dans une prison et dans une caserne que j'ai 
revu cette salle du conclave où s’élisaient les successeurs de 
St-Pierre , ce séjour des souverains pontifes, construit par 
Pierre Aubreri, orné par le Giotto, et jusqu’au balcon où le 
chef de la religion de charité et de paix bénissait le monde! 

La Glacière, dans laquelle s’ensevelirent en une nuit cent 
cinquante des défenseurs de l’autorité papale, était fermée. 
J'ai su que le dernier gouvernement avaitfait combler en partie 
cette tour et effacer les traces de sang qui s’y voyaient encore 
il y a quelques années. Ce gouvernement a êté plus sensible 

38 


910 


que l’assemblée nationale qui laissa le crime impuni, mais 
un historien l’a justifiée en disant qu'elle n'avait pas le temps 
d'avoir de la pitié! 

Ainsi le malheureux qui avait crié: À bas les papistes! 
paya ce cri de la prison, tandis que les égorgeurs du 16 
octobre. .... ils relèvent de la justice de Dieu ! 


Camille MALKER. 








Comment le bon roi Stanislas s’en allait 
en chasse. 


— << DO — 


EL. 


Le roi Stanislas, écrivant un jour à son bien-aimé gendre 
le roi de France, lui contait les dégâts sans nombre que 
des sangliers mal appris commettaient dans son gentil 
parc d’Einville. Le jour même, Louis XV envoyait en Ecosse 
son capitaine-général des toiles de chasse, tentes et pavillons 
dont le Mercure de France du 17 juillet 1739 annoncait 
ainsi le départ : 

« Avant hier, mercredy, est parti de Marly, par ordre de 
Sa Majesté, messire Augustin-Vincent Hennequin, che- 
valier, seigneur, marquis d'Ecquevilly et de Frênes, 
seigneur d'Ecquencey, de Balastre, de Boüafe, de la 
Muette, de Vétigny, de Gouillons, de Prêles et autres lieux, 
baron de Hest en Artois, brigadier des armées, lieutenant 
des chasses de la capitainerie de St-Germain, capitaine 
du Vautrait, se rendant en Ecosse pour y acheter des 
lévriers destinés, dit-on, à l'équipage de Sa Majesté le 
roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar, auguste beau- : 
père du roi. » 

Ce n’était pas un mince personnage que celui qui occupait 
ainsi les lignes du royal recueil et dont on célébrait le départ 
aussi pompeusement que celui du duc de Marlborough s’en 
allant en guerre. Monsieur le capitaine-général des toiles de 
chasse et capitaine du Vautrait recevait douze cents livres 
de gages, trois mille deux cents livres pour l’entreténement 
des charrois des toiles, quinze cents livres pour les habits 


VE Vv Ty SO y Y 


572 


de quinze petits officiers, quatorze cents livres pour les casa- 
ques de quatorze gardes, deux mille cent quatre-vingt-seize 
livres pour la nourrilure de quarante chiens courants, 
quatorze cent soixante-quatre livres pour l’entretènement 
de douze grands lévriers ou dogues, neuf mille soixante 
livres pour l'augmentation de dépenses audit équipage des 
toiles, et trois mille neuf cent soixante-dix-neuf livres douze 
sols pour son état et appointement. Total, vingt-trois mille 
neuf cent quatre-vingt-dix-neuf livres douze sols. 

Il avait à sa disposition les charges des officiers des toiles 
et de l'équipage du sanglier, 

Quand le roi était à la chasse du sanglier, dans l'enceinte 
des toiles, il présentait à Sa Majesté l’épée et les dards pour 
tuer le sanglier; et il est à remarquer que les seigneurs de 
la cour ne prenaient point de dards sans l'ordre exprès 
. du roi, 
=] allait ou envoyait, par ordre du roi, dans toutes les 
forôts et tous les buissons de France qu’il jugeait à propos, 
prendre, avec ses. toiles de chasse, les cerfs, biches, faons 
et autres animaux pour peupler ou repeupler les parcs des 
maisons royales. 

F avait sous ses ordres un capitaine des lévriers, deux 
heutenants de l'équipage des toiles servant par semestre, 
deux sous-lieutenants servant aussi par semestre, huit 
gentlilshommes, tous pouvant prendre la qualité d’écuyer; 
six valets de limiers, trois garde-lévriers, deux valets de 
chiens, deux gardes de grands lévriers, deux officiers pour 
la garde des grands lévriers, un commissaire des toiles, un 
commissaire rbabikeur des toiles, un fourrier, un capitaine 
du charroi, un maréchal-ferrant, et enfin vingt archers des 
toiles. 

Aussi, celle nouvelle donnée par le Mercure de France, 
retentit comme une fanfare de chasse dans toutes les capt 
taineries du royaume, et quand le marquis d'Ecquevilly re- 
vint à Versailles avec ses vingt lévriers, les plus fiers et les 


918 


plus vaillants des glens d’Ecosse, il eut les compliments du 
roi et reçut, comme marque du royal contentement, la 
mission de les conduire à la cour de Lorraine et de lés offrir 
au roi Stanislas. 

Le marquis prit avec lui M. Louis-Alexandre de l’Aubes- 
pine, comte de Verderonne, lieutenant des chiens d’Ecèsse 
chassant le lièvre; M. Michel de Vassan, lieutenant aux 
gardes-françaises, capitaine en survivance des lévriérs de 
Champagne, cinq gardes de lévriers, dix valets de chiens... 

Et ce fut ainsi que le cadeau du roi de France arriva, ot 
matin de septembre 1739, dans la cour d’hotineur du château 
de Lunéville, avec un bruit d'enfer, des cris de faréar de 
bon augure pour les veneurs, et qui durent faite tressaillir 
dans leurs bauges solitaires tous les sangliers d’alentour. 


IT. 

Le marquis d'Ecquevilly, laissant l'équipage sous a garde 
de M. de Vassan, se rendit, au débotté, chez Stanislas, au- 
quel il fit sa cour et remit le compliment du roi de France. 
Le bon roi, tout enchanté, descendit bien vite pour voif sa 
nouvelle meute, et ne put, à sa vue, retenir un cri dé joie 
et d’admiration. 

Les dix valéts de chiens, le fouet en arrêt, la couple 
roulée äutour du poing, tenaient chacun deux Hévriers 
blaïics. Les uns, couchés à derïni, comme prêts à bondir, 
allongeaient sur leurs pattes sèches et nerveuses leurs lon- 
gues têtes minces, voilant sous leurs paupières entr’ouveres 
des yeux défiants et mélancoliques. Les autres, debout, le 
nez tendu, campés immobiles et le regard fixe , dessiaient 
dans toute sa pureté une encolure longue, déliée, un rable 
large, puissant, irréprochable. Tous portaient au cou 8m 
colker d’or aux armes de Stanislas et indiquant leur nortt. 

H va sans dire que le marquis d’Eequevilly n'avait pus 
manqué de constater la généalogie de chacurie dé ces nobles 
bêtes, et d’en apporter à Stanislis les actes authentiques. 


‘o14 


Chérin n’eût pas été plus sévère pour une présentation à {a 
cour. 

— Monsieur, dit au marquis le roi tout joyeux, voilà un 
vrai présent royal, et vous êtes certainement le gentilhomme 
le plus accompli en vénerie que je sache. 

M. d'Eequevilly s’inclina. 

— Tous ces chiens sont merveilleux, en vérité, continua 
Stanislas en les caressant de la main et du regard ; ils me 
rappellent ceux que j'avais quand j'étais Staroste et que je 
lançais les sangliers dans les forêts de sapins de Léopol. 
Vous en souvient-il, comte Ossolinski? 

Et il mettait la main sur l’épaule d’un vieux gentilhomme 
qui marchait à côté de lui. 

— Nous étions jeunes, alors, Thadée, poursuivit Stanislas 
avec un triste sourire, et heureux, n’est-ce pas ? 

Le comte regarda le roi, lui prit la main et la baisa sans 
rien dire, d’un air d’affection profonde. 

— Monsieur, reprit Stanislas en secouant la tête et se 
tournant vers le marquis d’Ecquevilly, je ne vous saurais 
dire comme il me tarde d’essayer ces vaillantes bêtes; et 
si vous pensez que dès demain elles puissent courir, nous les 
verrons à l'œuvre. 

— Quand il plaira à Votre Majesté, répondit le marquis. 
Lançons-les à la queue d’un sanglier, et je veux perdre mon 
renom de chasseur si avant deux heures il n’est pas cotffé et 
rendu. 

Devant pareille assurance il eùt fallu ésucoun moins que 
limpatience du roi pour ne pas attendre davantage. 

— Eh bien, Messieurs, dit-il, en chasse demain! Monsieur 
d’Ecquevilly, je vous octroie pleines franchises, et livre à 
votre merci tous les sangliers de mon duché de Lorraine. 

Prenant congé de Stanislas, le marquis fit assembler sans 
retard tous les piqueurs, monta à cheval et courut à Einville 
avec MM. de Verderonne et de Vassan qu'il envoya recon- 
naître le pays. Îl en dépêcha un à gauche, l’autre à droite, 


515 


et lui, poussa tout au rhilieu devant lui, avec le marquis de 
Boufflers, qui lui faisait les honneurs. 

— Corne et massacre! disait-il, voilà, monsieur le marquis, 
des forêts, des fourrés, des clairières et des rivières où le 
débücher doit être superbe ! Tout cela, savez-vous, vaut ma 
capitainerie de St-Germain! J'y veux donner au roi votre 
maitre, une chasse à faire revenir de dépit ce fameux Veneur 
Noir dont on parle tant en son pays de Lithuanie, et qui est, 
dit-on, l’âme en peine d’un gentilhomme du Danube, lequel 
aima mieux la chasse que la messe. . 

— Eh! Monsieur, répondait le capitaine des gardes en 
riant, si Dieu est encore aussi sévère que dans ce temps-là, 
je donnerais peu de chose du repos de la vôtre !.… 

— Pardieu, marquis, je demanderais alors à revenir dans 
ces forêts-là, et je n’y serais pas en peine du tout, je vous 
jure. 

M. de Vassan arrivait en ce moment et compléta les 
renseignements que M. d'Ecquevilly avait déjà reçus. Il avait 
battu la forêt, avait rencontré plusieurs travails et des traces 
fraîches qui lui donnaient la plus belle idée du monde, et 
n’évaluait pas à moins de vingt sangliers la bande qui les 
avait faits. 

— Voilà qui va bien, Monsieur, dit le marquis tout joyeux. 
Détournez les reposées, marquez les enceintes, ordonnez les 
relais. Recevez les rapports et me les donnez, afin que je les 
fasse connaître à Sa Majesté qui décidera. 

Le soir venu, M. d’Ecquevilly demanda à Slanislas ses 
ordres pour le lendemain. Le roi décida qu’on se mettrait 
en route de grand matin et ne se retira pas sans avoir fait 
encore une visite à ses beaux lévriers blancs. 


NE. 


Le soleil allait se lever. Un jeune homme ouvrit la porte 
d’une petite maison blanche à volets verts, cachée à demi 
sous un bouquet de trembles, à la lisière de la forêt d’'Ein- 


576 


ville, Deux chfens en sértirent, se -précipitant sur le chemn 
et sautant autour de leur maître en bonds désordonnés. Le 
jeune homme les laissa faire, traversa le sentier creux, 
monta sur un vieux pan de mur écroulé et chercha le vent. 
Le souffle de la nuit agitait encore les cimes humides des 
arbres, et les premières lueurs du jonr se glissaient à peine 
sous les branches. Il ôta son chapeau à larges bords, secoua 
les cheveux qui tombaient sur son cou hâlé en épaisses 
boucles noires, at sembla écouter la brise qui le baisait dou- 
cement au front. 

Ïl avait vingt-cinq ans environ. Son habit de drap sombre, 

dont la coupe ne manquait pas d’une certaine élégance, 
était serré à la taille par une ceinture de cuir fauve où 
pendaient une corne à poudre, une sorte d’cscarcelle renfer- 
mant des balles, et un couteau à poignée d'acier, dont la 
gaine trapue et large résonnait sur des guêtres étroitement 
bouclées. Un fouet noué à son cou, un fusil dont le canon 
bronzé lançaït de noirs éclairs, et jeté sur son épaule, com- 
plétaient son costume de chasseur. 
* D'un geste il fit taire ses chiens, les mit à ses pieds et 
attendit ainsi quelques instants, les yeux sur les hautes 
branches et immobile. Il remit enfin son chapeau, sauta à 
terre, et sifflant ses chiens tendit le bras vers le sud et s’y 
dirigea. Il traversa une bruyère où brülaient des amos 
d'herbes humides, regarda encore où le vent poussait læ 
fumée et murmura: C’est bien! Après une demi-heure de 
marche environ, il atteignit un carrefour de la forêt, et s’y 
engageant en homme qui connaît son pays, lança ses chiens 
sous les arbres, et les maintenant de la voix et du fouet, se 
mit à quêter avec eux. 

Il arriva bientôt à des traces, et aux lueurs naïissantes qui 
perçaient le taillis, se mit à les suivre. Un sourire entr'ou- 
vrit ses lèvres el son œil étincela... Les pinces étaient 
grosses, les gardes larges, les allures longues, assurées, 
puissantes... Îl n’y avait pas à s’y tromper, il était sur la 
piste d’un sanglier de la plus belle venue. 


571 

— Ce doit être un quart-an, se dit-il en faisant sés bri- 
sées; à la rosée qui couvre ses traces, je vois qu'il est encore 
aux mangeures ; c’est bien!... La brume montait str les côtes 
et le soleil sera chaud aujourd’hui. La bête se viendra rafrat- 
chir à la souille dans trois heures d’iei et n’en bougéra 
plus... J'ai le temps. 

Il descendit à travers le bois, gagna la plaine, traversa un 
ruisseau coulant entre deux rangées de saules, et tournant 
une petite colline plantée de vignes, s’arrêta à la porte d’une 
jolie maison perdue dans les feuilles des peupliers et des 
frênes qui la cachaïent comme un oiseu dans son nid. 

Malgré l'heure matinale, il souleva le marteau de bronze 
qui retomba bruyamment sur la porte fermée. Un pas lourd 
fit crier le sable de l’allée du jardin, et une voix rude et 
forte demanda: Qui va là? 

— C'est un ami, mon bon Mathieu, dit le jeune —— 
en riant. Ouvre... et gronde si tu veux. 

— Tenez vos chiens, monsieur, reprit la voix un peu 
radoucie ; hier encore ils ont cassé tous mes rosiers. 

— Sois tranquille, je les tiens... mais ouvre donc! 

La porte tourna enfin. Le jeune chasseur rendant un salut 
amical au jardinier, entra, tenant ses chiens en laisse, et se 
dirigea rapidement vers une allée du jardin où les chèvre- 
feuilles, les volubilis et la vigne vierge tressaient leurs maïlles 
et couraient en épais réseaux le long d’une tonnelle adossée 
au flanc d’une butte plantée de rosiers. 

Quand il y arriva, un cri d’étonnement et de joie sortit 
de ses lèvres. 11 posa son fusil à terre, jeta son chapeau sur 
herbe et regarda. Une jeune fille assise sur un banc rus- 
tique, une boîte de pastels ouverte à côté d’elle, dessinait 
sur ses genoux, et s’absorbait tellement dans son ouvrage 
qu'elle n’avait entendu ni le jeune homme ni sa voix. Mais 
les deux chiens s’échappèrent en bondissant et coururent lui 
lécher les mains. Elle se leva rougissante et tout effrayée 
et cherchant à cacher son trouble en caressant de sa petite 


578 
main les têtes rudes et velues des veus chiens qui Se rou- 
laient à ses pieds. 

— Quoi! Blanche, déjà vous? dit le jeune chasseur avec 
affection et prenant dans ses deux mains la main de Blanche 
qui ne cherchait pas à la retirer; déjà vous à cette heure? 
Que faites-vous là, dites? 

Sans rien dire, elle lui tendit le dessin commencé: il vit 
des trembles agitant sur les tuiles d’une maison blanche à 
volets verts, leur feuillage gris; un jeune homme debout, 
tenant un livre à la main, faisait une lecture à un homme 
plus âgé, assis devant la porte, et dont la figure pensive et 
sérieuse recevait les rayons du soleil couchant. Le jeune 
homme tournait le dos. Blanche n’avait pas dessiné ses traits, 
On eût dit qu’elle ne l’avait pas osé et qu’elle voulait, dans 
une pudique Jalousie, les garder pour elle seule dans le 
mystère de son cœur. 

Le jeune chasseur le devina. 

Quand il parla, sa voix était basse et émue. 

— Oh! Blanche! dit-il, que vous êtes bonne, que vous êtes 
belle et que je vous aime! 

Et il remit ses yeux sur le pastel. 11 avait reconnu la mai- 
son de son pére, et son père lui-même, et lui enfin; et ce 
fut avec un indicible sentiment de tendresse reconnaissante 
et d’admiration passionnée, qu’il écouta la douce voix de 
Blanche lui redire comment elle l’avait vu ainsi pour la pre- 
mière fois, comment elle avait su qu'il était ce Roger de 
Raïnville dent elle entendait toujours vanter le courage et 
l'audace; comment elle avait su qu’il était aussi vaillant que 
noble, aussi bon que fier, triste et sauvage ; comment alors 
elle avait pensé que cette tristesse s’en irait si ce beau 
Jeune homme l’aimait, et que s’il l’aimait elle l’aimerait 
aussi... comment il avait un jour ramené le comte d’'Hormes 
courageusement arraché aux dents d’un loup furieux, et 
comment enfin Blanche avait aimé le sauveur de son père. 

— Et moi, Blanche, disait Roger, ma tristesse s’en est allée 


919 

aussitôt que je vous ai vue. J'étais encore triste, ceperidaÿt; 
mais celte tristesse-là, je l’aimais : elle était douce, bonne 
comme vous. Elle ne me rongeait plus le cœur comme l’autre, 
et quand je vous avais parlé, toutes mes idées sombres, mes 
haines de banni, de fils dépouillé du bien et de la puissance de 
ses pères, tombaient au son de votre voix, et se fondaient 
sous un regard de vos yeux, comme les dernières neiges de 
nos bois. — Et aujourd’hui, quand je foule, comme un 
étranger, ce sol qui appartenait à ma race, quand je songe, 
en courant dans ces forêts, que ces arbres qui me cachent 
n’agitent plus même l’ombre de leurs branches pour moi — 
leur maître pourtant ! — que ces daims qui fuient devant mes 
chiens et que j'abats me seraient contestés et pris comme à 
un braconnier ; que mon pére, seigneur de la terre et des 
eaux, ayant droit de haute et basse justice, souffre et 
s'éteint dans cette pauvre maison, le seul asile qu’il ait pu 
garder, après avoir vu son blason des croisades barré par 
celui d'un manant parvenu... Ah! quand j'y songe, 
Blanche -— voyez comme je vous aime! — je crois que le 
regret seul de ne plus avoir tout cela à vous donner me 
fait souvenir du passé! 

Et Roger, tenant toujours dans ses mains la main frémis- 
sante de Blanche, y laissa couler une larme brûlante née 
de toutes les amertumes et de toutes les joies de son cœur. 

— Et M. de Rainville, dit enfin Blanche après un long 
silence, quand revient-il ? Savez-vous, Roger , que.je ne l'ai 
vu qu’une fois, que cette fois-là ? 

Et elle montrait le dessin que Roger avait laissé tomber. 

— Mon Dieu, Blanch», fit Roger avec tristesse, je ne sais 
encore ! lui-même ne le sait point. Il est à Rennes depuis 
près d’un an pour ce procès de famille que vous savez, et il 
n’y est pas heureux, je vous jure. Mais l'honneur de notre 
nom y est engagé, et mon père y mourrait plutôt! S’il ne 
s'agissait que du débris de fortune qui nous reste, nous n’y 
songerions guère! — Mais dès qu’il sera ici, Blanche, je 


580 
l'amènerai à M, d'Hormes, et je leur demanderai à toùs deux 
de laisser votre main ainsi dans la mienne... 

Les chiens couchés se relevèrent soudain en aboyent. Roger 
se retourna. Le comte d’Hormes entrait dans le berceau. Roger 
courut à lui et le salua : le comte lui tendit une main que le 
jeune homme serra et baisa respectueusement. Blanche s'était 
jetée dans les bras de son père et cachait sa tête confuse. 

M. d’Hormes l’y serrà doucement, la baisa au front et de- 
manda à Roger où il allait en chasse aujourd’hui. 

— Là-bas, monsieur, fit le jeune homme en étendant k 
bras vers les masses bleuêtres de la forêt lointaine. J'y à 
détourné ce matin le plus beau sanglier du pays, j'en suis 
sûr, et Je le veux prendre pour vous. 

Blanche devint pâle et le regarda. 

Roger sourit. 

— À tantôt, dit-il. 

M. d'Hormes et Blanche l’accompagnérent jusqu’à la porte 
du jardin. 

— Au revoir, répéta-t-il, à tantôt, Monsieur. 

Ï échangea un dernier regard avec Blanche et partn. 

M. d'Hormes, laissant sa fille seule, s’éloigna tout pensif, 
le front chargé de tristesse. S’étant retourné, il vit Blanche 
montée sur la butte des rosiers et adressant à Roger un 
signe d'adieu. | 

— Hélas! murmura-til, cela devait être! La vieillesse oublie 
trop vite... Mais pouvais-je l'empêcher? Pauvres enfants, 
que de larmes je vois encore! Le seul homme qui peut me 
relever de mon serment m’a oublié. Lelui demander? Jamais! 

Et joignant les mains il les laissa retomber avec douleur 
et poursuivit son chemin. 

En deux heures, Roger arriva au carrefour et retrouva ses 
brisées. Il découpla ses deux chiens et entra dans le fourré. 

Au même instant, à une lieue de là, Stanislas el toute sa 
chasse entraient dans Ja forêt. 

À. TOouTAIN. 
La fin au prochain numéro.) 





PHILOLOGIE MESSINE. 


“Ré 6e — 


Ce qu'on trouve dans la Moselle et qui ne se trouve 
point dans les dictionnaires. 


ÆTLAANRD ET — 


Ego eur acquirere pauca si possum, insidcer ? 
Si je puis enrichir notre langue de quelques 
mots nouveaux, pourquei Le trouverait-on mauvais? 
Horace. (De Arte poctica). 


— Vous offrirai-je du café, monsieur Margueret ? 

— Je suis désolé de vous refuser, madame la marquise. 

— Comment, un savant qui ne prend point de café, c’est 
aussi merveilleux qu'un juge qui ne prise point. 

— Que voulez-vous , madame, je me défie de cette liqueur 
tant préconisée par Fontenelle, Voltaire et Delille. Du reste, 
je ne suis point un savant, je suis seulement membre de 
quelques sociétés savantes. 

Et toutes les dames de sourire en entendant cette mali- 
creuse sortie naïvement décochée contre ces sociétés. 

— Si j'étais savant, je vous ferais une docte dissertation 
sur ce poison lent qu’un écrivain a appelé boisson intellec- 
tuelle, et qui, de concert avec le tabac, est appelé à jouer 
dans la civilisation moderne une révolution inattendue. I] 
y aurait une belle page à écrire sur les effets du café parmi 
les nations civilisées. 

Encouragé par le silence approbateur de son auditoire, 
M. Margueret continua: 


582 

— C'est en Arabie que s’est fait jour l'usage de cetté 
graine torréfiée ; de la Mecque il est passé à Constantinople 
et au Caire. Le sultan Mourad III fit fermer les lieux où se 
débitait cette liqueur excitante, comme donnant occasion à 
des réunions où se commentaient les actes du pouvoir. Sous 
son successeur Manomet IV, le grand-visir Kupruli fit préci- 
piter dans le Bosphore les malheureux amateurs de café, 
cousus dans des sacs de cuir. Il faut avouer qu’à leur point 
de vue ces potentats étaient dans le vrai quand ils proscri- 
vaient le café. En effet, le vin nous jette dans une folle 
ivresse qui s’exhale sous forme de refrains joyeux ou de 
tendres chansons. C’est ainsi que nos aïeux finissaient leurs 
repas. C'était le bon temps! Le divin jus de la treille, liqueur 
essentiellement française, rend le caractère mobile, vif et 
jovial. 11 pousse à la danse, au chant, à un babil folâtre. 
Le café, au contraire, boisson orientale, surexcite le sys- 
tème nerveux au détriment des muscles qu'il affaiblit, sti- 
mule le cerveau et rend l’homme plus réfléchi et plus pen- 
sif. Vers 1645, on commença d’en prendre en Italie. Les 
premiers cafés. furent ouverts à Londres en 1652 ; Paris 
n’en eut que plus tard, en 1669. Mais dès 1675, Londres 
en comptait déjà plus de trois mille, quand Charles IT les 
fit fermer, parce qu'on avait remarqué que ces lieux publics 
devenaient des foyers de sédition, des clubs à motion. 
L’engouement ne fut pas aussi grand en France, où le vin 
resta longtemps en honneur comme produit national. N’est- 
ce pas alors que Mme de Sévigné prédisait que le café et 
Racine passeraient de mode ? Heureusement pour les ama- 
teurs du classique et du café, cette prédiction ne s’est pas 
accomplie. Dans une pièce du P. Porée, que les élèves du 
collége de Chaumont jouaient entre eux, un personnage du 
nom de Tisagore s’écriait en beau latin: « Malheur à ces 
» buveurs d’eau chaude qui vont puiser dans le fond. de 
» leur tasse je ne sais quelle ironie impertinente qu'il est 
» impossible de tolérer! » Voltaire a peu profité de la leçon 


083 


de son professeur de réthorique. Une autre cause lempéra: 
le développement des cafés: c’est la défaveur royale. Atten- 
dez que Louis XV s'amuse à préparer lui-même son café dans . 
son intérieur, avec la comtesse Dubarry, vous verrez tout à 
coup cette boisson prendre la plus grande faveur dans la 
nation française. Les cafés dès lors n’ont cessé d’exercer un 
puissant empire sur le public. Ils se sont constitués en 
chambre au petit pied. Là se traitent les grandes questions 
politiques; là se décident la paix ou la guerre ; là se font et 
surtout se défont les cabinets; là se jugent, se détruisent les 
renommées. Là les généraux sont mandés à la barre pour 
avoir mal conduit les opérations, trop tard livré la bataille, 
trop tôt ouvert la tranchée, campé au bord du fleuve, quand 
il est clair que ce devait être dans la plaine. Là l’économie 
politique est professée comme la stratégie, comme la légis- 
lation, comme la diplomatie ; les finances, le commerce sont 
des sciences communes, les hommes d’ État abondent. On 
y prend vingt fois en un jour Sébastopol et Cronstadt. La 
bataille d’Alma est étudiée dans toutes ses vicissitudes. On y 
suppute les fusées qui doivent incendier Saint-Pétersbourg 
et Odessa. 

— Parfaitement touché! monsieur Margueret. 

— Ce tableau que je viens de vous faire passer sous les 
yeux, est une réminiscence d’un charmant article qu’a écrit, 
au courant de sa plume spirituelle, M. de Salvandy. Voilà 
pour les villes et les bourgades ; laissez le café supplanter 
le vin dans nos cabarets de villages, vous assisterez à une : 
transformation étonnante dans les esprits devenus plus 
sombres mais aussi plus actifs. 

Vous remarquerez une progression ascendante dans la 
mobilité, dans la susceptibilité intellectuelle. Vous assiste- 
rez à des dissertations sans fin. Le café, mieux que le vin, 
fait jaillir l'éclair d’une pensée, d’une saillie vive, d’un trait 
délicat et perçant. 

— Et surtout mieux que la bière. Je m'explique à cette . 


584 
heure le caractère indolent du campagnard de la Moselle, 
Il n'aime à se désaltérer qu'avec son ignoble infusion de 
boublon. 

— Ne disons pas trop de mal ni de la cervoise de nos 
premiers pères, ni des habitants de ce beau pays. 

— De ce fatidique pays, voulez-vous dire, reprit une 
jeune blonde au teint vaporeux, au regard exiatique, 

Romanesque, exaltée, Mme de Rignonval ne comprend la 
vie qu'agitée par des événements impossibles. De ses grands 
yeux bleus elle cherche partout des incidents dramatiques. 

— Je ne me dédis point de ma premiére observation, 
_ madame. J'en atteste le Juif errant, il est peu de pays aussi 
gracieux que la contrée arrosée par la Moselle. 

— Cela n’est pas mal pour l’œil distrait d’un voyageur, 
mais, je vous le demande , quel aliment y trouve donc l’es- 
prit dans ces vallées à perte de vue que bordent des eolli- 
nes monotones ou de noirs rideaux de peupliers alignés 
comme une compagnie de grenadiers ? 

— Vous êtes bien sévère, madame, pour ces coteaux 
fameux par leurs vins exquis, Nous n'avons pas sous les 
yeux de monstrueux accidents de terrain, cela est vrai. La 
Moselle n’a pas dans son éerin de belles horreurs à vous 
. montrer. Mais voyez les admirahles tapis de verdure qu’elle 
étale sous nos pieds. Ces plaines et ces collines où se balan- 
cest nos moissons, la vie de tant de milliers d'hommes, n’est- 
ce pas une perspective plus agréable qu’un rocher hérissant 
sa tête chenue au centre d'une eonirée aride et déserte ? 

— Bravo, monsieur Margueret, défendez votre pays! 

— Mais, mesdames, tout est sujet d’études pour qui- 
conque veut observer. Depuis trois heures , je jouis de l’hos- 
pitalité que Mme la marquise nous a offerte dans son beau 
Château de Lombroye; le croiriez-vous, mesdames? j'ai 
déjà trouvé, sans sortir de ce salon, les éléments d'un 
nouveau chapitre à ajouter à mon travail sur la langue 
française. Je veux démontrer que la province a le droit de 


585 


réagir sur la capitale pour l’admission de certains mots au 
grand catalogue appelé le dictionnaire de l’Académie. Seu- 
lement aujourd’hui j'ai bien compris ce qu’il y a de profon. 
deur dans ce mot d’Horace : « Il a été et il sera toujours 
» permis, dit-il, de mettre au jour les mots qui ont leur 
» raison d'être. L'usage est le maître absolu des langues ; 
» lui seul indique la forme à observer, la règle à suivre en 
» celte matière. » 

— Oh! Monsieur de l’Institut, vous allez nous donner la 
primeur de votre travail. 

— Madame la marquise doit savoir que je ne suis pas 
improvisateur. Quel plaisir peut-on trouver dans une esquisse 
indécise. Un peintre n’admet que bien rarement les visi- 
teurs dans l'intimité de ses premières ébauches. L’imagina- 
tion de l’auteur seule peut suppléer à l'absence des liaisons. 

— L'imagination de votre auditoire comblera les solu- 
tions de continuité; nous serons trop heureuses de posséder 
une épreuve avant la lettre. 

— Vous le voulez, mesdames, je commencé alors mon 
cours de philologie locale. 

Je vous ai surprises, à mon arrivée, quittant le boudoir 
de Mme de Lombroye pour rentrer au salon. Mme ]a mar- 
quise s’excusait près de vous de ce que ses appartements 
n'étaient point clarteur. En entendant prononcer ce mot de 
clarteux, je me suis dit qu’au collége mon vieux professeur 
eût fait entendre sa voix chevrotante pour nous avertir que 
l'air s'était pour le moment empesté d’un barbarisme. 

— Que dites-vous là ? 

— Rien n’est plus vrai, mesdames. Feuilletez en tous 
sens les dictionnaires, vous ay trouverez point ce mot 
clarteux. 

— Je ne me doutais guëre que je venais d’estropier la 
langue française. Mais ayez la bonté de me dire le mot que 
je devrais employer pour ne pas attirer sur ma tête les 
foudres de nos Vaugelas. 


39 


986 


— Madame la marquise, il vous faut continuer à vous 

servir du mot clarleux lant que l’Académie ñe lui aura pas 
substitué un autre terme plus propre pour exprimer le fait 
d’une habitation dont les ouvertures sont ménagées de façon 
à lui donner le plus de clarté possible, Ainsi, la cathédrale 
de Metz est un monument trés-clarleux, grâce aux nom- 
breuses verrières qui là percent à jour. Je ne connais pas 
d’épithète pour rendre plus heureusement la transparence 
de ce géant de piërres de taille, si habilement déchiqueté. 
_ Ce n’est pas le seul néologisme qui ait frappé mes oreilles. 
Vous venez de voir accourir toute pâle la jeune Isabelle de 
Caoty, se jeter dans les bras de sa mère en s’écriant: Oh! 
que je suis mal à l’aise, tout danse autour de moi, je ne 
puis plus me tenir. Une dame rassura la jeune fille en di- 
sant: Ce ne sera rien, vous êtes seulement fournisse. 

— Comment, ce mot-là n'est pas français ? 

— Adressez-vous au dictionnaire, madame de Rignonval, 
il vous apprendra que le peuple messin seul a songé à dé- 
nommer ainsi cet état de malaise qui suit tout ébranlement 
continu du cerveau; ébranlement provoqué soit par le caho- 
tement d’une diligence, le balancement d’une escarpolette 
ou d’un navire, le mouvement de lacet d’un chemin de fer. 
Tous les objets environnants semblent se donner la main 
pour exécuter autour de votre personne une ronde infernale. 
Îl n’est pas un mauvais valseur qui n’ait payé son tribut à 
cette sensation désagréable. Tout le monde la connaît, tout 
le monde l’a ressentie. Elle est innommée. 

— Je vous demande bien pardon, monsieur le professeur, 
je tiens un supplément au dictionnaire de l’Académie, j'ai 
le doigt sur le mot fournisse. 

— Oui, Madame la marquise, la sixième édition de 1835 
consacre un article à ce mot; mais l’Académie déclare qu'il 
est un terme de charpentier. 

— Ce n’est pas l'indication que me donne mon dicüon- 
naire à moi. 


08 

— Celui que vous consultez, madame de Caotv, est un 
Napoléon Landais ; il s'approche davantage de l’expression 
messine quand il dit: « Tournis, subst. masc., maladie des 
» moutons; ces animaux marchent tête baissée, tournent 
» sur eux-mêmes et meurent dans une espèce de folie qui 
» est proprement ce qu’on nomme le fournis. » 

Le silence gardé par les vocabulaires sur le mot tournis, 
avec l’acception que lui donnent les Messins, se justifie par 
l'existence des mots : tournoiement de tête, vertige. Ce der- 
nier mot s'applique surtout à la perturbation de la vue qui 
vous saisit au sommet d’un gouffre, sur une éminence, 
quand on domine un précipice. Néanmoins les auteurs don- 
nent une description du vertige qui peut s’appliquer au mot 
tournis. Voyez Napoléon Landais qui définit ainsi le vertige : 
« Maladie dans laquelle on s’imagine que les objets tour- 
» nent autour de soi, et qu’on tourne soi-même. » En sorte 
que le mot tournis n'aurait pas de raison d’être. 

Je n'en dirai pas autant d’une autre expression fort usitée 
sur les bords de la Moselle. Elle n’a pas trouvé place dans 
le dictionnaire de l'Académie édité en 1811, chez Bossange, 
libraire de S. A. I. et R. et Madame Mère. Elle apparaît 
seulement dans l'édition de Barba, en 1835, dans le supplé- 
ment, et encore suivie d’une définition inexacte. 

— Quel est donc ce mot? 

— C'est celui chargé de rendre un défaut plus répandu 
qu’on ne le pense généralement ; Je veux parler de cette 
répulsion qui nous porte à ne pas toucher ou à ne pas 
employer les ustensiles dont nous ne connaissons pas les 
propriétaires. 

— Ou dont nous connaissons trop bien les possesseurs. 

— (C'est le défaut de la propreté. Tel n’aime à être rasé 
qu'avec ses rasoirs , tel redoute de changer de lit. Il est des 
personnes qui se laisseraient plutôt mourir de soif que 
d'approcher leurs lévres de ces verres dont parle Boileau : 


Où les doigts des laquais dans la crasse tracés, 
Témoignaient par écrit qu’on les avait rincés. 


588 

Dans le département de la Moselle, vous avez consacré 
le mot nareux à ce travers de la propreté; par réminiscence 
sans doute de ce mouvement instinctif de certains animaux 
qui les porte à flairer du nez les objets qu’on leur présente 
pour s'assurer au préalable de leur bonté apparente. 

Qui croirait que Boiste ait défini cette tendance par ces 
mots : « Nareux, qui vomit facilement. » Napoléon Landais 
a reproduit sans contrôle cette définition fausse. A l’imita- 
tion de ces auteurs, l'Académie ajoute à cette singulière 
explication que ce mot est inusité. Il en est peu parmi nous 
* d’un usage aussi répandu, en dépit de l’arrêt des diction- 
naires. 

— Ah! voici Jasmin qui nous apporte encore d’autres 
gros in-folio. 

— Je m'applaudis, Madame, de ce que la bibliothèque 
de votre oncle le chanoine füt aussi riche. Voici un ouvrage 
qui vient à mon aide dans mes explications, c'est la volu- 
mineuse compilation de Trévoux. 

— Ah! pour cette fois la science est en défaut, dit en 
feuilletant madame de Rignonval : Il paraît qu’on n’était pas 
nareux à Trévoux. 

— Non, Madame, parce qu’on y était naclieux. 

— Je tiens ce mot. Et la jeune femme delire: « Nactieur, 
» euse,; Ménage dit qu'on se sert de ce mot à Paris pour 
» signifier une personne délicate et qui se fait une peine 
» de manger avec les gens malpropres. » 

Oui, Madame, voilà pour Paris. Mais à Nancy le diction- 
naire des locutions lorraines de Michel nous apprend que 
c'est le mot néreux qui était en usage en 1807, et non pas 
nareux. 

— J'avoue à ma honte que j'emploie fréquemment ce 
dernier terme sans soupçonner que je me sers d’une expres- 
sion insolite. 

— Cela n’a rien qui doive surprendre, madame la com- 
tesse. Qui peut se vanter de parler purement sa langue? Per- 


589 

sonne. L'usage fait subir aux mots tant de vicissitudes. Je- 
n'en veux pour preuve qu'un dernier terme, pour la vulga- 
rité duquel je vous demande grâce. Vous avez entendu comme 
moi les exclamations par lesquelles les femmes de chambre 
de Miles de Lombroye ont accueilli leurs maîtresses. Ces jeunes 
filles accouraient, rieuses et folâtres, du fond du parc où 
les avait surprises un violent orage. A la vue de ces belles 
toilettes diaprées par la pluie et constellées par la boue, une 
femme de chambre de s’écrier: Oh! quel panné s’est fait 
mademoiselle! Ce mot, qui vous choque peut-être par sa 
trivialité, est un souvenir incontestable du latin pannum, 
employé par Horace et par Juvénal, dans le sens de lambeau 
d’étoffe, de haillon. Cette expression, usitée par les poëtes, 
est tombée bien bas, puisqu'elle n’a été conservée par aucun 
lexigraphe. Et cependant, en nous montrant sa chemise, 
tout enfant du pays messin vous indiquera ce qu’il entend 
par panné. Pourquoi l’Académie n’a-t-elle pas rédigé un article 
à ce terme qui en mérite tout autant que le mot nanan dé- 
fini par le docte corps, de la manière suivante: « Mot dont 
on se sert en parlant aux enfants pour signifier des friandises, 
des sucreries.» 

— Le thé est servi! 

— Jasmin, rangez tous ces dictionnaires. 

— Madame la marquise veut-elle bien accepter mon bras. 

— Oh! monsieur Margueret, je ne croyais pas la lecture 
d’un dictionnaire aussi attachante. Vous nous avez fait voya- 
ger de découvertes en découvertes. 

— Nous n'avons cependant pas quitté les bords de la 
Moselle. 

— C'est qu’un pays éclairé par la science est un pays tout 
nouveau, même pour ceux qui l’habitent. 

— Puissent nos compatriotes vous entendre, madame la 
marquise, ils tiendraient compte, à ceux qui les instruisent, 
des fforts qu’il faut faire pour leur rendre leur pays aimable, 
en dépit d'eux-mêmes et de leur indifférence. 

CH. ABEL. 





CHRONIQUE. 


—<S6>— 


Commençons cette revue en accomplissant un pieux devoir. Un 
de nos jeunes concitoyens, écrivain de renom modeste, est mort il y 
a quelques semaines dans notre ville. Îl est mort en plein mois de sep- 
tembre, quand nous étions tous à la chasse, aux eaux, en villégiature, 
et sans qu’une plume amie lui ait dit adieu. I à äé emporté avant 
sa trentième année, croyons-nous, par le fléau qui a décimé quel- 
ques-uns de nos villages et qui l’a choisi parmi les rares victimes 
qui ont succombé à ses atteintes dans la cité. Ce mort de vingt-neuf 
ans est M. Nimsgern, dont le nom a été lu plusieurs fois au bas des 
feuilletons de nos feuilles locales, et qui, par d’autres essais encore, 
une histoire de la ville de Gorze et un drame dont le sujet était pris 
dans le passé messin, revendique, avec tout ce qui sait tenir une 
plume à Metz, une solidarité littéraire dont nous essayons aujour- 
d'hui, pour notre part, de remplir autant qu’il est en nous les 
obligations. Des éclairs d'imagination, quelques qualités de style 
recommandaient ce jeune homme; mais une humeur un peu om- 
brageuse, les âpretés d’un caractère aigri, peut-être, par les décon- 
venues de la vie réelle en lutte avec l'idéal de l’artiste, avaient éloigné 
de lui quelques cœurs dont la secrète sympathie ne lui eût sans doute 
pas manqué. Hélas! celui qui écrit ces lignes n’était pas de ses 
amis, ilétait séparé de cette pauvre âme souffrante par les opinions, 
les habitudes, les préjugés, peut-être, par tout ce qui divise les 
hommes dans les choses de la vie et leur donne à parcourir une 
voie différente... N'importe, en apprenant, il y a quelques jours 
seulement, cette fin prématurée, plus douloureuse encore dans le 
silence qui s’est fait autour d'elle, nous nous sommes senti ému de 
ce trépas ignoré, et il nous a semblé qu’il serait bien de donner un 
regret public à cette destinée si tristement et si tôt moissonnée. Mais 
pourquoi plaindre le jeune et modeste écrivain” il est mort dans les 
illusions, dans les espérances de la jeunesse, à cette limite extrême 
où les unes et les autres sont près de nous quitter. Au lieu de le pleu- 
rer, ne faudrait-il pas l’envier plutôt ? 


991 


La fête de sainte Cécile a été marquée à Metz, cette année, 
par une solennité religieuse et musicale. Une messe de M, Ambroise 
Thomas a été chantée sous les voûtes majestueuses et sonores 
de Saint-Vincent par l'élite de nos virtuoses. De nombreuses et 
consciencieuses répétitions assuraient d'avance à l’œuvre remar- 
quable de notre conçitoyen, une interprétation digne d’elle, et 
il n'y a eu qu’une voix dans la cité pour constater le succès 
des exécutants et du compositeur. Cette messe pranve l’admirable 
flexibilité du talent de l’auteur du Caïd, qui réussit aussi bien 
dans les créations magistrales de la musique sévère, que dans 
les piapantes fantaisies lyriques de l'opéra folâtre et léger. Quelques- 
uns des morceaux de la messe chantée à Saint-Vincent pnt été 
remarqués pour leur facture grandiose, pour le cachet vérilablement 
religieux qui les distingue. Nous citerons en première ligne lQ 
Salutaris et le Credo, deux pages empreintes de la plus haute 
poésie lyrique et qui ouvrent à leur auteur des perspectives nouvelles 
‘ dans le domaine de l’art auquel il a voué sa vie. Ce n’est point 
là de la musique profane, irrévérencieusement introduite dans 
le sanctuaire, et qui célèbre les louanges du Dieu du ciel sur 
un motif de quadrille et de polka, comme cela ne s’est vu ou 
plutôt entendu que trop souvent dans nos basiliques. L’inspiration 
religieuse rayonne magnifiquement sur l’ensemble de l’œuvre, 
et lui donne cet éclat sympathique et mystérieux qui associe si bien 
l'accord des voix et des instruments aux mouvements intimes 
de l’âme qui s’élance vers Dieu, la source de toute pureté et de 
toute harmonie. La messe de sainte Cécile brillera parmi les plus 
beaux fleurons de la couronne lyrique du compositeur, et nous 
ne saurions trop louer la pensée heureuse qui nous en à menagé 
l'audition. Une inspiration d’humanité est le point de départ de 
la résolution de nos musiciens qui ont voulu, en faisant appel 
à la charité du dilettantisme local, apporter leur part de bienfaits 
à la caisse de l'association des artistes lyriques. Et voyez comme 
une pieuse pensée porte bonheur!.. Cette messe, si remarquablement 
exécutée , n'aura pas seulement contribué à secourir d'honorables 
misères, elle a créé à Metz un précédent qui portera ses fruits, 
elle a montré ce que peuvent nos artistes pour l'art sérieux, 
elle a été une initiative d'association dont ils peuvent faire sortir, 
s'ils le veulent, tout un avenir artistique. Hélas! ce qui leur 


992 


manque , malgré d’honorables efforts restés stériles ou incompris, 
c'est une sérieuse impulsion, c’est un lien qui les réunisse et 
Yeur donne la valeur et la puissance qui sort de toute forte 
organisation. Ï faut bien le répéter! Metz, une ville de cinquante 
mille âmes, placée aux portes de l’artistique Allemagne, ayant un 
théâtre, une académie, une école de musique, des traditions, 
ne possède: pas même une agglomération lyrique, elle n’a même 
pas su se donner le luxe d’une société philharmonique que ne se 
refuse pas le dernier des chefs-lieux d’arrondissement!.. N'est- 
il pas temps que cet état négatif prenne fin, que l’individualisme 
cède Ja place au principe d’association et que la règle féconde remplace 
l'anarchie stérile? Notre ville renferme incontestablement les 
éléments d’une magnifique aggrégation musicale, ne serait-il pas 
temps de mettre en œuvre ces forces éparses et de fonder quelque 
chose de fortement conçu et de durable? L’art et ceux qui en vivent 
y gagneraient également. 
PHILBEBT. 





LES 


FRÈRES ENNEMIS, 


Épisode des premières guerres de la République. 


VIIT. 
LE CHATEAU DE LIEVENTHAL. 


Par une belle matinée de décembre, deux femmes franchissaient le 
pont-levis de la porte de la Citadelle de Metz et suivaient lentement 
la route qui, contournant les glacis des fortifications, conduit au riant 
village de Montigny et continue dans la direction de Nancy. De ces 
deux femmes, l’une était déjà âgée, et une expression de lristesse intel- 
ligente mélangée de bonté éclairait son visage et donnait à ses rides 
la seule beauté, hélas! que puissent avoir ces stigmates de la vieillesse. 
Sa compagne était une toute jeune fille, mignonne et élancée , un 
roseau svelte, mais que l'orage semblait avoir prématurément courbé, 
Belle et pâle , avec un éclair dans ses yeux languissants qu’agran- 
dissait parfois une étrange fixité , il y avait une secrète et vague har- 
monie entre ce front blanc incliné et ce paysage d’hiver dont un soleil 
brillant, mais avare de chaleur, éclairait les horizons neigeux. La jeune 
fille était silencieuse, et à peine, de loin en loin, la personne âgée qui 
l’accompagnait lui adressait-elle quelques paroles qui restaient toujours 
sans réponse. Il était facile de voir que ce mutisme obstiné était pénible 
à sa vieille compagne, qui levait les yeux au ciel et soupirait tout bas. 

Arrivées à quelque distance de Montigny, les deux femmes prirent 
un sentier à gauche qui les conduisit dans cette riche plaine, jardin 
potager de la cité messine et que la nature de son sol a fait appeler le 
Sablon. Les environs étaient à peu près déserts. L’hiver, en inter- 
rompant les travaux des champs, laissait près du foyer domestique 
presque tous les travailleurs champêtres. Au loin, cependant, apparais- 
saient çà et là quelques lourds attelages conduisant péniblement sur 
les sillons durcis par la gelée ces détritus de l’étable, immondes débris 
à qui la Providence a départi le don de fécondité, la puissance de re- 


production. Après une centaine de pas, les promeneuses se trouvérent . 
devant une carrière abandonnée, dont la partie jadis exploitée offrait, 
par son arète vive exposée au sud, un abri contre les caresses un peu 
âpres de la bise du nord. Des blocs de pierre de sable, couverts, comme 
un tapis, de mousse légère el jaunie par l’hiver, étaient autant de sieges 
naturels faisant un appel muet à la fatigue ou à la réverie des prome- 
neurs. Sans doute les deux femmes connaissaient ce lieu et l'avaient 
choisi pour but de leur excursion , car elles ne semblèrent pas hésiter 
un instant à se reposer sur Îles pierres moussues, et bientôt la plusjeune, 
laissant errer sur ses lèvres un sourire qui semblait le reflet de quelque 
ressouvenir heureux , arracha aux parois du rocher quelques mousses 
jaunâtres, cueillit quelques brindilles d’herbe séchée et se mit à tresser 
avec une attention profonde de petites couronnes qu’elle entassait les 
unes sur les autres. 

Quand sa conductrice la vit ainsi occupée , elle se leva lentement, 
l’observant avec sollicitude, fit quelques pas dans le sentier que toutes 
deux avaient suivi un instant auparavant, puis se retourna encore, et 
énfin se dirigea rapidement vers Montigny sans que la jeune fille 
parut s’apercevoir de son départ. Au momeni où elle disparaissait au 
tournant du chemin , un jeune paysan sortait avec précaution d’une 
vigne voisine d’où il n'avait pu être vu des deux femmes, parce qu’il 
avait mis entre elles et lui l’opacité d’un de ces faisceaux d’échalas qui, 
détachés après la vendange, attendent le printemps pour servir encore 
de tutcurs aux sarments vivaces que Îles beaux jours font éclore et 
grandir. Ce jeune homme portait, avec une aisance assez rare au viilage, 
une blouse commune qui ne parvenait pas à faire disparai:re sous ses 
plis grossiers l'élégance d’une taille bien prise, et les guêtres de cuir qui 
couvraient des souliers armés de gros clous sous un cuir épais, ne dissi- 
mulaient qu’imparfaitement la pelilesse d’un pied à cambrure patri- 
cienne. Le prétendu paysan s’approcha de la jeune fille après avoir, 
d’un regard scrulateur, interrogé la campagne, et se trouva bientôt 
devant elle sans qu’elle l’ait plus entendu venir qu’elle n'avait vu sa 
compagne s'éloigner. À deux pas devant la belle enfant, l'inconnu — 
l'est-il encore pour le lecteur? — s’arréla comme vaincu par son émo- 
tion, et deux larmes brülantes, s’échappant de ses yeux, tracèrent leur 
sillon humide sur ses joues pâlies. 

— Gredié, ma Gredlé, est-ce bien toi ?... dit Fabien. 

Et il s’agenouilla devant la pauvre fille qui continua à tresser ses 
couronnes. 


595 


— Ma Gredlé, ne me reconnais-tu pas?... Gredlé, mon amour, est: 
ce que ton cœur ne te dit pas que ton ami est là, à tes pieds, te de» 
mandant pardon de ton malheur dont il est cause, jurant son amour à 
la pauvre folle, comme il avait engagé sa foi à la brillante jeune fille, 
riche de jeunesse, d'intelligence et de DEMER sauveur ? Gredié, ma 
Gredlé!… à 

À son nom prononcé , la jeune fille avait tressailli, et un instant avait 
abandonné son travail. Il y eut même un moment où elle fixa le 
jeune homme avec un élan qui jeta aa cœur de Fabien un fol et court 
espoir... Les yeux de Gredlé s’écarquillèrent comme sous l'effort 
d’une recherche intérieure, d’un appel aux pensées d'autrefois; un 
soupir convulsif sembla même attester le combat intime que livrait 
à la matière inerte l’intelligence qui voulait secouer sa torpeur, mais 
ce fut tout... La lueur fugitive du souvenir s’éteignit dans les yeux 
de la pauvre fille, son sein ne se souleva plus sous l'influence de 
l’émotion renaissante, la folie avait repris ses droits... la pensée pri- 
sonnière n'avait pu rompre ses chaînes et retombait affaissée sous 
leur poids! 

Fabien se frappa désespérément le front et pleura silencieusement ; 
puis il prit la main de Gredlé, mais elle la retira vite, avec un geste 
touchant de pudeur instinctive. Ses yeux rencontrèrent ceux du 
jeune homme, et il s'en échappait de telles efNuves de tendresse, leur 
regard avait une autorité, une puissance d’assimilation si commani- 
cative et si impérieuse, que la folle obéit à cette manifestation de 
l'amour dominateur et subit le magnétisme du regard auquel obéis- 
sent même les êtres privés de raison. Elle rendit sa main à Fabien, et 
le coup-d’œil qui répondit au sien était moitié effrayé, moitié sympa- 
thique, le coup-d’œil du chien qui obéit à son maître et qui le craint, 

Cependant le temps s'écoulait, la conductrice de Gredlé pouvait 
venir la retrouver d’un moment à l’autre ; Fabien tira de son doigt 
un anneau d'or et le glissa dans l’annulaire gauche de la jeune fille 
sans que celle-ci cherchät à s’y opposer, elle considéra même atten- 
tivement le bijou dont le pur métal scintillait aa soleil, et elle dit à 
Fabien d’ane voix claire et profonde le seul mot, hélas! qu’il eût 
entendu d'elle pendant cette courte et douloureuse Rrerne : 

— Merci! 

Puis elle reporta ses yeux sur l’anneau, le tourna et le retourna 
au soleil comme pour permettre à l’astre rayonnant d'en dégager 
plus facilement des étincelles, et elle retourna à ses couronnes. 


596 
Fabien, par un courageux effort, se releva, déposa un baiser sur le 
front de Gredilé et se retira en courant et sans oser regarder derrière 
lui. En ce moment revenait là compagne de Gredlé, parente de 
Ludwig et qui avait pour elle les soins les plus tendres. Elle justifiait 
ainsi la confiance que l’ami de Karl avait mise en elle. 

Ayant eu affaire à Montigny, elle avait profité d’un bean jour 
pour procurer à la pauvre enfant les douceurs d’une promenade à 
l'air libre. 

Mais comment le comte de Glucksberg se trouvait-il sous un dégui- 
sement rustique aux portes de Metz, sur le territoire de cette France 
qui F’avait rejeté de son sein, sur cette terre qui, en ce moment même, 
buvait chaque jour à flots le sang de ses pareils par le sentiment et 
origine ?.… 

Certes, tous nos lecteurs, nous en sommes sûr, ont déjà répondu 
à cette question. Fabien était jeune, reconnaissant et amoureux, c'est- 
à-dire qu’il avait tout ce qu'il faut pour être entreprenant jasqu’à la 
témérité, aventureux jasqu’à bravet la mort en face. Après la ren- 
contre de la forêt, racontée au chapitre précédent, il avait voulu, sans 
en rien dire à Ludwig, revoir Gredlé, füt-ce une heure, fût-ce au 
prix de la vie. Sa première parole à Ludwig avait été pour elle : était- 
elle retrouvée, que faisail-elle, où avail-elle trouvé un asile? Lud- 
wig n'avait aucun motif pour cacher au comte le secret de la retraite 
de Gredlé; H était loin d'imaginer que le jeune homme, échappé 
comme par miracle aux sicaîres de la révolution, viendrait en quelque 
sorte $e replacer entre teurs mains pour accomplir un pèlerinage sen- 
ifnental. Maïs Fabien n'hésila pas un instant. 1 se déguisa ou essaya 
de % déguiser da mieux qu’il put, gagna à cheval la partie de la fron- 
tière francaise la plus rapprochée de Metz, et se fiant au Dieu des cœurs 
sincères, entra résolument, mais à pied et une pioche de travailleur 
champétre sur l'épaule, dans la partie des Trois-Évéchés devenue le 
département de la Moselle. Marchant la nait, caché le jour, il arriva 
bientôt à Metz, maîs n'osa pas entrer chez la parente de Ludwig. de 
peur de la compromettre s’il venait à être reconnu. Il s’était logé vis- 
à-vis la demeure de Gredlé, el attendait une occasion favorable pour 
la voir et lui remettre l'anneau des fiançailles, désir que les esprits forts 
accuscront de puérilité ou de démence, mais que comprendront les 
gens de cœur. Mettre au doigt de la pauvre folle ce gage d'alliance, 
n'était-ce pas lui engager solennellement sa foi el son aveuir?.… Eh 
bien! oui, Fabien était ainsi; Gredié avait tant fait pour lui, que 


097 
sa fierté se révoltait à la pensée qu'il n'avait encore rien fait pour 
elle. Exposer ses jours pour la revoir, c’était se réhabiliter à ses propres 
yeux, c'était ennoblir sa reconnaissance et s’en donner à lui-même 
un éclatant témoignage! Certes, la gratitude ne lai était pas un 
fardeau, mais il la considérait comme une dette d'honneur. Son 
voyage, à travers mille périls, était un à-compte. 

Dirai-je maintenant, avec des détails oiseux , lés causes du chan- 
gement de position de Ludwig, ct faut-il décrire tous les champs de 
bataille sur lesquels il troqua ses galons de faine contre des épaulettes 
d’or? A quoi bon? A l’époque où ces événements s’accomplis- 
saient, le soldat d'aujourd'hui était le chef da lendemain, et les géné- 
faux de ce temps avaient vingl-cinq ans comme Hoche, et vingt-six 
comme Bonaparte. On mourait, on vivait, on grandissait vite. Avec 
un rayon d'intelligence dans la tête, et à la condition qu’un boulet 
ennemi ne vint pas souffler dessus, tout homme de cœur se frayait un 
chemin dans le sang et, légitime héritier de tout ce qui tombait 

*autour de lui, était bientot riche d'avancement, de fortune et de 
gloire. Ludwig en était simplement à la première étape du succès. 
Pour Hannes, nous avons la douleur de dire que le but de son am- 
bition n’était pas encore atteint: il attendait toujours les galons de 
caporal, Que voulez-vous?... En plusieurs circonstances, l’excès de son 
bumanité avait pu faire suspecter la réalité de son courage. Au feu, il 
était toujours des premiers à s’offrir pour enlever du champ de ba- 
taille les camarades blessés, et il restait à l'ambulance un peu plus 
longtemps peut-être qu'il n’eût été strictement nécessaire. Philanthro- 
pie pure, mais qui, mal interprètée, avait quelque peu nui à son 
avancement. 

Nommé officier après la bataille de Dunkerque, l’un des premiers 
trophées militaires de la jeune république, Ludwig avait été envoyé 
à l’armée de la Moselle et avait obtenu sans peine que Hannes l'y 
suivit. Pour ce qui est de la présence inopinée d'un corps français 
à quelque distance de la Forêt Noire, tout le monde connatt la pointe 
bardie de Hoche qu’on croyait sur la défensive dans les Vosges et 
qui envahissait victorieusement le territoire ennemi sur Île derrière 
de l’armée autrichienne. Homme de résolution, Ludwig avait été 
choisi pour faire partie de l’avant-garde, et il éclairait le pays qu'al- 
lait envahir l’armée française, quand la comtesse de Lieventhal et 
Fabien tombèrent dans les mains de ses soldats, 

La conversation avait été courte entre les deux jeunes gens; le 


998 


souvenir de Gredlé en avait fait presque tous les frais. Cependant, 
avant de quitter le comte, Ludwig lui recommanda de s'éloigner de la 
frontière, dans l’intérét de sa sûreté. On sait comment cette amicale re- 
commandation fut suivie. 

Fabien , après s'être séparé de Ludwig , avait rejoint les dames de 
Lieventhal, et il ne les avait quittées qu’à la porte de leur château 
sitaé à huit lieues au moins du bois où nos voyageurs avaient êté- 
surpris par le détachement français. Il avait voulu tenir la promesse 
qu'il avait faite à la comtesse de l'accompagner jusqu'à sa destination, 
mais lorsqu'il songea à prendre congé d'elle, il avoit eu à soutenir un 
véritable assaut de politesse dont il n’était sorti vainqueur qu'à 
grand'peine. 

— Nous quitter, monsieur Île comte, y pensez-vous?... avait dit 
la chanoïinesse avec un regard de courtoise indignation..… Mais quelle 
opinion avez-vous donc de notre hospitalité allemande ?.… 

— Je sais, madame, avec quel dévouement vous en exercez les ver- 
tus; vos aimables instances en sont une preuve irrécusable, mais des. 
devoirs impérieux.… 

— Le premier devoir d’un gentilhomme français est d'obëir aus 
dames, et je vois avec surprise que vous èles rebelle à mes ordres, à 
mes prières... 

— Des prières, madame? De grâce n’intervertissez pas les rôles, 
et puisque ce mot a élé prononcé, permetlez-moi de réclamer de 
vous uue gràce... 

— Après ce que vous avez fait pour nous, cette grâce, quelle qu'elle 
suit, vous est d'avance accordée. 

— Eh bien! madame, je me considère comme votre prisonnier, 
le prisonnier de votre obligeance, de votre gràce toute charmante, de 
l'hospitalité que vous daignez m'offrir, el je vous demande la faveur 
d'être votre captif sur parole, m'’engagcant à venir reprendre mon 
servage aussitôt que j'aurai accompli le devoir d’hornceur qui m'éloigne 
momentôrément de vous. 

— Allons! ma parole est engagée, mais la vôtre l’est aussi, el je 
comple sur votre loyauté pour venir la dégager... Il est inoui pourtant 
que vous nous quilticz ainsi sans vouloir nous accorder un jour, et 
que j'en sois réduite à renvoyer à des temps meilleurs le plaisir de 
contiaucr la connaissance d’un homme à qui je dois tant. 

Cela dit, le jeune conte avait salué ces dames et avait piqué des 
deux dans la direction de la frontière française. Ainsi, pour accomplir 


599 


lé vœu qu'il s'était fait à lui-même d’aller à Metz pout voir sa bien— 
aimée, il n'avait pas voulu perdre une heure, pas une minute. Il 
avait résisté aux désirs d’une grande dame, et une grande dame est 
deux fois femme au point de vue du proverbe qui assimile à la vo- 
lonté de Dieu même celle de la plus belle moitié du genre humain. 
Mais Fabien était l’esclave de l'honneur, et de plus il était amoureux. 
Il pouvait lutter même contre l’aimable tyrannie d’une comtesse dù 
Saint-Empire. | | 

Fabien, après son entrevue avec Gredlé, avait regagné, non sans 
peine, la frontière; dix fois il avait failli étre arrêté par les autorités 
des villages qu’il lui fallait traverser pour acheter le pain nécessaire 
au soutien de sa vie. Heureusement une circonstance favorable le 
servit au-delà de ses souhaits. Il trouva le moyen d’acheter à prix d’or, 
d’un conscrit qui rejoignait pédestrement l'armée, non pas tous ses 
papiers, mais sa feuille de route qui lui rendit de signalés services. 
Après un voyage de quinze jours environ, il repassait la frontière et 

retrouvait à Bade son cheval qui l’attendait, 
= Le moment était venu pour Fabien de remplir l'engagement qu'il 
avait contracté envers M®° de Lieventhal. Ne pouvant rien pour 
Gredlé, libre de ses actions, il s’estima heureux de trouver dans un 
séjour de quelques semaines au château dé la cointesse, une distraction 
à ses douleurs. On dira peut-être qu’un amoureux d’une trempe 
supérieure eût dù s’ensevelir dans sa douleur, se vêtir de bure et 
chercher une Thébaïde pour y pleurer son bonheur perdu et en faire 
le temple de ses souvenirs. J’avoue que mon héros n'était pas de cette 
force et qu’il ne songeait à rien moins qu'à renoncer au monde pour 
s'abreuver exclusivement de ses larmes. J'ajoute que, pour mon 
compte, je l’aime mieux dans ces dispositions, parce qu’il me semble 
ainsi taillé dans un moule humain, et que je l'en trouve plus inté- 
ressant parce qu’il est plus naturel. C'était un de ces hommes qui 
aspirent Ja vic à pleins poumons, lui demandant pour leur jeunesse 
tous les bonbeurs auxquels elle a droit, ne pouvant se déshabituer des 
splendeurs de l'existence patricienne qui étaient son vrai milieu ; mais 
c'était aussi un de ces cœurs d'acier trempé sur lesquels glissent les 
vains plaisirs, et aussi incapables d'oublier leurs attachements que de 
les trahir. 

Le comte de Glucksberg arriva au château de Lieventhal par une de 
ces sombres matinées d'hiver où le ciel, aux tons grisätres, semble 
enfermer l'horizon raccourci sous une chape de plomb. Des flocons de 


t 


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neige, rares et tournoyants, rayaient l'atmosphtre brumeuse où 
s’abattaicnt, avec des coassements lugubres, des vols nombreux de 

corneilles. Situé dans une vallée étroite que surplombaient des étages 

de collines d’où pendaient, comme des grappes noires, les massifs. 
décharnés des grands bois, le château se présentait aux regards du. 
voyageur sous l’aspect le plus mélancolique et le plas sombre. Ceint: 
d'une forte muraille défendue par un fossé aux eaux stagnantes et vertes, 

flanqué de quatre hautes tours à créneaux que reliaient un vaste corps- 
de-logis en quadrilatère dont les faces entouraient une cour spacieuse, 

ce castel, qui remontait au temps de la féodalité, était encore suscep— 
tible d’une défense efficace contre un coup de main ou une atiaque en 
règle d'ennemis qui n’auraient pas eu à leur service cet agent. 
terrible de destruction, cette artillerie moderne qui, image de la 
foudre du ciel, brise et pulvérise tout comme elle. Les machicoulis, les. 
herses, les pont-levis, tout l'appareil des maaoirs féodaux y était en- 
core debout ; il n’y manquait que les horames d’armes et les chevaliers 
bardés de fer pour le défendre. 

Le comte de Glucksberg fut accucilli par Mae de Lieventhal avec la 
politesse la plus démonstrative ; il fut l’objet chez elle des soins les 
plus affectueux et les plus empressés. La châtelaine avait mis à profit: 
les quinze jours qui s'étaient écoulés depuis sa rencontre avec le comte, 
en relisant avec acharnement tous les livres de sa bibliothèque qui 
racontaient les grandeurs de ta cour et faisaient miroiter les merveilles. 
disparues de l’OEil-de-Bœuf, eet eldorado de l’élégance traditionnelle 
de la seigneurie de France. Elle retrempait, pour ainsi dire, ses 
souvenirs dans ces traditions écrites, et comprenant bien qu’elle allait 
avoir chez elle un appréciateur émérite des secrets et des raffinements 
du bel air, elle s’était préparée à soutenir dignement l'épreuve qu'elle 
avait si avidement recherchée. Quand Fabien franchit' le seuil du 
château, elle était à son poste de combat, armée de toutes pièces, in- 
crustée, comme une châsse, dans une de ces toilettes de cour dont les 
vieux portraits de famille peuvent seuls nous donner une idée. 

Fabien n'avait pas attendu jusqu’à ce moment pour juger la noble 
chanoinesse ; il avait découvert en elle, après un quart d'heure de conver- 
sation , les qualités de son cœur, et s’il les avait trouvées quelque peu 
obscurcies par des prétentions un peu surannées, il s'était dit qu’à tout 
prendre, dans le monde, on se divertit plus des ridicules d'autrui que 
de ses vertus, et que la compagnie de la digne chanoinesse, sous ce point 
de vue, n’était nullement à dédaigner. Seulement, par courtoisie d’abord, 


bo! 

et dans l'intérêt de ses distractions ensuite , il s'était bien promis de 
prendre au sérieux les grandes manières de la châtelaine, et de leur 
donner convenablement la réplique. Aussi, deux heures ne s’étaient 
pas écoulées depuis l’arrivée de Fabien au manoir que la comtesse s'était 
sentie subjuguée par son esprit, par cette conversation toute française, 
dont elle avait jadis admiré les fulgurantes réparties et dont elle re- 
trouvait en lui les éblouissements ; de ce jour elle avait voué au jeune 
Français une affection enthousiaste et, comme on .le-dit vulgairement, 
elle ne jurait déjà plus que par lui. Il était pour elle à la fois un type 
et un souvenir. D'ailleurs elle avait dü tous les succès dont elle était si 
fière à la France qui l'avait fait naître à la vie élégante et l'avait 
marquée de son empreinte, et il entrait dans sa tendresse subite pour le 
jeune étranger un reflet de gratitude internationale d'autant plus éncr- 
gique qu’il avait sa source dans le sentiment le plus vivace dans le cœur 
des femmes, la vanité. Elle aimait en lui un peu sa personne, fort sym- 
pathique, comme on sait, mais surtout ses triomphes passés et futurs. 
Futurs! et pourquoi pas ? Est-ce qu’une femme renonce jamais à plaire, 
et croit-elle jamais être arrivée à l’âge où elle ne plaira plus? 

Fabien voyait peu la pupille de Mme de Lieventhal ; la jeune fille, 
presque toujours retirée dans son appartement pendant le jour, parais- 
sait seulement aux repas et commençait la soirée dans l'immense salon 
du manoir, mais elle se retirait ordinairement vers huit heures et n’é- 
changeait avec le jeune Français que de rares el insignifiantes paroles. 
Cette réserve étonnait peut-être le jeune homme, et il se pourrait que 
dans les replis les plus secrets de sa conscience elle excitât parfois de 
secrets mouvements de dépit; mais c'était une affaire d'amour-propre, 
non une plainte du cœur. Amina, toute charmante qu'elle était, ne 
pouvait lutter contre le souvenir de Gredlé ; seulement le caractère 
français ne perd jamais entièrement ses droits, et Fabien se surprenait 
parfois à se demander comment cette jeune et belle fille pouvait se 
montrer si complètement insensible à ses mérites. Mais il n’alla pas 
plus loin dans ses réflexions, nous ne voudrions pas dire dans ses 
regrets. Amina, cela était visible, devenait tous les jours plus réveuse, 
plus mélancolique. Un reflet de tristesse estompait ses traits si doux et 
donnait à son grand œil bleu une expression parfois navrante dont 
la chanoinesse paraissait s’apercevoir avec douleur. Plusieurs fois 
Fabien avait surpris dans les yeux de la tante un signe imperceptible 
de commandement à l'adresse de la jeune fille, un ordre muet qui 
semblait l’inviter à s’observer davantage, peut-être à réprimer devant 


602 
din étranger les marques indiscrètes d’us chagrin mal contenu. Le jeune 
homme, cela va sans dire, n’avait pas paru reinarquer ce langage mys- 
térieux, et dans une ou deux circonstances, il avait même cru devoir 
se retirer sous un prétexte pour laisser la chanoinesse el sa pupille en 
tête-a-tète. \ 

Dix jours envirou après l’arrivée de Fabien au château, la comtesse 
s’assit dans son grand fauteuillarmorié auprès de l’immense cheminée, 
. ét'elle invita, d’unajr plus solennel que de coutume, le comte à prendre 
place à son côté. Amina venait de quitter l'appartement, et ce jour-là 
elle avait paru plus triste et plus contrainte que jamais. C'était après 
le dejeuner de midi, et ordinairement, à cette heure-là, la chanoinesse 
se retirait chez elle pour combiner les éléments de sa toilette du soir. 
Aussi l'invitation qu’elle fit au jeune homme de s'asseoir près d’elle, 
Jui causa-t-elle quelque surprise. 

— Que pensez-vous, monsieur le comte, dit la chanoinesse, de cette 
contrée que je trouve belle et attrayante parce qu’elle est mon lieu 
natal, de ce château que j'aime parce qu’il a abrité mon enfance, de ce 
domaine que je vois peut-être avec des yeux prévenus parce qu'il est 
celui de mes ancètres? Cette sombre et paisible vallée qui fait ma joie 
et que je revois toujours avec an sentiment d'indicible bonheur, com- 
prenez-vous qu’on en puisse faire l'asile d’une vie entière, qu’on y con- 
centre toutes ses affections, Loutes ses préférences, tout son avenir ?..… 

— Vous J’habitez, madame, dit galamment le comte, c'est 
Ja raison décisive pour qu'il plaise à tout le monde... Je sais ce 
qu'il est avec vous, j'ignore ce qu'il serait sans vous. 

La chanoinesse rougit de plaisir à ce madrigal, mais elle ne 
se laissa pas détourner du but qu’elle poursuivait. 

— Ah! comte, je vous demande vos impressions, et vous me 
répondez par un compliment... Ne soyez pas si Français, je vous 
prie, ne fât-ce qu'un instant, ne fût-ce que le temps de me faire 
une réponse vraie et franche. Aimeriez-vous habiter ce domaine, 
si, dans une supposition qu’il ne serait peut-être pas impossible 
de réaliser, l’offre vous était faite. de vous y fixer pour toujours ?. 

Un peu étourdi par cette ouverture assez inattendue, Fabien 
se recueillit pour chercher une manière RonnAe de décliner l’honneur 
qu'on voulait bien lui faire. 

— Je suis Français, madame, balbutia-t-il, et je n'ai pas 
renoncé à l'espoir de retrouver une patrie, un foyer. 

— Cet espoir est celui d’un noble cœur, mais enfin ce n’est 


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qu'un espoir, et en attendant, le malheur des temps vous force À 
promener votre exil de contrée en contrée sans avoir un toit 
pour reposer votre têle, sans qu'au retour, quand vous vous êtes 
approché de la frontière de la France, votre terre promise, sans 
pouvoir y rentrer, une main amie vienne presser votre main... 
Eh bien! ne seriez-vous pas heureux... mon Dieu, quand je dis 
heureux, je m’abuse sans doute, ce mot est trop ambitieux , trop 
éclatant pour l’humble destinée que je vous propose, mais enfin, 
ne voudriez-vous pas vous reformer une maison, une famille qui 
vous rendrait une partie de ce que vous avez perdu? Songez-y, 
la révolution poursuit sans pitié son œuvre; loin de trébucher 
dans le sang qu'elle verse, elle se fait menacçante de menacée qu'elle 
était, et elle porte ses armes victorieuses jusque chez les rois qui 
prétendaient la réduire. 

— Eh quoi! vous, madame la comtesse, vous croyez à son 
triomphe définitif, à son avenir? 

— Je ne dis pas cela. J'espère que comme tous les torrents 
” dévastateurs, elle passera au travers des ruines qu'elle aura faites 
et que le calme renaîtra un jour... Mais qui peut dire combien 
durera l'orage?.. En verrons-nous, vous et moi, la fin? Un port 
s'offre à vous, pourquoi ne pas y abriler l’esquif errant de votre 
destinée et le laisser plus longtemps ballotté par les vagues qui 
pourraient l’engloutir... Vous devenez sérieux, et, vous le voyez, 
je le suis moi-même autant que vous et certainement beaucoup 
plus que d'habitude... Eh bien! j'apprécie votre silence et je 
respecte vos scrupules, vos hésitations même en ajournant à demain 
la suite de cet entretien. D’ici-là vous aurez réfléchi et vous direz 
à votre vielle amie qu’elle résolution en sera sortie. Pour aujourd’hui 
je ne veux pas de réponse, entendez-vous bien. d’ailleurs il est 
tard et je suis encore en négligé... Permettez-moi de vous quitter, 
mon cher comte, pour aller faire ma toilette. Plus que jamais 
je veux essayer de plaire à mon hôte et de lui prouver que l'Allemagne 
peut lutter avec la France... Mais entre ces deux puissances, il 
ne s’agit point de luttes pour le moment, il n’est question, comte, 
que d’un bel et bon traité de rapprochement, de paix et d'alliance !.… 

Ceci était suffisamment clair, et quelque désir qu’eût Fabien 
d'échapper à l’évidence de sa situation, il était certain que la comtesse 
avait sur lui des projets très-arrêtés. Madame de Lieventhal était à 
coup sùr une femine très -romanesque , très en dehors des habitudes 


604 


tompassées ct méthodiques de la noblesse allemande; mais enfin 
ses dehors prétentieux et ses visées à l'indépendance et à l'origi- 
nalité recouvraient un fond suffisant de raison et de dignité, et 
il ne pouvait venir à l'esprit de Fabien qu'elle songeñt à unir sa 
maturité à la brillante jeunesse de son hôte; c'était donc Amina 
qui, nouvelle Armide, devait retenir dans ses fers le chevalier francais, 
et. lui faire oublier en Allemagne ce qu’il avait perdu en France. 
Mais Arina'rre-paraissail nullement disposée à seconder les intentions 
de sa-noble tutrite; et mälgré la meilleure volonté du monde, Fabien 
ne pouvait voir dans la froideur de la jeune fille une preuve de 
sympathie et de tendresse, D'ailleurs, le jeune homme ne s’appartenait 
plus; il avait engagé sa foi à une autre et il ne songeait qu’à 
rompre honnétement les mailles du réseau doré dont l'affection de 
la comtesse voulait le couvrir pour le retenir auprès d'elle. 

Fabien prit un fusil, sous prétexte d’aller tirer des perdrix dans Île 
parc, mais en réalité pour donner plus librement au dehors carrière 
à ses pensées et combiner une défense savante. Il est vrai de dire 
qu'après une chasse de trois heures, chasse aux idées bien plus qu'aux 
perdreaux, il n’avait trouvé aucun expédient honnête en dehors de la 
franchise absolue, et il s'était résolu à avouer simplement à sa protectrice 
l'engagement d'honneur qui l’empéchait de répondre dignement à ses 
excellentes intentions. C'était là, en effet, la seule issue laissée à Îa 
loyauté du jeane homme, et il se décida à remplir ses devoirs jusqu'au 
bout, c’est-à-dire à prendre, dès le lendemain, congé de la comtvsse. 
_. Soulagé par cette résolution, Fabien revint lentement au château 
par les allées les plus sombres du parc. Il était près de cinq heures 
du soir, une brume grisâtre s'élevait des profondeurs de la vallée et 
diminuait encore la mourante clarté du jour. Plusieurs fois déjà il 
avait cru entendre à quelque distance un bruit contenu de pas:; on 
eût dit que des branches craquaient sous un pied discret, que des feuilles 
braissaient mystérieusement dans la profondeur des taillis, puis tout se 
taisait, et Fabien continuait à marcher. Cependant il y eut un moment 
où le jeune homme cntendit distinctement à quelques pas de lui un 
frôlement de branches, et il crut voir un buisson voisin s’agiter un 
moment puis rentrer dans l’immobilité..… 

— Allons, se dit Fabien, c’est quelque braconnier qui me prend 
pour un garde, ou quelque garde qui me prend pour un braconnier !… 

Il s'aperçut alors que sa préoccupation lui avait fait faire fausse 
roule ; il avait pris un chemin pour un autre, et il lui fallut revenir 


605 


sur ses pas. Quelques minutes après, il se trouvait au pied des murailles 
du château. Pour les commodités de la promenade, un des ancêtres de 
la comtesse avait fait jeter un pont sur les fossés afin que les hôtes du 
château ne fussent pas forcés de faire le grand tour par la porte 
d'honneur du manoir pour gagner le parc. Au moment où Fabien 
quittait les massifs, il aperçcut une forme humaine qui franchissait 
rapidement le pont et qui allait se blottir dans unc'tonnelle de houx 
placée sous le terre-plein de l’ancien rempart, à quelques  pieds-de la 
tour du nord. Fabien n’hésita pas, il suivit l'être mystérieux qui 
paraissait avoir un grand intérêt à dérober sa présence aux yeux 
indiscrets, et il entra résolument sous le dôme vert où il avait cherché 
un asile. Mais sans doute l'inconnu n’avait fait qu'y passer, car la 
tonnelle était vide, et quand Fabien la quitta, il crut voir disparaître 
celui qu’il suivait dans l’ombre d’une poterne ouvrant au pied de la 
tour. 

— J'étais fou !.. se dit Fabien. Ce fantôme, cet inconnu mystérieux 
est tout bonnement un valet du château qui revient par les petites 
entrées. Cette sombre poterne c’est, en style vulgaire, un escalier de 
service. 

Une demi-heure‘après, Fabien prenail'place à table entre Amina 
et la comtesse, qui ne fut jamais plus prodigue envers lui d’attentions 
délicates et de démonstrations sympathiques. Jamais non plus la belle 
Amina n'avait montré un front plus pâle et des yeux plus languissants. 

Après le dîner, la comtesse, en passant au salon, s’approcha de 
la glace pour rajuster du doigt l’économie de sa fringante coiffure. 
Tout à coup Amina qui, contre son habitude, se tenait près du comte, 
lui saisit la main d’un mouvement fébrile et lui dit rapidement : 

— J'ai à vous parler, monsieur le comte, je vous atlendrai à minuit 
dans la salle des ancêtres. Par pitié, venez 1. 

Et un regard suppliant paraphrasa suffisamment sa demande, qui 
sembla passablement étrange au jeune homme. | 

Fabien s’inclina en signe d’assentiment 

— Décidément tout se complique autour de moi, se dit-il. 


A. GIRONVAL. 
(La suite prochainement). 





L'administrateur-gérant de l'Austrasie, 
À. ROUSSEAU. 





Metz , Imp. de Rousseau-Pallez. 


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LLerdèe . €